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Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto

Publié le par Nébal

Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto
Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto

ÔOKA Shôhei, Les Feux, [Nobi 野火], traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, préface de Maya Morioka-Todeschini, [s.l.], Seuil – Autrement, coll. Littérature, [1952, 1957, 1995] 2019, 262 p.

Je vais retenter la même expérience que pour Narayama il y a quelque temps de cela, en chroniquant en même temps un roman japonais, en l’espèce Les Feux (Nobi 野火) d’Ôoka Shôhei, datant de 1952, et ses deux adaptations cinématographiques japonaises, tout d’abord Feux dans la plaine, d’Ichikawa Kon (1959), et ensuite, bien plus récente, Fires on the Plain, de Tsukamoto Shinya (2014).

 

Et attention, les gens : si parler de SPOILERS est à vue de nez un peu étrange pour ce roman et ces films, je vais, dans cet article, révéler des éléments cruciaux du récit – alors à vous de voir…

 

À l’origine, il y avait donc un livre : Les Feux, roman d’Ôoka Shôhei, paru en 1952, et qui a considérablement marqué la littérature japonaise de son temps en envoyant aux orties un certain nombre de tabous. C’est que l’auteur y revenait sur son expérience de la guerre, et des atrocités qui lui étaient liées. Or, à cette époque, c’était là un sujet très difficile à traiter au Japon : les Japonais n’étaient guère disposés à revenir sur ce qui, pour eux, avait constitué une humiliante défaite, et encore moins enclins à mettre dans la balance les crimes commis par l’armée japonaise, en son sein mais plus encore contre les populations conquises (à vrai dire, sur ce point, c'est toujours compliqué aujourd'hui...) – et, durant les années qui ont suivi immédiatement la capitulation, les autorités d’occupation américaines préféraient de même que l’on évite de traiter de certains sujets jugés trop noirs et dangereux en étant tournés vers le passé, là où il valait bien mieux « construire ensemble » un avenir plus lumineux et démocratique : la censure pouvait donc se montrer très sévère.

 

Ôoka Shôhei, critique et spécialiste de la littérature française (notamment de Stendhal), a combattu sur le front : il a été appelé courant 1944, alors que la situation était déjà catastrophique pour le Japon depuis bien deux ans, et, après une formation hâtive, il a été envoyé sur le théâtre d’opérations philippin, qui devait sceller le sort de l’armée japonaise : fin 1944, début 1945, les Américains et les partisans philippins emportent la bataille terrestre sur l’île de Leyte, tandis que la flotte japonaise est anéantie durant la bataille dite du golfe de Leyte – la plus grande bataille navale de l’histoire.

 

Là-bas, Ôoka Shôhei, comme tant d’autres de ses compatriotes (pensez à ce que raconte Mizuki Shigeru dans les tomes 1 et 2 de Vie de Mizuki, par exemple), subit un véritable enfer et assiste à des atrocités sans nom. Il erre dans la forêt, seul, pendant des dizaines de jours, avant d’être capturé, en janvier 1945, par les Américains, et envoyé dans un camp de prisonniers – il ne rentrera au Japon qu’à la fin de 1945.

 

L’expérience avait constitué un véritable traumatisme – et, exceptionnellement, l'emploi de ce terme n’est pas une figure de style, ainsi qu’on aura l’occasion de le voir. Ôoka ressent le besoin de parler, de témoigner, dans un contexte qui, on l’a vu, n’y était pas très favorable. C’est le moteur de sa carrière littéraire : à la suggestion d’amis, mais aussi semble-t-il de son psychiatre, il rédige ses mémoires, Journal d’un prisonnier de guerre, ce qui lui impose de jongler avec les sentiments de la censure américaine. Un premier roman, sur un tout autre sujet, La Dame de Musashino, lui vaut également l’attention de la critique. Mais il n’en a pas fini avec la guerre, et, en 1952, il publie donc Les Feux, qui revient sur son expérience aux Philippines ; il s’agit cette fois d’un roman, pas de mémoires, mais les traits autobiographiques sont nombreux, personne n’en doute. Et le livre fait l’effet d’une bombe, si j’ose dire : Ôoka y dénonce frontalement les méfaits du commandement impérial qui avait totalement abandonné ses soldats sans le moindre ravitaillement, les amenant par la force des choses à perdre toujours un peu plus leur humanité, jusqu’à franchir la ligne rouge – celle… du cannibalisme. Le réquisitoire est impitoyable, et ce d’autant plus qu’il sonne vrai, même sous sa forme romanesque ; il en résulte un tableau proprement terrifiant, une condamnation sans appel des horreurs de la guerre et des crimes de l’armée japonaise.

 

Le roman met en scène un soldat du nom de Tamura, qui souffre de tuberculose – une mauvaise idée, sur le front… Son supérieur, le jugeant incapable de se montrer utile, l’en rend responsable, et le chasse pour qu’il retourne à l’hôpital de campagne qui l’avait pourtant renvoyé, avec de maigres rations – mais on le chasse également de l’hôpital… Alors il n’a que se suicider ! Il a bien une grenade, qu’il s’en serve, c’est le seul moyen pour lui de se montrer utile à son pays ! Autant dire que ça commence bien…

 

Mais l’hôpital est bombardé, et Tamura contraint d’errer seul dans la jungle. Puis, attiré par la croix surmontant un clocher, il arrive dans un village abandonné, et y trouve quelque chose de très précieux : du sel ! Hélas, c’est le moment que choisit un couple de jeunes Philippins pour retourner au village – et, sous le coup de la panique, Tamura abat la femme ; l’homme prend la fuite, et il ne fait aucun doute qu’il va chercher les partisans – qui effrayent les soldats japonais bien plus que les soldats américains : les guérilleros philippins entendent leur faire payer les rigueurs de l’occupation… Et c’est à cela que renvoient ces « feux dans la plaine » : des fumées qui s'élèvent çà et là, dont les soldats japonais ne comprennent pas très bien le propos, mais qu’ils sont portés à envisager comme un moyen de communication employé par les partisans – ces feux sont une menace permanente, d’autant plus terrifiante qu’elle est impalpable…

 

Les errances solitaires de Tamura, qui a abandonné son fusil par dégoût, sont interrompues par la rencontre d’autres soldats japonais, qui l’informent qu’ils doivent traverser l'île et se rendre à Palompon pour y continuer le combat – mais atteindre cette destination implique de franchir les lignes américaines, autant dire que c’est du suicide…

 

Et la situation est rendue plus terrible encore par la faim omniprésente. L’armée japonaise ne s’est jamais montrée très généreuse avec ses soldats, pour ce qui est des rations – mais, à ce stade du conflit, elle les a tout bonnement abandonnés… Il n’y a aucun ravitaillement : les soldats de l’empereur sont supposés vivre du terrain, Demerden Sie sich autrement dit, et la situation est toujours plus catastrophique…

 

La faim est le motif central des Feux – et son moteur, et un outil métaphorique de choix. Tout y renvoie à la faim – et ce dès le tout début du roman comme des films, avec ces bien maigres rations, de patates douces ou de manioc, qui sont censées « acheter » une place temporaire à l’hôpital ; de même quand Tamura tombe sur un Philippin en train de cuisiner, ou trouve le sel dans le village, etc.

 

Mais ce thème à la base très dur devient plus sombre encore à mesure que la menace du cannibalisme est introduite dans le récit. Dans les premières occurrences, notamment quand Tamura rencontre un petit groupe de trois soldats très intéressés par son sel, cela sonne comme une mauvaise blague – un peu inquiétante d’ores et déjà, cela dit : cela semble beaucoup amuser le caporal que de faire trembler Tamura en lui racontant que son groupe, pour survivre en Nouvelle-Guinée, a bien dû recourir à la consommation de chair humaine… Mais chaque nouvelle mention du cannibalisme sonne plus concrète que celle qui précède, et la mauvaise blague n’a très vite plus rien de drôle. Ainsi quand Tamura tombe sur un soldat devenu fou, et emporté par une crise mystique bouddhique (nous verrons que Tamura n’est pas insensible à ces pensées, même si, dans son cas, c’est la mystique chrétienne qui l’emportera), qui lui offre de le manger une fois qu’il sera mort…

 

Et le cauchemar devient toujours plus matériel. Lors de ses pérégrinations, seul ou en groupe, Tamura ne cesse de recroiser les mêmes deux personnages : Yasuda, un vieux bonhomme cynique à la jambe cassée, et Nagamatsu, un jeunot naïf que le précédent exploite sans vergogne – Yasuda a accumulé une réserve de tabac, que Nagamatsu (peu doué…) est supposé échanger contre du manioc ou des patates douces. Mais, lors de cette ultime rencontre, les choses ont changé – c’est qu’ils ont à manger ! Yasuda a appris à Nagamatsu comment chasser « les singes »… et Tamura ne se fait guère d’illusions sur ce que cela signifie : Nagamatsu chasse des êtres humains, des soldats japonais ! L’ultime ligne rouge a été franchie, la déshumanisation est totale… Et double, en fait, car cela s’applique aussi bien au prédateur, qui abandonne de lui-même son humanité, qu’à la proie, hypocritement animalisée par cette désignation de « singe ». Or la confiance ne règne pas entre les trois soldats, en toute logique, et tout cela s’achèvera dans une tuerie…

 

Mais, ici, le roman et les films (surtout celui d’Ichikawa Kon) se concluent de manière très différente. Le roman, en effet, se termine par un épilogue assez développé, quelques années plus tard : Tamura est dans un hôpital psychiatrique, où on le soigne en raison du véritable traumatisme qu’il a vécu sur Leyte – on le voit, le mot n’est pas employé gratuitement ici, c’est bien d’une pathologie psychiatrique qu’il s’agit. Ce traumatisme affecte la mémoire de Tamura, qui ne sait plus très bien ce qui s’est passé « à la fin », en même temps que le souvenir de la femme qu’il a tuée continue de l’obnubiler.

 

Mais l’esprit malade de Tamura a eu recours à un moyen un peu tordu pour lui permettre de « survivre » et de composer avec les atrocités qu’il a vécues. Lui, « l’intellectuel », qui dissertait sur Bergson durant ses errances solitaires, mais tout autant théologie, après son expérience dans l’église, a développé une sorte de complexe messianique d’inspiration essentiellement chrétienne (avec quelques traits bouddhiques cela dit – notamment concernant le respect de tout le vivant, animal ou végétal, qu’il ne faut pas tuer pour manger), doté d’une symbolique forte qui englobe aussi bien la croix que les feux des partisans, dont la signification devient en quelque sorte apocalyptique, un délire dans lequel l’idée de l’eucharistie se teinte de nuances forcément plus sombres au regard des pratiques cannibales des soldats japonais abandonnés. La foi et la faim sont ainsi imbriquées jusqu’à la folie obsessionnelle, et Tamura halluciné se figure tantôt en ange exterminateur, tantôt en ascète, tel un bouddha christique porteur de la bonne parole de la faim ; écrire doit lui permettre de ramener du sens dans son passé traumatique et absurde…

 

Les Feux est un roman très éprouvant – on conçoit bien à quel point ce livre, en 1952, dans un contexte où le Japon refusait de se repencher sur son passé immédiat (ce qui confère d’ailleurs au traumatisme de Tamura une signification supplémentaire), ce livre donc a pu produire un tel choc. Il a contribué, avec d’autres, à libérer la parole des conscrits – ces jeunes gens qui, au nom du fantasme impérial, et au travers de mille mensonges de l’élite militaire, ont vécu sur le terrain un véritable enfer. S’il n’adopte pas les atours d’un pamphlet, le roman d’Ôoka Shôhei n’en dénonce pas moins les impostures de la guerre comme du nationalisme, avec la force de la colère et de la honte : il n’y a rien d’héroïque dans la guerre, qui n’est qu’une entreprise de déshumanisation poussée jusque dans ses extrêmes limites – et même la franche et fraternelle camaraderie du front, tant vantée dans quantité de romans, de BD, de films ou de séries pas avares de clichés et de flonflons, cette idée naïve et creuse à la Band of Brothers, sonne en définitive comme une mauvaise blague, quand votre semblable s’interroge sur la possibilité de vous manger pour survivre, ou, pire encore, quand c’est vous-même qui vous posez la question quant à votre semblable.

 

J’ai trouvé très intéressante, par ailleurs, la manière dont Ôoka traite du thème du traumatisme – et, pour le coup, de manière assez visionnaire, anticipant notamment sur quantité de récits portant sur la guerre du Vietnam, mais en posant la question frontalement, au travers de cet épilogue tout dédié aux considérations psychiatriques liées à l’expérience militaire. Or cette dimension est totalement absente du film d’Ichikawa Kon, et seulement allusive dans celui de Tsukamoto Shinya.

 

Mon regret, ici, porte sur une traduction parfois pas tout à fait à la hauteur (la première traduction de ce roman était semble-t-il bien pire, mais, concernant Rose-Marie Makino-Fayolle, que j’ai souvent lue traduisant Ogawa Yôko notamment, le niveau m’apparaît globalement très variable), et un texte pas ou mal relu, avec de nombreuses coquilles, dont un certain nombre qui semblent provenir d’un OCR imprécis. C’est dommage, même si le plaisir de lecture demeure…

Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto

Titre : Feux dans la plaine

Titre original : Nobi 野火

Titres alternatifs : Les Feux dans la plaine ; Fires on the Plain

Réalisateur : Ichikawa Kon

Année : 1959

Pays : Japon

Durée : 104 min.

Acteurs principaux : Funakoshi Eiji (Tamura), Takizawa Osamu (Yasuda), Mickey Curtis (Nagamatsu)…

Les Feux a été un grand succès aussi bien critique que commercial. Durant cet âge d’or du cinéma japonais qu’étaient les années 1950 (un âge d’or aussi bien au regard des bénéfices engrangés au Japon que de l’attrait pour le cinéma japonais à l’étranger, depuis que Kurosawa Akira avait pavé la voie des autres avec le succès international inattendu de Rashômon), cela rendait la possibilité de l’adaptation cinématographique du roman assez probable – cependant, le très dur roman d’Ôoka n’était pas un livre comme les autres, et les tabous qu’il avait brisés demeuraient encore très prégnants, notamment au cinéma…

 

Mais il sera bel et bien adapté – seulement en 1959, toutefois, et dans des conditions un peu étranges ? En effet, c’est le réalisateur Ichikawa Kon qui va mener le projet à bien – et, à cette époque, il est surtout considéré comme un yes man efficace, qui tourne vite des comédies populaires : autant dire que nous sommes aux antipodes d’un roman aussi dur que Les Feux… Cela dit, Ichikawa Kon avait montré qu’il avait plus d’une corde à son arc, et son film La Harpe de Birmanie, qui traitait déjà de la guerre mais de manière bien différente, avait rencontré le succès et séduit la critique. Or, yes man ou pas, Ichikawa Kon avait des convictions, et le talent nécessaire pour les servir, dans une perspective davantage « auteurisante ». À la différence d’Ôoka, il n’avait pas été enrôlé dans l’armée, et son rapport à la guerre est donc de seconde main, mais le message antimilitariste des Feux lui parlait – d’autant qu’il avait été très affecté par le bombardement atomique de Hiroshima, qui avait failli coûter la vie à plusieurs membres de sa famille…

 

Ichikawa avait donc envie d’adapter le roman d’Ôoka. Délaissant sa réputation de yes man, il avait choisi ce sujet, et l’avait travaillé en amont avec sa meilleure collaboratrice : son épouse, Wada Natto, originellement une traductrice, mais qui était devenue une brillante scénariste, et a travaillé sur tous les (nombreux) films de son époux pendant une quinzaine d’années, avant de devoir prendre prématurément sa retraite pour raisons de santé. Le couple soumet le projet à la Daiei, un studio principalement intéressé par les films les plus commerciaux, mais qui, accidentellement disons, avait pu financer des films plus exigeants (dont, pas des moindres, Rashômon). J’ai lu, çà et là, que le studio s’attendait à ce qu’Ichikawa Kon tourne un « film d’action », avec plein d’explosions, ce genre de choses… Une anecdote qui me paraît un peu suspecte : les producteurs de la Daiei ne devaient être ni stupides, ni ignorants, et le roman d’Ôoka avait rencontré un sacré écho… Mais admettons. Ce qui apparaît certain, c’est qu’Ichikawa Kon s’est battu pour ce film – un combat de longue haleine, car il fallait vaincre les réticences du studio sur plusieurs points : l’acceptation du projet d’adaptation n’était qu’une première étape, et il a ensuite fallu, notamment, qu’Ichikawa obtienne de pouvoir tourner le film en noir et blanc ainsi qu’il le souhaitait pour des raisons esthétiques aussi bien que thématiques (à une époque où la couleur mobilisait bien davantage les foules), de même qu’il a dû lutter pour que le studio accepte de confier le rôle de Tamura à Funakoshi Eiji, un acteur spécialisé dans les comédies – et, dans ce contexte du cinéma japonais des années 1950, un acteur était une « marque », il avait une image à entretenir, et tout rôle « à contre-emploi » était donc proscrit… Mais Ichikawa s’est battu – et il a obtenu tout cela du studio.

 

Le tournage pouvait commencer, et il constitua une aventure en tant que telle. Conscient de ce que ce film était bien différent de ce qu’il tournait d’habitude, Ichikawa est revenu sur ses méthodes routinières, notamment la tendance à faire beaucoup répéter les acteurs en amont pour tourner le plus vite possible le moment venu : cette fois, Ichikawa voulait de la spontanéité, et n'a donc livré à ses acteurs le scénario conçu par son épouse qu’au dernier moment, sur le plateau. Par ailleurs, dans cette même optique à vrai dire, il incitait ses acteurs à bien peser ce que la faim omniprésente pouvait représenter pour leurs personnages : la légende dit même que les acteurs étaient délibérément sous-alimentés, même si sous surveillance médicale constante ! Je ne garantirais pas que cette anecdote est authentique… Il semblerait bien, toutefois, que Funakoshi Eiji avait de lui-même choisi de se sous-alimenter pour intégrer le personnage de Tamura – et qu’en une occasion, en tout début de tournage dit-on, il s’est tout bonnement évanoui sur le plateau… On sait par ailleurs que le choix de l’acteur et rocker nippo-anglais Mickey Curtis pour incarner Nagamatsu devait quelque chose à sa silhouette malingre – et c’est peu dire : dans les terrifiantes dernières scènes du film, il a quelque chose de proprement squelettique, et il est difficile, en le voyant, de ne pas avoir d’autres images en tête, celles des victimes des camps de concentration nazis…

 

La faim demeure bien le thème essentiel du film comme du roman. Cependant, sur d’autres points, le film diffère de son matériau source, en évacuant certains thèmes, et en changeant complètement la fin. La dimension religieuse du récit, notamment, est beaucoup moins marquée dans le film d’Ichikawa, si elle n’est pas totalement absente : l’église, avec sa croix, est un lieu important du film, et la scène confrontant Tamura à un soldat japonais devenu fou et priant le bouddha Amida est très impressionnante. Cependant, le délire messianique et largement chrétien de Tamura dans le roman ne ressort pas autrement de cette adaptation cinématographique.

 

Ce qui n’est pas sans conséquences quant à l’image que l’on se fait de Tamura : dans le roman, c’est un intellectuel, il est à plusieurs reprises désigné de la sorte, et ses monologues lors de ses pérégrinations solitaires témoignent de sa vaste culture, étendue aux savoirs de l’Occident. Mais cela ne ressort pas vraiment du film, où personne ne qualifie Tamura d’intellectuel, outre que lui-même ne fait pas étalage de sa science – en fait, seule une brève scène pourrait revenir sur ce thème, durant laquelle Tamura révèle incidemment à ses camarades qu’il sait lire l’anglais, mais cela ne va pas au-delà. À vrai dire, le jeu de Funakoshi Eiji, qui incarne un Tamura épuisé, malade, affamé et les yeux un peu fous, ou dans le vague, confère même occasionnellement au personnage l’apparence d’un homme un peu simplet – mais, si c’est bien le cas, ça n’est qu’une apparence : Tamura est un homme intelligent, et beaucoup moins naïf qu’il n’en a l’air… ou ne le prétend.

 

La différence majeure entre le roman et le film porte sur la fin : Ichikawa Kon et Wada Natto ne se sont pas contentés de zapper l’épilogue dans l’hôpital psychiatrique, ils ont tout réécrit. En effet, tous deux considéraient que la fin du roman était beaucoup trop dure, en faisant de Tamura lui-même une figure déshumanisée par le cannibalisme. Il fallait donc faire en sorte que Tamura, même « inconsciemment », ne mange pas de la viande « de singe » que lui offre Nagamatsu : ils ont eu recours à un expédient somme toute astucieux, en montrant Tamura tellement affaibli par la maladie et la malnutrition… que ses dents tombent quand il veut mâcher la viande « de singe » ; incapable d’absorber cette viande, même si « par accident », il ne commet pas, même sans le savoir, le geste ultime de la déshumanisation consistant à manger de la chair humaine : il demeure, à cet égard, « pur ».

 

Mais l’épilogue du roman n’en était que plus difficile à mettre en scène – avec ce Tamura emporté par son délire messianique, et qui bataille intérieurement pour déterminer s’il a oui ou non mangé de la chair humaine, et ce qu’il a fait avec Nagamatsu après que celui-ci a tué Yasuda. Là où le roman, par le procédé de l’épilogue et de l'anamnèse, retarde la révélation de ce que Tamura a tué Nagamatsu, le film le montre sans l’ombre d’une hésitation, dans une scène visuellement incroyable, où la silhouette décharnée et barbouillée de sang de Mickey Curtis n’évoque pas seulement, comme dit plus haut, les survivants des camps de concentration, mais aussi, d’une certaine manière, une figure de goule ou de mort-vivant tout droit sortie d’un film d’horreur – en fait, la première fois que j’ai vu Feux dans la plaine, il y a quelques années de cela, j’ai aussitôt pensé, dans cette dernière scène, à La Nuit des morts-vivants de George A. Romero… Cela peut paraître incongru, d’autant que le film de zombies séminal ne sortirait que neuf ans plus tard, mais il m’est toujours aussi difficile de faire l’impasse sur cette troublante ressemblance – en tout cas, on peut en conclure, sans trop de peine, que l’esthétique du film d’Ichikawa, dans ces dernières scènes tout spécialement, serait tout à fait à sa place dans un film d’horreur.

 

Restait cependant à conclure le film – d’autant que l’épilogue était exclu. Alors, Ichikawa Kon et Wada Natto ont choisi de revenir en dernier ressort sur une scène antérieure du film, et, en même temps, de réintroduire à la dernière minute le thème largement délaissé jusqu’alors de la foi : Tamura avait songé à se rendre aux soldats américains – mais, par miracle, un autre soldat japonais l’a fait devant lui juste avant qu’il ne se lance… et a été aussitôt abattu par une partisane philippine avide de vengeance (le soldat américain qui l’accompagnait ne pouvant la retenir de faire feu ; cette scène figure dans les deux films comme dans le roman). À la fin du film d'Ichikawa, pourtant, Tamura, après avoir abattu à bout portant Nagamatsu, aperçoit un ultime feu dans la plaine – il se doute qu’il y a des hommes, là-bas, et des guérilleros philippins, sans doute, qui l’abattront probablement alors même qu’il se rendra… Qu’importe : il s’avance vers le feu – les balles sifflent autour de lui… jusqu’à ce qu’il s’effondre, mort. Un intertitre apparaît, qui conclut le film sur une simple date approximative : « Février 1945. » Ce qui sonne comme une nécrologie de Tamura – et peut-être, avec lui, de l’armée japonaise, voire du peuple japonais.

 

Même si Tamura, dans le film, n’a pas violé le tabou du cannibalisme, même s’il a fait preuve, en dernier ressort, d’un ultime acte de foi, aussi fou soit-il, on ne peut pas vraiment dire que la fin conçue par Ichikawa Kon et Wada Natto soit un « happy end »… En fait, tout le film est d’une extrême noirceur, d’une extrême dureté, qui valent bien celles du roman d’Ôoka Shôhei. Il est difficile, et sans doute vain, de déterminer laquelle des deux œuvres se montre la plus sombre.

 

Car le film est vraiment très rude – du début à la fin. En fait de « film de guerre », Feux dans la plaine n’a guère d’équivalent, si ce n’est le Requiem pour un massacre d’Elem Klimov (1985). C’était le ton approprié, bien sûr : Feux dans la plaine est bien le réquisitoire antimilitariste que voulait réaliser Ichikawa Kon – une dénonciation des horreurs de la guerre, et des atrocités que l’armée japonaise a infligé à ses propres soldats. Le noir et blanc un peu granuleux du film sublime les tableaux infernaux d’une guerre absurde et déshumanisante, en même temps qu’il confère de la matière aux cadavres mutilés et aux éclaboussures de sang – le film est d’une violence étonnamment graphique pour l’époque (et sonore, à vrai dire – avec des bruits de mastication régulièrement amplifiés).

 

Et cela lui portera tort – dans l’immédiat, du moins. Si le roman d’Ôoka avait séduit en même temps qu’il avait révolté, le film d’Ichikawa Kon, en permettant de visualiser toutes ces horreurs, a plus choqué qu’autre chose : la noirceur du film a été jugée insupportable, et sa violence malsaine – ceci, au Japon, mais aussi à l’étranger : les critiques américains, notamment, y ont vu un spectacle répugnant sur lequel, oui, il valait mieux faire l’impasse… Le film a été, globalement, un échec commercial – même si pas au point de mettre un terme à la carrière d’Ichikawa Kon. Et la critique s’est montrée un peu frileuse… au moins dans l’immédiat. C’est que, à certains égards, Feux dans la plaine était vraiment un film en avance sur son temps : dans le ton comme dans la forme, il avait quelque chose d’une anomalie en 1959, mais, les années passant, il serait redécouvert, et enfin apprécié à sa juste valeur – aujourd’hui, Feux dans la plaine est devenu un classique, après être éventuellement passé par cette phase si dangereuse du « film culte », on l’a loué pour lui-même et pour son influence, on y a reconnu probablement le plus grand chef-d’œuvre d’Ichikawa Kon, en même temps qu’un film de guerre unique en son genre et parmi les sommets les plus effroyables, puissants et justes du registre.

Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto

Titre : Fires on the Plain

Titre original : Nobi 野火

Réalisateur : Tsukamoto Shinya

Année : 2014

Pays : Japon

Durée : 87 min.

Acteurs principaux : Tsukamoto Shinya (Tamura), Lily Franky, Nakamura Tatsuya, Nakamura Yuko…

Il pourrait être tentant, à cet égard, de percevoir dans la simple existence du film Fires on the Plain de Tsukamoto Shinya un témoignage éloquent de la reconnaissance acquise par le film d’Ichikawa Kon. Pourtant, ce serait peut-être envisager la question sous de mauvais termes : le film de Tsukamoto n’est pas tant un remake de celui d’Ichikawa qu’une nouvelle adaptation du roman d’Ôoka Shôhei. Il est inévitable d’établir des passerelles entre les deux films, mais, à en croire Tsukamoto lui-même, c’est bien le roman qui a été déterminant – un roman qu’il avait lu il y a fort longtemps, quand il était lycéen, et qui l’avait considérablement marqué.

 

Nous sommes dans un tout autre contexte que la plupart des précédents films de Tsukamoto, cinéaste très punk et même cyberpunk, connu notamment pour le frappadingue et stupéfiant Tetsuo, et qui était de manière générale souvent associé à des environnements urbains et industriels ou post-industriels. Mais, nous dit-il, il y avait aussi une considération, disons, de timing, et résolument politique, dans le fait de réaliser cette nouvelle adaptation en 2014 (soit 62 ans après la sortie du roman, et 55 ans après le film d’Ichikawa) : après une longue période durant laquelle la guerre était bien perçue au Japon pour l’abomination qu’elle est, une résurgence du militarisme et du nationalisme a caractérisé la société ou du moins la politique japonaises des décennies 2000 et 2010 – une chose intolérable pour Tsukamoto, qui a considéré comme vital de rappeler aux Japonais combien la guerre est horrible, ceci alors même que le gouvernement japonais semblait toujours plus orienté vers le révisionnisme et l’apologie du militarisme. Ce qui confère au film de Tsukamoto une dimension militante, résolument politique, plus marquée encore que pour ses prédécesseurs.

 

À la question que je me posais naïvement : Fires on the Plain de Tsukamoto Shinya serait-il plus horrible encore que le film d’Ichikawa Kon ? Je crois que la réponse est : Tsukamoto Shinya. Adepte des réalisations qui nouent le bide, à la façon de vicieux coups de poing, Tsukamoto ouvre les vannes dans Fires on the Plain, et il en résulte un film, pas seulement violent, mais tout bonnement gore, avec quelques séquences particulièrement redoutables – notamment celle où les soldats japonais tentant de franchir les lignes américaines tombent dans une embuscade en pleine nuit, dans la lumière des phares des tanks : s’ensuit une longue fusillade au cours de laquelle les soldats japonais se font littéralement trancher sous nos yeux, emportés par les rafales, qui s’accrochant désespérément à son bras arraché, qui ne parvenant pas à contenir ses intestins qui glissent à terre dans un mouvement constant… Mais, dès le début du film, les séquences à l’hôpital ne lésinent pas sur le bon vieux krovi rouge rouge, et, par la suite, le périple de Tamura l’amènera plus qu’à son tour à parcourir des champs, des plaines ou des forêts constellés de cadavres à moitié rongés par les vers – qui, dans certains cas, s’avèrent ne pas être encore tout à fait des cadavres… Le cannibalisme est traité de la même manière – et, si la caméra s’attarde alors de préférence sur Tamura (Tsukamoto Shinya lui-même, sauf erreur), nous comprenons très bien que Nagamatsu ne se contente alors pas de tuer Yasuda, mais dévore sa chair encore tiède…

 

Ce qui passe par des bruits de mastication amplifiés – comme dans le film d’Ichikawa Kon (mais en pire : eh ! Tsukamoto). En fait, si le réalisateur met en avant que c’est le roman d’Ôoka Shôhei qu’il voulait adapter, et depuis bien vingt ans, et non le film d’Ichikawa Kon qu’il voulait « remaker », il apparaît clairement qu’il a vu et analysé son prédécesseur, et en a repris quelques traits, ou usé de procédés assez proches et qui, quand on enchaîne le visionnage des deux films, sonnent parfois comme des sortes de clins d’œil. La scène décrite un peu plus haut, avec les phares des tanks américains dans la nuit, débute comme un écho de la même scène dans le film d’Ichikawa – si la très graphique fusillade qui suit n’a rien de commun avec le Feux dans la plaine de 1959, film pourtant déjà très violent, mais clairement pas à ce point. L’ouverture même du film, dans sa réalisation, renvoie au film d’Ichikawa – avec cet officier sans cœur qui braille sur Tamura malade, les visages des deux alternant face caméra, dans une sorte de réminiscence rugueuse et pathologique d’Ozu Yasujirô. Cependant, à ce compte-là, on peut dire que Tsukamoto Shinya s’en tire mieux qu’Ichikawa – lequel dérivait de ce face à face une scène d’exposition un peu trop démonstrative ; Tsukamoto, lui, préfère faire usage d’un montage resserré et nerveux, qui alterne non seulement ces visages, mais aussi les lieux, Tamura faisant sans cesse l’aller-retour entre son camp et l’hôpital de campagne, alors qu’on le chasse sempiternellement des deux.

 

La réalisation, globalement, est à l’avenant – et, à l’occasion, Tsukamoto est sans l’ombre d’un doute Tsukamoto, dont la caméra à la main bouge sans cesse, et très vite, et parfois sans doute un peu trop (Tamura faisant face au chien, poursuivant le Philippin qui va le dénoncer, faisant face au couple dans l’église…). Cela fonctionne mieux dans les séquences qui confèrent au périple de Tamura un caractère presque hallucinatoire, impression renforcée par l’utilisation de la musique – d’autant que, cette fois, Tsukamoto semble aller à l’encontre de ses habitudes, notamment quand il filme la nature, par opposition à ses environnements urbains et rouillés de prédilection ; si l’ouverture du film m’a un peu chagriné l’estomac, avec son grain de vieille DV pourrie, la suite se montre plus convaincante, quand Tsukamoto joue de l’opposition entre un cadre naturel paradisiaque et une guerre atroce qui le subvertit et le rend hideux – en cela, Fires on the Plain peut faire penser à la BD plus récente de Takeda Kazuyoshi, Peleliu, Guernica of Paradise (qui se déroule également dans le théâtre d’opérations philippin à la même époque, et accorde une place centrale au thème de la faim).

 

Par certains aspects, cela dit, le film de Tsukamoto affiche effectivement davantage sa parenté avec le roman d’Ôoka Shôhei qu’avec le film originel d’Ichikawa Kon – notamment en ce qui concerne le personnage de Tamura : cette fois, si nous ne l’entendons toujours pas disserter sur Bergson (et guère plus sur la religion – mais le thème de la foi est tout de même un peu plus prégnant chez Tsukamoto que chez Ichikawa, ne serait-ce que dans la symbolique, ai-je l'impression), en revanche, nous le voyons bel et bien porter sur lui son statut d’intellectuel, même sans le revendiquer pour autant – tout spécialement quand il explique à ses camarades qu’avant d’être enrôlé, il était « simplement » un homme qui aimait lire, et qui aimait écrire… Ce sont eux qui en concluent qu’il est un intellectuel.

 

Mais d’autres personnages sont de même un peu plus creusés que dans le film de 1959, en ressortant des éléments qui figuraient dans le roman mais avaient disparu du scénario de Wada Natto. Ainsi, Yasuda est plus répugnant encore que dans le film d’Ichikawa, mais sa relation avec Nagamatsu est éclairée par la référence à leur passé : Nagamatsu est un enfant illégitime, qui n’a pas vraiment connu son père, et qui est obsédé par cette condition, tandis que Yasuda a abandonné un enfant illégitime alors qu’il était étudiant… Mais, concernant Nagamatsu, Tsukamoto en rajoute : il en fait un tout jeune homme particulièrement geignard, qui ne cesse de fondre en larmes – ce qui suscite aussi bien la compassion que l’agacement, délibérément… tout spécialement bien sûr quand le personnage, de victime de la cruauté de Yasuda, tourne à l’agresseur en chassant et en dévorant « les singes », dont Yasuda lui-même (ce qui relève donc d’une certaine manière du parricide), sans admettre sa responsabilité personnelle dans ces atrocités : il se défausse sur son père de substitution (certes un affreux connard).

 

Le point, cependant, qui associe bien plus le film de Tsukamoto au roman d’Ôoka qu’au film d’Ichikawa, c’est la fin. Tsukamoto opère tout d’abord un retour aux sources, en balayant les préventions d’Ichikawa Kon et de Wada Natto, qui refusaient à Tamura d’achever son processus de déshumanisation, usant d’un expédient pour faire en sorte qu’il ne consomme pas de chair humaine. Dans le film de Tsukamoto, pas de dents qui tombent : Tamura mange bel et bien « du singe », et, s’il le fait dans un état semi-délirant qui pourrait laisser entendre qu’il n’a pas toute sa conscience, en fait les éléments ne manquent pas qui tendent à démontrer qu’il sait malgré tout ce qu’il est en train de faire… mais n’est tout simplement pas en mesure de résister. À vrai dire, là aussi Tsukamoto en rajoute, dans une brève scène qui aurait pu être grotesque en toutes autres circonstances, mais ne prête vraiment pas à rire ici : Tamura, blessé par l’éclat de sa grenade qu’il avait inconsidérément laissée à Yasuda, ramasse un morceau de sa propre chair, arraché à son dos… et l’enfourne aussitôt dans sa bouche. Ce qui renvoie en fait au roman, quand, dans sa crise mystique qui lui interdit de manger quoi que ce soit, car cela reviendrait à tuer des animaux ou des plantes, Tamura concède que, au plan moral, il peut probablement manger sa propre chair…

 

La fin, dès lors, est différente du film d’Ichikawa – et plus proche de celle du roman, même si sur un mode considérablement plus allusif. Un ultime feu dans la plaine attire bien Tamura qui vient de tuer Nagamatsu, mais, à partir de là, les souvenirs du soldat s’embrouillent (visuellement, cela passe par un montage entrelacé d’écrans noirs et de séquences filmées qui montrent la capture de Tamura).

 

Et nous faisons un saut de quelques années en avant : l’intellectuel Tamura écrit, une femme lui apporte à manger – je ne sais pas s’il s’agit d’un hôpital psychiatrique, d’un hôtel ou du foyer (la jeune femme n’a pas d’uniforme, mais s’adresse avec déférence à Tamura, et, si l’habitat a tout du japonais traditionnel, j’ai l’impression qu’un plan du couloir laisse supposer plusieurs chambres du même type ? Honnêtement je n’ose pas trancher – n’hésitez pas à éclairer ma lanterne). Mais quand vient le moment de manger, Tamura semble craquer : il gémit, et se balance d’avant en arrière (filmé de dos uniquement) – la femme qui lui a apporté son plateau a laissé les shôji entrouverts, elle regarde la scène avec un air parfaitement dépité, elle savait visiblement à quoi s’attendre… Fin. Tsukamoto, ici, a expliqué qu’il ne voulait pas faire mourir Tamura, comme dans le film d’Ichikawa – parce que l’horreur doit se poursuivre après la fin du film.

 

Au-delà, comparer les deux films en termes qualitatifs est délicat. Personnellement, je tends à croire que le film d’Ichikawa Kon est « meilleur » dans l’absolu, et marque plus durablement, mais l’interprétation de Tsukamoto Shinya n’en est pas moins intéressante – notamment, d’ailleurs, au regard de cette dimension du traumatisme, et en faisant bien manger « du singe » à Tamura. Mais le film stupéfie avant tout par sa violence extrême, qui produit en définitive un effet différent du film d’Ichikawa Kon.

 

Dans tous les cas, les deux sont remarquables – et le roman qui leur a donné naissance aussi. Ces trois œuvres ont chacune leur singularité, mais toutes brillent – et, que ce soit le roman d’Ôoka Shôhei, le film d’Ichikawa Kon ou celui de Tsukamoto Shinya, Nobi remue les tripes en dénonçant la guerre pour l’abomination qu’elle est, le nationalisme comme l’imposture qu’il est, et le militarisme comme la pire des bêtises et la plus déshumanisante. Un propos toujours bon à prendre, dans un monde qui, hélas, oublie vite et semble toujours disposé à remettre ça.

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