Dossier Kwaidan 10 : Un film présentationnel au service de tous les arts - Une théâtralité affichée
On oppose parfois, notamment semble-t-il en ce qui concerne le théâtre, initialement, puis le cinéma, des pratiques de ces arts qui seraient, pour certaines, représentationnelles, et d’autres qui seraient présentationnelles. Il s’agit, dans un sens, d’un rapport différent aux notions de réalité et peut-être surtout de réalisme. Dans une acception stricte dont l’existence même est plus que douteuse, un cinéma, par exemple, représentationnel aurait pour fonction de représenter la réalité telle qu’elle est – ce serait même un impératif, et éventuellement un mode par défaut ; un cinéma présentationnel ne s’embarrasserait pas de ce lien avec la réalité, ou, peut-être, entendrait plutôt susciter une réalité d’un autre ordre, éventuellement jugé supérieur, impliquant l’usage préalable d’un dispositif permettant à cet autre niveau de réalité d’exister et de faire sens. Pareille dichotomie est forcément bien trop réductrice, et l’art, quel qu’il soit, n’existe probablement qu’entre ces deux extrêmes, sur une échelle graduée offrant bien des approches intermédiaires.
Cependant, cette opposition peut s’avérer instructive, à la condition de la manier avec précautions – et avec davantage encore de précautions quand il s’agit de « classifier » les pratiques artistiques de différents pays ! Dans Le Cinéma japonais, le critique Donald Richie a tenté de faire usage de cette dichotomie pour opposer le cinéma occidental et le cinéma japonais[1] : à l’en croire, là où le cinéma occidental serait essentiellement représentationnel, le cinéma japonais serait essentiellement présentationnel – ceci en raison d’un rapport à la réalité, et plus encore au réalisme, différent[2]. Pareille opposition est forcément trop réductrice, et l’auteur lui-même le sait parfaitement : à titre d’exemple, il relève qu’en Occident, du temps du muet, les courants de l’expressionisme allemand ou de l’impressionnisme français relevaient nettement d’un cinéma présentationnel ; inversement, au Japon, certains réalisateurs ont régulièrement joué d’une carte davantage représentationnelle, comme par exemple Imamura Shôhei 今村昌平. Les contre-exemples sont bien trop nombreux… Cependant, le succès, par exemple, de l’expressionnisme allemand au Japon – notamment du Cabinet du Dr Caligari de Robert Wiene (1920) – peut être analysé selon cette grille de lecture, même trop schématique ; et peut-être les films d’avant-garde, notamment du temps du muet, comme par exemple Une page folle (Kurutta ippêji 狂った一頁, 1926), de Kinugasa Teinosuke 衣笠貞之助, gagneraient-ils à être envisagés ainsi.
Reste que nous avons une fameuse démonstration de ce qu’une culture cinématographique dans son ensemble ne saurait probablement pas se voir brutalement accoler un seul de ces deux qualificatifs, de « représentationnel » ou de « présentationnel » : deux réalisateurs tous deux japonais, qui racontent en principe la même histoire, et qui le font de manières parfaitement antagonistes – l’adaptation de La Ballade de Narayama (Narayama bushikô 楢山節考), de Fukazawa Shichirô 深沢七郎[3], par Kinoshita Keisuke 木下惠介, en 1958, est on ne peut plus présentationnelle ; celle réalisée par Imamura Shôhei, en 1983, est on ne peut plus représentationnelle (au point où Kinoshita la qualifiait de « pornographique »). Les deux films n’en sont pas moins brillants, chacun dans son registre.
Car le problème, comme souvent, réside dans la généralisation. Cependant, au cas par cas, cette grille de lecture est beaucoup moins contestable. En l’espèce, et les déclarations de l’auteur lui-même[4] vont dans ce sens, il ne fait guère de doute que Kwaidan (Kaidan 怪談) est un film présentationnel. Tout, dans son traitement, s’oppose à la notion de réalisme, sinon de réalité. Le film affiche sans cesse ses dispositifs, et partie de leur fonction est d’assurer, en le revendiquant, du début à la fin, le caractère non réel du métrage.
C’est aussi qu’il y avait, derrière le film, un projet artistique de nature encyclopédique qui s’assumait en tant qu’artifice : le film devait être l’occasion d’une célébration de tous les arts.
Dès lors, employer la grille de lecture présentationnelle pour traiter du film de Kobayashi Masaki 小林正樹 ne présente pas les difficultés insurmontables qui apparaissent bientôt quand on tente, bien trop brutalement, de ranger une culture entière, riche de sa diversité, sous une étiquette par trop commode.
Nous allons donc tenter d’étudier le film de Kobayashi Masaki sous cet angle, via trois approches transversales et complémentaires.
La première consistera à mettre en avant la théâtralité affichée du film comme mode de son approche présentationnelle.
La deuxième traitera de la manière dont Kobayashi Masaki a fait de son film un outil destiné à célébrer les arts japonais, anciens comme modernes.
Enfin, la troisième et dernière sortira du champ des arts purement visuels pour envisager le rôle crucial, dans Kwaidan, d’un autre art associé : la musique de Takemitsu Tôru 武満徹, qui sera en définitive une autre manière de réfléchir aux antagonismes du représentationnel et du présentationnel.
La théâtralité est un mode classique du cinéma présentationnel. De fait, dans le langage courant, dire qu’une chose est « théâtrale » est un moyen de dire qu’elle n’est « pas réaliste ». La théâtralité, envisagée de la sorte, serait un défaut ; en l’espèce, ce défaut, à en croire Donald Richie[5], a souvent été critiqué par les Occidentaux traitant du cinéma japonais – d’où, en l’espèce, une incompréhension mutuelle, parfois, qui paraît crédible même sans trop s’attacher à la supposée et très douteuse dichotomie opposant les deux cultures cinématographiques.
Cependant, certains films, bien loin de considérer cet aspect comme un défaut, y voient une qualité à cultiver : ces films assument leur théâtralité, mieux, ils la revendiquent. Tel est sans doute le cas de Kwaidan.
Mais, dans une approche plus stricte, à quoi donc la théâtralité renvoie-t-elle ? De fait, pas nécessairement au théâtre à proprement parler – mais sans doute faut-il tout de même commencer par-là, et en relevant d’emblée que, même de la sorte, le « théâtre » peut renvoyer à beaucoup de choses différentes. Dans le cas présent, on est tout naturellement porté à chercher dans la tradition théâtrale japonaise : nô 能, kabuki 歌舞伎, et jôruri 浄瑠璃 ou bunraku 文楽 ; mais sans doute les approches plus modernes, comme le shinpa 新派, doivent-elles être envisagées également, ainsi que des influences directes du théâtre occidental.
Nous avons eu l’occasion, en analysant les quatre épisodes du film, de mentionner çà et là des traits renvoyant à la tradition théâtrale japonaise[6].
Le nô a pu fournir des spectres en plusieurs occasions – mais aussi des accessoires, comme le métier à tisser sur lequel s’échine la première épouse dans « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪) (fig. 1) ; peut-être également des postures, ou des mouvements (encore que le kabuki y ait peut-être tout autant sa part ?) : « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女) (fig. 2) comme les Heike 平家 défunts du troisième segment (fig. 3) (qui ont, dans l’histoire du nô, fourni plus qu’à leur tour des sujets), ont régulièrement des attitudes antiréalistes qui peuvent emprunter à cette tradition théâtrale – qui a pu également avoir une influence sous-jacente concernant la lenteur étudiée du métrage. Par contraste, les deux serviteurs pleutres et naïfs de l’ « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話) peuvent faire penser aux kyôgen 狂言 visant à relâcher la tension entre deux nôs éprouvants – d’une certaine manière, c’est justement là leur fonction, et ils peuvent constituer des avatars bienvenus de Tarô-kaja 太郎冠者 et de ses semblables (fig. 4).
Toutefois, au regard des traditions théâtrales du Japon, le kabuki a probablement eu une influence plus marquée, car bien plus frontale et récurrente. L’outrance de certains costumes et surtout du maquillage renvoie sans doute à ce registre théâtral – dont elle constitue une partie des effets spéciaux, pour le coup repris tels quels. Chaque épisode fait appel à des maquillages élaborés qui n’ont absolument rien de réaliste, bien au contraire : le samouraï volage et qui subit un vieillissement accéléré dans la première histoire (fig. 5), la femme des neiges et sa victime dans la deuxième (fig. 6), Hôichi lui-même (fig. 7), mais aussi presque tous les Heike défunts (fig. 8) dans la troisième histoire, enfin Kannai 関内 (fig. 9) et l’auteur (fig. 10) dans la dernière.
Les postures et les gestes des Taira 平 et des Minamoto 源 s’affrontant à Dan-no-ura 壇の浦 dans l’ « Histoire de Hôichi sans oreilles » sont pour le moins théâtrales – même si leurs combats peuvent aussi évoquer les danses les plus « furieuses » du nô, celles des guerriers et des démons.
Mentionnons aussi un trait caractéristique du kabuki : la pose, ou mie 見え, cette manière qu’ont les acteurs de garder un instant une posture signifiante pour en accroître la puissance émotionnelle. Plusieurs des personnages, ici, ont de ces poses – la femme des neiges (fig. 2), notamment, certains des guerriers de Dan-no-ura et d'abord le fougueux Noritsune 教経 (fig. 3), etc. Notons qu’ici le cinéma use d’un procédé qui lui est propre pour fournir un effet éventuellement similaire : l’arrêt sur image – si celui qui conclut « Les Cheveux noirs » (fig. 11) ne semble pas vraiment correspondre, c’est bien plus probablement le cas en ce qui concerne la « fausse mort » des trois fantômes guerriers au service de Shikibu Heinai 式部平内 dans « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中) (fig. 12-14) ; mais cet usage est à n’en pas douter ironique…
Mais la théâtralité peut prendre bien d’autres formes. Une, capitale dans ce film, saute aux yeux : le choix de tourner en intérieurs avec des décors peints, et le fait que ces décors soient tout sauf réalistes. Les cas les plus marqués, on l’a vu, se trouvent dans le deuxième segment, « La Femme des neiges » (fig. 15), mais le premier et surtout le troisième épisode (fig. 16) en font également un usage appuyé.
Autre procédé typique de la théâtralité, qui mêle fond et forme : la mise en abyme – surtout quand elle consiste à faire figurer une scène dans la scène, matériellement (le cas de la mise en abyme dans la dernière histoire relève probablement davantage d’un procédé littéraire – tel est bien son propos). C’est bien sûr le cas, ici, dans l’ « Histoire de Hôichi sans oreilles », du fait d’abord des spectacles que donne Hôichi 芳一 aux Heike défunts (fig. 17), mais aussi, dans la grande scène de représentation, et en même temps, du spectacle que donnent sur leur propre scène les guerriers morts (fig. 18), en changeant de forme au fur et à mesure de la narration, éventuellement au point de devenir tout autres (fig. 19), jusqu’à user enfin d’effets spéciaux d’une grande théâtralité (fig. 20).
Peut-être d’ailleurs faudrait-il mentionner également ici certains effets spéciaux du film, qui font la transition entre le théâtre (le kabuki prisait semble-t-il ce genre de trucages) et le cinéma, comme les feux follets du troisième épisode (fig. 21), ou les effets de transparence qui affectent des personnages dans les trois derniers récits, mais surtout, là encore, dans l’ « Histoire de Hôichi sans oreilles » (fig. 22).
Car la « théâtralité » passe aussi par des effets propres au cinéma : ils sont « théâtraux » en ce qu’ils dissipent tout sentiment de réalité – éventuellement en préférant dériver de ces procédés une réalité d’un autre ordre. Les mouvements de caméra, et le montage, abondent en effets de ce genre, mais trois sont particulièrement visuels, et récurrents dans le film : le fondu enchaîné (fig. 23), l’usage des filtres (fig. 24) et l’emploi d’un projecteur pour aiguiller la lumière sur l’élément de la scène qui doit focaliser l’attention (fig. 25-26).
De manière générale, bien sûr, les couleurs, dans ce premier film en couleur de Kobayashi Masaki, jouent un rôle essentiel pour afficher l’irréalité de l’ensemble ; conformément à ses déclarations déjà envisagées plus haut[7], ces couleurs sont délibérément tout sauf naturelles – elles sont à propos, comme un pur outil narratif, qui assure en même temps la composition de séquences picturales fortes (fig. 27).
Mais Kwaidan pouvait-il seulement ne pas être présentationnel ? C’est un jidaigeki 時代劇, et un film fantastique, par un réalisateur qui avait déjà la réputation de soigner considérablement le rendu esthétique de ses films dans une optique de stylisation poussée… Reste que tout cela ne se fait pas dans le vide : derrière Kwaidan, il y a au moins quinze siècles d’histoire de l’art japonais – les leçons du mentor Aizu Yaichi 会津 八一, mais aussi beaucoup d’autres choses, antiques ou plus récentes : le film est un écrin pour toutes ces œuvres.
[1]Cf. RICHIE (Donald), Le Cinéma japonais, op. cit., passim.
[2] Ibid., par exemple p. 34.
[3] Cf. Fukazawa Shichirô, Étude à propos des chansons de Narayama, Paris, Éditions Gallimard, 2004.
[4] Qui, rappelons-le, fut justement l’assistant de Kinoshita Keisuke pendant plusieurs années.
[5] Cf. Richie Donald, Le Cinéma japonais, op. cit., passim.
[6] Cf. Hand Richard J., « Aesthetics of Cruelty: Traditional Japanese Theater and the Horror Film », art. cité.
[7] Cf. Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité.
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