Deathco, vol. 4, 5 et 6, d'Atsushi Kaneko
KANEKO Atsushi, Deathco, vol. 4, [Desuko デスコ], traduction [du japonais par] Aurélien Estager, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2016] 2017, [208 p.]
KANEKO Atsushi, Deathco, vol. 5, [Desuko デスコ], traduction [du japonais par] Aurélien Estager, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2016] 2017, [208 p.]
KANEKO Atsushi, Deathco, vol. 6, [Desuko デスコ], traduction [du japonais par] Aurélien Estager, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2017] 2018, [208 p.]
Retour à Deathco de Kaneko Atsushi, pour une chronique portant sur les volumes 4 à 6 de la série… sachant que celle-ci n'en comprendra que 7, elle est finie au Japon, et la traduction de cet ultime volume devrait paraître dans quelques jours à peine.
Ces trois volumes ont une certaine unité de ton, ainsi qu’une trame plus resserrée, qui peuvent contraster avec la mise en place de la série sur les trois premiers tomes. L’essentiel demeure, hein : les Reapers qui se livrent aux assassinats les plus fantasques, avec cette guedin de fillette tueuse qui l’emporte à la fin, en foutant les chocottes à tout le monde, BEUAAAAAAAAAAAAAH – et un dessin très soigné, jouant beaucoup sur le noir, au fil d’un découpage très cinématographique. La différence, et plutôt positive je suppose, est que l’on s’oriente progressivement vers une intrigue de fond courant sur l’ensemble de la série, là où, après un tome d’introduction assez déstabilisant, les volumes 2 et 3 avaient quelque chose d’un peu décousu (mais pas désagréable), au rythme des missions confiées par la Guilde, qui découpaient le récit de manière assez marquée, en entités largement indépendantes les unes des autres – même si Kaneko Atsushi prenait le temps d’approfondir ses personnages récurrents, et notamment le savoureux Lee, domestique dévoué au point du fanatisme, à l’irrésistible dégaine de vampire cartoonesque.
Madame M ? Aussi… mais pas tant que ça, car nous n’avions guère droit qu’à de très petites touches çà et là. Le mystère l'emportait. Et c’est en fait là que ces trois tomes se distinguent, je suppose. Dans les précédents, nous avions appris certaines choses : Madame M avait été une Reaper, probablement la meilleure de tous, et, pour une raison ou une autre, elle vivait désormais retirée dans un château gothique saturé de pièges, à se gaver de pizzas, en attendant le moment où sa protégée Deathko – et personne d’autre ! – accomplirait sa tâche essentielle, la mission de toute une vie, en la tuant.
Or, sur les volumes 4 et 5 surtout, Kaneko Atsushi opère une bascule : le vrai personnage, d’une certaine manière, celui qui compte vraiment en fournissant leur fonction aux autres, c’est Madame M ; au fil de ces deux tomes (surtout), nous aurons droit à de longs flashbacks revenant sur la carrière époustouflante de la mythique Reaper – oui, bel et bien la meilleure de tous. Parce que la plus efficace, mais aussi la plus classe – et c’est crucial ! À vrai dire, quand bien même elle n’aurait pas occupé la première place (mais il se trouve que si…), Madame M aurait de toute façon incarné à la perfection l’archétype du Reaper, cet assassin amateur qui mène une double vie : femme au foyer dévouée et amoureuse le jour, machine à tuer fantasque et impitoyable la nuit ; même si ce caractère impitoyable doit être atténué, ne valant que pour les Trophées eux-mêmes, car Madame M entend, ou prétend, limiter les dommages collatéraux, et ça fait partie de sa classe. C’est ainsi seulement qu'elle se distingue vraiment des Reapers moins doués, tels les toujours très drôles Super Skull et Hyper Skull, mais la passerelle existe, quand on découvre le quotidien bien morne de ces faux tueurs plus bouffons qu’autre chose : leurs masques grotesques ne parviennent pas à dissimuler qu'ils sont « dans la vraie vie » de navrants vendeurs de hot-dogs exploités par un connard de patron, et un peu trop coulants à ses yeux avec les clodos du coin (dont un ex-Reaper de bon conseil, certes). La classe de Madame M leur est en tout cas inaccessible ; je suppose qu’on pourrait y voir un commentaire amusé sur le manga d’action lambda et ses héros badass sous la pluie…
Mais ces (longs et détaillés) retours sur la vie passée d’une Madame M qui a bien changé entre-temps ne déboulent pas de nulle part : ils tiennent à ce que Deathko, en accomplissant ses contrats (toujours plus dangereux, comme de juste), tombe malencontreusement sur un vieux Reaper particulièrement efficace et pas moins impitoyable : Deevil, figure démoniaque (oui…) et torturée, avec sa langue bifide caractéristique et, sinon son masque de diable, un uniforme de policier probablement bien plus inquiétant en vérité. L'assassin fait son grand retour, et il est du genre à éliminer la concurrence avant de fondre sur sa proie – la folie du premier tome se reproduit dans ces trois volumes, la Guilde lançant quantité de Reapers sur les mêmes Trophées, ce qui ne peut que déboucher sur une sorte de darwinisme cynique n’autorisant la survie que des meilleurs, en purgeant régulièrement les rangs des assassins amateurs. Et Deevil fait à n’en pas douter partie des meilleurs. En fait, il était le grand rival de Madame M, comme de juste… et il en a après elle. Personnellement. Et de manière obsessionnelle.
Deathko en fait les frais, quand elle tombe sur cet os considérable. Nous l’avons déjà vue, dans les précédents tomes, succomber, au moins pour un temps, aux mains de Trophées plus coriaces que la moyenne, mais, dans une logique de montée en puissance, je suppose, Deevil est d’un tout autre calibre. La petite fille tarée est donc un peu en retrait, dans ces trois tomes, car elle doit laisser du champ à la rivalité séminale entre Madame M et Deevil, mais elle est toujours là, et sa folie meurtrière sous-jacente imprègne les pages de la BD même quand elle n’y apparaît pas – en fait, Deathko connaît sa propre montée en puissance, d’une certaine manière, car, pour survivre, elle doit se montrer toujours plus dingue. Et terrifiante. C’est bien elle la star de la BD, non ? Elle doit s’immiscer dans la lutte entre Deevil et Madame M – car, qu’elle en ait bien conscience ou non, d’une manière ou d’une autre, c’est elle, et pas un quelconque fantôme du passé, qui devra en dernier recours mettre fin à la vie de sa protectrice ! Du moins est-ce ainsi que Madame M voit les choses. Même si, eh bien, le passé, ou encore les fantômes, peuvent prendre des formes très concrètes dans cette histoire…
Je crois que cette plus grande unité de ton bénéficie globalement à la série, qui prend ainsi de l’ampleur et de la gravité, de manière pertinente. Cette approche a peut-être toutefois ses limites, en ce que la démesure qu’elle implique vire, dans le tome 6, à la baston quasi permanente – enfin, surtout au début, qui m’a moins parlé que tout le reste. Cela dit, cela fonctionne toujours bien, et sans doute pour une bonne part en raison du dessin de Kaneko Atsushi, toujours aussi remarquable : cette maîtrise du noir et des contrastes au sein des planches vaut bien celle d’un Frank Miller, mettons.
Je note cependant, ou du moins ai-je cette impression, que le dessin évolue au fil de ces trois volumes ; ou, plus exactement, c’est là encore le sixième tome qui se distingue, avec un dessin qui m’a fait l’effet d’être plus « rond » ? Il y perd peut-être un peu en personnalité ce qu’il y gagne en fluidité – à voir ce qui importe le plus à ce stade de la BD.
Il y a toutefois un aspect récurrent du graphisme de Deathco que j’ai envie de mettre en avant, ici, s’il n’a rien de neuf, et était déjà sensible dès le premier tome : le jeu sur les onomatopées, qui ne figurent que dans des phylactères – dont la disposition savante, la variété et l’abondance contribuent sans doute pour une bonne part au dynamisme des planches, de manière surprenante, et en tout cas à l’ambiance globale. Je ne sais pas ce que cela donne en VO, mais je suppose que cela doit du coup avoir un rendu assez différent du caractère très stylisé des onomatopées en katakana, principe qui m’a l’air assez récurrent dans nombre de mangas que j’ai lus ; en tout cas, sous cet angle, Deathco est aux antipodes, mettons, de No Guns Life de Karasuma Tasuku… et finalement bien plus convaincant en ce qui me concerne.
Si le premier tome de Deathco m’avait tout d’abord laissé un peu indécis, je me suis pris au jeu au fur et à mesure, et j’ai beaucoup apprécié ces volumes 4, 5 et 6, en m’attardant sur chaque planche. Si le tome 6, ou surtout son début, m’a un peu moins emballé en raison de son caractère passablement bourrin, j’y ai finalement retrouvé ce que j’aimais dans Deathco, même, le cas échéant, au travers d’un graphisme un brin différent.
Ne reste donc a priori plus qu’un tome pour conclure cette série – à bientôt, donc…
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