Dossier Kwaidan 03 : Kwaidan, de Lafcadio Hearn à Kobayashi Masaki - Lafcadio Hearn et l'imaginaire japonais
Le travail de Lafcadio Hearn (1850-1904) s’inscrit dans le contexte que nous venons d’évoquer, particulièrement en ce qui concerne les kaidan-shû 怪談集. Quelques éléments biographiques s’imposent.
Patrick Lafcadio Hearn est né en 1850 sur l’île grecque de Leucade (d’où son second prénom, celui sous lequel il se fera connaître), d’un père irlandais (militaire dans l’armée britannique, alors en poste dans l’île) et d’une mère grecque, qui bientôt l’abandonnent à des parents en Irlande. Les premières années de sa vie sont marquées par de nombreuses difficultés familiales, et bientôt financières, qui l’inciteront à s’émanciper en voyageant de par le monde pour gagner sa vie.
À l’âge de 19 ans, ils se rend ainsi aux États-Unis, et d’abord à Cincinnati, où il devient journaliste – un métier de plume qui influera considérablement ses écrits de manière générale : tout au long de sa vie, il puisera son inspiration dans son environnement, et nombre de ses publications, qu’elles portent sur la cuisine, le folklore ou d’autres choses encore, n’étaient au fond pas autre chose que des reportages, d’un style certes supérieur.
En 1874, son mariage avec une métisse, illégal au regard de la loi de l’Ohio, constitue un prétexte pour que son journal le licencie (mais il semblerait que ses articles teintés de libre-pensée lui avaient attiré des inimitiés, qui auraient été la véritable motivation de cette sanction). Il retrouve un emploi dans un autre titre de presse, mais ce sont des années difficiles : son travail l’ennuie, et il préfère traduire en anglais des œuvres d’auteurs français – au fil des années, il fera ainsi office, déjà, de passeur, pour des auteurs tels que Théophile Gautier ou Gustave Flaubert, mais aussi Maupassant ou Mérimée (ce qui lui donne déjà l’occasion de se frotter à la littérature fantastique, parfois), ou encore Pierre Loti, qu’il admire particulièrement[1] ; son tumultueux mariage s’avère bien vite un échec (le couple divorce en 1877) ; et il ne tient pas en place…
Il traverse alors le pays, et s’installe à La Nouvelle-Orléans, où il demeure plusieurs années. Il est séduit par la culture créole, à laquelle il consacre plusieurs écrits sur des sujets très divers (incluant cependant déjà des « histoires étranges » issues du folklore), un goût qu’il approfondit lors d’un séjour de deux ans dans les Antilles françaises, et notamment à la Martinique.
Mais l’envie de partir le reprend. À l’invitation d’un ami diplomate, Lafcadio Hearn embarque pour le Japon, et arrive à Yokohama 横浜 en 1890 – et le prétexte de son voyage (devenir un correspondant au Japon pour la presse anglophone) est vite oublié : Hearn, l’éternel apatride, a enfin le sentiment de se trouver « chez lui ». Avec le soutien de Basil Hall Chamberlain, un des premiers japonologues britanniques, il obtient un poste de professeur à Matsue (sa carrière se poursuivra à Tôkyô 東京, d’abord à Tôdai 東大 puis à Waseda 早稲田). Il épouse une Japonaise, Koizumi Setsuko 小泉節子, puis, fait sans doute assez rare, il prend la nationalité japonaise, et adopte le nom de Koizumi Yakumo 小泉八雲. Pendant une quinzaine d’années, jusqu’à sa mort en 1904, Lafcadio Hearn multipliera les publications concernant le Japon, dans bien des domaines[2], et ce sont essentiellement ces écrits qui lui vaudront de devenir célèbre.
Les « histoires étranges », comme celles qui furent publiés dans Kwaidan à la veille de sa mort, ne représentent qu’une partie de sa production d’alors – mais certes pas négligeable : l’auteur a toujours prisé les récits fantastiques et le folklore, ce qu’il avait déjà montré notamment dans ses ouvrages consacrés à la culture créole, et éventuellement dans certaines traductions du français. On a parfois voulu, au nom de son ascendance irlandaise et de son enfance à Dublin, l’associer à certains « compatriotes », parmi les plus grands écrivains fantastiques de l’époque, incluant Oscar Wilde, Bram Stoker, Sheridan Le Fanu ou Lord Dunsany – ce qui s’accorde sans doute mal avec sa vie d’apatride jusqu’à ce qu’il se fixe au Japon…
Il est certes devenu un grand nom de la littérature fantastique, mais essentiellement en tant que passeur : au Japon, il n’est pas tant un créateur qu’un collecteur d’histoires, souvent purement orales jusqu’alors ; son épouse et ses étudiants, à sa demande, l’abreuvent de récits à la manière des kaidan-shû, comme en témoigne le titre de son plus fameux et ultime recueil, et c’est bien dans cette optique qu’il transmet à ses lecteurs anglophones la substance de l’imaginaire japonais – qu’il s’agisse de susciter l’effroi ou la mélancolie, ou même le rire, car le propos de ces contes est fluctuant. Mais il sait raconter toutes ces petites histoires avec brio, et sa plume habile lui vaut bien le statut de grand écrivain.
Mais Lafcadio Hearn n’a pas séduit qu’en Occident. Ses étudiants japonais l’appréciaient beaucoup – parmi lesquels Aizu Yaichi 会津 八一, sur lequel nous reviendrons. Passeur dans les deux sens, il a donné à certain d’entre eux le goût de la littérature anglaise, mais aussi de la culture de la Grèce antique, tout particulièrement. Mais, de manière plus inattendue, il a aussi rendu, d’une certaine manière, à ces étudiants le goût de leur propre folklore, à une époque où la modernisation à marche forcée du régime de Meiji 明治 avait parfois tendance à dénigrer le passé japonais. En effet, les kaidan-shû avaient leurs limites, et l’approche de Lafcadio Hearn relève davantage d’un travail de folkloriste – en la matière, il précède de quelques années les travaux fondateurs d’un ethnologue tel que Yanagita Kunio 柳田國男[3].
D’où une influence persistante de Lafcadio Hearn au Japon même – dont témoignera, s’il en était encore besoin, soixante ans après sa mort, le film Kwaidan (Kaidan 怪談) de Kobayashi Masaki 小林正樹.
[1] Rappelons que cet autre écrivain voyageur avait séjourné au Japon, ce qui lui avait inspiré notamment son roman Madame Chrysanthème – qui, comme les écrits de Lafcadio Hearn plus tard, contribuerait à développer la curiosité pour le Japon en Occident ; cependant, Loti s’y montrait pour le moins critique, à la différence de Lafcadio Hearn, lequel tomberait littéralement amoureux de ce pays lointain…
[2] Parfois surprenants – qu’on songe à ses nombreux écrits portant sur les insectes dans la poésie japonaise, bien au-delà des seules études concluant Kwaidan ; ils ont été rassemblés à titre posthume dans HEARN Lafcadio, Insectes, Paris, Les Editions du Sonneur, 2016.
[3] cf. Yanagita Kunio, « Contes de Tôno », in Mille Ans de littérature japonaise, t. 2, op. cit., pp. 235-246 (extraits).
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