Dossier Kwaidan 06 : de la page à la pellicule, le travail d'adaptation - Les Cheveux noirs
« Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪)
Durée : 35 minutes (3:40®39:00)
Distribution :
- Mikuni Rentarô 三國連太郎 : l’époux
- Aratama Michiyo 新珠三千代 : la première épouse
- Watanabe Misako 渡辺美佐子 : la seconde épouse
Dans l’ensemble, le film de Kobayashi Masaki 小林正樹 se montre assez fidèle aux textes de Lafcadio Hearn – mais en introduisant tout de même quelques éléments nouveaux, et en mettant l’accent sur des points relativement discrets dans les nouvelles. Généralement, elles y gagnent en ampleur et en détail. Cependant, dans le cas des « Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪), cela va bien plus loin, car la conclusion devient tout autre.
La source de cet épisode se trouve dans une nouvelle de Lafcadio Hearn intitulée « The Reconciliation », et qui figurait dans le recueil anglais Shadowings (1900). En français, dans Fantômes du Japon, la nouvelle s’intitule « La Première Femme du samuraï »[1] [sic.].
Elle met en scène un personnage de samouraï appauvri de Kyôto 京都 (anonyme, comme tous les autres personnages), qui, par ambition, suit un gouverneur dans une lointaine province et répudie sa femme, pour épouser une autre femme, d'une condition autrement plus élevée, là où il se rend. Ce second mariage s’avère désastreux, et, les années passant, le samouraï repense à celle qu’il a lâchement abandonnée ; sa mission auprès du gouverneur s’achevant, il rentre aussitôt auprès de sa première épouse, qu’il aime toujours, et il ne doute pas qu’il en va de même pour elle. Il retrouve sa demeure, qui a l’air abandonnée, mais, à l’intérieur, sa première épouse est là, travaillant sur son métier à tisser. Les retrouvailles sont dignes en même temps que chaleureuses – la femme a pardonné à son époux volage, et lui compte bien rattraper le temps perdu, lui promettant une vie meilleure, heureuse et opulente, avec nombre de domestiques à son service. Il s’endort… et, au réveil, constate qu’il a dormi auprès d’un squelette à la « longue chevelure noire tout emmêlée »[2]. Terrifié tout d’abord, mais bientôt désespéré avant tout, le samouraï quitte la demeure en ruine, et, se renseignant auprès d’un habitant, il apprend que la maison n’est plus habitée par personne depuis des années : son épouse est morte de chagrin quelques mois à peine après son départ…
C’est une histoire très classique de « femme trompée » (« wronged woman »)[3], où la trahison de l’époux (qui peut rappeler le personnage de Iemon 伊右衛門 dans Yotsuya kaidan 四谷怪談) débouche sur une fin plus mélancolique qu’horrifique. En fait, à cet égard, la nouvelle de Lafcadio Hearn donne un peu l’impression d’une version très simplifiée, jusqu’à l’épure, d’un des Contes de pluie et de lune (Ugetsu monogatari 雨月物語) d’Ueda Akinari 上田秋成, « La Maison dans les roseaux » (Asaji ga yado 浅茅が宿[4]), qui avait fourni son armature au film de Mizoguchi Kenji 溝口健二 Les Contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu monogatari 雨月物語). Peut-être est-ce pour cela que la conclusion de l’histoire a été si totalement chamboulée dans Kwaidan (Kaidan 怪談) ?
Dans le film, la maison donne d’emblée l’impression d’être abandonnée : les cloisons et le plancher sont en piteux état, la végétation envahit l’espace ; mais ce sera bien pire à la fin de l’épisode !
Car la maison est habitée, par le samouraï ambitieux et sa première épouse. La première image du couple est composée de telle sorte qu’elle met en valeur la longue chevelure noire de la « femme trompée »[5] (fig. 1), après quoi un plan plus rapproché accentue encore cette impression (fig. 2).
Dans sa nouvelle, Lafcadio Hearn n’insiste pas le moins du monde sur la question de la chevelure : cela ne va pas plus loin que l’unique citation donnée un peu plus haut. Mais Kobayashi Masaki, dans son film, va en faire l’élément déterminant, d’où le titre du segment, qui n’a absolument rien à voir avec l’original. Dès lors, le film multiplie les plans mettant en valeur les cheveux des femmes, souvent filmées de dos – et pas seulement la première épouse (fig. 3) : la seconde épouse et ses dames de compagnie sont traitées à la même enseigne (fig. 4).
La hantise du samouraï regrettant sa première épouse est exprimée de bien des manières, par exemple avec un fondu qui réunit le couple (fig. 5), ou des visions alternées où la caméra est déséquilibrée, filtres et jeux d’ombres affectant les visions de la première épouse en train de tisser tandis que le samouraï infidèle se livre à une compétition d’archerie à cheval (fig. 6).
Mais le moment le plus saisissant à cet égard, qui ramène à la thématique des cheveux, est un montage alterné des deux épouses en train de se coiffer (fig. 7 et 8) ; cependant, la coiffure de la première épouse s’achève tandis qu’elle fait remonter sa chevelure, bien plus désordonnée que celle de sa rivale, devant son visage – qu’elle masque (fig. 9), anticipant d’une certaine manière, avec trente ans d’avance, la figure de Sadako 貞子 dans Ring (Ringu リング) de Nakata Hideo 中田秀夫.
Mais le film use d’autres outils symboliques. Notamment, la composition des plans fait souvent intervenir des éléments (arbres, bambous, piliers, draps tendus, etc.) qui font l’effet de barreaux enfermant littéralement le samouraï dans le cadre : chaque étape de sa trahison et de sa vaine tentative pour gommer le passé donne ainsi le sentiment d’un homme fait prisonnier (fig. 10).
La composition des plans, dans cet épisode, renvoie par ailleurs à la tradition picturale japonaise, et il nous faudra y revenir dans le dernier chapitre de ce dossier.
Si l’épisode prend son temps pour poser la situation (avec quelques passages de narration en voix off), pour opposer les modes de vie des deux épouses, et pour développer la hantise du samouraï, le retour à la première maison consiste par contre en une ellipse très brutale. Le samouraï arrive la nuit, et la maison est plus abandonnée que jamais, avec une végétation très envahissante (fig. 11 et 12). Pourtant, l’époux infidèle, bientôt, prétendra que « rien n’a changé » depuis son départ – mais c’est une imposture, une de plus : le personnage est prompt à s’illusionner et à faire preuve de mauvaise foi.
Cependant, dans cette maison qui tient désormais plus de la ruine qu’autre chose, le samouraï, exactement comme dans la nouvelle, finit par entrapercevoir de la lumière dans une partie du bâtiment (fig. 13), et, là-bas, il découvre sa première épouse, forcément vue de dos, comme toujours appliquée sur son métier à tisser (fig. 14).
Les retrouvailles des époux sont très proches de ce que raconte Lafcadio Hearn dans sa nouvelle. Mais, avec toutes les démonstrations d’affection toujours maintenue dont fait preuve Aratama Michiyo 新珠三千代 dans le rôle de la première épouse, face à un Mikuni Rentarô 三國連太郎 plus veule que jamais, la tension l’emporte sur l’émotion. Les paroles échangées, où chacun revendique la part essentielle du blâme, sonnent faux – délibérément. Pour le personnage du samouraï, cela n’a certes rien d’étonnant au regard de ce que l’on sait de lui, mais, dès ce moment, on devine quelque chose de sous-jacent dans les paroles de la première épouse, qui n’est pas seulement une pathétique victime comme dans la nouvelle ; se dessine très insidieusement l’hypothèse d’une créature bien moins faible, bien plus volontaire – une « femme trompée » certes, mais qui, en dernier ressort, ne restera pas effacée mais compte se venger, la rancune[6] ayant changé le fantôme mélancolique en une figure démoniaque et meurtrière.
Au matin, la scène ressemble tout d’abord à ce que Lafcadio Hearn décrit : le samouraï, dans une maison que la lumière du jour achève de montrer réduite à l’état de ruines, se réveille et constate qu’il a dormi aux côtés d’un cadavre (fig. 15).
Mais, bientôt, l’ambiance et même l’histoire changent du tout au tout, et n’ont plus rien à voir. Le premier aperçu que nous avons eu de la dépouille paraît changé : vu sous un autre angle, le crâne est maintenant dénué de la moindre chair pourrie, et la chevelure, que nous avions entraperçue blanchie, redevient parfaitement noire (fig. 16), et d’une longueur inouïe… mais aussi, bientôt, agitée de mouvements évoquant un serpent de taille colossale (fig. 17).
Car le cadavre ne se contente pas d’être là, comme une accusation muette : il constitue, au travers de ces cheveux animés par une vie contre-nature, une menace pour le samouraï volage – la sanction tant attendue de son égoïsme.
Car la mélancolie cède la place à l’horreur. Le samouraï est piégé dans la demeure, qu’il parcourt sans répit en tous sens, traversant les cloisons fragilisées quand les portes fermées lui refusent le passage, tombant à plusieurs reprises à travers le plancher pourri, toujours poursuivi par la chevelure de son épouse ; Kobayashi Masaki use ici d’une technique récurrente dans toute son œuvre, en usant d’angles obliques (que les piliers et poutres de l’architecture amplifient) et de mouvements de pivot de la caméra, corrélés, qui font sans cesse basculer l’image et produisent un effet très déconcertant, au point ici de l’oppression et de la folie (fig. 18).
Une folie qui se lit sur les traits du samouraï. Le film n’ayant aucune prétention au réalisme, il peut se permettre des effets qui auraient été incongrus en tout autre contexte – mais qui, ici, continuent, sur la durée, de préparer le spectateur, de l’immerger dans le spectacle très particulier auquel il est en train d’assister. En l’espèce, le jeu très expressif de l’acteur Mikuni Rentarô est souligné par un maquillage outrancier, probablement un héritage du théâtre kabuki 歌舞伎 : l’effroi est ainsi palpable, matériel – et avec lui la conviction que l’on peut mourir de peur. Ceci d’autant plus que le maquillage évolue au fur et à mesure de la scène – donnant en même temps l’impression d’un vieillissement accéléré, dans lequel on est tenté de voir un écho du vieux conte d’Urashima Tarô 浦島太郎 (fig. 19-26). À un moment, le supplice du samouraï est accentué par la prise de conscience de ce en quoi il est en train de se transformer, quand il voit son reflet dans l’eau (fig. 24), peut-être un moyen d’annoncer déjà, à l’autre bout du film, le dernier récit, « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中), dont le point de départ est justement un reflet incongru, cette fois dans du thé. L’épisode enfin s’achève sur un arrêt sur image, quand la chevelure maudite s’enroule autour du cou du samouraï dans la cour de la maison abandonnée – effet qui accentue le grotesque de la scène (fig. 26).
Un dernier point resterait à traiter : l’usage crucial de la musique et/ou du design sonore, d’autant plus que c’est probablement dans cet épisode que Takemitsu Tôru 武満徹 se livre le plus à de très déconcertantes mais surtout très pertinentes expérimentations ; mais nous préférons envisager l’ensemble du travail du compositeur en bloc, dans le chapitre suivant.
[1] Cf. Hearn Lafcadio, Fantômes du Japon, op. cit., pp. 156-162.
[2] Ibid., p. 161.
[3] Cf. Balmain Colette, Introduction to Japanese Horror Film, op. cit..
[4] Cf. Ueda Akinari, Contes de pluie et de lune, op. cit., pp. 55-70.
[5] Cf. Balmain Colette, Introduction to Japanese Horror Film, op. cit.
[6] La rancune est un motif fondamental des histoires de fantômes japonaises, très souvent associé à celui de la « femme trompée », ceci sans doute au moins depuis le nô 能. Mais qu’on songe par exemple, bien plus récemment, à la série de films réalisée par Shimizu Takashi 清水崇 (né en 1972), au Japon et aux États-Unis, sous le double titre japonais de Ju-on 呪怨 et anglais de The Grudge.
Commenter cet article