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La Pierre et le sabre, d'Eiji Yoshikawa

Publié le par Nébal

La Pierre et le sabre, d'Eiji Yoshikawa

YOSHIKAWA Eiji, La Pierre et le sabre, [Musashi 武蔵], avant-propos par Edwin O. Reischauer, traduction du japonais par Léo Dilé, Paris, Balland – J’ai lu, [1935-1939, 1971, 1981, 1983, 1999] 2015, 856 p.

Hasards du calendrier : pour ma dernière chronique de 2018, il n’est pas exclu que je vous cause du roman que j’ai le plus adoré cette année – un livre dont je repoussais depuis bien trop longtemps la lecture en raison de son volume intimidant, et qui s’est avéré, comme on me le disait de toutes parts, un sommet dans son genre, le roman-feuilleton historique avec des samouraïs dedans.

 

Il me faut pourtant préciser d’emblée que La Pierre et le sabre est en fait quelque chose comme un « demi-roman » : le roman originel, sobrement titré Musashi, est extrêmement long, et a été scindé en français dans une édition en deux tomes (qui énervera sans doute un peu moins que les découpages, au hasard, du « Trône de Fer » par Pygmalion, tant le volume est effectivement conséquent) – le premier est donc La Pierre et le sabre, qui pèse dans les 860 pages, et le second La Parfaite Lumière, dans les 700 pages avec une police un peu moins riquiqui : Musashi, c’est l’ensemble (il existe au moins une édition en un seul volume, mais manier le pavé revient probablement à faire un exercice de musculation à chaque séance de lecture). Au début, j’envisageais du coup de faire une chronique commune des deux volumes français, mais, de crainte de trop repousser, j’ai finalement choisi de chroniquer chaque tome séparément.

 

Adonc, un roman-feuilleton, publié dans le fameux journal Asahi Shinbun entre 1935 et 1939 – et un feuilleton au succès colossal, d’abord au Japon comme de juste, puis dans le reste du monde, le roman s'étant vendu à des dizaines de millions d'exemplaires. L’auteur, Yoshikawa Eiji (1892-1962), à la carrière prolifique, prisait par-dessus tout les récits anciens et notamment épiques, de la tradition japonaise (il a livré « sa » version du Dit des Heiké), mais aussi chinoise, avec pour modèle, qui ressort particulièrement ici, les grands romans-fleuves du type Au bord de l’eau.

 

Avec Musashi, il livre une biographie romancée (très romancée…) d’un fameux personnage de l’histoire japonaise, à savoir Miyamoto Musashi (1584-1645), présenté comme le plus grand sabreur de tous les temps, celui qui n’a jamais perdu un duel, et par ailleurs l'auteur du fameux Traité des Cinq Roues, que j’avais chroniqué sur ce blog il y a quelque temps de cela (parce que s’y référer peut se montrer utile, j’ai complété cette vieille chronique par une vidéo, au cas où). Un sujet épique pour un livre épique, mais qui a bien d’autres choses à offrir également…

 

Résumer une histoire aussi colossale s’annonce compliqué, sinon vain : Musashi est un roman-feuilleton, avec de très nombreux personnages, de très nombreux décors (on navigue dans tout Honshû, à la campagne comme dans les grandes villes, Kyôto, Ôsaka dont la fortune est encore assez récente, Edo qui commence tout juste à émerger des marécages), au fil d’un récit qui s’étend sur des années (au début du XVIe siècle, et donc de l’ère Edo) ; les personnages, tous autant qu’ils sont, sont emportés dans une ronde infernale, ils se poursuivent, ils se fuient, ils se croisent par hasard, ils parviennent à se manquer quand tout les incitait à se trouver… Le destin et le hasard alternent leur domination sur les événements, et les quiproquos sont de la partie, de même que les rumeurs qui, très souvent, les fondent. Dans ces conditions, résumer La Pierre et le sabre n’aurait en fait pas de sens.

 

Donnons seulement quelques grandes lignes. Le livre s’ouvre sur une scène qui a tout du traumatisme : au lendemain de la bataille de Sekigahara (20-21 octobre 1600), qui a vu l’armée de l’est emmenée par Tokugawa Ieyasu triompher de ses ennemis et lui assurer le shogunat, une des batailles les plus importantes de l’histoire du Japon, deux jeunes gens s’éveillent au milieu des cadavres – l’arrogant Takezô, et son compère hautement influençable Matahachi ; deux imbéciles bouseux jouant aux samouraïs, qui pensaient que participer à la bataille leur procurerait immanquablement la gloire et un office bien rémunéré auprès d’un daimyô… Cela n’a pas été le cas – d’autant qu’ils ont combattu pour le mauvais camp.

 

Revenir au pays, dans ces conditions, est problématique – il faut dire que le volage Matahachi a été séduit par le frais minois d’Akemi, une jeune femme dépouillant les cadavres, et qui remplacera utilement dans son cœur la naïve Otsû qu’il était supposé épouser au village. Aussi, quand Takezô rentre à Miyamoto, seul, et pourchassé par les sbires des Tokugawa, il rencontre bien vite un autre problème de taille : Osugi, la mère de Matahachi, est convaincue que son fils est mort à cause de Takezô – et elle associe bientôt au jeune criminel une complice de choix, Otsû, qui était supposée devenir sa bru… mais qui serait un peu trop compatissante envers Takezô ?

 

Débute le jeu du chat et de la souris – qui se poursuivra donc tout au long du roman. Mais cette première étape est assez rapidement conclue, en somme : Takezô ne coupe pas au châtiment, mais le bonze zen Takuan fait en sorte qu’il en tire d’utiles leçons – et c’est ainsi que, supplicié puis enfermé dans un château, le jeune homme décidera de changer de vie : il lira, beaucoup, et il pratiquera l’escrime – il fera sienne la voie du sabre, et deviendra le meilleur dans son art. Un tel changement de vie justifie bien un changement de nom : lisant les kanjis de son prénom à la chinoise, Takezô devient Musashi – et il prend la route, bien décidé, non pas à se mettre à l’école des plus grands maîtres d’escrime du temps, mais à les affronter tous, où qu’ils se trouvent à travers le Japon, et à les vaincre.

 

Cependant, Musashi n’est pas le seul à prendre la route. La douce Otsû fait de même, qui doit bien admettre qu’elle est amoureuse de ce garçon autrefois si détestable, et qui le piste, alors même qu’il la fuit terrorisé. Osugi également, qui hait Musashi et Otsû de toutes ses forces, dans un délire paranoïaque de mère plus qu’envahissante, un tourbillon qui bat la campagne l’arme en main afin de réclamer justice pour le sort de son fils, se répandant partout en calomnies sur le compte de Musashi et de l’infidèle Otsû. Or Matahachi est toujours vivant, si dans un état lamentable, et navigue lui aussi au gré des événements à travers tout le pays, figure tragique de la déchéance, et en même temps bouffon plus qu’à son tour… Akemi aussi voyage beaucoup, et sa mère Okô – tout aussi infréquentable. Takuan également, à l’autre bout du spectre de la vertu, encore qu’à sa manière si… déconcertante : un kôan fait homme !

 

Puis il y a ceux que l’on croise en route : par exemple, l’enfant infernal Jôtarô, qui veut devenir samouraï. Mais aussi un rival de taille pour Musashi, un autre jeune sabreur, du nom de Sasaki Kojirô – porteur d’une épée démesurée, créateur de son propre style, et assurément arrogant, mais plus qu’assez compétent pour s’autoriser ces vantardises… Et, sur la route, il y a tout le Japon : paysans miséreux, bourgeois à la morale douteuse, prostituées par dizaines, rônins qui sont avant tout brigands, et quantité de samouraïs de premier ou surtout de second ordre, fils de sans l'aura de leurs ancêtres et membres d’autant d’écoles qui ne sauraient tolérer que ce Musashi humilie ainsi leurs enseignements et leurs personnes…

 

Au fil du récit, tous ces personnages occupent tour à tour le premier plan : Musashi a beau donner son nom au roman, on ne l’abandonne pas moins pendant des dizaines de pages, çà et là – il est un héros, mais Otsû aussi, et Osugi à sa manière, ou même Matahachi ou Sasaki Kojirô, ou les samouraïs défiés par Musashi…

 

La Pierre et le sabre est un roman-feuilleton – et un modèle dans son genre. Il bénéficie d’un souffle épique remarquable, et abonde en rebondissements, parfois très tordus, mais toujours savoureux, toujours palpitants, d’autant que l’auteur, assez pince-sans-rire parfois, joue avec ses personnages comme avec ses lecteurs : il y a une certaine complicité ludique dans le déroulement de cette trame très complexe, qui prend sans cesse le lecteur à partie, et c’est tellement bon de se faire ainsi balader…

 

De fait, et ç’a été pour moi une sacrée surprise, je ne m’y attendais pas spécialement au regard du très digne sujet du roman, et de son caractère épique qui plus est, La Pierre et le sabre est aussi un récit très drôle ! Il abonde en scènes comiques, dont certaines sont proprement hilarantes, dans des registres très divers – cela va des reparties spirituelles mais parfois sacrément incongrues, en apparence du moins, de Takuan, aux quiproquos quelque peu bouffons impliquant Matahachi et Sasaki Kojirô, en passant par le très amusant autant que délicieusement insupportable personnage d’Osugi, furie et belle-mère toute japonaise, jamais à court de reproches à l'encontre du monde entier, ou par le naturel irrévérencieux de la petite teigne Jôtarô, qui assène ses quatre vérités à des adultes ébahis de tant d’insolence. Et, bien sûr, il faut y ajouter tous ces samouraïs qui n’ont que l’honneur à la bouche, quand leur conduite est tout sauf honorable : leurs ridicules, et il y en a, sont impitoyablement raillés par Yoshikawa Eiji – parfois simplement en les confrontant à un Musashi naïf et qui ne comprend pas bien ce qui se passe autour de lui… Oui, c’est un roman palpitant, mais aussi très drôle !

 

Mais il a un autre atout dans son personnage principal, bien sûr – et qui, là encore, peut surprendre ? C’est que, dans cet itinéraire martial autant que spirituel qui fonde et justifie le roman, Musashi n’a pas toujours le beau rôle, loin de là. Ce n’est certainement pas un héros monolithique, par essence parfait : c’est bien au contraire un homme éveillé à son imperfection et qui souhaite y remédier – sa dévotion à la voie du sabre n’est pas seulement de l’ordre de la performance martiale, elle est en même temps essentiellement éthique. Cependant, en chemin, il ne se montre pas toujours très sympathique… et parfois, il a même quelque chose de foncièrement repoussant. Takezô, initialement, n’a à vrai dire rien d’un héros : c’est une petite brute, un adolescent porté à tyranniser ceux de son village, au seul argument de sa force supérieure – et il n’est pas très malin, à vrai dire, ainsi qu’en témoigne son idée absurde d’aller chercher de la gloire à Sekigahara, avec les conséquences que l’on sait. Si Osugi en fait trop quand il retourne à Miyamoto, et qu'elle s’en prend à lui pour de mauvaises raisons, pour des fantasmes totalement infondés, on comprend sans peine qu’il est d’autant plus aisé pour les villageois de le haïr qu’il a tout fait pour cela dans les années précédant le drame – Otsû, qui tombe pourtant amoureuse du jeune homme, parce qu’elle sent un changement en lui, et peut-être aussi parce que Takuan est là pour, à sa manière si étrange, faire en sorte que les deux jeunes gens s’améliorent, Otsû donc ne fait pas mystère qu’elle détestait initialement Takezô, pour avoir fait plus qu’à son tour, petite fille, les frais de sa brutalité. Certes, Takezô devenu Musashi a changé : son châtiment lui a été bénéfique, et il entend dès lors se montrer vertueux – il devient, progressivement, un héros. Mais c’est bien cette idée de devenir qui compte : Musashi est imparfait, et entend se perfectionner – ce qui va bien au-delà du seul art du sabre. En matière d’escrime, il apprend assez vite de ses erreurs – mais il y a toutes celles d’un autre ordre, et elles sont nombreuses, que ce personnage… un peu psychopathe, parfois, car cela va au-delà de la naïveté à ce stade, a du mal à seulement entrevoir. Lors d’une scène incroyablement épique vers la fin du volume, durant laquelle Musashi se bat seul contre des dizaines de samouraïs furieux, nous le voyons tuer (parmi tant d'autres, et délibérément) un enfant incapable de se battre véritablement, et ne pas être en mesure de comprendre que ce qu’il a fait était « mal » ! De même quand il « réalise » qu’Otsû ne le laisse pas indifférent, après tout… À vrai dire, toujours quelque peu arrogant, même s’il est sur la bonne voie, Musashi n’est pas totalement étranger aux ridicules de ses adversaires obsédés par l’honneur de leur école. Enfin, Musashi, si brave quand il se confronte à des sabreurs… est d’une incroyable lâcheté et puérilité quand il s’agit pour lui de faire face aux plus redoutables des adversaires : les femmes ! Otsû comme Osugi ou Akemi… Et cela participe de la dimension comique du roman, d’ailleurs !

 

Mais La Pierre et le sabre est bien un roman épique, et d’aventure – de cape et d’épée, dirait-on par chez nous ; de kimono et de sabre, quoi. Et dans ce registre également, bien sûr, Yoshikawa Eiji fait des merveilles. Son art consommé de la narration passe aussi par la mise en scène de faits d’armes stupéfiants, racontés avec un brio impressionnant. Moi qui, souvent, peine un peu devant les scènes de combat interminables (j’aime bien Robert E. Howard, mais il m’a infligé quelques suées dans ce domaine), j’ai toujours été emballé, ici, par les nombreux affrontements auxquels prend part Musashi tout au long de ces 850 pages environ – et il y en a, même s'il n'y a pas que de ça non plus, loin de là : en fait, les batailles peuvent être séparées par des dizaines voire des centaines de pages pas moins stimulantes et palpitantes, avec des dialogues virtuoses et des situations savoureuses. Mais, quand il y en a... C’est puissant, époustouflant, cela devrait parfois être grotesque, comme la bataille ahurissante mentionnée précédemment, qui aurait été à sa place dans un Baby Cart, et pourtant c’est toujours juste ; en même temps, l’humour comme la figure du rônin pouilleux mais habile, chez Musashi comme chez certains de ses ennemis, anticipe peut-être plutôt Yôjimbô, tandis qu’en fait de Baby Cart la dimension spirituelle du récit, même sur un ton moins cruel, évoque peut-être davantage les plus belles réussites de Lone Wolf and Cub. Quoi qu’il en soit, c’est parfait dans son genre.

 

Un dernier mot, enfin, sur la dimension spirituelle de cette épopée : elle est remarquablement adéquate. Ce contenu est toujours là, sous-jacent, mais jamais démonstratif, et en tout cas jamais sentencieux : l’itinéraire spirituel de Musashi est palpable, mais avec une certaine subtilité, et Yoshikawa Eiji ne donne pas dans la pseudo-sagesse si fréquente dans ce registre, et qui rend, pour en rester au Japon mais cela va bien au-delà, certains mangas comme certains films de sabre ou de yakuzas pénibles à force de mystique à dix yens, a fortiori quand elle est associée à des postures badass sous la pluie, etc. On devine pourtant, derrière chaque bataille, le Traité des Cinq Roues en train de s’inscrire, dans l’étude, l’expérimentation et la méditation, mais jamais cela ne se montre lourdement démonstratif et pédant.

 

C’est toujours essentiellement naturel – ou faussement naturel, sans doute. Ce qui caractérise aussi le style de ce roman, très fluide, un régal de simplicité apparente, qui ressort bien dans le texte français : la traduction de Léo Dilé me paraît très bonne à cet égard, si elle a peut-être un peu vieilli à l’occasion dans la manière d’exprimer certaines références à la culture japonaise, moins connue en France à l'époque, peut-être.

 

Oui, La Pierre et le sabre est un modèle de roman-feuilleton – un chef-d’œuvre dans ce registre, et probablement le roman qui m’a le plus enthousiasmé durant toute cette année 2018. À la hauteur de sa réputation, chaudement recommandé.

 

Et à un de ces jours pour la suite et fin, La Parfaite Lumière

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