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Dossier Kwaidan 11 : Un film présentationnel au service de tous les arts - L'omniprésence des arts visuels et de la culture matérielle

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 11 : Un film présentationnel au service de tous les arts - L'omniprésence des arts visuels et de la culture matérielle

La première partie se trouve ici, la précédente .

Dans l’entretien que nous avons déjà cité à plusieurs reprises, conduit par Léo Bonneville quelques années après la sortie de Kwaidan (Kaidan 怪談), Kobayashi Masaki 小林正樹, interrogé sur son désir ou non de satisfaire la clientèle internationale, a cette réponse définitive et d’un laconisme déconcertant : « En faisant des films, je cherche exclusivement à faire valoir la culture japonaise. »[1] C’est sûrement plus compliqué que cela, pour qui a vu d’autres films de ce réalisateur, mais il y a bien cette intention dans celui-ci ; déjà, à la page précédente, après avoir loué les écrivains russes comme étant ses préférés, concernant la peinture, il répondait ceci : « C’est la peinture orientale qui m’a le plus marqué. J’ai commencé par étudier l’art japonais qui m’a conduit à l’art chinois et ensuite à l’art grec. Car je voulais devenir professeur d’art. C’est dans Kwaidan que j’ai le plus utilisé mes notions d’art. En fait, pour Kwaidan, j’ai fait de nombreuses recherches artistiques. »[2] Le nom n’est pas cité, mais la référence à l’enseignement d’Aizu Yaichi 会津 八一 ne fait guère de doute.

 

Pour autant, le rapport à l’art dans Kwaidan est en fait bien plus complexe que ce que ces quelques lignes à la limite de la provocation pourraient laisser supposer – notamment, Kwaidan, tout jidaigeki 時代劇 qu’il soit, n’est pas nécessairement un film passéiste, et contient des éléments, réguliers, qui penchent nettement plus vers l’avant-garde. Mais il traite beaucoup d’aspects artistiques, sans forcément y passer trop de temps à chaque fois. L’impression, pourtant, est que tout est là ou peut s’en faut – à cet égard, le projet derrière le film a bien quelque chose d’encyclopédique.

 

Tout ne concerne d’ailleurs pas que les arts visuels, ou bien pas seulement l’aspect visuel de tel ou tel art : nous avons déjà parlé du théâtre, nous parlerons de la musique ensuite ; la littérature a ici sa place, comme le dernier récit le démontre sans peine, et sans doute le cinéma lui-même, dans une posture autoréflexive, que les troisième et quatrième épisodes, plus particulièrement, développent assez nettement.

 

Les arts visuels sont cependant omniprésents – mais aussi la culture matérielle, les arts décoratifs : certains aspects en ont d’ailleurs déjà été évoqués, indirectement, comme les costumes.

 

Chaque épisode, par ailleurs, a ses domaines de prédilection – même si le troisième, « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話), est de loin le plus riche et varié de tous à cet égard.

 

Cependant, le questionnement artistique précède en fait les quatre histoires – car le générique fait partie du film, et introduit déjà, sur un mode forcément allusif, quelques clefs du traitement pictural du film, notamment. Les gouttes d’encre qui se diluent dans l’eau donnent un sentiment d’avant-garde, et pourtant elles peuvent évoquer en parallèle d’autres choses. Le première goutte est noire (fig. 1), et peut renvoyer à la peinture monochrome à l’encre de Chine – en même temps qu’elle est aussitôt détournée pour déboucher sur une calligraphie, celle du titre, qui semble à l’étroit dans le format cinémascope (fig. 2).

Fig. 1
Fig. 2

Par la suite, cependant, les gouttes sont colorées – comme s’il s’agissait, pour le réalisateur qui tourne ainsi son premier film en couleur, de reléguer au passé le noir et blanc des premières séquences du générique. Le mélange des couleurs, enfin, qui demeurent pourtant très tranchées, donne les premières indications sur le traitement chromatique du film à venir.

 

Le contenu artistique du premier récit, « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪), concerne essentiellement la peinture japonaise classique, plus précisément les rouleaux emaki 絵巻 de style yamato-e 大和絵. Il y faut un cadre approprié : la luxueuse maison de la seconde épouse, avec ses innombrables servantes. Kobayashi Masaki semble en effet avoir puisé son inspiration, ici, essentiellement dans les rouleaux reproduisant des scènes du Dit du Genji (Genji monogatari 源氏物語) de Murasaki Shikibu 紫式部, dans des couleurs chatoyantes, et avec un effet d’abolition des perspectives que le réalisateur tente de reproduire sur la base de variations autour de ses principes stylistiques habituels – notamment, l’emploi d’une caméra placée en hauteur, et qui joue des angles obliques dans la composition : l’effet obtenu est celui d’une sensation d’un tableau à deux dimensions. Voici quelques exemples tirés des emaki (fig. 3-5).

Fig. 3
Fig. 4
Fig. 5

Et voici l’effet produit, dans cet esprit, par la réalisation de Kobayashi Masaki (fig. 6-7).

Fig. 6
Fig. 7

La maison de la seconde épouse, à la différence de celle de la première, car elle est en trop piteux état, est sans doute aussi l’occasion d’envisager la thématique architecturale ; toutefois, cette dimension est bien davantage prononcée dans la quatrième histoire, avec une grande demeure de style traditionnel, aussi y reviendrons-nous plutôt à ce moment-là.

 

En dehors de l’inspiration marquée du yûrei-zu 幽霊図, sur laquelle il n’est pas nécessaire de revenir, le deuxième récit, « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女), est le plus problématique au regard de cette thématique – pour une raison simple : c’est une histoire qui concerne le peuple, en tant que telle moins propice à la démonstration de richesses artistiques, que ce soit celles des aristocrates et des guerriers, comme dans les épisodes 1 et 4, ou celles des institutions religieuses, comme dans l’épisode 3. Même la culture matérielle n’y a guère sa place, surtout en comparaison de la dernière histoire, encore une fois. On peut tout de même relever la forme caractéristique de la ferme de Minokichi 巳之吉, même sous la neige (fig. 8) ou dans l’obscurité (fig. 9).

Fig. 8
Fig. 9

Peut-être pouvons-nous évoquer également les sandales confectionnées par Minokichi avec toute la passion d’un artiste, et qui jouent un grand rôle symbolique à la fin du segment (fig. 10).

Fig. 10

Mais, dans l'ensemble, cet épisode joue donc dans une autre catégorie : dans le domaine pictural, il s’intéresse bien moins à la peinture classique qu’à l’avant-garde. Cela ressort notamment, bien sûr, des décors peints caractéristiques de l’épisode, ceux figurant des yeux et qui évoquent le surréalisme et le symbolisme (fig. 11 et 12), mais aussi d’autres ; ainsi, ce décor associé à la rencontre entre Minokichi et O-Yuki お雪 (fig. 13) peut faire penser à de la peinture contemporaine, et notamment, au Japon, au tableau Rivière (Nagare 流れ), de Tokuoka Shinsen 徳岡神泉 (1954)[3] (fig. 14).

Fig. 11
Fig. 12
Fig. 13
Fig. 14

En fait d’abstraction, nous avions également mentionné ce ciel monochrome rouge (fig. 14) et cet étonnant gros plan sur une cascade (fig. 15).

Fig. 15
Fig. 16

Le cas du troisième épisode, « Histoire de Hôichi sans oreilles », est plus complexe : c’est le plus riche en éléments artistiques, très divers.

 

Il faut commencer par singulariser la « reconstitution » de la bataille de Dan-no-ura (Dan-no-ura no tatakai 壇ノ浦の戦い), qui, outre l’influence du kabuki 歌舞伎 et le rôle central de la référence aux « moines au biwa » (biwa hôshi 琵琶法師), mêle des références à plusieurs traditions picturales. L’histoire de la bataille est en effet pour partie rapportée au travers d’illustrations quelque peu trompeuses : les premiers plans des navires, les plus éloignés (fig. 17-18), font au premier chef penser à des emaki de style yamato-e, comme dans le premier épisode, mais cette fois l’inspiration relève logiquement des rouleaux peints narrant le cycle épique des Taira et des Minamoto, dont Le Dit de Heiji (Heiji monogatari 平治物語) (fig. 19-20), et bien sûr Le Dit des Heiké (Heike monogatari 平家物語), dont certains représentent justement la bataille de Dan-no-ura (fig. 21).

Fig. 17
Fig. 18
Fig. 19
Fig. 20
Fig. 21

Mais, à y regarder de plus près, les peintures représentées dans ce segment du film, si elles puisent pour partie leur inspiration dans ces antiques emaki de style yamato-e, sont d’une facture plus moderne (fig. 22-33).

Fig. 22
Fig. 23
Fig. 24
Fig. 25
Fig. 26
Fig. 27
Fig. 28
Fig. 29
Fig. 30
Fig. 31
Fig. 32
Fig. 33

Noter que les deux dernières n’apparaissent pas durant la scène de la bataille, mais plus tard, quand Hôichi 芳一 la raconte. Les vues d’ensemble évoquent bien les emaki, mais les gros plans ont un style naïf plus moderne, parfois caricatural (à titre d’exemple, la (fig. 26) est supposée représenter le grand héros et vainqueur de la bataille Minamoto no Yoshitsune 源義経), et qui peut évoquer un entre-deux, avec les estampes ukiyo-e 浮世絵 d’une part, la bande dessinée de l’autre ; à vrai dire, concernant les premières, l’influence des représentations, justement, de la bataille de Dan-no-ura par Utagawa Yoshikazu 歌川芳員, actif vers 1850-1870, est plus que probable (fig. 34-35).

Fig. 34
Fig. 35

Plus tard dans l’épisode, une autre tradition picturale est évoquée : celle des Rouleaux des enfers (Jigoku-zôshi 地獄草紙(fig. 36).

Fig. 36

 

Mais le reste de l’épisode met surtout en valeur d’autres arts – probablement ceux qui résonnent le plus avec les enseignements du mentor Aizu Yaichi.

 

Il s’agit tout d’abord d’architecture – celle du temple où vit Hôichi, avec ses dépendances, les divers bâtiments étant mis en valeur par la composition et les couleurs (fig. 37-40).

Fig. 37
Fig. 38
Fig. 39
Fig. 40

En matière d’architecture, cependant, il faut aussi mentionner le palais fantasque des Heike défunts, mais, pour le coup, son ordonnancement même est parfaitement irréaliste, aussi est-il difficile de le rattacher à une tradition quelconque (fig. 41-42).

Fig. 41
Fig. 42

À l’intérieur du temple, cependant, il faut aussi mentionner la statuaire bouddhique (fig. 43-45).

Fig. 43
Fig. 44
Fig. 45

La dernière histoire, enfin, « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中), met l’accent sur deux aspects : l’architecture, et les arts décoratifs, notamment la céramique.

 

Pour ce qui est de l’architecture, cela ressort notamment de la vaste demeure du seigneur de Kannai 関内. C’est une maison traditionnelle dans son ordonnancement, les shôji 障子, les fusuma , etc. Cependant, ses dimensions sont palatiales, ce qui contribue à accroître son austère élégance (fig. 46-47).

Fig. 46
Fig. 47

La perfection glacée de cette bâtisse offre un contraste avec la maison de l’écrivain, traditionnelle sans doute, cependant plus chaotique dans son ordonnancement – impression renforcée par les livres qui traînent, et le mobilier bien plus présent (fig. 48-49), là où le palais se voit en tout et pour tout conférer une étrange horloge (fig. 50).

Fig. 48
Fig. 49
Fig. 50

Ce qui nous amène aux arts décoratifs et à la culture matérielle, qui ont une certaine importance dans ce segment.

 

Et tout particulièrement la céramique (tojiki 陶磁器), du fait du thème même de l’histoire. La réalisation met ainsi l’accent, à deux reprises, sur deux bols ou tasses. Le premier est celui qu’examine Kannai après avoir pour la première fois vu à l’intérieur le reflet de Shikibu Heinai 式部平内 ; il jette le thé, et regarde le bol ; à l’écran, cela donne l’impression d’un objet que quelqu’un d’autre présenterait à notre examen, c’est un dispositif de démonstration à maints égards (fig. 51).

Fig. 51

Et, à la fin de l’épisode, un projecteur attire notre attention sur un petit bol, ou peut-être plutôt une tasse, qui a roulé par terre dans la maison de l’écrivain dès lors déserte (fig. 52) ; après quoi nous avons un gros plan de l’objet, où les jeux d’ombre et de lumière, là encore, évoquent un procédé de démonstration (fig. 53), et c’est sur ce plan que s’achève le film – autant de manières de signifier l’importance de cet objet du quotidien que l’on jugerait quelconque en toutes autres circonstances.

Fig. 52
Fig. 53

Ces objets du quotidien sont les plus importants, mais le segment en évoque quelques autres, et tout d’abord ces raquettes avec lesquelles jouent des jeunes filles devant la maison de l’écrivain (fig. 54).

Fig. 54

Ensuite, il y a les objets divers qui traînent dans la chambre de Kannai (fig. 55). D’une certaine manière, on reste dans l’univers du jeu, puisque le samouraï s’amuse à les jeter pour renverser un autre objet. Quoi qu’il en soit, il y a là plusieurs éventails ôgi , ainsi qu’une arme courte, probablement un wakizashi 脇差 (mais Kannai, dans d’autres scènes, dégaine plus qu’à son tour son sabre, katana ).

Fig. 55

Sur un mode relativement discret, ce dernier épisode présente donc divers aspects de la culture matérielle japonaise au quotidien ; son association aux autres épisodes, et tout particulièrement à celui qui le précède immédiatement, contribue à la considération de ces objets d’arts dit décoratifs comme autant d’œuvres d’art de manière générale.

 

[1] Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité, p. 65.

[2] Ibid., p. 64.

[3] Cf. STANLEY-BAKER Joan, L'Art japonais, Paris, Thames & Hudson, 2001, pp. 168 et 196.

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