La Cérémonie, de Nagisa Ôshima
Titre : La Cérémonie
Titre original : Gishiki 儀式
Réalisateur : Ôshima Nagisa
Année : 1971
Pays : Japon
Durée : 123 min.
Acteurs principaux : Kawarasaki Kenzô (Sakurada Masuo), Kaku Atsuko (Sakurada Ritsuko), Otowa Nobuko (Sakurada Shizu), Nakamura Atsuo (Tachibana Terumichi), Tsuchiya Kiyoshi (Sakurada Tadashi), Satô Kei (Sakurada Kazuomi), Koyama Akiko (Sakurada Setsuko)…
J’ai finalement assez peu pratiqué le cinéma d’Ôshima Nagisa – celui dont on avait fait le chien fou de la « nouvelle vague » japonaise (de la Shôchiku). En fait, je n’en connaissais jusqu’alors que trois films, L’Empire des sens, Furyo et Tabou – trois films que j’avais adorés, certes, même si Furyo, ou plutôt Merry Christmas, Mr Lawrence, est le seul que j’ai revu régulièrement. Il était bien temps d’en découvrir davantage, par exemple avec La Cérémonie, dont une camarade avait dit le plus grand bien. C’est maintenant chose faite – reste à en parler, ce qui ne s’annonce pas évident… Ce qui est évident, c’est qu’il s’agit d’un très bon film, cela dit !
La Cérémonie est une œuvre très ambitieuse dès son postulat. Il s’agit, au travers de longs flashbacks, de revenir sur vingt-cinq années environ du vécu d’une famille japonaise traditionnelle, puissante ou qui le fut seulement mais prétend toujours l’être, ce vécu étant apposé à celui de la société japonaise de l’époque, du retour des colons de Mandchourie après la défaite de 1945, au suicide de Mishima ou à l’exposition universelle d’Ôsaka, en 1970, fonction du critère que vous choisirez de mettre en avant (je crois que les deux sont pertinents). Cette famille, les Sakurada, a une empreinte terrible sur ses membres – ceci alors même que, comme dans toutes les familles, ils ne se retrouvent guère que pour des mariages ou des enterrements, ces cérémonies (plurielles, oui) qui fournissent sa structure au film. Cet éloignement relatif ne permet pourtant pas de se libérer de la pression exercée par le clan, personnifiée par l’effrayante et cruelle figure du grand-père, Kazuomi (un Satô Kei aussi étonnant qu’intimidant) ; le paraître (le tatemae ?) a une importance cruciale dans ce contexte… mais qui ne parvient jamais totalement à dissimuler l’autre mode ordinaire des relations au sein de la famille Sakurada : l’inceste. C’est en fait ce qui complique la généalogie du clan – a fortiori quand la rumeur s’en mêle, sur le ton de la blague guère innocente, ou d’une totale indécision : tous les personnages en sont affectés.
Cela vaut notamment pour le personnage principal (et narrateur, avec des voix off récurrentes), Masuo. C’est lui qui se souvient, essentiellement – ceci à l’occasion d’un voyage précipité avec sa cousine Ritsuko, car ils ont reçu un télégramme de leur « oncle » (?), et/ou cousin, demi-frère, amant, camarade, rival, etc., Terumichi… dans lequel ce dernier annonçait sa propre mort ! Masuo et Ritsukuo quittent précipitamment Tôkyô, et l’omniprésence du clan Sakurada, pour gagner en bateau la petite île, au sud du Japon, où vivait Terumichi. C’est à l’occasion de ce voyage en bateau que Masuo se souvient – essentiellement, donc, de mariages et d’enterrements.
Masuo, dans ses toutes premières apparitions à l’écran, braillant au téléphone, donne tout d’abord l’image d’un homme sec et dur – en fait, ce n’est pas le cas, ainsi qu'on le comprend très vite ; ces traits s’appliquent bien davantage à son grand-père Kazuomi… mais l’ultime cérémonie est bien celle de l’enterrement du patriarche ! Dès lors, Masuo est supposé lui succéder – et perpétuer la vanité anachronique du clan Sakurada. Il n’en a aucune envie, cela n’est guère dans son tempérament, plutôt veule voire faible, mais, au fond, il sait très bien qu’il n’a pas le choix. Le fatalisme caractérise la plupart des personnages du film.
La noirceur domine dans les souvenirs de Masuo – ceci, dès les plus anciens, alors que, tout enfant, il a dû fuir la Mandchourie du fait de l’effondrement de l’empire japonais en 1945. Nous apprenons rapidement que son père s’est suicidé l’année suivante, à l’annonce par l’empereur de ce qu’il n’était pas une divinité. C’est que la famille Sakurada, traditionnelle dans sa structure dite ie, de la « maison », l’est aussi politiquement… Plusieurs de ses membres témoignent régulièrement de leur positionnement à l’extrême droite, ou du moins de leur sens farouche de l’aristocratie, toujours mêlée d’une xénophobie plus ou moins déclarée. Tadashi, une fois adulte (mais tout nous indique qu’il demeure un enfant), deviendra un militant porté sur le décorum bravache, exposant ses projets de coup d’État – il fait beaucoup penser aux jeunes gens de la « Société du Bouclier » fondée par Mishima… Mais il faut dire que Tadashi est le fils de Susumu, longtemps resté captif en Chine comme criminel de guerre – et quand il revient, il ne dit rien, il ne semble pas en mesure de dire quoi que ce soit… Cependant, la famille Sakurada n’est pas à une acrobatie près pour maintenir sa façade de puissance : au côté des nationalistes, elle peut très bien s’accommoder d’un « oncle » communiste, s’il dispose d’un certain pouvoir (ledit communiste ne cherchant de son côté pas autre chose en intégrant la famille, après bien des efforts). Lors d’une des cérémonies de mariage, tous les convives chantent (atrocement faux), et les chants patriotiques répondent à L’Internationale comme aux succès de variété ou aux souvenirs flous de vieux hymnes de chambrée.
La critique sociale va cependant bien au-delà de ce tableau politique. La Cérémonie dépeint un Japon qui change rapidement, mais qui peine toujours sous le joug des anciennes générations, de leur incompréhension fondamentale de ce qui se passe autour d’elles, et de leur fanatisme dès lors qu’il s’agit de « défendre les traditions ». Ceci, quelles que soient ces traditions – car l’inceste endémique au sein de la famille Sakurada en fait partie, au même titre que le respect inconditionnel des volontés du grand-père en termes de mariage, de positionnement politique ou d’activité professionnelle ou économique. Masuo, littéralement, est sans cesse écrasé par la cruauté aveugle et mesquine de ce grand-père Kazuomi, qu’il hait, mais qu’il doit aussi devenir un jour. Le moment le plus terrible du film, à cet égard, est probablement la scène du mariage de Masuo… ceci alors que la mariée est absente – et, clairement, qu’elle a fui cette union, dont elle ne voulait pas entendre parler. On aurait pu annuler le mariage ; cela aurait été brièvement embarrassant, mais une simple concession à la réalité des faits. Kazuomi refuse : le mariage aura lieu en l’absence de la mariée ! Et tous de se livrer à la cruelle comédie de saluer la beauté de celle qui n’est pas là, son caractère « purement japonais », au travers de pantomimes grotesques prétendant la présence de l’épouse. Masuo, contraint et forcé, participe à cette farce de très mauvais goût, tenant par la main une absence – la plus humiliante des épreuves. Tout le monde « fait comme si » : c’est ainsi que se font les choses dans la famille Sakurada aux ordres d’un patriarche borné et haïssable ; serait-ce ainsi que se font les choses dans un Japon écartelé entre le culte de ses traditions et la réalité d’un monde qui change à toute vitesse ? On est assurément en droit de le supposer…
La réalisation d’Ôshima est forcément parfaite. Les plans bénéficient d’une attention marquée à la composition, et certains traits reviennent souvent, mais avec pertinence, comme ce goût marqué des plans « symétriques », où la perspective dans l’axe souligne la majesté creuse des rites des Sakurada ; cette approche qui, en Occident, pourrait évoquer un Kubrick, se conjugue avec d’autres principes de réalisation, dont une tendance à filmer les répliques des protagonistes de face, avec champ et contrechamp, ce qui nous ramène probablement davantage à Ozu. Il faut noter aussi le jeu sur les couleurs, très marquées, riches de contrastes, ceci dans des décors, et éventuellement des postures, qui n’ont absolument rien de réaliste, mais conjuguent attrait pour la théâtralité, comme une composante essentielle du fonctionnement du ie Sakurada, et tentation de l’abstraction, qui à la fois renforce et contredit les artifices scéniques.
C’est peut-être là que se situe le petit bémol que votre béotien de serviteur ne saurait passer sous silence, sous peine d’imposture. Si j’ai beaucoup aimé La Cérémonie, si c’est à l’évidence et « objectivement » un très bon film, je ne saurais dissimuler que quelques-uns de ses aspects m’ont moins parlé – et notamment une tendance marquée à… « l’intellectualisation » ? Je n’aime pas employer ce terme, mais, de temps en temps, sans doute en raison simplement de mon ignorance, je regrette que des auteurs, qui n’en ont assurément pas besoin pour briller, se complaisent un peu dans « l’auteurisant », au fil notamment de saynètes grotesques où tout déraille brusquement, et où le comportement des personnages, ultra-symbolique, n’a pas d’autre fonction que de souligner la dimension « intellectuelle » du film, qui là encore n’en avait en rien besoin. Préjugé « Nouvelle Vague » ? Certaines scènes ne dépareraient pas dans un Godard, je suppose – et ça m’emmerde un peu (comme Rohmer dans un autre registre, oui, je sais, je suis un béotien). Peut-être aussi la partition très forte mais aussi très brève et sempiternellement reprise de l’excellent Takemitsu Tôru y participe-t-elle ? Les quatre films d’Ôshima que j’ai vus, celui-ci inclus donc, m’ont tous beaucoup plu, mais celui-ci, à la différence des trois autres, me paraît parfois un peu affecté par ce travers – ou du moins cette chose que j’ai tendance à envisager comme un travers. Les trois autres films, tous postérieurs, me paraissent plus « directs », et cela me parle davantage – comme, globalement, le cinéma d’un Imamura Shôhei, pour citer un autre auteur génial contemporain, plus ou moins associé à cette idée d’une « nouvelle vague japonaise » (de toute façon un concept très critiquable, car ses racines sont bien plus commerciales que théoriques).
Avec ce bémol éventuel, qui n’en sera pas un pour tout le monde, La Cérémonie demeure un excellent film, aucun doute à cet égard. La réalisation très habile, bien servie par une interprétation sensible plutôt que réaliste (mentions particulières pour Kawarasaki Kenzô dont l’air de chien battu colle à merveille à Masuo, Kaku Atsuko qui compose une Ritsuko maladive et passée de sensuelle à glaciale, Koyama Akiko dans le rôle du fantasme rebelle Setsuko, Satô Kei enfin en grand-père terrible), accompagne bien un propos glaçant et redoutable, juste à n’en pas douter, qui, au travers du tableau presque masochiste de la décadence des Sakurada, dépeint un Japon qui peine à se libérer du poids oppressant de traditions ne rimant à rien. C’est un sujet qui me parle – à moi qui n’ai jamais compris pourquoi les traditions, quelles qu’elles soient, ici ou ailleurs, de manière générale, seraient bonnes en tant que telles ; et à vrai dire de même pour la famille. À voir, indubitablement.
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