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Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 3, de Kazuyoshi Takeda

Publié le par Nébal

Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 3, de Kazuyoshi Takeda

TAKEDA Kazuyoshi, Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 3, [Peleliu – Rakuen no Guernica ペリリュー~楽園のゲルニカ~], avec le concours de M. Masao Hiratsuka, traduction [du japonais par] Satoko Fujimoto, [s.l.], Vega, coll. Seinen, [2017] 2019, [208 p.]

Troisième tome de Peleliu, Guernica of Paradise, le manga de guerre de Takeda Kazuyoshi, qui narre les horreurs de la bataille de Peleliu, durant la guerre du Pacifique, en employant un trait enfantin caractéristique, naïf et « super-deformed », qui pourtant n’atténue en rien la violence et l’horreur des événements, l’absurdité scandaleuse de cette boucherie au cours de laquelle le haut commandement japonais a sacrifié des milliers de ses soldats de réserve en ayant parfaitement conscience que la bataille ne pouvait en aucun cas être gagnée.

 

Quand ce tome 3 débute, cela fait bien longtemps que la bataille a commencé – et s’agit-il à vrai dire encore d’une bataille ? Les soldats japonais qui survivent tant bien que mal, par petits groupes, dans les complexes réseaux de grottes de l’île, ne sont pas ravitaillés – cela vaut pour les armes comme pour les vivres ou les médicaments. Vers la fin du volume, un rapport du quartier général fait état de ce que les soldats supposés assurer sa défense ne disposent plus que de pistolets et de vingt balles… Dès lors, dans ce troisième tome, nous ne voyons en fait jamais, sauf erreur, les soldats japonais faire usage de leurs armes contre leurs adversaires américains ; en fait, de manière assez caractéristique, nous ne les voyons vraiment sortir leurs armes que contre eux-mêmes – parce qu’ils se disputent entre eux de la nourriture, notamment, ou parce qu’ils se suicident, en fin de compte.

 

Nous voyons en revanche les soldats américains tirer au canon, à la mitrailleuse ou au lance-flammes sur les soldats japonais – mais on aurait bien tort d’en dériver une lecture manichéenne ou quoi que ce soit du genre : le propos n’est tout simplement pas là. En fait, si le soldat Tamaru et ses camarades sont horrifiés de découvrir que des soldats américains ont mutilé des cadavres japonais pour leur dérober leurs dents en or, ce qui va dans le sens de la propagande impériale qui présente les Américains comme des barbares cruels et sans honneur (un moyen de dissuader les soldats nippons de se rendre à l’ennemi – un parmi tant d’autres, en fait, mais la question est abordée à plusieurs reprises dans ce tome 3, s’il s’agit toujours de conclure à l’impossibilité de ce geste), mais ils découvrent presque immédiatement ensuite des cadavres de soldats américains mutilés par des soldats japonais – qui leur ont tranché la bite et la leur ont enfoncée dans la bouche… L’horreur exprimée (en anglais) par les soldats américains devant ce spectacle répugnant vaut bien celle de Tamaru devant le cadavre japonais dont on a agrandi le sourire...

 

Et ce qui terrifie le plus Tamaru dans cette histoire, au fond, c’est peut-être la prise de conscience que lui-même, le gentil garçon un peu gauche, timide, incapable de faire du mal à une mouche, pourrait se transformer en une brute de cet ordre – la faim, tout spécialement, pourrait lui faire perdre la tête. Jusqu’à présent, il a eu « de la chance », si l’on ose dire, en trouvant régulièrement de quoi boire et de quoi manger – mais il sait parfaitement que cela ne durera pas éternellement, et il a croisé sur son chemin nombre de soldats japonais paniqués, des jeunots qui n’ont jamais connu le feu et qui ne savent absolument pas quoi faire. La possession d’un sac de riz génère l’envie, parfois l’agressivité ; même avec des larmes dans les yeux, on peut menacer son camarade pour l’en délester – on peut même l’attaquer. Et il y a aussi ces personnages plus cyniques, comme surtout le caporal-chef Kosugi, qui survit seul depuis le début de la bataille – il n’est pas à un stratagème près pour prolonger encore cette situation, ne ressent rien pour les autres soldats japonais, et n’hésiterait pas un seul instant à les sacrifier.

 

Mais, à terme, la mort est une certitude – et les soldats japonais, quand ils ne se préoccupent pas de trouver quelque chose à manger, se préoccupent de mourir « de la bonne manière », de sorte que leur famille touche une pension ; ils y reviennent sans cesse, et on a l’impression, à ce stade, qu’ils veulent mourir, pour que les leurs touchent cette dérisoire compensation (un thème qui me renvoie, d’une certaine manière, à l’essai Morts pour l’Empereur de Takahashi Tetsuya). Une situation absurde, qui justifie la mise en scène de tant de morts absurdes, comme dans les deux premiers tomes.

 

L’absurdité de la situation, à vrai dire, frappe de plein fouet Tamaru dans cette scène particulièrement éprouvante au cours de laquelle, retournant dans la vaste grotte où il s’était longtemps réfugié en compagnie de nombreux autres soldats japonais, il découvre qu’elle a été prise d’assaut et qu’il n’y reste absolument rien : ce qui n’a pas « disparu » a brûlé, et cela inclut notamment ces lettres mensongères qu’il avait rédigées en tant qu’attaché au mérite…

 

Tamaru, à son niveau de soldat de première classe, est ainsi bien placé pour entrevoir l’absurdité révoltante de la propagande impériale – s’il n’est certainement pas en mesure de se rebeller : c’est tout bonnement impensable. Mais le QG de Peleliu est dans la même situation : il savait pertinemment que la bataille était perdue d’avance, mais cela fait alors des semaines que les soldats japonais se font massacrer sans être le moins du monde ravitaillés, en armes, en vivres, en médicaments… Depuis quelque temps déjà, le QG réclamait aux autorités impériales l'autorisation de procéder à un « honorable effacement ». Mais le commandement impérial ne veut pas en entendre parler : oui, tous les soldats japonais de Peleliu mourront – mais ils doivent retarder cette mort aussi longtemps que possible : le bon soldat de Sa Majesté Impériale souffre sans se plaindre. En compensation, parfaitement dérisoire, le contingent de Peleliu reçoit les « Félicitations Impériales », un honneur recherché – mais que ces félicitations soient adressées onze fois aux soldats de Peleliu, un nombre record, en dit en fait long sur ce qui se passe sur cette île des Philippines…

 

Quand ce troisième tome s’achève, cependant, le nom de code a été lâché : « Sakura, sakura », soit la fleur de cerisier, symbole traditionnel du Japon, la fleur qui n’est jamais aussi belle que quand elle meurt, et dont le caractère éphémère même contribue à la beauté… Et se dessine dès lors une autre horreur : celle d’un contingent bientôt contraint de marcher de lui-même vers sa propre mort… à vrai dire envisagée comme une délivrance par beaucoup ; mais le sera-t-elle toujours, au moment d'accomplir véritablement le geste fatidique ?

 

La lecture de ce troisième tome est au moins aussi éprouvante que celle des deux premiers. En fait de manga de guerre, c’est l’antithèse de la soupe que le sujet militaire suscite bien trop souvent, notamment dans un certain cinéma américain : Peleliu ne parle pas, jamais, d’héroïsme – car il n’y a rien d’héroïque dans tout cela ; il ne sort jamais les flonflons patriotiques, parce que le dévouement à la patrie y est présenté pour l’horrible et irrationnelle imposture qu’il est toujours.

 

Mais cela ne signifie pas que l’émotion en est absente, sur d’autres modes – dépressifs, dérisoires, drôles mais absurdement. Le dessin de Takeda Kazuyoshi y participe, d’ailleurs – pas aussi simple qu’il en a l’air, et certainement pas simpliste : l’épuisement moral de Tamaru découvrant la grotte ravagée au lance-flammes a de quoi vous serrer le cœur.

 

Mais, en une occasion, le propos se fait un tout petit peu plus léger – quand les soldats égarés découvrent que Tamaru est un dessinateur (lui-même, à ce stade, s’est rendu compte qu’il arrivait au bout de son carnet, et cette perspective l’abat presque aussi sûrement qu’une balle américaine, ou la faim lui brûlant le ventre), et lui demandent de leur faire des dessins… de femmes. Nues. Blanches, blondes… Un camarade, pourtant, lui demande un autre dessin : celui de son père décédé, de sa mère, de sa sœur à la constitution fragile ; ses photos sont passées, elles sont en train de disparaître – le dessin de Tamaru contribuera à préserver leur image…

 

Et c’est bien entendu ce que fait le manga de Takeda Kazuyoshi. Ce troisième tome de Peleliu, Guernica of Paradise est à la hauteur des deux premiers : terrible, poignant, révoltant, déprimant.

 

Juste.

 

Nécessaire.

 

À suivre, donc.

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