Dossier Kwaidan 04 : Kwaidan, de Lafcadio Hearn à Kobayashi Masaki - Kobayashi Masaki, la stylisation de la rébellion
Kobayashi Masaki 小林正樹 (1916-1996) figure parmi les plus illustres réalisateurs japonais, notamment durant « l’âge d’or » des années 1950 puis, surtout, dans les années 1960, même s’il est presque inévitablement relégué à un rang bien inférieur par rapport au « triumvirat » toujours répété des grands cinéastes nippons : Kurosawa Akira 黒澤明 (1910-1998), Mizoguchi Kenji 溝口健二 (1898-1956) et Ozu Yasujirô 小津安二郎 (1903-1963). Il avait en son temps reçu de très nombreuses récompenses, au Japon comme à l’étranger, car il avait pu en partie s’exporter ; toutefois, la stylisation extrême dont il était coutumier a pu aussi bien susciter l’admiration que lui attirer des inimitiés et des critiques[1].
Ses films souvent âpres contribuent aussi à asseoir une réputation de cinéaste « politique », sans être engagé à proprement parler, mais qui dénonce avec colère et virulence les hypocrisies de la société japonaise, dans une optique libérale et anti-autoritaire, farouchement pacifiste. Stephen Prince, toutefois, avance que le cinéma de Kobayashi Masaki, s’il est assurément tout cela, est aussi et peut-être avant tout « spirituel », là encore sans être « religieux » à proprement parler[2].
Le réalisateur, en son temps, est notamment célébré dans les festivals occidentaux (le public ne suit pas forcément…), et tout particulièrement à Cannes, où il remporte le prix spécial du jury pour Harakiri (Seppuku 切腹) en 1963 puis, en 1965, pour son film suivant, qui n’est autre que Kwaidan (Kaidan 怪談). Cela a pu lui attirer quelque suspicion au Japon, où l’on dénigrait parfois ce genre de distinctions comme témoignant de ce que tel film avait été conçu spécialement pour le public occidental : un cas célèbre est La Porte de l’enfer (Jigokumon 地獄門), de Kinugasa Teinosuke 衣笠貞之助, palme d’or à Cannes en 1954[3]. Kobayashi Masaki n’est certes pas le seul réalisateur à en avoir fait (très injustement) les frais : Kurosawa Akira, d’abord honoré pour avoir permis au cinéma japonais de s’exporter à partir de Rashômon 羅生門, a été très sévèrement critiqué à cet égard, pendant une longue période, ce qui lui a justement imposé de recourir à des financements étrangers pour tourner, avant de bénéficier enfin d’une « réhabilitation » tardive.
Cependant, concernant Kobayashi Masaki, cette capacité à s’exporter doit de toute façon être relativisée, d’autant qu’elle comporte un biais de représentation très significatif : en Europe comme en Amérique, longtemps, le cinéaste a été surtout connu pour trois films successifs datant des années 1960, qui sont Harakiri (1962), Kwaidan (1964) et Rébellion (Jôi-uchi : Hairyô tsuma shimatsu 上意討ち拝領妻始末, 1967). Or ces trois films sont des jidaigeki 時代劇 ; on en a donc conclu que Kobayashi Masaki était un réalisateur privilégiant ce registre. Rien de plus faux ! Sur les vingt-et-un titres que compte la filmographie de Kobayashi Masaki[4], quatre seulement sont des jidaigeki ; c’était bien davantage, incomparablement même, un cinéaste du contemporain ! Ce biais est une illustration parlante du phénomène mentionné plus haut, selon lequel les spectateurs occidentaux, par goût de l’exotisme, ont longtemps ignoré les gendaigeki 現代劇.
Il n’en est que plus nécessaire de revenir sur la vie et l’œuvre de Kobayashi Masaki.
Jeune homme, il découvre véritablement le cinéma avec la meilleure des guides : une cousine de son père, l’actrice Tanaka Kinuyo 田中絹代 (1909-1977). C’est en effet une des plus grandes stars féminines du cinéma japonais[5]. Remarquée dès le temps du muet (elle a débuté en 1924), elle tourne dans le premier film parlant japonais, puis enchaîne les rôles auprès des plus grands réalisateurs, parmi lesquels Gosho Heinosuke 五所平之助, Ozu Yasujirô, Kinoshita Keisuke 木下惠介, Naruse Mikio 成瀬巳喜男, Ichikawa Kon 市川崑, et, peut-être surtout, Mizoguchi Kenji, qui l’a fait tourner à quinze reprises, son rôle le plus célèbre sous sa direction étant probablement celui d’O-Haru お春 dans La Vie d’O-Haru, femme galante (Saikaku ichidai onna 西鶴一代女, 1952) (fig. 1). Elle transmet à Kobayashi Masaki le goût du cinéma, et a probablement joué un rôle déterminant dans son orientation professionnelle, outre qu’elle a pu lui faciliter la tâche quand il s’est agi d’intégrer un studio (la Shôchiku 松竹, en l’espèce) pour entamer une carrière de cinéaste.
Avant cela, toutefois, Kobayashi Masaki se lance dans des études supérieures à l’université de Waseda 早稲田, à Tôkyô 東京. Là, il fait une rencontre déterminante – avec un homme qu’il dira toujours avoir été son mentor : Aizu Yaichi 会津 八一 (1881-1956), poète, calligraphe, diplômé en littérature anglaise et surtout historien de l’art (fig. 2) ; ainsi que nous l’avons mentionné, cet éminent professeur avait été parmi les étudiants de Lafcadio Hearn dans cette même université de Waseda, lequel lui avait donné le goût des lettres anglaises (il a fait une thèse sur John Keats), mais aussi de la culture de la Grèce antique, dont l’étude approfondie de l’art l’a ensuite ramené à l’art japonais, et au premier chef à l’art bouddhique, la statuaire notamment, des époques d’Asuka (Asuka-jidai 飛鳥時代, du milieu du VIe siècle à 710) et de Nara (Nara-jidai 奈良時代, 710-794). Au contact d’Aizu Yaichi, le jeune Kobayashi Masaki hérite de cette passion, et poursuit ses études en histoire de l’art. Il est alors quelque peu indécis quant à son avenir : tandis qu’il fait son entrée à la Shôchiku, entamant timidement sa carrière de cinéaste, il rédige en même temps une thèse consacrée à la statuaire bouddhique de Nara 奈良… thèse qui disparaîtra dans les bombardements de Tôkyô pendant la Seconde Guerre mondiale.
Car survient la guerre, qui constituera pour Kobayashi Masaki un véritable traumatisme – il y reviendra sans cesse, tout au long de sa carrière. D’inclination libérale, et d’ores et déjà un pacifiste convaincu, il est incorporé en 1942 et n’a d’autre choix que de se taire et de subir. Il est tout d’abord envoyé en Mandchourie, dans l’armée du Kwantung (kantôgun 関東軍), où il constate les exactions commises par l’armée impériale contre les Chinois, bien loin du discours propagandiste prétendant que le Japon libérait, avec leur bénédiction, les populations asiatiques de l’oppression impérialiste occidentale ; mais il y subit aussi les brimades incessantes qui font le quotidien des soldats de l’armée impériale. Il tient alors un poignant journal intime, riche de précieux témoignages. En 1944, tandis que l’inéluctabilité de la défaite devient toujours plus palpable, il est déployé sur un autre front, dans les Ryûkyû 琉球, en préparation de la bataille d’Okinawa 沖縄. Puis il est fait prisonnier de guerre par les Américains, et sera détenu à Okinawa même jusqu’en novembre 1946.
La guerre a tout changé – pour le Japon, et pour Kobayashi Masaki lui-même, qui en revient aigri, furieux même, à l’encontre des mensonges et des crimes de l’armée impériale ; mais la situation du Japon occupé par les Américains accroît encore cette colère. Il est plus que jamais pacifiste et anti-autoritaire : son œuvre à venir ne cessera d’en témoigner.
Sitôt libéré, Kobayashi Masaki n’envisage plus de revenir sur ses études artistiques – par ailleurs, il ne revoit plus Aizu Yaichi après la guerre, même quand le professeur lui écrit, en 1952, pour le féliciter à l’occasion de la réalisation de son premier film en tant que metteur en scène ; son mentor meurt en 1956, et le réalisateur, par la suite, exprimera souvent ses regrets, ses remords même, de ne pas avoir à nouveau cherché à le rencontrer une fois rentré d’Okinawa…
Il réintègre la Shôchiku, mais son aigreur persiste : du fait de ses longues études, puis de son incorporation dans l’armée impériale, puis de sa détention dans un camp de prisonniers de guerre, quand Kobayashi Masaki entame véritablement sa carrière de cinéaste, en 1946, il a trente ans, un âge relativement avancé par rapport à ses collègues. Parmi les cinéastes de sa génération, nombreux sont les réalisateurs déjà installés, tandis que lui-même doit reprendre du début l’apprentissage alors inévitable dans le système des studios, consistant à être assistant réalisateur pendant plusieurs années avant de pouvoir réaliser ses propres films. C’est ainsi qu’il se met à travailler avec Kinoshita Keisuke, qui n’a que quatre ans de plus que lui, mais est déjà un réalisateur très couru, très populaire, à la filmographie conséquente, et qui s’est parfaitement adapté au moule des productions de la Shôchiku. Le directeur de la compagnie, Kido Shirô 城戸四郎 (1894-1977), prône en effet la réalisation de films « familiaux » et « positifs », mélodrames plus ou moins sociaux (mais très « innocemment », bien loin du cinéma prolétarien qui renaît après la chute du régime militariste) ou comédies légères – ce qui n’exclut pas quelques réalisations plus hétérodoxes de temps à autre, dont Kinoshita Keisuke lui-même livrera de très convaincants exemples.
En 1952, à l’âge de 36 ans, Kobayashi Masaki réalise enfin son premier film, La Jeunesse du fils (Musuko no seishun 息子の青春). Dans les années qui suivent, il ne cesse de tourner, à un rythme très soutenu. La plupart de ces premiers films, sans être totalement impersonnels, restent tout d’abord dans la droite lignée du style Shôchiku, et notamment de celui de Kinoshita Keisuke, devenu au fil des travaux en commun une sorte de mentor cinématographique.
Mais Kobayashi Masaki a d’autres choses à raconter – autrement plus rudes. Dès 1953, il tourne un film aux antipodes des productions familiales prisées par son studio : La Pièce aux murs épais (Kabe atsuki heya 壁あつき部屋), sur un scénario de l’écrivain Abe Kôbô 安部公房 (1924-1993), qui traite des soldats japonais détenus à la prison de Sugamo (Sugamo kôchi-sho 巢鴨拘置所) dans l’attente de leur procès pour crimes de guerre… ou de leur exécution. Quand le film est tourné, l’occupation américaine a cessé, mais le tabou demeure – le patron de la Shôchiku, Kido Shirô, en est d’autant plus conscient… qu’il avait lui-même été inquiété par les autorités d'occupation en raison de son rôle dans l’industrie cinématographique durant la guerre ! Sous un prétexte fallacieux, il retardera la sortie du film jusqu’en 1956…
Jusqu’à cette date, même déçu, Kobayashi Masaki s’est tenu à carreau ; mais, dès lors, il tourne à nouveau des films plus rugueux que les mélodrames qu’on lui imposait. Il faut mentionner notamment Rivière noire (Kuroi kawa 黒い河), en 1957, film traitant de la misère et de la corruption endémiques à proximité des bases américaines au Japon. C’est l’occasion d’une nouvelle rencontre déterminante, avec l’acteur Nakadai Tatsuya 仲代達矢 (né en 1932), qui n’avait tourné que quelques films auparavant, et qui brille dans le rôle du yakuza やくざ Joe ジョー. Il deviendra bientôt une très grande star[6], et jouera dans la plupart des films de Kobayashi Masaki jusqu’à la mort du réalisateur, devenant son acteur fétiche. Dans Kwaidan, il incarne le bûcheron Minokichi 巳之吉 dans l’épisode « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女) (fig. 3).
Peu après, la carrière de Kobayashi Masaki prend un tournant radical, coïncidant avec les débuts d’une émancipation par rapport à la Shôchiku, au travers d’un film proprement pharaonique : La Condition de l’homme (Ningen no jôken 人間の條件), l’adaptation d’un roman-fleuve de Gomikawa Jumpei 五味川純平 (1916-1995), dans lequel l’écrivain racontait son expérience dans l’armée impériale en Mandchourie. Là-bas, il avait vécu exactement les mêmes choses que Kobayashi Masaki lui-même – le cinéaste y a ainsi trouvé l’occasion d’un film qui serait en même temps une catharsis[7]. Il en est résulté un monstre cinématographique de près de 9h30 ! À maints égards, La Condition de l’homme constitue un unique film[8], et il a été diffusé au Japon, dans certaines salles du moins, sous cette forme, ininterrompue ; son exploitation commerciale, cependant, a généralement pris la forme d’une trilogie, entre 1959 et 1961, chaque film faisant tout de même plus de trois heures[9]. Ce film très éprouvant, impitoyable dans la dénonciation des exactions de l’armée japonaise, rencontre le succès – l’époque autorisait enfin ce genre de retours sans concession[10].
En 1962, nouveau tournant : Kobayashi Masaki, qui jusqu’alors n’avait tourné que des gendaigeki, décide de tourner un jidaigeki, mais porté par un même esprit critique, très virulent – subversif, dans un sens, de ce qu’était encore bien trop souvent le genre « historique ». Sur la base d’un scénario extrêmement habile de Hashimoto Shinobu 橋本忍 (né en 1918)[11], Harakiri est un réquisitoire impitoyable contre les hypocrisies du bushido 武士道, et l’imposture qu’est au fond la révérence pour ce passé idéalisé, assimilée aux manœuvres morbides des militaristes qui ont entraîné le Japon dans la guerre et la destruction. Nakadai Tatsuya s’y montre particulièrement brillant, dans le rôle du rônin 浪人 Tsugumo Hanshirô 津雲半四郎 (fig. 4), qui lui attire la célébrité, y compris à l’étranger, où le film est applaudi.
Mais il bénéficie aussi d’une nouvelle approche de la réalisation chez Kobayashi Masaki : le jidaigeki lui offre l’occasion d’une stylisation inédite dans ses précédents films (déjà très stylisés cela dit) ; le film est parcouru d’une préoccupation esthétique de tous les instants, et les effets techniques coutumiers du réalisateur sont déjà tous là, constituant une grammaire personnelle, caractéristique désormais de ses films : la caméra placée en hauteur, les angles obliques qui « aplatissent » les dimensions et induisent le malaise, les mouvements de pivot qui déstabilisent soigneusement l’image…
Mais il ne s’agit pas que de visuel – car débute alors une collaboration extrêmement fructueuse entre Kobayashi Masaki et le grand compositeur Takemitsu Torû 武満徹 (1930-1996), qui, comme Nakadai Tatsuya, sera dès lors de tous les films du réalisateur ou presque (Takemitsu et Kobayashi meurent tous deux à quelques mois d’écart). L’importance du travail de Takemitsu Torû, notamment dans Kwaidan, est telle qu’il vaut mieux ne pas s’y attarder ici, une section entière y sera consacrée en fin de dossier.
Mais nous en arrivons justement à Kwaidan (1964). Ce n’est bien sûr pas le lieu d’analyser le film, mais il faut cependant dire quelques mots des circonstances du tournage – car elles s’avéreront cruciales. Ce film comptait énormément pour Kobayashi Masaki, qui y voyait l’occasion de rendre un hommage à son mentor Aizu Yaichi, et aux arts japonais anciens qu’ils aimaient tant tous les deux. L’usage de la couleur, une première pour le réalisateur, l’incitait davantage encore à la stylisation, plus que jamais, pour en dériver un film qui serait avant tout un objet esthétique, sans la moindre prétention au réalisme, bien au contraire.
Tourné entièrement en studio, ou plus exactement dans un immense hangar d’aviation désaffecté de Kyôto 京都[12], le film pose d’emblée un énorme problème de financement. Le cinéma japonais est en crise depuis le début des années 1960 – notamment en raison de la démocratisation de la télévision –, et le système des studios s’effondre, en dépit de quelques tentatives plus ou moins désespérées de relancer la machine : la Shôchiku, qui avait formé Kobayashi Masaki, joue ainsi de la carte de la « Nouvelle Vague », avec notamment le jeune Ôshima Nagisa 大島渚 (1932-2013), et, dans d’autres studios, d’autres cinéastes frondeurs font parler d’eux, comme Imamura Shôhei 今村昌平 (1926-2006) à la Nikkatsu 日活, mais rien n’y fait. Des réalisateurs davantage installés, comme Kurosawa Akira, en font bientôt les frais, et Kobayashi Masaki n’y échappe pas davantage. Le tournage de Kwaidan, qui doit être exploité par la Tôhô 東宝, débute sans que suffisamment de fonds y aient été alloués, et le réalisateur est amené à filmer en flux tendu, en injectant sans cesse de son propre argent pour pouvoir continuer à tourner – il est même amené à vendre sa maison[13] !
Pourtant, le film sort – et le succès critique est là, au Japon comme à l’étranger… où le public se montre éventuellement plus rétif. Et les studios, déjà frileux, n’en acquièrent que davantage la conviction que Kobayashi Masaki n’est pas fiable au plan financier, et que lui confier un budget serait bien trop dangereux.
La carrière du réalisateur en est irrémédiablement affectée. Il est désormais un cinéaste indépendant, mais au sens où il doit naviguer entre les projets et les compagnies, et, quand il parvient à se lancer dans un film, sa position précaire en matière de financement ne lui permet plus de prétendre à la liberté dont il avait fait bénéficié depuis La Condition de l’homme. Il en fait l’expérience dès son film suivant, Rébellion (1967). Le film est à nouveau scénarisé par Hashimoto Shinobu, et il y reste quelque chose de la volonté subversive de Harakiri, mais sur un mode tout de même bien atténué. C’est que le film est tout à la gloire de son acteur principal, qui est en même temps son producteur : Mifune Toshirô 三船敏郎 (1920-1997), le célèbre acteur qui avait si souvent brillé, notamment, chez Kurosawa Akira. Le réalisateur, dans ces conditions, ne peut qu’obtempérer aux demandes de la star, très soucieuse de son image, et le film n’en prend que davantage les atours d’un jidaigeki bien autrement classique et pondéré que Harakiri… Mais le film sort, et rencontre un certain succès tant critique que commercial. Kobayashi Masaki en garde un goût amer en bouche… d’autant que ce film, largement « de commande », semble plaire davantage que d’autres dans lesquels il s’était bien autrement investi !
Ce relatif succès n’arrange pourtant pas les affaires du réalisateur, qui doit à nouveau errer entre les compagnies. Impossible dans ces conditions de tourner « en continu » : de plus en plus de temps s’étale entre deux films.
Les difficultés toujours plus marquées pour trouver des financements rapprochent certains réalisateurs. En 1969, Kobayashi Masaki s’associe ainsi avec trois des plus illustres de ses collègues, Kurosawa Akira, Ichikawa Kon et son ancien mentor Kinoshita Keisuke, et ils forment ensemble la Yonki no kai 四騎の会, ou « Club des quatre cavaliers », association supposée permettre le financement de leurs divers projets ; mais, dès l’année suivante, Dodes’kaden (Dodesukaden どですかでん), de Kurosawa Akira, est un terrible échec commercial, qui met fin prématurément à l’aventure, même si le nom demeure[14]…
Kobayashi Masaki, comme beaucoup de réalisateurs alors, est progressivement amené à se tourner vers la télévision. C’est finalement par ce biais qu’il tournera les films les plus intéressants de la dernière partie de sa carrière. Ainsi, tout d’abord, de Les Fossiles (Kaseki 化石, 1975), un très long film à nouveau (200 minutes), d’après un roman de Inoue Yasushi 井上靖. Ce film est surtout l’occasion, pour Kobayashi Masaki, de poursuivre son travail sur l’art – cependant, cette fois, il s’agit surtout de l’art occidental, puisque le film a été pour une bonne part tourné en extérieurs en Europe, plus précisément en France et en Espagne, et parfois dans des monuments et des musées. Le film est bien accueilli par la critique, et constitue un succès[15].
Durant cette dernière partie de la carrière du réalisateur, c’est cependant un autre film qui suscite le plus d’échos – un documentaire, cette fois, toujours produit par la télévision : Le Procès de Tôkyô (Tôkyô saiban 東京裁判, 1983). Kobayashi Masaki a fouillé à cette occasion dans des centaines d’heures d’archives filmées, dont certaines qui venaient à peine d’être rendues accessibles au public par les gouvernements américain et japonais, pour en faire un film très long encore une fois (277 minutes), et qui, derrière le procès des dirigeants japonais pour crimes contre la paix, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, envisage tous les événements politiques et militaires impliquant le Japon depuis l’invasion de la Manchourie jusqu’à la bombe atomique, en osant aussi parfois quelques mises en relation avec l’histoire plus récente, et notamment la guerre du Vietnam. Kobayashi Masaki revient ainsi, plus frontalement que jamais, au thème de la guerre, plus de vingt ans après La Pièce aux murs épais et La Condition de l’homme, et en dérive un plaidoyer vibrant pour le pacifisme.
Après 1985, Kobayashi Masaki ne tourne plus. En 1996, pourtant, à la veille de sa mort, il conçoit, avec le soutien et l’assistance de ses proches, et notamment Nakadai Tatsuya, un dernier film, qui lui tient particulièrement à cœur, même si, malade, il n’est pas en état de le filmer lui-même : Aizu Yaichi no sekai : Nara no hotoke-tachi 会津八一の世界奈良の仏たち. Il voulait rendre un ultime hommage à son mentor Aizu Yaichi, décédé quarante ans plus tôt sans avoir revu son disciple, le réalisateur, à son retour d’Okinawa ; l’hommage, tout naturellement, porte aussi sur les temples bouddhiques de Nara et leur statuaire, qui les passionnaient tant tous les deux. C’est à nouveau un documentaire, mais qui contient cette fois quelques scènes « de fiction », dans lesquelles Aizu Yaichi lui-même est incarné par le fidèle ami Nakadai Tatsuya. À la veille de sa mort, le cinéaste paie ainsi tribut à son vieux maître, et met une dernière fois en scène sa passion pour tous les arts, dans une atmosphère de spiritualité apaisée et sereine.
Kobayashi Masaki meurt d’un arrêt cardiaque le 4 octobre 1996, à Tôkyô.
[1] Aujourd’hui, à titre d’exemple, Tessier Max, Le Cinéma japonais, op. cit., ne l’évoque jamais sans mentionner des réserves portant sur son style jugé trop artificiel et « vieilli ». Richie Donald, Le Cinéma japonais, op. cit., contient quelques critiques semblables, mais le point de vue est nettement plus positif ; il l’est plus encore chez Sato Tadao, Le Cinéma japonais, op. cit., qui ne s’étend pour autant pas vraiment sur son cas. Citons d’ores et déjà le très récent ouvrage de Prince Stephen, A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, New Brunswick, Rutgers University Press, 2018, forcément plus enthousiaste ; c’est le premier ouvrage en langue anglaise consacré spécifiquement au réalisateur, et ce sera notre principale référence à cet égard.
[2] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit. : cette thèse court sur l’ensemble de l’ouvrage, en relevant notamment l’emploi récurrent par le réalisateur de thèmes ainsi que de symboles aussi bien bouddhiques que chrétiens, tout au long de sa carrière.
[3] Cf. Tessier Max, « Le cinéma japonais contemporain », in L’Esthétique contemporaine du Japon : théorie et pratique à partir des années 1930, sous la direction de Tamba Akira, Paris, CNRS Éditions, 2002, p. 184.
[4] Selon la liste établie par Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., p. 299, et qui appelle deux remarques : d’une part, La Condition de l’homme (Ningen no jôken 人間の條件) y est comptée pour un seul film (et non trois) ; d’autre part, le dernier film de la liste, Aizu Yaichi no sekai : Nara no hotoke-tachi 会津八一の世界奈良の仏たち, n’a pas été techniquement réalisé par Kobayashi Masaki, alors très affaibli. Notons aussi que cette liste comprend deux documentaires, dont l’un, Le Procès de Tôkyô (Tôkyô saiban 東京裁判), est intégralement constitué d’images d’archives, et n’a donc pas été « filmé » (à la différence de l’autre documentaire, qui est le film consacré à Aizu Yaichi 会津八一).
[5] Elle a joué dans plus de 250 films. Notons qu’elle fut aussi réalisatrice, une des premières de l’histoire du cinéma japonais.
[6] Il a joué pour les plus grands réalisateurs ; c’est un des plus fameux acteurs japonais, aussi un de ceux qui se sont le mieux exportés ; mais, en Occident, on le connaît peut-être surtout pour deux rôles bien plus tardifs, dans Kagemusha, l’ombre du guerrier (Kagemusha 影武者, 1980) et Ran 乱 (1985), tous deux de Kurosawa Akira ; mais on peut aussi mentionner, par exemple, Goyokin, l’or du shogun (Goyôkin 御用金, 1969), de Gosha Hideo 五社英雄, parmi bien d’autres films célèbres et loués par la critique.
[7] Ce que l’acteur principal, Nakadai Tatsuya, avait très bien compris, qui s’était inspiré du réalisateur lui-même pour incarner le héros, Kaji 梶. Le romancier également en était conscient, et approuvait cette approche.
[8] Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., l’envisage bien ainsi, comme le réalisateur lui-même.
[9] Leurs titres français étant Il n’y a pas de plus grand amour ; Le Chemin de l’éternité ; et La Prière du soldat.
[10] D’autres films, à la même époque, osent également braver le tabou en la matière ; on peut citer par exemple Feux dans la plaine (Nobi 野火), d’Ichikawa Kon 市川崑, qui sort également en 1959.
[11] Il était l’un des scénaristes les plus admirés de l’époque, notamment pour ses nombreuses collaborations avec Kurosawa Akira, parmi lesquelles des films aussi essentiels que Rashômon (1950), Vivre (Ikiru 生きる, 1952), Les Sept Samouraïs (Shichinin no samurai 七人の侍, 1954), ou encore Le Château de l’araignée (Kumo no sujô 蜘蛛巣城, 1957) ; mais il a travaillé avec bien d’autres grands réalisateurs. Il retrouvera Kobayashi Masaki pour Rébellion (1967).
[12] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., p. 206.
[13] Cf. Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité, p. 67.
[14] L’affaire est particulièrement tragique pour Kurosawa Akira, qui ne peut tout simplement plus tourner au Japon. Ses quatre films suivants, très espacés dans le temps (cinq années entre chaque film, on est très loin du rythme du réalisateur auparavant), seront tous des financements étrangers : Dersou Ouzala (Derusu Uzara デルス・ウザーラ, 1975, URSS) ; Kagemusha, l’ombre du guerrier (1980, États-Unis) ; Ran 乱 (1985, France) ; Rêves (Yume 夢, 1990, États-Unis). Seuls les deux derniers films du réalisateur, Rhapsodie en août (Hachi-gatsu no kyôshikyoku 八月の狂詩曲, 1991), et Madadayo (Mâdadayo まあだだよ, 1993), seront à nouveau des productions japonaises.
[15] Notons au passage que, si Kwaidan est probablement le seul film fantastique à proprement parler de Kobayashi Masaki, le présent film tourne autour de l’obsession éprouvée par le personnage principal pour un personnage de femme qu’il assimile à l’ange de la mort (on lui a diagnostiqué un cancer, et il sait qu’il n’en a plus pour très longtemps, ce qui motive d’ailleurs son voyage en Europe ; la comparaison avec Vivre, de Kurosawa Akira, s’impose, mais le traitement est on ne peut plus différent – cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., pp. 251-273).
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