Frères sorcières, d'Antoine Volodine
VOLODINE (Antoine), Frères sorcières – entrevoûtes, Paris, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2019, 299 p.
Frères sorcières, paru en début d’année, est à ce jour le dernier avatar du post-exotisme (il devrait, dit-on, y en avoir six autres ensuite, et puis silence), et publié pour le coup sous le nom d’Antoine Volodine. Il se voit associé le qualificatif de genre « entrevoûtes », qui avait déjà accompagné de précédentes publications signées Volodine et Lutz Bassmann, et qui serait semble-t-il défini dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, que je n’ai hélas pas lu – aussi est-il difficile pour moi de saisir pleinement ce concept, si cela a la moindre importance, mais relevons du moins que ce terme emprunté à l’architecture semble soutenir la structure de ce livre, composé de trois parties on ne peut plus différentes, mais qui n’en sont pas moins supposées se répondre.
Quoi qu’il en soit, nous sommes en terrain connu. C’est à la fois ce qui est merveilleux avec le post-exotisme, et ce qui, si j’ose l’avouer, me fait redouter un peu chaque nouvelle lecture en la matière (en précisant que je n’en ai pas lu tant que ça non plus, a fortiori des autres avatars de l’auteur...) : Volodine et Cie cultivent une voix singulière depuis Biographie comparée de Jorian Murgrave, et brodent depuis sur les mêmes thèmes, sur les mêmes images, avec une patte stylistique caractéristique, sans pour autant jamais vraiment se répéter, car chaque livre a sa personnalité, mais en renouvelant toujours cette matière travaillée avec une dévotion maniaque. Toutefois, à chaque nouvelle lecture, au moment d’entamer le livre, je me demande presque systématiquement si ce ne sera pas « celui de trop » dans ce registre, celui dans lequel la manière propre à Volodine tournera à la formule – et, pour être honnête, à la lecture de Frères sorcières, je me suis posé cette question au-delà de la première page…
En définitive, je ne crois pas que Frères sorcières soit « le livre de trop », et j’ai apprécié ma lecture – je ne prétendrai pas pour autant avoir été parfaitement convaincu de la première à la dernière ligne… d’autant que l’auteur, ai-je l’impression, y joue un jeu dangereux avec l’autodérision, ce qui est généralement plutôt sympathique, mais qui, comme tant de post-trucs, louche peut-être un peu occasionnellement sur l’autoparodie ? Il faudra y revenir – mais disons d’emblée, pour les amateurs du TL;DR, que Frères sorcières, avec ses qualités, ses bons moments, sa puissance évocatrice typique, me paraît plutôt bon, oui, mais… relativement mineur ? En tout cas pas à la hauteur de mes Volodine préférés, Des anges mineurs et Bardo or not Bardo – mais peut-être davantage au niveau de, mettons, Terminus radieux, le précédent roman signé Volodine, et qui avait beaucoup enthousiasmé la critique, mais ne m’avait pas totalement convaincu à titre personnel (en même temps, je l’avais lu durant une « très mauvaise période »…).
Frères sorcières se scinde donc en trois parties, formellement très différentes. La première, intitulée « Faire théâtre ou mourir », est la plus « accessible » – celle aussi qui, d’emblée, ressort en vrac tout le corpus volodinien. Nous y assistons à l’interrogatoire (une figure classique du post-exotisme, lequel n’est pas tant un mouvement littéraire que l’association de fait d’auteurs dissidents emprisonnés), l’interrogatoire, donc, par une sorte de juge des enfers déguisé en agent du KGB, d’une femme du nom d’Éliane Schubert – qu’on imagine ficelée sur une chaise, les yeux agressés par un projecteur braqué en pleine face.
Éliane Schubert faisait partie d’une troupe de théâtre majoritairement féminine, que les aléas de la politique comme de la route ont entraînée dans les vallées et les collines d’une sorte d’Asie centrale mythifiée, semi-désertique, toujours imprégnée des habituels reliquats post-soviétiques caractéristiques du post-exotisme, mais sur un mode plus lointain et plus barbare. Et, justement, la troupe tombe entre les griffes d’une bande de brigands, comme un souvenir de Cosaques, et la situation dégénère bien vite : les hommes sont abattus, puis les femmes – à l’exception (?) de la seule Éliane Schubert… mais pas avant d’avoir servi d’esclaves sexuelles à ces mâles répugnants et pas peu fiers de leur brutalité criminelle, perçue comme un aspect essentiel de leur masculinité nécessairement agressive. Volodine à l’heure de #MeToo et des débats sur la culture du viol ? Peut-être, et peut-être pas non plus tout à fait, car le corpus post-exotique, depuis bien longtemps, abondait déjà en figures féminines fortes, rebelles et sorcières, en proie à l’agressivité des mâles mais certainement pas disposées à se laisser faire – dont Éliane Schubert n’est au fond qu’une nouvelle variation.
Mais le qualificatif de « sorcière », ou de « chamane », souvent employé par ailleurs pour désigner l’auteur et ce livre tout spécialement, doit sans doute plus que jamais être mis en avant (à l’heure, là encore, où l’on semble priser de nouveau l’éloge de la sorcière comme archétype féminin fondamental, ce qui revient par vagues). Car il établit une filiation entre Éliane Schubert et ses modèles passés, impitoyables mamies bolcheviques, prêtresses et magiciennes cachées dans la toundra ou dans les logements sociaux, et poétesses nomades et folles – comme Maria Soudaïeva et ses Slogans : Éliane Schubert a été élevée dans le théâtre des Vociférations, un « cantopéra » tout en IMPRÉCATIONS MAJUSCULES ET EXCLAMATIVES ! qui ont quelque chose de « mots de pouvoir » performatifs, les attributs d’une poésie archaïque qui est en même temps et peut-être surtout acte essentiellement magique, et donc profondément subversif – de l’ordre du monde naturel comme de la politique humaine.
Les Vociférations constituaient le substrat fondamental de l’éducation d’Éliane Schubert, comme un secret transmis de mère en fille, et ont décidé de sa vision du monde. Un temps, peut-être, l’artifice du théâtre a pu les dénaturer, les amoindrir, même. Mais dans l’enfer de la bande de brigands, pas un « enfer fabuleux » mais un cauchemar barbare aux relents concentrationnaires, qui noue perpétuellement les tripes, ces slogans d’agitprop retrouvent leur fonction magique, et sont bien perçus comme tels par les femmes brigandes (il y en a), qui y voient une ressource unique, proprement féminine, et digne de respect, dans un environnement masculin où le respect n’est jamais dérivé que de la force. Cependant, le sort d’Éliane Schubert demeure un calvaire – et son statut de survivante douteux…
« Faire théâtre ou mourir », oui, est la partie la plus accessible de Frères sorcières – et nous sommes bel et bien en terrain familier, ici. Mais, justement, la magie Volodine opère, avec une efficace qui renvoie à la pratique chamanique en même temps que théâtrale d’Éliane Schubert : ces thèmes, ces personnages, ces mots, nous les connaissons, et depuis Biographie comparée de Jorian Murgrave si ça se trouve, mais ils fonctionnent toujours aussi bien, ils ont toujours cette vertu caractéristique relevant presque de l’hypnose, ils suscitent, via l’accord tacite de l’auteur et du lecteur, un paysage mental typique et qui séduit toujours autant. Oui, le terrain est familier – mais on l’apprécie, on le vit, on le ressent, et tout cela est terriblement et magnifiquement juste.
Le reste… est plus ardu. La partie centrale de ces « entrevoûtes », intitulée « Vociférations », reprend, sous 49 items composés de 343 sentences, le texte du « cantopéra » qui a formé Éliane Schubert. Et nous sommes là encore en terrain connu, au fond, car ce texte renvoie évidemment aux Slogans de Maria Soudaïeva. Cependant, je ne garantirais pas que l’impact soit le même…
Nous sommes bien confrontés à une sorte de poésie surréaliste, relevant souvent de l’écriture automatique, habillée sous les oripeaux grotesques d’un réalisme socialiste d’emblée perverti, une rhétorique révolutionnaire tout en imprécations démentes braillées à pleins poumons – des FORMULES MAJUSCULES ! agressives et absurdes, qui prennent sans cesse le lecteur/spectateur à Parti. Mais rien de tout cela n’a de sens, au fond – les formules sont vides, car ce n’est pas ce qui compte vraiment : ce sont des « mots de pouvoir », des mantras même pas vraiment cachés derrière les ordres d’agitprop, des « Om̐ » déguisés en rhétorique révolutionnaire.
Cependant… Je crois que, non, l’effet produit n’est pas le même que dans les Slogans de Maria Soudaïeva, avec leur étrange poésie. Ici, on a davantage l’impression d’une production en roue libre, pour le coup, et si la déposition d’Éliane Schubert témoignait de la puissance performative de ces Vociférations, leur lecture sèche et enchaînée produit surtout un sentiment d’imposture et d’absurdité. Et on peut se demander, assez légitimement je crois, quelle est la part d’autodérision dans tout cela – voire, donc, d’autoparodie.
Une question qui se posera encore dans la dernière partie de Frères sorcières, intitulée « Dura nox, sed nox ». Et, formellement, c’est encore autre chose : une phrase unique s’étalant sur 120 pages (bon, avec quelques « tricheries », des points de suspension ou des répliques insérées dans le texte…), comme le long monologue intérieur, et nécessairement confus, d’une créature pas véritablement humaine, peut-être divine, peut-être démoniaque, probablement autre chose, et qui commente en direct ou après coup ses innombrables incarnations, masculines et féminines, sur des millénaires et des millénaires d’une humanité qui se perpétue contre vents et marées, absurdement – quand l’environnement de prédilection de la créature est un espace noir, dont on ne sait s’il est avant tout chaotique, sur un mode primordial notamment, ou bien parfaitement nihiliste.
Et, sans doute, cette litanie maladive nous renvoie, au moins dans les thèmes, à la déposition extorquée à Éliane Schubert, car les mille avatars du « narrateur », en naviguant sans plus s’y arrêter entre les genres, témoignent toujours d’un univers mental aussi bien que physique où le sexe est déterminant, et plus qu’à son tour sur un mode menaçant – relevant de la prostitution ou du proxénétisme, du viol et de l’inceste, etc. Çà et là, des couples se forment, se dissolvent, ou bien au contraire se perpétuent, mais souvent dans la rancœur et le mépris, la haine et la violence, la crainte et la malédiction, et l’esprit passe d’un partenaire à l’autre, ou, au sein de telle ou telle association de circonstance, intervertit les rôles masculins et féminins, dans un geste onaniste aux connotations symboliques fortes – et l’ensemble constitue une mythologie très à-propos pour cette figure immortelle et résolument non humaine, relevant tantôt du monstre, tantôt du trickster, tantôt (forcément) de la sorcière… et tantôt de la création littéraire pure, autosuffisante d’une certaine manière, encore qu’elle procède souvent par citations – de Howard Phillips Lovecraft (oui !) aussi bien que de… Lutz Bassmann… ou même un certain Antoine Volodine, raillé au passage pour sa mesquinerie à l’encontre de telle ou telle figure du post-exotisme bien plus douée que lui !
Car l’autodérision envisagée plus haut pour les « Vociférations » est assez marquée dans cette troisième et dernière partie – et elle présente là encore au moins le risque de l’autoparodie, ce qui ne facilite pas la tâche du lecteur.
Lequel est par ailleurs confronté de la sorte à un texte assez hermétique – et, disons-le si c’est peut-être risible à vos yeux, j’ai trouvé ça d'une lecture assez épuisante… Mais il est vrai que j’ai tendance à me montrer méfiant devant ce genre de procédés littéraires, ici cette longue phrase ininterrompue ou presque : à tort ou à raison, j’ai tendance, presque systématiquement, à y voir comme des « coquetteries d’écrivain », des outils plus tape-à-l’œil qu’autre chose, car d’une pertinence limitée au-delà de la seule démonstration formelle de l’auteur au travail et très désireux d’en faire étalage. Généralement, cela ne sert pas à grand-chose… Ici ? Eh bien, ici… oui, cela peut avoir du sens, car il s’agit après tout de pénétrer la psyché d’un être résolument autre, et d’une créature dont la conscience s’étend sur quarante-neuf fois sept mille ans et onze jours (ou quelque chose comme ça), d’une créature d’essence changeante par ailleurs, et qui suscite, entretient et, d’une certaine manière, légitime, un rapport au monde forcément un peu confus. Admettons… mais, oui, c’est assez épuisant, et si cela peut se justifier, je ne suis pas certain que ce soit vraiment utile, et encore moins nécessaire.
On avouera cependant que ce procédé, s’il a ses inconvénients, produit effectivement quelques belles pages. Si la narration est confuse, c’est peut-être qu’il faut davantage appréhender cette « seule longue phrase sorcière », comme le formule la quatrième de couverture (renvoyant, je suppose, aux slogans performatifs des deux premières parties de ces « entrevoûtes »), comme une sorte de long poème en prose, peut-être pas tant halluciné qu’étranger. Le style Volodine est reconnaissable derrière l’absence de points et de paragraphes, qui produit parfois des séquences de toute beauté. Mais disons que ça se mérite.
J’ai bien aimé Frères sorcières. Le Volodine nouveau est un bon cru – mais pas un des meilleurs, en ce qui me concerne, loin de là même. Il a en tout cas quelque chose de déconcertant – qui tient à la fois au jeu dangereux typique du post-exotisme explorant sans cesse les mêmes thèmes avec les mêmes procédés, si chaque livre du post-exotisme demeure singulier et doté d’une forme de personnalité appréciable, comme un renouvellement perpétuel plutôt d’une déclinaison sur le mode de la formule, et à ce que ce jeu dangereux est perverti encore d’une certaine manière par une forme d’autodérision marquée, peut-être salutaire, peut-être inquiétante. Si « Faire théâtre ou mourir » emballe sans peine, en raison de ou malgré son relatif « classicisme » volodinien, les « Vociférations » prises en tant que telles relèvent un peu de la mauvaise blague (aussi ne faut-il pas les prendre en tant que telles, mais seulement en les insérant à leur place dans le dispositif des « entrevoûtes », supposé-je sans bien comprendre véritablement ce qu’est au juste ce dispositif), et « Dura nox, sed nox » épuise et déconcerte, tout en fascinant par moments.
Un livre difficile à appréhender, donc – plutôt convainquant en définitive, mais avec peut-être quelques limites ? Inégal, dans ce format bâtard associant des formes très différentes ? Quoi qu’il en soit, j’ai encore plein de « voix du post-exotisme » à explorer, et peut-être certaines pourraient-elles m’éclairer, a posteriori, sur la valeur propre de Frères sorcières, tout en ayant leur intérêt singulier – ce qui est l’essence même de ce « cycle » en forme de cathédrale, ou d’usine, c’est la même chose, en ruines.
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