Les Montagnes Hallucinées, t. 1, de Gou Tanabe
TANABE Gou, Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft : Les Montagnes Hallucinées, t. 1, [Kyôki no Sanmyaku Nite Lovecraft Kessakushû 狂気の山脈にてラヴクラフト傑作集 vol. 1&2], [d’après une nouvelle de Howard Phillips Lovecraft], traduction [du japonais par] Sylvain Chollet, [s.l.], Ki-oon, [2016-2017] 2018, 288 p.
J’aime mes amis ! Et, ces deux dernières semaines, une bonne dizaine d’entre eux au moins m’ont contacté d’une manière ou d’une autre en me disant, en gros : « Es-tu au courant ? Est-ce que tu as lu ça ? Il faut lire ça ? », etc. Eh bien, oui, du coup ! Uh uh. Faut dire, Lovecraft + manga dans l'actualité, je ne pouvais sans doute pas me permettre de passer à côté…
Et ce même si ma première expérience avec Tanabe Gou adaptant Lovecraft, toute récente, soit The Outsider (la nouvelle-titre de ce recueil), ne m’avait pas vraiment emballé... En même temps, le très beau dessin de la dernière histoire du recueil, « Ju-ga », m’avait beaucoup plu et donné envie de redonner une chance à l'auteur – et notamment en matière de lovecrafterie ; car je savais alors, grâce à l’excellente revue Atom, qui lui avait consacré une belle interview, qu’il avait, depuis The Outsider, réalisé bien d’autres adaptations de Lovecraft, et qu’une traduction française était prévue.
Ce sont donc les éditions Ki-oon (que je n’avais jamais pratiquées il y a quelques mois à peine, mais depuis la sublime Emanon est passée par là) qui se sont lancées dans l’entreprise, et en commençant par Les Montagnes Hallucinées, donc – ce premier volume venant tout juste de sortir (combinant deux volumes japonais). Le « roman » de Lovecraft devrait être conclu dans un deuxième tome français, mais l’intitulé général de la « série », Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft, laisse entendre que nous aurons droit également au reste – des histoires courtes en fait antérieures (pour la plupart du moins) à cette adaptation d’At the Mountains of Madness : des choses comme « Le Temple » (adapté dès 2009), ou « Le Molosse », ou « Dagon », et aussi des plus « grands textes », sauf erreur, comme « Celui qui chuchotait dans les ténèbres » ou « La Couleur tombée du ciel » ? Nous verrons bien. D’ores et déjà, nous pouvons cependant féliciter l’éditeur pour avoir conféré à cette publication un écrin digne de ses ambitions, avec son format intermédiaire séduisant et cette couverture en simili-cuir souple du plus bel effet.
Bon, je ne vais pas vous faire l’affront de présenter plus avant l’histoire des Montagnes Hallucinées, hein, c’est un des plus fameux textes de Lovecraft, et j’ai eu bien des occasions d’en toucher quelques mots depuis que ce blog existe…
Ce qu’il me faut relever, je suppose, c’est combien ce récit, plutôt long pour l'auteur, est particulièrement intéressant, dans l’ensemble du corpus lovecraftien, pour sa dimension visuelle – qui n’en rend cependant pas l’adaptation plus évidente, loin de là. À vrai dire, des « grands textes » de Lovecraft, et pour s’en tenir à la bande dessinée, ce n’est pas exactement celui qui a donné lieu aux plus nombreuses transpositions – sauf erreur, Breccia comme Lalia l’ont laissé de côté (mais je me plante peut-être, j’avais lu ça il y a très longtemps – je vous recommande quand même, et une fois de plus, le splendide travail de Breccia), même si l’on compte l’étrange adaptation par I.N.J. Culbard, dont la proposition graphique pour le moins étonnante m’a tenu à l’écart (peut-être à tort). En même temps, le texte a pesé de toute son ambiance sur des transpositions moins avouées même si guère hermétiques pour autant – comme, à l’évidence, au cinéma, The Thing de John Carpenter (et Tanabe Gou ne fait pas mystère de ce que cet excellent film l’a inspiré pour sa BD) ; et l’on ne manquera pas, bien sûr, d’évoquer le projet avorté de Guillermo del Toro – dont l’ambition même, en même temps que les freins qui y ont été opposés, sont autant de témoignages de la place très particulière occupée par Les Montagnes Hallucinées dans le « Mythe de Cthulhu » et bien au-delà.
Mais cette dimension visuelle aussi enthousiasmante que redoutable englobe plusieurs caractéristiques différentes. Les Montagnes Hallucinées, tout particulièrement, est un texte essentiel dans toute analyse de « l’indicible » lovecraftien – celui qui, d’une certaine manière, prend le contrepied de « La Couleur tombée du ciel », mettons (texte autrement plus convaincant que… « L’Indicible »), en montrant les… eh bien, les monstres, sans cesse, et avec un luxe de précisions inouï (pensez à l’immortelle scène de dissection) ; pour autant, cette méticulosité même ne rend pas la figuration plus facile – et c’est même tout le contraire ! Pour résumer à la hussarde le procédé, Lovecraft dit qu’une chose est indicible, puis la dit quand même, mais de telle sorte qu’elle est encore plus indicible et fondamentalement incompréhensible pour le lecteur. Le péril de l’adaptation est donc là : il faut, à la fois, ne pas trop montrer, afin de susciter une ambiance, et montrer quand même, mais sans que jamais le lecteur ne puisse véritablement comprendre et intégrer ce qu’on lui montre.
Et, pour le coup, Tanabe Gou s’en tire remarquablement bien à cet égard : les Choses Très Anciennes ont chez lui une manière intrigante de se fondre dans le décor, et pourtant d’être inéluctablement présentes. Chapeau, parce que l’exercice n’a rien d’évident – et maint dessinateur moins doué, confronté aux improbables créatures de Lovecraft, aurait été contraint à une figuration grotesque et potentiellement ridicule, les exemples ne manquent pas ; mais non, chez Tanabe, elles ont exactement la forme et la présence, donc, qui doivent être les leurs. Et donc l'angoisse, voire la terreur, qui leur sont associées.
Mais il faut bien sûr mentionner l’autre trait visuel essentiel des Montagnes Hallucinées, qui est le cadre antarctique du récit – littéralement l'environnement le plus hostile que l’on puisse concevoir. Là encore, Tanabe Gou subvertit intelligemment les représentations que nous pouvons nous en faire, en teintant la démesure de ce contexte d’une certaine ambiguïté particulièrement troublante : il se montre notamment habile quand il introduit dans l’illustration les aperçus des montagnes titanesques qui donnent son titre au texte, mais aussi en laissant d’emblée entendre que l’artifice y sa part – ce qui est tout naturellement perçu comme autant de « mirages » dans un premier temps (on y revient régulièrement) s’avère petit à petit bien autrement concret, et les scientifiques tels que Dyer et Lake devinent bientôt, mais sans oser se l’avouer, ce que le lecteur sait quant à lui très bien : ces formes étrangement géométriques ne doivent rien à la nature… et pourtant rien à l’homme non plus. Tanabe Gou livre de belles planches panoramiques qui sont autant de troublants aperçus des montagnes et de la cité, et qui saisissent le lecteur comme un coup de froid et de fièvre, où le malaise perce, qui noue les tripes, et pourtant s'accompagne d'une fascination de tous les instants.
C'est que cela va au-delà. J’ai déjà eu l’occasion de dire combien le milieu polaire, arctique comme antarctique, me passionnait, aussi bien envisagé de manière réaliste (je vous renvoie par exemple à L’Odyssée de l’ « Endurance » de Sir Ernest Shackleton, ou aux Derniers Rois de Thulé de Jean Malaurie) que de manière plus romanesque, horrifique (Terreur de Dan Simmons – l’adaptation en série est pas mal du tout, au passage) ou pas (Court Serpent de Bernard du Boucheron) – il n’y a rien d’étonnant, dès lors, à ce que je prise au plus haut degré Les Montagnes Hallucinées comme The Thing de Carpenter. Et l’idée, littéralement, de ces derniers « blancs » sur la carte qui resteront de toute façon blancs m’excite au plus haut point – comme elle excitait beaucoup de monde du temps encore de Lovecraft, avec par exemple les expéditions de l’amiral Byrd, qui l’ont beaucoup inspiré. Bien sûr, Lovecraft, ici, avait des devanciers – Poe avec Arthur Gordon Pym, qui lui a fourni un prétexte référentiel, ou même Jules Verne, avec la « suite » qu’il en avait écrite, Le Sphinx des glaces ; mais il a su rendre l’Antarctique plus palpable, effrayant et magnifique en même temps, en l’envisageant au prisme de la science. Et ça, c’est une chose qu’a très bien intégrée Tanabe Gou, aussi bien dans le dessin que dans le scénario : dans cette adaptation, la science est toujours là, à chaque page, et elle est un outil singulier mais d’autant plus pertinent pour susciter cet effroi mêlé d’émerveillement, cette terreur au sens fort, si caractéristique du « roman » de Lovecraft – disons sa version très personnelle et subtilement pervertie du « sense of wonder » classique de la science-fiction.
Tous les développements de ces derniers paragraphes convergent vers un même constat : l’extrême fidélité de Tanabe Gou au texte de Lovecraft. Il ne s’autorise qu’assez peu de libertés, ai-je l’impression – et, quand il y en a, elles sont suffisamment subtiles pour se mouler dans la conformité générale au texte source. On peut relever, par exemple, ce prologue très bienvenu, qui fait débuter l’histoire à la découverte, par l’expédition de secours menée par Dyer, du camp de Lake déserté et visiblement le théâtre d’atrocités ; d’aucuns trouveront peut-être que Tanabe en dit (et montre) trop de la sorte, mais je crois le procédé pertinent – et très lovecraftien, en fait : c’est une variation sur « l’attaque en force » typique de l’auteur, même si, pour le coup, il n’en fait pas précisément usage dans Les Montagnes Hallucinées ; et c’est de toute façon une manière efficace d’accrocher le lecteur, en lui laissant entrevoir d’emblée l’horreur absolue du récit, ce qui autorise ensuite l’auteur à raconter ce qui s’est passé avant cet événement traumatique, et ce en prenant son temps – ce qui est là encore tout à fait bienvenu. Au-delà de cette scène en tant que telle un peu à part, la BD fait le choix d’une narration plus impersonnelle que le « roman », qui, comme assez souvent chez Lovecraft, est un témoignage a posteriori à la première personne – mais la narration BD en bénéficie probablement (les dialogues, notamment).
Cette extrême fidélité convaincra plus ou moins, fonction des attentes des lecteurs. Il s’en trouvera peut-être pour juger que Tanabe Gou s’est montré un peu trop timide… Mais je ne crois pas, pour autant, qu’on puisse parler d’une adaptation « fainéante » : l’auteur s’est vraiment appliqué et impliqué, il a bien étudié le texte, il l’a compris, et a compris les sensations qu’il lui fallait produire de même que les procédés, graphiques comme narratifs, qui le lui permettraient. De fait, l’adaptation ne se montre pas ici aussi aventureuse que dans The Outsider, qui s’autorisait quelques prises de risque bienvenues – mais le résultat global est autrement convaincant dans Les Montagnes Hallucinées.
Au-delà de cette question de la fidélité, je suppose que la BD n’est pas exempte, çà et là, de menus défauts que l’on grossira plus ou moins, là encore, fonction des attentes de chacun. Si le dessin est globalement magnifique, vraiment, il a aussi parfois un côté un peu « statique », voire « monolithique », qui ne rend pas toujours très lisibles les scènes où les choses « bougent » ; mais, certes, il n’en est pas 36 000 chez Lovecraft en général et dans ce récit en particulier, aussi est-ce de peu d’importance. Je suis autrement plus sceptique en ce qui concerne les yeux sempiternellement fous du Pr Lake, qui contribuent, malgré sa compétence scientifique, à en faire un personnage un peu (trop) grotesque (le poète Danforth s’en tire mieux, car plus subtilement – dans ce premier volume du moins, ça aura éventuellement l’occasion de changer dans le second…). Maintenant, on avouera que Lovecraft lui-même ne brillait certainement pas par la caractérisation de ses personnages : je rejoins toujours Houellebecq, parmi d’autres, considérant que le personnage lovecraftien n’a au fond pas d’autre fonction que de ressentir et, éventuellement, de témoigner. Ça n’est donc pas si gênant.
Et, oui, globalement, j’ai beaucoup aimé ce premier volume des Montagnes Hallucinées – il m’a incomparablement plus séduit que The Outsider, et c’est peu dire. Une très bonne adaptation de Lovecraft – un exercice que l’on sait ô combien périlleux. Et si cette BD n’a en rien les ambitions démiurgiques d’une œuvre plus « libre » comme l’excellente Providence d’Alan Moore, elle fait plus que remplir très bien son office. J’ai donc hâte de lire la suite – celle des Montagnes Hallucinées, mais aussi les autres adaptations lovecraftiennes de Tanabe Gou, pour le coup.
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