Kedamame, l'homme venu du chaos, t. 3, de Yukio Tamai
TAMAI Yukio, Kedamame, l’homme venu du chaos, t. 3, [Kedamame ケダマメ], traduction depuis le japonais [par] Thomas Lameth, Grenoble, Glénat, coll. Seinen manga, [2014] 2018, 192 p.
Et nous revenons à Kedamame, l’homme venu du chaos, avec ce troisième tome (sur quatre) paru tout récemment. En tête de cette chronique, je me dois de renouveler un avertissement qui s’impose depuis le début de la série de Tamai Yukio : Kedamame est une BD bourrée de rebondissements, parfois très surprenants, et qu’il serait dommage de SPOILER. Toutefois, pour avoir quelque chose à dire en l’espèce, il va me falloir révéler quelques trucs… et notamment Le Gros Twist de ce troisième volume. Si vous comptez lire cette BD, faites l’impasse sur cet article – contentez-vous de savoir, si cela doit aguicher votre intérêt, que ça tourne toujours très bien, même si Le Gros Twist pourra peut-être laisser un peu perplexe, fonction des attentes de chacun (il me paraît au moins intéressant, s’il me fait me poser quelques questions) ; par ailleurs, le dessin est au top, revenant au brio du premier tome après un tome 2 plus qu’honnête mais davantage retenu.
Ce troisième tome s’ouvre en plein sur le titanesque combat opposant Kokemaru/Kedama et le sinistre Homme-Tortue, qui s’affiche dans toute sa hideur monstrueuse ; notre héros n’est toutefois pas en reste, côté manifestations de son « impureté » tout droit dérivée du chaos du « pays de l’Andemain »… Et il est en fâcheuse posture, car son retour à l’époque de Kamakura, entreprise des plus hardie, s’est accompagné d’un bug – littéralement – qui ne lui permet pas de se montrer au top de ses impressionnantes capacités. Il aura pourtant un moyen de surmonter cette faiblesse… un moyen dont je ne sais pas très bien que penser : c’est assurément surprenant, et finalement très rigolo, oui – c’est juste que côté crédibilité, on repassera, sans doute… Bah, est-ce si important en l’espèce ? Vraiment pas dit !
Ce combat épique en même temps que monstrueux fait intervenir bien d’autres personnages : Kokemaru et l’Homme-Tortue ont chacun leurs alliés. Mais, derrière, ce qui compte vraiment est le sort de Mayu – nous savons que l’Homme-Tortue veut la bouffer ; Kokemaru, lui, est censé la protéger… mais l’objectif de sa mission n’est en théorie pas si différent. Il y a là une ambiguïté potentiellement intéressante, même si peut-être pas assez approfondie par l’auteur. Ceci dit, il accompagne bel et bien sa baston dantesque de considérations d’un autre ordre, disons « philosophiques », avec des guillemets pour le principe, même si j’ai le sentiment que c’est probablement bien moins creux que ce que l’on nous sert généralement, dans des circonstances comparables, dans votre seinen d’action habituel – pour le coup, je tends à croire que Kedamame l’emporte sans peine sur, mettons, Gunnm, que j’aime beaucoup quand même mais qui a ses moments lourdingues à cet égard ; et éclate carrément la boursouflure péteuse d’un The Ghost in the Shell de sinistre mémoire… C’est qu’il s’agit de se demander – enfin ! – ce que Mayu elle-même pense de tout cela ; et sa réponse n’est pas si convenue, outre qu'elle éclaire précieusement sa psychologie (ce qui est sans doute crucial pour la surprenante suite des opérations, j’y reviendrai) : c’est que la jeune fille est brutalement confrontée à la possibilité que sa vie, d’essence absurde, ait en fin de compte un sens… Mais quelle est la part, dans tout cela, de la conviction et de la pulsion suicidaire, de la jalousie et de l’altruisme ? Et la jeune fille ne se leurre-t-elle pas, à intégrer de manière aussi drastique (et crédule ?) le discours intéressé des hommes de l’Andemain ? Un individu seul aurait-il un tel pouvoir ? Dit comme ça, ça peut faire aussi couillon que d’usage dans tant de mangas, mais, franchement, j’ai trouvé que Tamai Yukio se débrouillait très bien avec ces idées, qui lui permettent de faire « respirer » sa longue scène d’action d’une manière à la fois cohérente et… oui, plus futée qu’elle n’en a l’air.
Ceci dit, son principal atout dans cette séquence réside probablement dans le dessin. Le principe de ce que j’avais dit concernant les deux premiers tomes demeure : ça n’a rien de révolutionnaire, mais c’est sacrément efficace, et clairement bien au-dessus du lot. Le tome 2, toujours très bon sous cet angle, m’avait toutefois paru un peu plus « retenu » que le premier – bizarrement ou pas, la séquence au XXVe siècle ne générait pas d’images aussi fortes que le Japon de Kamakura, où les scènes de danse, notamment, étaient de toute beauté, tandis que les mutations de Kokemaru, quand elles étaient encore chargées de mystère dans le premier tome, avaient un impact plus ou moins « body horror » assez saisissant (même si cette dimension demeurait dans le tome 2 – et j’avais même évoqué alors, à tort ou à raison, certains trucs d’Itô Junji). Ici, cependant, le combat épique entre Kokemaru et l’Homme-Tortue suscite des images assez fabuleuses, très dynamiques, parfois un brin confuses peut-être (pas tant que ça, heureusement), mais le résultat est tout de même admirable : c’est du très bon seinen d’action, pour le coup.
Le cadre de Kamakura, enfin, est toujours aussi appréciable, même si l’action débridée de ces premiers chapitres ne permet guère d’envisager en profondeur la société de ce temps. Toutefois, Tamai Yukio (qui avait un conseiller chargé de la « supervision historique sur l’époque de Kamakura », l’historien Hongô Kazuto) glisse çà et là des petits « trucs » finalement bien vus et enthousiasmants – ainsi, à la fin de cet arc, de la référence au merveilleux Chôju-giga, fameux rouleau peint riche de savoureuses caricatures animalières et datant approximativement de cette époque (très approximativement – il semblerait que l’on parle plutôt de la fin de Heian pour les illustrations originelles, et il y a probablement eu plusieurs auteurs sur une période relativement longue ; ce qui ne doit pas poser problème ici, hein).
Mais c’est là qu’intervient Le Gros Twist, et donc : SPOILER !!!
Depuis le début, les lecteurs attentifs ont pu remarquer que chaque chapitre de la BD était dit appartenir à un « cycle premier », constitué de plusieurs « rouleaux », et c’était toujours vrai sur la majeure partie de ce troisième tome. C’est alors seulement, passablement après le « milieu » de la série, que nous arrivons au « cycle second »… qui sabre brutalement un aspect essentiel de la BD jusqu’alors : l’association à l’époque de Kamakura. D’un seul coup, nous nous retrouvons… en l’an 6 de l’Ère Shôwa ! Soit 1931… Vous me direz : « C’est une histoire de voyage dans le temps, après tout… » Et vous aurez parfaitement raison. Pourtant, j’ai trouvé cette bascule… eh bien, très surprenante – comme pas mal de rebondissements dans cette BD qui, sans trop en faire, joue habilement des attentes du lecteur, et sait, le cas échéant, les contourner.
Le style graphique en est irrémédiablement affecté – mais, étrangement, ce cadre moins « exotique » bénéficie d’un dessin particulièrement léché, sur un mode plus « calme » que la furie épique des premiers « rouleaux » de ce troisième tome. C’est que les « genome hackers », toujours de la partie, procèdent différemment ? Pas de baston, cette fois – mais une lutte d’influence, portant sur une nouvelle « souche » génétique à préserver… et qui ressemble diablement à Mayu ; dans ses traits, mais aussi dans son comportement ! Car la jeune fille, qui s'appelle Mayumi figurez-vous, tantôt timide, tantôt un brin rebelle, a un tempérament romantique – les chansons populaires aidant, et la tradition théâtrale du Japon en arrière-plan, l'adolescente semble considérer qu’il n’y a rien de plus beau, dans la vie, qu’un double suicide amoureux, un shinjû à la manière de Chikamatsu ; ce qui, bien sûr, entre en résonance avec le comportement de Mayu lors de la grosse bataille du début du volume.
Une optique qui a de quoi effrayer notre Kedamame, rebaptisé Dama-K, égal à lui-même dans son rôle de vendeur à la sauvette particulièrement pouilleux (en même temps que félin – littéralement félin le cas échéant)… Kedamame, c'est son job, surveille la jeune Mayumi depuis sa naissance – mais un rival du nom de Sawada, lié à notre héros, fait de même : tout sauf pouilleux, lui, il affiche l’apparence d’un bel homme, un séducteur né, aux traits peut-être un peu androgynes mais avec en même temps quelque chose d’un peu « hard boiled ». Les deux hommes comptent s’emparer des précieux gènes de Mayumi – ce qui rend toujours aussi flou le rôle exact de Kedamame au plan éthique. Mais l’heure n’est plus aux combats titanesques, coups spéciaux et katanas virevoltants : il s’agit d’une lutte d’influence, oui, et de séduction…
Si cette dernière dimension me laisse encore un peu sceptique, globalement, j’ai trouvé que cette bascule était, non seulement pertinente, mais aussi, en définitive, très bien réalisée. J'ai admiré la caractérisation du trio de personnages, et son insertion dans un Japon des débuts de Shôwa certes moins exotique que celui de Kamakura, mais pas moins chargé d’épaisseur historique – ainsi quand on évoque en arrière-plan l’invasion de la Mandchourie, concomitante. Mais tout cela doit beaucoup au dessin, je suppose – sobre, élégant, très léché ; pas le moins du monde spectaculaire cette fois, mais d’un à-propos remarquable.
Demeure toutefois une interrogation – car cette bascule est bien tardive, et nous savons depuis le départ que la série ne comptera que quatre tomes en tout. Or ceci semble introduire un nouvel « arc », dans une perspective de série qui aurait bien davantage d’ampleur. La question que je me pose est donc la suivante : ce rebondissement un peu tardif avait-il été conçu comme tel dès le départ, dans l’optique d’une BD qui trouverait son achèvement naturel dans le tome suivant ? Ou bien s’agissait-il d’une tentative de transformer Kedamame en une série au plus long cours, tentative qui, pour une raison ou une autre, aurait échoué ? Le rapport à la conclusion de la série dans le tome 4 serait on ne peut plus différent dans les deux cas. Et je ne dispose bien sûr pas des moyens de trancher la question…
Nous verrons bien, à la lecture du quatrième et dernier volume, prévu pour fin novembre – et je le lirai de toute façon, parce que, jusque-là, j’ai vraiment beaucoup apprécié Kedamame. Concernant ce tome-ci précisément, d’ailleurs, je l’ai trouvé bien plus convaincant que le précédent (que j’avais bien aimé quand même) ; au niveau du premier tome ? Peut-être pas, mais c’est tout de même un bon cru – la démonstration, une fois de plus, que Tamai Yukio est un dessinateur talentueux et un conteur habile, qui sait jouer avec les attentes de ses lecteurs, tantôt pour les satisfaire, tantôt pour les circonvenir, mais toujours de sorte à faire bien mieux, bien plus malin. Vraiment un très chouette divertissement.
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