Dossier Kwaidan 09 : De la page à la pellicule, le travail d'adaptation - Dans un bol de thé
« Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中)
Durée : 25 minutes (2:38:00®3:03:00)
Distribution :
- Nakamura Kanemon 中村翫右衛門 : Kannai 関内
- Nakaya Noboru 仲谷昇 : Shikibu Heinai 式部平内
- Takizawa Osamu 滝沢修 : l’auteur
- Nakamura Ganjirô 中村鴈治郎 : l’éditeur
« Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中) est le plus court des quatre épisodes de Kwaidan (Kaidan 怪談). C’est aussi le plus déconcertant… mais sans doute parce que la nouvelle l’était déjà au plus haut point.
« In a Cup of Tea », son titre original, a été publiée dans le recueil Kottô: Being Japanese Curios, with Sundry Cobwebs, en 1902. En français, dans Fantômes du Japon, la nouvelle est retitrée « Celui qui avala un fantôme »[1]. Il s’agit d’un texte « inachevé », mais délibérément, à maints égards. La nouvelle offre une certaine mise en abyme à l’auteur, qui joue avec l’imagination du lecteur… et avec son éventuelle frustration. Tout part de ce double constat que certaines sensations, notamment touchant à la peur, sont plus fortes quand elles en restent au stade de l’indécision, et qu’il est nombre de textes dus à des auteurs japonais qui n’ont pas de conclusion, pour mille et une raisons. Le propos de Lafcadio Hearn, nous dit-il, est de nous en fournir un exemple éloquent.
L’histoire (dans l’histoire ?) se déroule vers le début de l’époque d’Edo (Edo-jidai 江戸時代, 1603-1868), et implique un certain Sekinaï, un wakato 若党, c’est-à-dire un fantassin de rang subalterne par rapport à un samouraï (dans le film de Kobayashi Masaki 小林正樹, le personnage est renommé Kannai 関内, et se voit conférer le rang de samouraï). Tandis que son seigneur fait halte dans une maison de thé lors d’un pèlerinage, Sekinaï s’offre une pause et se sert un bol de thé. Mais, alors qu’il s’apprête à le boire, il constate qu’il y a, dans le liquide, le reflet d’un homme qu’il ne connaît pas – un personnage d’allure un peu efféminée, qui lui sourit, sans doute de manière un peu moqueuse. Comment ce reflet peut-il se trouver là ? Il n’y a aucune explication. Mais, après quelques hésitations, Sekinaï boit le bol de thé sans y prêter davantage attention.
Plus tard, cependant, il reçoit la visite de l’homme dont il a vu puis bu le reflet… L’étranger se présente comme étant un certain Shikibu Heinai 式部平内, bien décidé à se venger de l’affront que lui a infligé le wakato en buvant son reflet… Sekinaï est un homme brusque : il se jette sur le visiteur malvenu… qui lui échappe. Mais, plus tard, il reçoit la visite de trois hommes armés qui se disent au service de Shikibu Heinai : ils lui annoncent qu’il a gravement blessé leur maître, mais que ce dernier reviendra pour obtenir réparation « le seizième jour du mois prochain » ! Le wakato attaque les oiseaux de mauvais augure… mais ils échappent à tous ses coups « et… »
Sur cette phrase inachevée, Lafcadio Hearn reprend la parole : « Ici s’arrête le vieux récit. La suite de l’histoire n’a existé que dans un cerveau dont il ne reste depuis plus d’un siècle qu’un peu de poussière. / Je pourrais esquisser plus d’un dénouement. Aucun ne serait satisfaisant pour une imagination occidentale[2]. J’aime mieux laisser au lecteur le soin de décider quel est le sort probable de l’homme qui a avalé un fantôme. »[3]
Rien de plus. La nouvelle s’achève dans l’inachèvement, ou un faux inachèvement, puisque conçu à maints égards, tandis que Lafcadio Hearn, sinon « l’auteur originel », semble adresser un sourire narquois au lecteur – un sourire qui pourrait bien être celui du fantôme dans le bol de thé… Mais ce prétendu inachèvement est en fait le propos !
L’adaptation dans le film de Kobayashi Masaki est relativement fidèle dans l’esprit, mais s’autorise quelques variantes importantes. La première est de décliner cette histoire à deux niveaux, ce qui ne correspond pas tout à fait à ce que Hearn faisait lui-même. Avant même l’intertitre qui confère son nom à l’épisode, celui-ci avait débuté par un autre intertitre, procédé inédit dans tout le reste du film, qui donne une indication de date : « L’an XXXII de l’ère Meiji » (1899) (fig. 1) ; l’époque est introduite par des jeunes femmes en train de se livrer à un jeu de raquettes.
Une voix off nous accompagne, qui reprend l’essence du propos introductif de Lafcadio Hearn, mais sans s’attarder sur les exemples d’émotions qu’il fournissait dans le premier paragraphe de son texte. Cependant, contrairement aux autres voix off dans les épisodes précédents – à moins que cela ne participe aussi d’un procédé général de mise en abyme –, cette voix appartient à un personnage qui n’en reste pas au commentaire objectif, mais s’implique à la première personne : c’est la voix d’un écrivain, que nous voyons bientôt au travail (fig. 2).
D’autant plus que le texte introductif de la nouvelle est repris quasiment mot pour mot, nous serions tentés de deviner en cet auteur le personnage de Lafcadio Hearn lui-même. Cependant, ses traits asiatiques, et le fait qu’il lit (abondamment) et écrit le japonais semblent exclure cette possibilité. Quoi qu’il en soit, l’écrivain nous invite à écouter une histoire dans les propres termes de Hearn.
C’est alors seulement qu’apparaît l’intertitre « Dans un bol de thé », tandis que nous accomplissons, comme dans la nouvelle, un bond de plus de deux siècles en arrière (mais la date n’est cette fois pas figurée par un intertitre).
Nous assistons à une sorte de procession, filmée d’une manière caractéristique de l’auteur : caméra en position élevée, vue plongeante qui appuie sur la perspective dans l’axe et compose un tableau symétrique (fig. 3) : la suite d’un seigneur en pèlerinage
Parmi les hommes de cette suite, il y a un samouraï un peu grossier, qui s’attire des regards interloqués de ses confrères quand il abandonne sa digne posture d’attente pour aller se servir un bol de thé (nous n’apprendrons le nom de cet homme, Kannai, que plus tard). Cependant, avant de boire, il s’interrompt, et regarde l’air ébahi le contenu de son bol (fig. 4).
Nous voyons alors la scène à travers ses yeux, et distinguons, de manière encore un peu floue, une première occurrence du reflet dans le bol de thé (fig. 5), qui a aussi la particularité d’être à l’envers – ce qui rend la scène plus déconcertante encore ; mais, progressivement, le visage devient plus net, l’image plus stable (fig. 6).
Le samouraï stupéfait jette le contenu du bol, et regarde si ce n’est pas l’ustensile qui aurait un défaut expliquant l’étrange apparition ; ce n’est bien sûr pas le cas. Le samouraï prend la précaution de changer de bol, tout de même, et se ressert du thé. Mais le reflet est toujours là – à l’endroit, cette fois, et plus net encore ; il arbore un sourire un peu moqueur (fig. 7) – à moins qu’il ne s’agisse d’une forme d’invite ? Lafcadio Hearn, dans sa nouvelle, souligne le fait que l’homme reflété est « très beau et d’une délicatesse toute féminine »[4] ; dans le film, ce personnage est incarné par Nakaya Noboru 仲谷昇, qui a bel et bien quelque chose d’efféminé – même si cela ressortira davantage quand nous le verrons en pied un peu plus tard. Quoi qu’il en soit, pour Stephen Prince[5], cette possibilité est à prendre en compte, qui contribuerait à expliquer les réactions brutales de Kannai : en l’espèce, il fracasse le bol par terre ; le fantôme serait-il un fantasme ?
Mais notre samouraï est têtu – il se sert une troisième fois ! On se doute de ce qu’il verra dans le bol… Mais un mouvement de pivot de la caméra, qui s’achève de manière oblique, figure typique du cinéma de Kobayashi Masaki, exprime avec force le trouble du samouraï – qui contient sans doute une part d’effroi (fig. 8). Le reflet est là, bien sûr – plus net que jamais, et son sourire a maintenant quelque chose de résolument inquiétant (fig. 9).
Mais le samouraï est un homme brusque ; peut-être parce qu’il redoute avant tout de montrer qu’il a peur, il boit le contenu du bol sur une impulsion – et le reflet avec.
Plus tard, nous retrouvons le samouraï, du nom de Kannai, dans la vaste demeure de son seigneur. C’est une immense bâtisse de style traditionnel, étonnamment luxueuse du fait même de sa très austère sobriété ; de nombreux plans la mettent en valeur, en jouant le plus souvent sur la perspective (fig. 10-11).
Kannai est de garde. Il veille dans une pièce où se trouve une étrange horloge (fig. 12), dont le tic-tac très particulier est singulièrement irritant ; il faut noter que, jusqu’à présent, cet épisode était totalement dénué de musique à proprement parler – mais déjà, là où le samouraï se servait le thé, il y avait comme un bourdonnement d’insecte clairement artificiel et propre à taper sur les nerfs ; le niveau des deux bruitages varie sans cesse, ce qui y contribue également. D’une manière ou d’une autre, l’horloge attire l’attention – et, en toute logique, c’est à côté d’elle que le fantôme du bol de thé va faire son apparition (fig. 13).
Bien sûr, tous ces éléments d’ambiance sont absents de la très brève nouvelle de Lafcadio Hearn, mais ils prennent ici une importance marquée. Ce qui en demeure, c’est le propos essentiel de la scène : le fantôme, peut-être efféminé donc (fig. 14), se présente sous le nom de Shikibu Heinai, et se plaint de ce que Kannai l’a insulté en avalant son reflet.
Kannai, en brute qu’il est, attaque aussitôt le visiteur – qui disparaît devant lui pour réapparaître immédiatement dans son dos (fig. 15) ; cependant, un autre assaut est supposé le blesser, et le fantôme dès lors translucide disparaît en traversant une cloison de type fusuma 襖 derrière l’horloge (fig. 16).
Kannai sonne aussitôt l’alerte : un intrus dans la demeure ! Des samouraïs en nombre se mettent à parcourir l’immense bâtisse sans trouver la moindre trace de l’homme évoqué par Kannai ; on se moque de lui…
Suit une ellipse, puis l’on passe à la dernière scène impliquant Kannai. Il reçoit la visite des trois guerriers au service de Shikibu Heinai, qui se présentent et le préviennent de ce que leur maître reviendra pour obtenir réparation « le seizième jour du mois prochain » ; ces visiteurs ont quelque chose d’un peu grotesque, avec leurs vêtements monochromes, vert, orange et bleu, et leur taille variable (fig. 17).
Qu’importe : Kannai réagit comme il réagit toujours, en se jetant sur eux pour les tuer (fig. 18).
À ce stade, cela n’a clairement rien d’un hasard : si l’ambiance est incomparablement moins tendue, Kobayashi Masaki, sur un mode davantage grand-guignol, poursuit ici le discours critique sur la figure du samouraï qu’il avait poussé si loin dans son précédent film, Harakiri (Seppuku 切腹).
Kannai est décidément trop bête pour comprendre que ses gesticulations sont vaines : les trois serviteurs de Shikibu Heinai, comme leur maître, esquivent tous les coups, d’une manière clairement surnaturelle. Mais Kannai ne désespère pas, et se munit maintenant d’une lance, pour de nouveaux assauts frénétiques. Cela fonctionnerait-il ? Il abat les trois guerriers, l’un après l’autre – chacun prenant la pose dans un arrêt sur image passablement ironique, et qui peut renvoyer au même type de pose dont étaient coutumiers les acteurs de kabuki 歌舞伎 (fig. 19-21).
Kannai serait-il vainqueur ? Non, à l’évidence : il n’a pas le temps de célébrer son triomphe que les trois guerriers fantomatiques font à nouveau leur apparition, parfaitement indemnes (fig. 22)…
Kannai n’a plus d’autre refuge que la folie – un rire fou qui enlaidit ses traits déjà lourdement affectés par le combat, dans de nouvelles outrances de maquillage (fig. 23).
Ici « s’achève » l’histoire dans l’histoire, comme dans la nouvelle de Lafcadio Hearn. Mais l’épisode n’est pas terminé pour autant. Nous revenons en 1899 : l’écrivain s’est absenté de chez lui, personne ne sait où il se trouve ; c’est fâcheux, son éditeur passait justement le voir… On l’invite à entrer malgré tout, et, très sans gêne, le visiteur lit, dans son bureau, ce que l’écrivain était en train d’écrire (fig. 24) : c’est, au mot « occidentale » près, donc, la conclusion de la nouvelle de Lafcadio Hearn.
Mais il commence à lire une phrase cette fois absente du texte de Hearn… et qui s’interrompt en plein milieu, exactement comme le récit juste avant, tandis que la femme qui avait accueilli l’éditeur hurle. L’éditeur la rejoint, mais, sans un mot de plus, elle fuit la maison – d’une manière assez cocasse, à vrai dire… L’éditeur reste seul dans la pièce, et s’avance pour voir ce qui a tant effrayé son hôtesse – il hurle, et fuit à son tour (fig. 25) !
C’est que, au fond de la marmite, se trouve le reflet de l’auteur, qui fait un geste ambigu de la main (fig. 26)…
La figure de la mise en abyme est ainsi jouée une deuxième fois, ce qui conclut le film sur un ton aussi ambigu que le geste de l’auteur reflété dans l’eau – le rire l’emporte peut-être, mais le frisson est toujours là, malgré tout…
Comment l’auteur s’est-il retrouvé là ? Il n’y a pas de réponse franche – comme il n’y en avait pas concernant Shikibu Heinai. Cependant, après le plan du reflet, il en reste deux en guise de conclusion. D’abord, la caméra prend du recul et montre la pièce en désordre, avec des livres partout – mais un projecteur met en évidence une tasse de thé qui a roulé par terre (fig. 27), et c’est sur un gros plan de cette tasse que s’achève véritablement l’épisode (fig. 28).
Cela peut faire sens au regard de la thématique artistique de ce segment, tournée vers la culture matérielle (nous y reviendrons) ; mais il y réside sans doute aussi une part d’explication indirecte, et narquoise…
Fin du film (fig. 29).
[1] Cf. Hearn Lafcadio, Fantômes du Japon, op. cit., pp. 204-209.
[2] Dans le film, ces deux paragraphes sont repris peu ou prou mot pour mot, mais l’adjectif « occidentale » disparaît, de manière significative…
[3] Hearn Lafcadio, Fantômes du Japon, op. cit., p. 209.
[4] Ibid., p. 205
[5] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, pp. 221-222.
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