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Dersou Ouzala, d'Akira Kurosawa

Publié le par Nébal

Dersou Ouzala, d'Akira Kurosawa

Titre : Dersou Ouzala

 

Titre original : Dersu Uzala (Дерсу Узала)

 

Titre alternatif : L’Aigle de la taïga

 

Réalisateur : Kurosawa Akira

 

Année : 1975

 

Pays : URSS – Japon

 

Durée : 142 min.

 

Acteurs principaux : Maksim Mounzouk (Dersou Ouzala), Youri Solomine (Vladimir Arseniev)…

À LA RESCOUSSE D’UN GÉNIE

 

Dersou Ouzala est un film très singulier dans la carrière de Kurosawa Akira – et d’une très grande importance pour la suite des événements.

 

Dans les années 1970, le cinéma japonais, et son système des studios, sont en crise – à vrai dire, ladite crise avait déjà été bien entamée dès les années 1960. Kurosawa, qui tournait approximativement un film par an depuis le milieu des années 1940, rencontre à partir de Barberousse, en 1965, des difficultés pour monter ses nouveaux projets – d’autant que le public, la critique comme les sociétés de production, après l’avoir porté aux nues comme étant l’homme qui a révélé le cinéma japonais au monde avec Rashômon, tout en enchaînant les succès artistiques aussi bien que populaires, le public, la critique et les studios, donc, commençaient alors à le bouder pour son cinéma jugé « trop international ».

 

Après Barberousse, donc, qui constitue sa dernière collaboration avec son acteur fétiche devenu star, Mifune Toshirô, il lui faut attendre cinq ans pour sortir un nouveau film, Dodes’kaden (dans le contexte de la Yonki no kai, dont j’avais parlé en traitant de Kobayashi Masaki – un article qui peut éclairer la situation de Kurosawa Akira à cette époque) ; hélas, ce film, dans lequel le réalisateur s’était beaucoup investi, connaît un terrible échec commercial en même temps que critique – c’en est au point où Kurosawa, bien vite, ne peut absolument plus tourner au Japon… Artiste exclu de son art, aux abois, le réalisateur fait une tentative de suicide…

 

Le salut, de manière inattendue, viendra de l’extérieur – ce qui n’arrangera pas forcément la réputation de Kurosawa au Japon, pour un temps du moins. En effet, les quatre films suivants du réalisateur, tous séparés par cinq années à chaque fois, seront des financements internationaux – soviétique dans le cas qui nous intéresse, puis américains, par deux fois (Kagemusha et Rêves), et français (Ran). Dersou Ouzala est le premier de ces films « étrangers », et le plus « radical » sous cet angle, puisque le film est présenté comme soviétique, et a été tourné en Sibérie avec une équipe presque exclusivement soviétique, avec des acteurs russes et en langue russe, fait unique.

 

Mais justement : le succès du film en Occident, puisqu’il est applaudi aussi bien à Moscou qu’aux Oscars, a pu jouer un certain rôle dans l’entreprise ultérieure d’admirateurs américains, tels Francis Ford Coppola, George Lucas, Martin Scorsese et Steven Spielberg, visant à permettre à Kurosawa de continuer à tourner – ce qui débouchera cinq ans plus tard sur Kagemusha, film pour lequel le réalisateur japonais obtiendra (enfin ?) la Palme d’or (même si je tends à croire qu’elle récompensait plus une carrière que ce film en particulier). On est donc tenté de dire que Dersou Ouzala a sauvé le réalisateur.

 

L’IMPLICATION DE KUROSAWA

 

Pour autant, il ne s’agit pas d’un pur film de commande. Si le projet est véritablement né, en 1971, quand des producteurs russes ont démarché Kurosawa Akira, celui-ci, dont on sait qu’il prisait la littérature russe (plusieurs de ses films sont des adaptations de Dostoïevski, de Gorki…), avait lu et beaucoup apprécié, dans sa jeunesse, les livres largement autobiographiques de l’officier topographe Vladimir Arseniev qui sont à l’origine de Dersou Ouzala – l’acteur Youri Solomine, qui incarne Arseniev dans le film de Kurosawa, a même avancé que le réalisateur aurait songé, vers le début de sa carrière, à adapter ces récits mêlant l’aventure à l’humanisme, éventuellement en les transposant dans un cadre japonais.

 

Quoi qu’il en soit, Kurosawa a saisi cette occasion de tourner un autre film, un film « différent », et dans un cadre naturel magnifique – une atmosphère autrement plus respirable que celle des studios japonais en crise et d’un public nippon ingrat.

 

Par ailleurs, il s’accapare bien vite le projet : comme souvent, il est crédité en tant que coscénariste du film – et il épuise ses directeurs photo russes (il en a conservé un de japonais, comme une exception…), avec ses méthodes de tournage très perfectionnistes.

 

Il sait aussi résister aux mauvaises idées : on dit que les producteurs russes, en démarchant Kurosawa, avaient avancé que, « en toute logique », le rôle de Dersou Ouzala pourrait voire devrait être interprété par la star indissociable du réalisateur, Mifune Toshirô donc… Une idée au mieux saugrenue, au pire parfaitement ridicule (outre que les rapports entre le réalisateur et l’acteur étaient probablement compliqués depuis Barberousse) ; Kurosawa Akira ne s’est pas laissé faire, et a imposé à la production un acteur russe (et plus précisément touvain) encore amateur à l’époque, Maksim Mounzouk – un choix des plus pertinent, car l’acteur se montra brillant, et crevait l’écran dans ce film qui lui valut immédiatement une certaine célébrité.

 

DERSOU, D’ARSENIEV À KUROSAWA

 

Le film s’inspire donc des écrits de Vladimir Arseniev, des sortes de mémoires mais teintés du souffle de l’aventure, dans lesquels l’auteur, officier topographe, raconte ses expéditions dans l’Extrême-Orient russe, dans la première décennie du XXe siècle – le régime tsariste l’y avait dépêché, avec une troupe de soldats, pour cartographier ces régions mal connues, entre taïga et forêt, au nord de la frontière avec la Chine (et, à vrai dire, à l’ouest du Japon, l’archipel n’étant pas si loin, au fond – du moins sur une carte).

 

Là-bas, Arseniev a fait la rencontre d’un chasseur golde du nom de Dersou Ouzala – un ermite nomade, qui vivait seul depuis que la variole avait emporté sa femme et ses enfants, un homme très habile, et qui connaissait la région comme sa poche ; le topographe l’a embauché au service de son expédition, et le petit homme s’est avéré le meilleur des guides, faisant gagner beaucoup de temps à la petite troupe, lui apprenant quantité de choses utiles, et, parfois, sauvant purement et simplement la vie de ses membres, Arseniev au premier chef. Et c’est ainsi que s’est nouée une amitié extrêmement forte entre Arseniev, le scientifique, le civilisé, et Dersou Ouzala, l’homme sauvage au sens étymologique.

 

Telle est la base du film de Kurosawa Akira – qui s’appuie donc sur des faits authentiques, si au travers du récit qu’a pu en faire Arseniev. Mais le film commence en fait par la fin – quand Arseniev se rend dans une ville en construction, où la tombe de son ami Dersou Ouzala a disparu, emportée par les travaux en même temps que la forêt caractéristique de la région ; d’emblée, le personnage est ainsi confronté aux conséquences de ses propres travaux, d’une manière qui l’affecte profondément…

 

Après quoi le film revient sur les deux expéditions d’Arseniev dans la région, en 1902, puis en 1907 : dans la première, il rencontre Dersou Ouzala, et s’attache au chasseur golde, a fortiori après que celui-ci lui a sauvé la vie, dans la fameuse scène de la tempête, sans doute la plus connue du film, et à vrai dire un monument de l’histoire du cinéma en tant que telle.

 

Lors de la seconde expédition, cinq ans plus tard, les deux hommes se croisent à nouveau, dans l’immensité désertique de la taïga, et leur amitié devient plus solide que jamais. Mais les choses tournent mal pour Dersou Ouzala – qui craint d’avoir tué un tigre, geste funeste et supposé lui valoir la malédiction des esprits sylvestres, puis constate que sa vision a baissé, ce qui l’exclut de ce monde de la taïga, peu ou prou le seul qu’il ait jamais connu…

 

Le chasseur est bien contraint d’accepter l’offre d’Arseniev de le suivre à l’ouest, dans la ville de Khabarovsk, pour y prendre sa retraite, d’une certaine manière ; mais Dersou ne peut tout simplement pas se faire à la vie en milieu urbain, il ne peut pas comprendre ce monde où l’on vend l’eau et le bois, et il reprend enfin le chemin de la taïga – après avoir accepté un beau cadeau d’Arseniev, un fusil du modèle le plus récent, supposé pallier sa vue déficiente.

 

Par une cruelle ironie, ce fusil sera la cause de la mort du chasseur, en 1908 – un brigand l’a tué pour s’en emparer… Ellipse brutale, quand Arseniev se rend auprès du cadavre de son ami, enterré sans cérémonie dans la terre glacée – et nous savons, depuis le début du film, que cette tombe aura déjà disparu en 1910, autant dire le lendemain ou peu s'en faut…

 

LA NATURE SUBLIMÉE

 

De manière flagrante car très visuelle, Dersou Ouzala est d’abord un magnifique film sur la nature – un des plus beaux. Le film est tourné en extérieurs dans ces régions très rudes – à vrai dire, les conditions sont telles qu’elles ne facilitent guère le tournage (notamment semble-t-il lors de la fameuse scène de la tempête), d’autant que celui-ci est assez long (rappelons que le projet avait été initié quatre ans avant la sortie du film en salles) : Kurosawa Akira, avec son perfectionnisme caractéristique, et en bénéficiant par ailleurs de la couleur (sauf erreur, dans la filmographie du cinéaste, seul Dodes’kaden, précédemment, avait été tourné ainsi), sublime cette nature sauvage, dans sa majesté et sa beauté comme dans sa redoutable et intimidante violence. Le film abonde en plans magnifiques, qui opèrent comme une dialectique entre la splendeur écrasante du cadre naturel et l’aventure à hauteur d’homme – les plans larges alternant avec des plans plus resserrés et pas moins saisissants (là encore, voyez la scène de la tempête, notamment, où le son produit un effet similaire, les halètements des hommes se noyant dans le vent qui se lève).

 

Mais la beauté sauvage de la nature n’est pas qu’une affaire de contexte, elle imprègne aussi le propos du film, qui a une certaine dimension écologiste probablement pas si fréquente à l’époque. Ceci étant, elle doit beaucoup à la pensée animiste de Dersou Ouzala, qui a sans doute des échos dans la spiritualité japonaise et notamment le shintô. Pour le chasseur golde, tout, dans la nature, est « homme » : le soleil, le vent, la rivière – ou encore le feu, ou le tigre, auxquels il parle. Dans les premières occasions où il fait état de cette vision du monde, les soldats russes sont portés à ricaner – mais pas Arseniev, et, chez ses hommes, le sarcasme condescendant ne dure finalement guère. C’est que les Russes ne peuvent que constater l’harmonie entre Dersou Ouzala et le cadre naturel qu'il a fait sien – et cette harmonie est d’une certaine manière sa principale leçon aux soldats du tsar, et d’abord à leur chef Arseniev, le scientifique en tant que tel forcément éloigné de toute forme de pensée magique (dit-on).

 

Cependant, Arseniev, au fur et à mesure que le film progresse, est tout autant amené à prendre conscience que l’objet même de sa mission dans ces territoires sauvages consiste à faire reculer la Frontière vers l’est – il porte avec lui la civilisation, l’urbanisation, pour ainsi dire la négation même de tout ce qui fait le monde harmonieux de son ami le chasseur golde ; or celui-ci ne peut s’y faire, ainsi que son séjour en ville le démontre de manière particulièrement cruelle – et, ultime ironie, c’est le cadeau d’Arseniev, ce fusil dernier modèle qui représente à la fois la pointe de la civilisation et tout ce qu’elle implique à son tour de violence, humaine cette fois, c’est ce cadeau donc qui constituera le motif funeste de la fin du chasseur – tandis que la progression de la ville, dès le début du film, a entériné la fin dès lors inéluctable de son monde.

 

J’ai lu çà et là des critiques jugeant le propos du film naïf à cet égard, voire carrément niaiseux. Je ne peux pas adhérer à ce point de vue – et, pourtant, je ne suis vraiment pas porté à priser « l’harmonie » (blah, blah, blah), et, tout en ayant une certaine sympathie pour la cause écologiste, et même plus que cela, je ne peux tout simplement pas faire de la nature un absolu, « bon » en tant que tel. Mais, pour le coup, j’adhère sans peine au propos du film, car il se montre bien plus subtil qu’on ne l’a parfois dit à cet égard – et peut-être pas si unilatéral, d’ailleurs, même si cette vision du monde connaîtra d’autres échos dans la filmographie de Kurosawa (ainsi à la toute fin de Rêves – et, pour le coup, ça me parle alors beaucoup moins, même si j’ai forcément aimé ce film également).

 

UNE ODE À L’AMITIÉ

 

Mais Dersou Ouzala est au moins autant, et probablement davantage, une ode à l’amitié. Au cœur du film réside le lien très fort qui unit bientôt Vladimir Arseniev et Dersou Ouzala. La scène de la tempête scelle cette amitié, mais il ne faut pas s’y tromper : le sentiment qui rapproche les deux hommes ne tient pas seulement à la conviction de l’officier topographe d’avoir une dette envers le chasseur golde. Cela va par ailleurs au-delà de l’admiration pour ce chasseur si bien intégré dans son environnement ; Arseniev et ses hommes, à n’en pas douter, sont fascinés par l’étendue des connaissances de Dersou Ouzala, par l’extrême acuité de ses cinq sens, par son habileté au fusil, et peut-être plus encore par la « belle âme » dont fait toujours preuve le petit homme, mais cela va bien au-delà : comme l’amour, cette amitié ne relève finalement guère de la raison, et n’appelle pas forcément d’explications, vaines en tant que telles.

 

Qu’importe : le spectateur ne peut que frémir à ces scènes où les hommes se croisent ou se séparent, et les appels des deux, « Dersou ! », « Capitaine ! », puisque le chasseur n’appelle jamais son ami autrement (et Vova, le fils d’Arseniev, deviendra logiquement en son temps le « petit capitaine »), ces cris donc résonnent longtemps dans le crâne, avec quelque chose d’un enthousiasme délicieusement juvénile.

 

Mais, là encore, le tableau n’est peut-être pas si naïf qu’on pourrait le croire, car l’ode à l’amitié au cœur du film n’exclut cependant en rien la problématique plus douloureuse (et indubitablement réaliste) de l’incommunicabilité : le capitaine adore Dersou, Dersou adore le capitaine, mais leurs mondes respectifs, avec toute la meilleure volonté dont ils font chacun preuve quand ils s’égarent dans le territoire de l’autre, ces mondes donc sont résolument opposés, et mêmes hostiles. Les leçons du petit chasseur golde fascinent le topographe, mais la forêt et la taïga demeurent pour lui des environnements hostiles – l’objet de son travail, oui, mais sa vie (sociale, « normale ») est ailleurs, dans cette ville que Dersou ne peut tout simplement pas comprendre… Et il est dès lors contraint de fuir à son tour.

 

L’amitié liant les deux hommes n’y peut rien – d’une certaine manière, elle débouche en définitive sur un constat d’échec : le sentiment demeure, mais les faits n’autorisent pas cette amitié – et le très généreux cadeau d’Arseniev à Dersou qu’est ce fusil dernier modèle, et qu’on devine avoir attendu, contraint et forcé, le temps qu'il fallait, l’inéluctable décision du chasseur, ce cadeau donc scellera le destin de son nouveau propriétaire.

 

Aux joyeux « Dersou ! » qui parsèment le film répondent, dans la première scène et dans la dernière, le morne « Dersou... » chuchoté par un homme abattu par le constat que ses sentiments n’ont pu sauver son ami, n’ont jamais pu le faire, et ont peut-être même fait tout le contraire.

 

Demeurent les souvenirs – et ces appels : « Dersou ! », « Capitaine ! » On les entendra encore longtemps – peut-être même à jamais.

 

OÙ VOLES-TU MON AIGLE ?

 

Le statut singulier de Dersou Ouzala, dès lors, n’y change finalement rien : c’est un grand moment de la carrière de Kurosawa Akira, et, s’il me reste bien des films du cinéaste à voir, je le compte pour l’heure parmi mes préférés, ceux qui m’ont le plus touché.

 

Est-ce si improbable ? Kurosawa pouvait certes tourner des films ancrés dans la culture japonaise, mais, sans rien en renier, il a exploré dans son œuvre des thématiques universelles. Le personnage de Dersou Ouzala, magnifiquement incarné par Maksim Mounzouk (et Youri Solomine s’en tire très bien en face), ce personnage donc compte parmi les « belles âmes » que le cinéaste prisait, au nom de la vertu supérieure de l’humanisme. Quant à son regard sur la nature, s’il est probablement imprégné de toute une tradition spirituelle, il emprunte ainsi un véhicule tout aussi universel, et qui gagne peut-être même en acuité avec le passage des années.

 

Dersou Ouzala est bien un chef-d’œuvre – un film que je ne me lasse pas de voir et revoir.

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