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"Bibliothèque de l'Entre-Mondes", de Francis Berthelot

Publié le par Nébal

 

BERTHELOT (Francis), Bibliothèque de l’Entre-Mondes. Guide de lecture, les transfictions, [Paris], Gallimard, coll. Folio Science-fiction, 2005, 333 p.

 

Où l’on poursuit l’exploration de livres au contenu assez intéressant derrière une couverture sacrément moche (le coupable est cette fois Eric Scala ; on applaudit bien fort). Dans un genre un peu différent, cela dit, puisqu’il s’agit cette fois, non pas d’une œuvre de fiction, mais d’un essai ; et qui plus est d’un inédit, publié directement en poche chez Folio-SF (une fois n’est pas coutume ?).

 

Francis Berthelot poursuit depuis quelque temps déjà une double carrière, de chercheur et d’auteur : scientifique de formation, il s’intéresse néanmoins également à la narratologie, qu’il enseigne ; mais il est aussi un auteur souvent récompensé (et que je n’ai jamais lu, bien sûr…), dont la carrière, depuis notamment l’expérience du groupe Limite dont il était un des membres éminents, se situe sur une zone un peu floue à la frontière entre littératures de l’imaginaire (disons SF et fantastique) et littérature générale.

 

Et c’est de cette zone frontière qu’il entend nous parler avec sa Bibliothèque de l’Entre-Mondes. Francis Berthelot prétend en effet pouvoir déterminer, non pas un nouveau genre, ce qui serait en soi contradictoire, mais au moins un corpus d’œuvres finalement assez proches mais résistant à la classification. Ce que les Américains appellent semble-t-il slipstream, et que l’auteur désigne pour sa part sous le nom de « transfictions » (en abrégé pour « fictions transgressives »), expression qui, depuis, a fait son petit chemin. Entreprise un peu folle visant à classer l’inclassable ; pourtant, on est indéniablement tenté d’établir des liens entre certains ouvrages étranges, rapprochés par leur hétérodoxie : que l’on pense par exemple à l’excellente collection « Interstices » chez Calmann-Lévy… Cette Bibliothèque de l’Entre-Mondes se veut donc un guide de lecture de cette « littérature interstitielle ». Elle se découpe en trois parties : la première (pp. 19-59), purement théorique, vise à définir ces transfictions ; la deuxième (pp. 60-133) inscrit la problématique des transfictions dans un cadre historique et géographique ; la troisième et la plus longue, enfin (pp. 134-312), constitue le guide de lecture à proprement parler, une sélection (passablement arbitraire, inévitablement) de cent fictions transgressives, en provenance du monde entier.

 

Sur la notion de transfictions, le mieux est sans doute de laisser Francis Berthelot s’expliquer lui-même : bref, lisez le livre ; ou, du moins, écoutez-le nous en parler, par exemple ici, mais surtout, surtout, . Quelques mots néanmoins : les transfictions telles que les entend Francis Berthelot sont donc des fictions transgressives, entendons par-là que, d’une manière ou d’une autre, elles outrepassent les habitudes de la littérature générale traditionnelle et les codes de la littérature de genre, ce qui tend à les en exclure, ou du moins à leur conférer une certaine spécificité. Francis Berthelot distingue ici deux modes de transgression, dont l’un s’applique plus particulièrement aux œuvres de littérature générale, à savoir la transgression de l’ordre du monde (manipulation du temps, des lois scientifiques, des mythes, etc.), et l’autre plus particulièrement aux œuvres de genre, et qui est la transgression des lois du récit (même si les manipulations de l’écriture peuvent également se retrouver, au-delà des codes propres aux genres, de l’autre côté de la frontière, bien entendu). L’auteur développe ces différentes thématiques, qui l’aident ainsi à établir son corpus.

 

Je dois avouer, cependant, n’avoir pas été vraiment convaincu par cette méthode, parfois assez arbitraire ; si l’on prend la transgression de l’ordre du monde, ainsi, j’aurais envie de dire que, la plupart du temps, la frontière est d’ores et déjà franchie, soit du côté de la science-fiction, soit du côté du fantastique et de la fantasy. Le classement de certaines œuvres, ainsi, peut sembler déroutant : j’avoue ne pas voir vraiment en quoi Cristal qui songe de Theodore Sturgeon serait une fiction transgressive (la frontière franchie serait plutôt celle, parfois très floue, entre science-fiction et fantastique) ; idem pour Le maître du haut château de Philip K. Dick, etc. Ce sont des œuvres qui se classent volontiers, à la différence, par exemple, du Procès de Kafka, du Festin nu de Burroughs, du Petit Prince de Saint-Exupéry ou encore, pour citer une œuvre non évoquée dans ce corpus, mais qui me semblerait y avoir bien davantage sa place qu’un certain nombre d’autres (mais elle n’était pas encore traduite, certes), « le Quatuor de Jérusalem » d’Edward Whittemore. Autant d’œuvres qui me fascinent, mais résistent à toute classification ; et les critères proposés par Francis Berthelot ne me paraissent pas plus convaincants à cet égard.

 

J’ajouterais, d’ailleurs, que la subjectivité de l’auteur vient régulièrement parasiter son analyse… et l’affaiblir. Qu’il parle à plusieurs reprises de son œuvre personnelle est bien légitime (qu’il le fasse à la troisième personne est par contre plus risible ; et qu’il s’approprie certaines nouvelles de l’anthologie du groupe Limite va un peu à l’encontre des principes posés par le groupe…) ; mais certaines de ses exclusions, certains de ses jugements à l’emporte-pièce, sont plus agaçants : ainsi son mépris affiché pour Houellebecq (entrevu également ici), qui me semblerait bien pourtant, surtout pour La possibilité d’une île, mais aussi pour Les particules élémentaires, et dans une moindre mesure Extension du domaine de la lutte et Lanzarote (voire, mais c’est sans doute pousser le bouchon un peu loin, son H.P. Lovecraft), parfaitement représentatif de cette littérature transfictionnelle que l’auteur cherche à dégager… Dans la même lignée, on regrettera de même quelques analyses hautement contestables (ainsi la lecture « politique » du Procès de Kafka, anachronisme flagrant, mais que l’on nous ressort régulièrement…).

 

Je ne suis donc guère convaincu par la méthode de Francis Berthelot, ni, à vrai dire, par ses objectifs : à quoi bon classer l’inclassable ? L’auteur prétend ouvrir des portes entre des zones littéraires de plus en plus refermées sur elles-mêmes. Mais est-ce bien le cas ? Certes, la science-fiction (et ne parlons même pas de la fantasy) n’a toujours pas bonne presse ; pourtant, elle marque de son empreinte notre quotidien, et de plus en plus nombreux, me semble-t-il, sont les écrivains qui, quel que soit leur « milieu » d’origine, n’hésitent pas à tendre un salutaire majeur à la critique établie, et à passer du mainstream à l’imaginaire d’une œuvre à l’autre (enfin, en même temps, tous ne le reconnaissent pas aussi volontiers...). Et au final, la sélection pour le moins « exigeante » (pour ne pas dire savante ou élitiste, voyez ici) du guide de lecture m’a conduit à me demander si la distinction la plus efficiente, finalement, et la plus transfictionnelle à certains égards puisque ne se posant même pas la question des genres mais la transcendant, ne se superposerait pas, tout simplement, à l’opposition traditionnelle entre l’avant-garde et le classicisme…

Je ne m’étendrai pas ici sur la deuxième partie, certes instructive, mais assez peu édifiante à mon sens (une exception peut-être : l’Amérique du Sud, avec la patte de Borges, notamment). Passons directement au guide de lecture, et à ce rassurant constat : quand bien même la démonstration de Francis Berthelot ne m’a pas convaincu, je ne peux que reconnaître mon intérêt pour la plupart des œuvres sélectionnées ici… sans savoir pour autant ce qui peut les rassembler, au-delà de leur audace et de leur hétérodoxie. Alors je peux bien citer ici quelques titres façon catalogue à mon tour, pour vous donner une idée, et aussi façon « 3615 Mavie », puisque nous sommes sur mon blog (miteux), et que je fais TOUT QUE C’QUE J’VEUX, d’abord.

 

Il y a ceux que j’avais déjà lus : Le Passe-Muraille de Marcel Aymé (pp. 143-145 ; mais c’était il y a si longtemps que j’ai bien envie de le relire…), Crash! de James Graham Ballard (pp. 145-147), Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (pp. 167-169 ; son caractère transfictionnel me laisse un peu perplexe…), L’Orange mécanique d’Anthony Burgess (pp. 171-172 ; la transgression y repose surtout à mon sens sur le langage), Le Festin nu de William Burroughs (pp. 173-174 ; là, oui, OK, y’a pas photo !), Le K de Dino Buzzati (pp. 174-176 ; là encore, ça date, et il faut que je le relise…), Substance mort de Philip K. Dick (pp. 198-199 ; admettons, même si j’aurais davantage cité Siva, La transmigration de Thimothy Archer, voire, pour l’écriture et la déconstruction du récit, Glissement de temps sur Mars), Le Procès de Franz Kafka (pp. 234-236 ; mais arrêtez avec la lecture anti-totalitaire de ce chef-d’œuvre, mazette !), Des fleurs pour Algernon de Daniel Keyes (pp. 238-240 ; surtout pour l’écriture, à nouveau), Démons et merveilles d’Howard Philips Lovecraft (pp. 247-249 ; pour moi clairement de la fantasy, le caractère transfictionnel me laisse à nouveau très perplexe…), La ferme des animaux de George Orwell (pp. 258-260 ; admettons, mais dans ce cas-là, toutes les fables ne deviendraient-elles pas des transfictions ?), Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry (pp. 281-282 ; OK ; de toute façon à lire et à relire), et enfin Cristal qui songe de Theodore Sturgeon (pp. 291-292 ; ben pourquoi ?).

 

Il y a ceux que je comptais déjà lire, soit qu’ils aient d’ores et déjà intégré ma pile à lire (L’Aleph de Jorge Luis Borges, pp. 162-164 ; L’Oreille interne de Robert Silverberg, pp. 287-289 ; Le Berceau du chat de Kurt Vonnegut, pp. 303-304), soit qu’ils étaient supposés le faire depuis un petit moment déjà : Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (pp. 136-138) ; Le Livre des illusions de Paul Auster (pp. 141-143) ; L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares (pp. 157-158) ; Contes d’hiver de Karen Blixen (pp. 158-160) ; La Maison des feuilles de Mark Danielewski (pp. 194-196) ; Des milliards de tapis de cheveux d’Andreas Eschbach (pp. 203-205 ; malgré la déception de Jésus Vidéo...) ; Au château d’Argol de Julien Gracq (pp. 217-218) ; Nuage d’Emmanuel Jouanne (pp. 225-227) ; Carrie de Stephen King (pp. 240-242 ; je suis re-perplexe...) ; Malgré le monde, l’anthologie de Limite (pp. 246-247) ; La Nuit de Walpurgis de Gustav Meyrink (pp. 249-251) ; Mother London de Michael Moorcock (pp. 251-253) ; La course au mouton sauvage de Haruki Murakami (pp. 253-254) ; Fight Club de Chuck Palahniuk (pp. 262-263) ; Le Prestige de Chistopher Priest (pp. 274-275) ; Vente à la criée du lot 49 de Thomas Pynchon (pp. 276-277).

 

Et il y a, enfin, ceux que je ne connaissais pas ou qui ne me tentaient pas plus que ça et pour lesquels Francis Berthelot m’a sacrément donné l’eau à la bouche ou a achevé de me convaincre : La femme des sables d’Abé Kôbô (pp. 135-136) ; La flèche du temps de Martin Amis (pp. 138-140) ; ENtreFER de Iain Banks (pp. 147-148) ; Une soirée à la plage de Jacques Barbéri (pp. 149-150) ; Molloy de Samuel Beckett (pp. 152-154) ; L’Atlantide de Pierre Benoit (pp. 154-155) ; Cœur de chien de Mikhaïl Boulgakov (pp. 166-167) ; Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino (pp. 176-179 ; il me le faut, là, tout de suite !) ; La moustache d’Emmanuel Carrère (pp. 179-180) ; Le Démon à la crécelle de Georges Olivier Châteaureynaud (pp. 184-185) ; Or not to be de Fabrice Colin (pp. 186-187) ; Façons de perdre de Julio Cortázar (pp. 187-189) ; Sur les ailes du chant de Thomas Disch (pp. 200-201) ; Les nuits blanches du Chat botté de Jean-Christophe Duchon-Doris (pp. 201-203) ; Je suis le gardien du phare d’Eric Faye (pp. 206-208) ; L’automne du patriarche de Gabriel García Márquez (pp. 210-211) ; Ferdydurke de Witold Gombrowicz (pp. 215-217) ; Lanark d’Alasdair Gray (pp. 219-220) ; L’univers de Hubert Haddad (pp. 220-222) ; Sur les falaises de marbre d’Ernst Jünger (pp. 231-232) ; Le palais des rêves d’Ismaïl Kadaré (pp. 232-234) ; Epépé de Ferenc Karinthy (pp. 236-238) ; Feu pâle de Vladimir Nabokov (pp. 255-257 ; il me le foooooooooo) ; Force ennemie de John-Antoine Nau (pp. 257-258 ; idem…) ; Le Fils du Dieu de l’Orage d’Arto Paasilinna (pp. 260-262) ; Le silence de l’espace de Tomaso Pincio (pp. 270-272) ; Graal Flibuste de Robert Pinget (pp. 272-274) ; La caverne des idées de José Carlos Somoza (pp. 289-290 ; malgré la déception causée par La théorie des cordes…)…

Ca fait beaucoup. Allez, au boulot. Et rien que pour ça, même si je suis assez sceptique pour ce qui est du fond, merci monsieur Francis Berthelot.

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De la science-fiction à l'Ecole Normale Supérieure, ou : Prends ta tête à deux mains mon cousin

Publié le par Nébal



Oui, oui, vous avez bien lu : de la SF à Normale Sup’. En soi, c’est déjà de la science-fiction… Et pendant un mois, qui plus est ! Oui, les paradoxes temporels sont de la partie. Une preuve ? Allez : tout cela a eu lieu en mai 2006, et c’est très exactement deux ans plus tard que je vous en cause sur mon blog miteux. Je suppose, d’ailleurs, que bon nombre d’entre vous connaissent déjà la chose ; mais ce n’était pas mon cas, et il me paraît plausible de prétendre que, parmi les gens qui rodent en Nébalie (parce qu’ils n’ont vraiment rien d’autre à foutre), il s’en trouve pour partager mon ignorance. Merci, donc, au dénommé Tétard de m’avoir fait part de cette étrange expérience que, c’est magnifique, la magie de l’Internet nous permet de vivre et de revivre quand on veut, comme on veut et où on veut, toutes les communications ayant été enregistrées et étant disponibles au téléchargement pour la modique somme de rien du tout : ça se trouve sur le site de la Diffusion des savoirs de l’Ecole Normale Supérieure, et sous divers formats (pour ma part, j’ai tâté des mp3 haut débit, de qualité très correcte – si l’on excepte quelques interventions de gens qui n’ont pas de micro, c’est malin… –, mais vous avez aussi des vidéos).

 

Un vaste programme, et avec du beau monde. C’est long, mais c’est bon (enfin, la plupart du temps). Ces derniers temps, j’ai donc écouté l’ensemble de ces conférences, ce qui a un tantinet réduit mon temps de lecture disponible (je le répète : c’est la faute au ci-devant Tétard). Je ne vais pas m’étendre excessivement sur le sujet ici (manque de temps, à nouveau, de place… et probablement d’intérêt, les intervenants étant bien autrement compétents et futés que votre sinistre serviteur), mais il me paraît dans l’ordre des choses de dresser ici un petit bilan (heu, ouais, un de mes comptes rendus miteux, quoi, comme pour un bouquin…) de ce « mois de la science-fiction » organisé par Sylvie Allouche et Simon Bréan sous le patronage de Michel Murat (lequel ne donne pas de conférence, mais se montre souvent remarquablement pertinent dans ses interventions ; chapeau, m’sieur le big boss…) à l’occasion de la visite de Richard Saint-Gelais, et traitant de notre genre fétiche dans ses aspects littéraires comme philosophiques.

 

Quelques mots, donc, sur les différentes archives consultables, que je vais regrouper par thèmes. On commencera par évoquer rapidement les quelques rencontres-lectures (d’une durée pouvant aller jusqu’à deux heures chacune) qui ont émaillé ce mois de la science-fiction, et qui sont d’un intérêt variable. La première, associant Ugo Bellagamba et Claude Ecken, ne m’a à vrai dire guère séduit (et ce en dépit de la qualité des textes – plus particulièrement ceux de Claude Ecken, dois-je dire, qui se révèle en outre un très bon lecteur : on aura maintes fois l’occasion de constater que c’est loin d’être toujours le cas…) ; la faible participation du public y est sans doute pour beaucoup… La deuxième séance confronte Pierre Bordage et Serge Lehman, deux auteurs que j’avoue ne connaître guère, et œuvrant dans des genres bien différents : plus intéressant, déjà, plus drôle aussi. L’épisode 3 est consacré aux écrivains « débutants » : Alain Damasio, qui avait à vrai dire déjà publié La Zone du dehors et La Horde du Contrevent (et qui est d’ailleurs accompagné par son éditeur Matthias Echenay), écrase les pauvres Carole Boudebesse et Alain Leboutet de sa superbe ; c’est bien l’occasion de prendre conscience de son réel talent, quand bien même certains travers tout aussi indéniables de son écriture ressortent de ses lectures (accessoirement, je dois dire que le bonhomme me serait de suite beaucoup plus sympathique s’il s’abstenait de citer Nietzsche ou Deleuze toutes les trois minutes…) ; à part ça, l’intérêt réside surtout dans l’expérience de ces « jeunes » auteurs (oui, avec des guillemets, écoutez, vous comprendrez vite pourquoi…) confrontés à l’univers impitoyable de l’édition. Quatrième rencontre-lecture : Sylvie Denis et Roland C. Wagner ; si les textes de la première ne sont pas inintéressants, loin de là (d’autant qu’ils sont plutôt bien lus par une comparse), il est clair que l’auteur de L.G.M., entre autres, monopolise l’audience (phallocrate !), en se livrant à un réjouissant one man show où il rigole de ses propres blagues ; cela dit, il peut généralement se le permettre, et le public le suit volontiers (le Nébal aussi, du coup)… Très sympa, si si.

 

Poursuivons dans le collectif avec les diverses tables rondes (d’une durée comparable) qui ont émaillé la partie « littéraire » de ce « mois de la science-fiction, et qui faisaient généralement intervenir du beau monde. La première, intitulée « Sciences humaines et science-fiction » (Joseph Altairac, Gérard Klein, Xavier Mauméjean, Marika Moisseeff et Rémi Sussan), est franchement passionnante, très riche (trop de thèmes passionnants y sont abordés pour que je puisse en faire un résumé ; je noterai juste les intéressantes interventions de Xavier Mauméjean sur l’expérimentation, qui n’ont pas plus à tout le monde dans le public, mais qui m’ont semblé très pertinentes). La deuxième, intitulée « Lieux de la science-fiction » (Bruno Della Chiesa, Gilles Dumay, Jean-Paul Natali, Eric Vial et Jean-Paul Weuilly), est également intéressante, mais sans doute moins constructive, et part un peu dans tous les sens (les « lieux » du titre renvoyant à l’édition, aux fanzines, aux festivals, etc.). Troisième et dernière table ronde : « Espace, spéculation et science-fiction » (Laurent Genefort, Pierre Lagrange, Eric Picholle, Nicolas Prantzos, Aurélie Villers et Roland C. Wagner). Inévitable. Et dans l’ensemble très intéressant, en dépit de quelques détours par le Café du Commerce.

 

On passe ensuite aux conférences à proprement parler (chacune durant généralement entre une heure et une heure et demie, questions incluses). Si la première partie de ce « mois de la science-fiction » est essentiellement consacrée aux approches littéraires, il faut néanmoins réserver une place à part aux différentes interventions du chercheur québécois Richard Saint-Gelais, qui mêlent littérature et philosophie, et sont d’ailleurs rattachées au cycle « Encyclopaedia Galactica : l’Université de tous les futurs », de même que les conférences « philosophiques » clôturant le colloque. Toutes sont également passionnantes, et très riches. Tout d’abord, « Aberrations temporelles dans la littérature de science-fiction » : il ne s’agit pas ici des paradoxes temporels à proprement parler, mais des mécanismes de narration mis en œuvre au long de l’histoire du genre pour rendre possible l’anticipation ; indispensable. Ensuite, « La science-fiction entre discours et lectures », puis « Science-fiction et modernité littéraire », poursuivent une analyse souvent originale, fascinante, complexe, et en même temps accessible au béotien. Excellent.

 

Abordons maintenant chaque thématique séparément, en commençant par les journées « Littérature et SF » ; la première journée est consacrée aux « Frontières du genre », et la première séance, inévitablement, aux « Contours génériques ». J’avoue n’avoir pas forcément retenu grand chose de la conférence de Roger Bozzetto (« Pour une histoire idéelle de la science-fiction ») ; j’en ai gardé une impression d’imprécision, finalement peu convaincante. La communication d’Anne Besson (« Science-fiction et fantasy : frontières disputées ») m’a paru plus intéressante, quand bien même l’intervenante, confrontée à ce serpent de mer, n’apporte pas forcément grand chose de nouveau (quelques réflexions intéressantes vers la fin, ceci dit), mais il est assez amusant de la voir osciller entre consensualisme et polémique, notamment quand elle confronte – dans un duel de titans, of course – Gérard Klein et Jacques Goimard. Je ne m’étendrai pas ici sur la conférence de Francis Berthelot (« A la frontière de la science-fiction et du mainstream : les transfictions »), pour la bonne et simple raison que j’aurai l’occasion d’y revenir plus en détail très bientôt (disons demain ou après-demain), en rendant compte de ma lecture de sa Bibliothèque de l’Entre-Mondes. Dernière intervention, un peu décalée, celle d’Anne Larue (« Monolithe et monochromes : la science-fiction au carrefour des arts »), centrée essentiellement, comme son nom le laisse entendre, sur 2001 l’Odyssée de l’espace (le film, bien sûr) ; quelques considérations intéressantes sur le design, notamment, mais, pour le reste, en audio, ça ne passe pas très bien… Ici, la vidéo me paraît donc très utile (j’y ai jeté un œil à l’instant, la qualité a l’air très honnête).

 

Deuxième séance : « Géographie des corpus ». Il s’agit donc d’aller voir un peu ailleurs ce qui se fait. Première communication : celle de Sylvie Miller, qui s’intéresse bien entendu à « La science-fiction espagnole », mais aussi latino-américaine (c’est d’ailleurs pour cette dernière que les développements m’ont semblé les plus intéressants, dans l’identification de différents cas spécifiques). Des différents intervenants, elle est clairement la plus compétente. Cela dit, la communication de « l’amateur » (allons bon) Eric Vial (« Questions sur la science-fiction italienne ») est également passionnante, dès l’instant que l’on s’habitue à son élocution très particulière, et un brin agressive : l’étude remonte loin, dans une perspective résolument historique, et l’humour à froid du conférencier fait l’effet d’une fort appréciable cerise sur le gâteau. Aux antipodes (dans tous les sens du terme…), la communication d’Olivier Paquet (« Mondialisation et modernisation dans la science-fiction japonaise ») ne m’a pas du tout convaincu ; certes, je ne connais à peu près rien à la SF japonaise, et de même pour ce qui est des mangas et animes, qui ne m’ont jamais attiré ni passionné (à quelques très rares exceptions près) ; pourtant, le peu que j’en connais et, au-delà, mes quelques connaissances juste un poil plus correctes en matière de littérature, de cinéma, de culture et d’histoire du Japon (j’aurais l’occasion de revenir sur mon engouement pour tout cela très prochainement), sans faire de moi un spécialiste, loin de là, ni même un interlocuteur véritablement compétent, tendent néanmoins à me persuader que ce jeune homme a raconté un peu n’importe quoi, quand même… Parler de SF japonaise sans parler de Godzilla, déjà, ça me paraissait assez balaise ; faire l’impasse sur le cyberpunk, le steampunk et les thématiques apocalyptiques, et prétendre qu’il n’y a pas de fantasy à proprement parler au Japon, ça me paraît tout simplement aberrant… Dernière remarque enfin : puisque le conférencier a abordé le sujet sous l’angle de la culture populaire, ce qui est tout a fait légitime, on peut rajouter à ces « oublis » fâcheux deux autres qui me paraissent tout aussi instructifs : les sentai… et les jeux vidéos !

 

Passons à la séance « Lectures ». Serge Lehman l’introduit avec une conférence très réussie, constructive et passionnante : « Pour une définition auto-théorique de la science-fiction ». Je ne prétendrai certainement pas avoir été véritablement convaincu – ce point de vue me paraît « un peu trop » radical… –, mais les questionnements qui en découlent sont très riches, relativement originaux, et fascinants. Indispensable. Irène Langlet enchaîne sur « Les états du novum science-fictionnel : encodages littéraires, décodages lecturaux » ; au-delà du jargon, rien de nouveau sous le soleil, mais cela reste relativement intéressant. Ce qui n’est pas du tout le cas de la communication d’Emmanuel Boisset (« Science-fiction et attention stylistique »), totalement imbitable, réservée aux initiés…

 

Quelques mots sur la séance « Valeurs », maintenant. La première conférence est celle de Simon Bréan (« Autres mondes, autres mœurs : les fondements axiologiques des univers de science-fiction ») ; s’il s’était montré fort piètre animateur (c’est le moins qu’on puisse dire…), Simon Bréan fait ici un conférencier plus qu’honorable, et tout cela se suit agréablement. Suit une communication fort intéressante de Philippe Clermont (« A l’épreuve du texte : lecteurs et personnages de science-fiction didactique »), reposant essentiellement sur la réception par des collégiens de quatre nouvelles de science-fiction (de Matheson, Bradbury, Van Vogt – infliger ça à des enfants, mon Dieu, quelle horreur… – et Zelazny, si je ne m’abuse) ; l’enquête est assez édifiante, même si j’ai décidément du mal avec le discours professoral, qui tend à mon sens un peu trop à prendre les jeunes lecteurs pour des cons… Toujours est-il que la conférence est intéressante, et le débat qui la suit passionnant. Les deux conférences suivantes (Anne Simon, « De l’alien à l’aliénation ? Procréation et reproduction chez les romancières de science-fiction contemporaines » ; Denis Mellier, « Science-fiction et savoirs de la fiction ») m’ont paru plus anecdotiques, et bien moins convaincantes : la première est un peu confuse, un peu arbitraire, et les questionnements comme les exemples ne sont pas toujours les plus pertinents à mon sens ; la deuxième est assez obscure, fondée essentiellement sur un lien avec la thématique du « double » dans la littérature fantastique, mais tend hélas à mélanger un peu tout (certaines interprétations sont très personnelles… et vraiment très très contestables).

 

On en arrive enfin à « l’Encyclopaedia Galactica » précédemment mentionnée, et donc à la thématique « Science-fiction et philosophie » (une note au passage : le découpage des fichiers audio n’est pas toujours parfait, on trouve parfois plusieurs conférences dans un seul et même fichier). Autrement dit, en principe, c’est surtout là qu’il va s’agir pour toi, l’auditeur, de réflexionner un peu dans l’cerveau d’ta tête. Pourtant… Faut voir. J’avoue en effet avoir été passablement déçu par ces conférences, qui m’ont dans l’ensemble paru bien moins enrichissantes que les précédentes. En fait de philosophie, ça ne vole pas forcément toujours très haut (dès l’instant, une fois de plus, que l’on parvient à faire abstraction du jargon), et les thématiques abordées m’ont semblé plus ou moins pertinentes. Le vrai problème, cependant, réside cette fois dans la culture science-fictionnelle des intervenants, qui n’est pas toujours au top… Certes, je ne saurais prétendre être plus compétent en la matière, moi le cuistre, mais j’ai quand même soupiré, à l’occasion, devant quelques grosses bêtises, et quelques simplifications limite outrancières…

 

Les premières conférences sont essentiellement métaphysiques. Hélas, ça commence très mal avec Frédéric Ferro (« Sur quelques paradoxes temporels ») : le conférencier mélange un peu tout, s’embrouille abominablement, et se retrouve régulièrement à côté de la plaque, mais sans jamais l’admettre… La première conférence de Sylvie Allouche (« Métaphysique matrixielle : redoublement de monde délusif et existence d’autrui »), si elle cache derrière cet intitulé abominable quelques thématiques intéressantes, ne se montre guère plus convaincante : l’exposé – centré essentiellement sur les films Matrix, bon… – est un tantinet confus, et parfois arbitraire ; et si je ne saurais remettre en cause la culture science-fictionnelle de l’organisatrice de ce colloque (qu’elle en soit louée devant l’Eternel), j’avoue avoir été pour le moins interloqué de ne pas entendre prononcer une seule fois (si je ne m’abuse ; ou alors vite fait en passant…), sur un sujet pareil, le nom de Philip K. Dick… On passe à quelque chose de bien plus intéressant avec la communication de Jérôme Dokić (« Identités personnelles transitoires »), focalisée essentiellement sur une nouvelle de Greg Egan, « Rêves de transition », figurant dans l’excellent recueil Radieux… au sein duquel, à vrai dire, elle m’avait paru plutôt faiblarde. Mais le conférencier en fait ressortir ici nombre d’aspects passionnants. Tout l’inverse de la conférence d’Elie During (« Temps désaccordés et mondes clignotants »), basée sur L’Âge des étoiles de Robert Heinlein : la seule conclusion que l’on puisse en tirer, en effet, est que l’orateur ne maîtrise pas son sujet, fort complexe il est vrai, que ce soit sur le plan littéraire, ou – et c’est particulièrement flagrant, voyez la première « question » d’Eric Picholle – sur le plan scientifique. Moi non plus, certes ; et là n’est sans doute pas la question primordiale ; mais il en résulte une perte de crédibilité pour le conférencier qui nuit drastiquement à son propos… Suit une conférence complexe, limite arrogante dans le ton à l’occasion, mais finalement plutôt intéressante, de Quentin Meillassoux (« Métaphysique et fiction des mondes hors-science ») ; un sujet très riche et bien mené : ce n’est pas forcément convaincant, mais, à l’instar de la conférence de Serge Lehman précédemment évoquée, cela soulève nombre de questions intéressantes.

 

Je ne vous parlerai par contre pas de la conférence de Guy Lardreau (« A quoi les fictions sont-elles bonnes au philosophe ? »)… pour la bonne et simple raison que je ne l’ai pas écoutée. C’est la seule. Mais là, c’était au-dessus de mes forces… Pathétique orateur à l’élocution insupportable, il n’a pas manqué de faire preuve d’une arrogance et d’un mépris d’autrui inqualifiables dans la plupart des séances de questions suivant les autres conférences, qui plus est pour gatouiller le plus souvent, au mieux quelque chose d’inutile, au pire des conneries grosses comme moi. Alors il raconte peut-être des choses intéressantes, là-dedans, mais je n’ai pas eu le courage de dépasser les cinq premières minutes. Désolé. (EDIT : Nébal, t'es vraiment un con... En jetant un oeil sur quelques vidéos des conférences que j'avais le plus appréciées en audio, je me suis rendu compte que ma mémoire auditive m'a joué des tours, et que le sinistre interrupteur à l'élocution agaçante, mazette, c'en était un autre, en fait... Dans quelques cas que j'ai pu vérifier, en tout cas. Bon, je n'ai pas le temps de tout revérifier, hein. Néanmoins, conséquence inéluctable : si Guy Lardreau est tout aussi dissonnant, et même probabablement plus encore, fouyayaye, peut-être a-t-il bel et bien des choses intéressantes à dire, du coup ; je vais expier ma faute en regardant sa communication puisque c'est ça ; vous avez encore plus le droit de m'insulter que d'habitude...) (Re-EDIT : Bon, j'ai tenu jusqu'au bout, mais par pur masochisme mêlé de honte ; là, j'ai les oreilles qui saignent, et je remercie le micro d'avoir bien voulu planter pendant un moment, ce qui a fait des vacances ; j'ai les yeux exorbités, aussi ; et le cerveau vide : avec tout ça, je n'ai rien compris ; le problème, et l'inquiétant néant de la séance de questions m'y ramène, c'est que je ne suis pas sûr qu'il y avait quelque chose à comprendre... Fouyayaye...) 

 

Suit une conférence un peu isolée, celle de Tristan Garcia (« Philosophies de l’histoire et histoires du futur »). Le sujet est intéressant, envisagé d’une manière relativement originale (enfin… très vaste, surtout), mais le bilan n’est guère convaincant à mes yeux…

 

Suivent trois conférences portant davantage sur l’épistémologie (première partie de la journée d’études « Science-fiction, science et philosophie »). Etrangement (ou pas ?), ce sont dans l’ensemble ces conférences-là qui m’ont paru les plus intéressantes. On commence de manière assez généraliste avec Anouk Barberousse (« Les modèles comme fiction ») ; une conférence instructive et passionnante. Le meilleur est pourtant à venir, avec la superbe communication d’Eric Picholle (« La suspension d’incrédulité, stratégie cognitive ? »), où le co-auteur avec Ugo Bellagamba de Solutions non satisfaisantes se montre fin pédagogue, orateur passionné et passionnant, envisageant de manière toujours claire et attrayante nombre de questions très riches, touchant entre autres à ce que l’on pourrait appeler des « fantasmes scientifiques » (les rayons N !). Indispensable. A côté de ces deux excellentes conférences, la communication d’Hugues Chabot (« La science-fiction comme laboratoire de la logique de la découverte ») est bien plus anecdotique.

 

La journée se poursuit, et le colloque s’achève, avec quatre communications touchant davantage à la philosophie politique (aaaaaaaaaah !) et morale, et focalisées essentiellement sur la bioéthique. Grosse déception dans l’ensemble… et ce dès la première conférence, celle de Gilbert Hottois : « La SF au cœur de la philosophie morale. Jonas, Fukuyama, Habermas et Engelhardt autour d’Huxley et d’Orwell » (titre original : Jonas et Engelhardt n’ont en fait pas été évoqués dans cette conférence). La lecture d’Huxley et d’Orwell n’apporte rien de nouveau, est relativement réductrice, et parfois très contestable (surtout celle de 1984). Les développements sur Habermas ne sont guère folichons (sans surprise en ce qui me concerne) ; quant à ceux sur Fukuyama, je n’en ai tiré qu’une confirmation supplémentaire de sa consternante inanité. Il y avait sans doute bien plus intéressant à dire… Il est assez triste, enfin, de voir ce conférencier, mais ceux qui le suivront tendront souvent à faire de même, se limiter à ces œuvres phares, « fréquentables » et donc « intégrées », en laissant de côté des œuvres science-fictionnelles « moins nobles » (ce qui est un peu paradoxal au vu des intentions affichées par les organisateurs du colloque !). Jérôme Goffette (« La science-fiction comme laboratoire des métamorphoses de l’humain ») se montre un peu plus intéressant, mais j’avoue n’avoir pas retiré grand chose de sa communication… Celle de Nicolas Baumard (« La science-fiction contribue-t-elle vraiment au débat bioéthique ? »), à contre-courant, aurait pu être tout à fait passionnante : je le rejoins tout à fait dans sa critique du « mythe du Meilleur des mondes » et de la « panique morale »… mais le problème – de taille ! – est qu’il adopte des exemples hautement contestables, pour ne pas dire tout simplement foireux, au service d’une vision tellement naïve de notre monde, dans une perspective tristement évolutionniste et naïvement libérale-truc, qu’il n’y a rien d’étonnant à ce qu’on lui saute à la gueule au moment des questions, évacuant ainsi les vrais problèmes qui auraient dû être soulevés… Dommage ; ces détours – une fois de plus – du côté du Café du Commerce sont en même temps très révélateurs d’un triste malaise concernant le débat bioéthique, jusque chez nos « philosophes »… Conclusion, enfin, avec Sylvie Allouche, qui a décidément un fâcheux penchant pour les intitulés « plus universitaire tu meurs » : « Spéculations science-fictives sur les règles d’encadrement politique et juridique des anthropotechniques ». Le fond est intéressant, la forme plus contestable (à nouveau assez confuse, et parasitée par les polémiques envisagées dans la communication précédente) : bof, bof…

N’empêche que. Mettre à la disposition de tout un chacun, d’un simple clic, les archives audiovisuelles de cette fort louable entreprise, y’a pas à dire, c’est quand même vach’ment bien vu : alors merci aux organisateurs, aux participants, et à ceux qui ont eu la bonne idée de mettre tout ça en ligne ; et merci à Tétard de m’avoir indiqué cette page. Bah oui, normal, on finit par les remerciements… Ah si, une ouverture, aussi : souhaitons que ce genre de colloques se multiplient à l’avenir, il y a assurément de quoi faire.

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"Quatre chemins de pardon", d'Ursula Le Guin

Publié le par Nébal

 

LE GUIN (Ursula K.), Quatre chemins de pardon, traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Marie Surgers, Nantes, L’Atalante, coll. La dentelle du cygne / Science-fiction, [1995] 2007, 309 p.

 

« Mais… Mais… Que vois-je ? Un ouvrage de la grande Ursula Le Guin, qui… mais oui, qui se rattache au « cycle de l’Ekumen », mais n’est pas publié pour autant en Ailleurs & demain ni au Livre de poche ? Mais… Mais… Mais pourquoi donc ? »

 

Je ne sais pas si c’est une très bonne question, mais je vous remercie quand même de l’avoir posée. Je ne connais certainement pas la réponse, cela dit… Mais une chose me paraît claire : on ne devrait en aucun cas tirer de la parution de ce recueil chez l’Atalante (douze ans après la version américaine, tout de même) une conclusion hâtive du genre « fond de tiroir » ou machin du genre ; loin de là, ce recueil a reçu moult récompenses outre-Atlantique (prix Locus 1995 et 1996, et Sturgeon et Asimov’s 1995) ainsi qu’au pays des fromages qui puent (Grand Prix de l’Imaginaire 2008). Et si ces prestigieuses médailles ne suffisent pas à vous convaincre, je doute fort que mon compte rendu miteux se montre plus efficace… Alors pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Je n’en sais rien, je n’en sais rien, je n’en sais rien. Allez, on se consolera comme on pourra, en notant que la couv’ de Gilles Francescano, à sa manière (i.e. teinte de chiottes entartrées du PMU à Roger le lendemain du Beaujolpif – en plissant les yeux, on doit même pouvoir distinguer les fayots pas digérés – avec par-dessus un simili-trip bondage de bonnasse tout juste pubère et soumise qui fait un peu tâche eu égard au contenu hautement féministe du bouquin), est à peu près aussi moche que les habituelles séances de travaux pratiques paternosteriennes des volumes publiés par le Divin Gérard Klein, ce qui, quelque part, rétablit une certaine unité dans le cycle.

 

Mais on ne vous la fait plus, hein ? Oui, c’est bien le contenu qui compte. Et je le dis de suite, comme ça c’est fait : miam. Je vous avais fait part il y a peu de ma relative déception à la lecture du Livre d’or de la science-fiction consacré à Ursula Le Guin ; pour je ne sais quelle raison que la raison ignore, j’avais même émis une crainte particulièrement infondée : celle de ne pas retrouver dans les nouvelles de la grande dame tout ce qui m’a fait adorer ses romans – un coup de blues, sans doute… Crétin de moi ! Heureusement, Quatre chemins de pardon est venu à point nommé anéantir mes doutes impies ; aussi vais-je maintenant me repentir de ma terrible faute, en tentant de vous expliquer en quelques lignes pourquoi c’est que, eh ben, Quatre chemins de pardon, c’est vach’ment bien, d’abord. Et en notant d’ores et déjà que le titre est approprié à ma repentance, ce qui constitue à l’évidence un signe.

 

Mais qu’est-ce donc, mes biens chers frères, mes bien chères sœurs, qu’est-ce donc que ces Quatre chemins de pardon ? Eh bien, nous pourrions dire qu’il s’agit d’un recueil de nouvelles se rattachant au merveilleux « cycle de l’Ekumen ». Nous pourrions même être plus précis, et avancer – cela ne me paraît pas trop audacieux – la dénomination de fix-up, puisque le présent volume regroupe quatre nouvelles, certes indépendantes, mais néanmoins rapprochées par une unité de temps (en gros), de lieu (surtout) et de thématiques (on y croise même quelques rares personnages réccurrents), et complétées par de fort intéressantes appendices métatextuelles (si c’est comme ça qu’on dit, je suis pas sûr…).

 

Tout au long de ce quasi-roman, le lecteur se voit ainsi offrir l’occasion de découvrir un nouveau monde de l’Ekumen. Ou, plus exactement, deux mondes appartenant au même système : en effet, la planète de Werel, dominée par le fier peuple conquérant de Voe Deo, esclavagiste et machiste, a réagi à son approche par l’Ekumen, il y a de cela quelques siècles, par un énergique et paranoïaque programme de recherche spatiale destiné à la prémunir contre toute tentative d’invasion de la part des Autres, de ces étrangers venus d’au-delà des étoiles ; l’invasion n’a bien entendu jamais eu lieu, mais Werel n’a pas perdu au change, sa flotte lui ayant servi à coloniser la planète voisine de Yeowe. La colonie fut alors livrée aux corporations et à leur capitalisme sauvage… jusqu’au jour où les esclaves, pardon, les « mobiliers » à la peau plus claire (la division entre propriétaires et « liés » reposait à l’origine sur la couleur de la peau), emmenés par leurs femmes, ont secoué le joug de l’oppresseur et entamé une longue et rude guerre de libération. Après trente années d’une impitoyable guérilla passablement vietnamienne, Yeowe a obtenu son indépendance, et finalement intégré l’Ekumen, avant même Werel ; et, sur ce dernier monde, la révolte de Yeowe n’a pas manqué de profondément bouleverser la société : on en vient nécessairement à se poser la question de l’abolition de l’esclavage… Mais tout n’est pas rose pour autant : Yeowe est un monde ravagé par les guerres tribales, où la générosité révolutionnaire a bien vite cédé la place à l’arrivisme de chefs non moins odieux que les anciens propriétaires, et qui dissimulent mal leur brutalité, leur égoïsme et leur étroitesse d’esprit derrière un hypocrite « pragmatisme » les conduisant en fin de compte à perpétuer les traditions les plus barbares ; et les lois les plus libérales de Werel ne s’appliquent guère dans les campagnes reculées où la seule loi reconnue a toujours été celle du plus fort… ce qui s’applique d’ailleurs tout autant aux relations internationales ; surtout, sur les deux mondes, au-delà de la question de la domination des propriétaires sur les mobiliers, se pose la question de la domination des hommes sur les femmes… La division sexuelle est en effet tout aussi fondamentale sur Werel comme sur Yeowe que celle opposant maîtres et esclaves : ces deux planètes forment ainsi un singulier contrepoint à la Gethen de La main gauche de la nuit (évoquée, et ce n’est certainement pas innocent, dès la première phrase de la première nouvelle comme une planète n’ayant jamais connu la guerre…).

 

Les quatre longues nouvelles composant Quatre chemins de pardon explorent ainsi tous ces thèmes chers à l’auteur, et bien d’autres encore, sur une échelle plus intimiste (et notamment la sexualité, sous toutes ses formes : homosexualité comme hétérosexualité, mais aussi pédophilie, inceste, etc. ; la domination, par ailleurs, intervient souvent là encore, comme de juste). En témoigne immédiatement « Trahisons » (pp. 7-51), qui se situe sur Yeowe, quelque temps après la Révolution, en plein lendemains qui déchantent. Nous y faisons la connaissance de deux vieillards prétendant expier leurs plus ou moins mystérieuses fautes dans une solitude érémitique ; mais l’aimable Yoss, qui abandonne volontiers « son » modeste logis aux amours interdites de jeunes amants du village, en vient à s’improviser infirmière pour soigner l’inquiétant Abberkam, hier encore héros de la Libération qui tenait Yeowe entre ses mains par l’intermédiaire du Parti mondial nationaliste, voire xénophobe, qu’il dirigeait, aujourd’hui ange déchu, haï de tous pour sa corruption et son ambition. A-t-il fait passer sa carrière avant la cause ? Et Yoss ? Nombreuses sont effectivement les trahisons potentielles dans ce récit amer et nostalgique, émouvant aussi, et finalement très humain, traitant avec délicatesse de la relation à autrui, de la faute, du châtiment, du devoir… du sens que l’on peut donner à sa vie.

 

« Jour de pardon » (pp. 53-126) se focalise également sur un couple que tout oppose en apparence : la Mobile de l’Ekumen sur Werel, Solly, arrogante et exubérante, et l’austère Teyeo, aujourd’hui garde du corps au service de l’Ambassade, mais surtout vétéran de la guerre de Yeowe, où il a appris à respecter ses ennemis. L’un comme l’autre, toutefois, joueront ici le rôle de pions dans une complexe conspiration à l’échelle internationale. L’homme et la femme, dans cette société où la division sexuelle est si fondamentale, seront contraints de survivre ensemble et de faire front commun, dans la cave exiguë où les ont enfermés de mystérieux individus… Une nouvelle très correcte, mais finalement assez banale (la fin est même un brin niaise…) ; c’est à mon avis le moment le plus faible de ces Quatre jours de pardon.

 

La suite m’a effectivement semblé bien meilleure, ainsi que l’on peut le constater immédiatement avec « Un homme du peuple » (pp. 127-193). Attention, je vais éventuellement spoiler un brin pour cette nouvelle ; vous êtes prévenus : si vous voulez garder la surprise, passez directement à la nouvelle suivante (« merci de votre compréhension »). On y rencontre dès la première page un personnage du nom de Mattinyehedarheddyuragamuruskets Havzhiva (que l’on abrègera en Havzhiva, hein…) ; à l’évidence, nous ne somme ni sur Werel, ni sur Yeowe… Mais où sommes-nous ? Le récit se fait tout d’abord relativement obscur sur cette question, tout en multipliant avec précision les indices anthropologiques ; aussi rassemble-t-on les éléments : un peuple rural à la peau sombre, une société largement pré-technologique (ou plus exactement « ritualisant » la technologie, envisagée de prime abord d’une manière qui semble pour le moins irrationnelle), la filiation est matrilinéaire, les rôles de chacun sont prédéfinis par leur sexe (par exemple, le tissage pour les hommes et la maçonnerie pour les femmes) et par leur tribu, l’accès à la culture n’est semble-t-il guère aisé, le travail manuel est valorisé par rapport à l’activité intellectuelle, la religion plus ou moins animiste est omniprésente, il y a de nombreux tabous, on assiste à des rites de passage adolescents, les unions sont là encore largement prédéfinies… Tous ces éléments sont adroitement mêlés dans le récit, on ne sombre jamais dans le didactisme ; on s’interroge sur des concepts et des comportements mystérieux, croyant dessiner ainsi les contours d'une de ces sociétés plus ou moins « primitives » qui reviennent si souvent dans l’œuvre d’Ursula Le Guin et qui témoignent de sa vaste culture anthropologique… puis l’on découvre que nous sommes sur Hain. Ce qui, je l’avouerai, m’a fait comme un choc, et est particulièrement bien vu de la part de la décidément géniale Ursula Le Guin. Honte sur moi ! Victime à mon tour d’un certain ethnocentrisme, j’avoue que j’avais pour ainsi dire « naturellement » tendance à envisager la civilisation hainienne, centrale dans le « cycle de l’Ekumen » mais jusqu’alors peu détaillée, d’une manière typiquement « occidentale » : une société qui ne pouvait être qu’hyper-technologique, progressiste, rationnelle, globale, libérale ou libertaire (comme on voudra), mais avec au moins, probablement, un embryon d'organisation étatique, etc. Loin de là ! Cette nouvelle, du coup, fait l’effet d’une brillante leçon. On y découvre fasciné un certain nombre d’aspects d’une société extrêmement complexe, et surtout bien différente de ce à quoi nous ont habitué les schémas simplistes d’un évolutionnisme anthropologique ethnocentriste parfaitement aberrant, hélas très fréquent en science-fiction, et pas toujours facile à déloger de nos arrières-pensées plus ou moins nauséabondes de « civilisés » (aha) du début du XXIe siècle, baignant dans le positivisme et assommés journellement de poncifs sur cette stupidité qu’est la « fin de l’histoire ». Bien joué, madame : c’est vous la meilleure. Nous y voyons donc le jeune Havzhiva quitter sa campagne pour la ville afin de devenir « historien », au grand étonnement de ses parents : il y découvrira le temps global et la « vérité » globale, et devra apprendre à ne pas rejeter pour autant le temps local et la vérité locale de son enfance rurale ; on comprend mieux ainsi les fondements du relativisme hainien, et c’est l’ensemble du « cycle de l’Ekumen » qui s’en retrouve éclairé sous un nouveau jour. Brillant et indispensable. La suite de la nouvelle, à vrai dire, si elle n'est certainement pas inintéressante, est du coup un peu expédiée en comparaison : nous y suivons néanmoins avec plaisir Havzhiva, désormais au service de l’Ekumen, en mission sur Yeowe. Le pacifique et doux Hainien y fera la découverte d’un monde violent et passablement xénophobe, où l’esclavage a laissé de nombreuses traces, et où, surtout, la condition des femmes, loin de s’améliorer, s’est peut-être finalement dégradée depuis la Révolution ; horrifié par les viols rituels et les nombreuses aberrations machistes au cœur de la société des anciens mobiliers, Havzhiva va sans doute outrepasser sa mission, et œuvrer en faveur de l’émancipation des femmes (p. 169) :

 

« Après un long silence, Havzhiva murmura : « Vous êtes-vous organisées ? »

 

« – Oui. Oh, oui ! comme autrefois. Dans le noir, on peut s’organiser. » Elle eut un petit rire. « Mais je ne pense pas que nous puissions nous libérer toutes seules, ni ne libérer que nous seules. Il faut que les choses changent. Les hommes se tiennent pour les patrons. Ils doivent cesser. S’il est une chose que nous avons apprise durant toutes ces années, c’est qu’on ne change pas un esprit à coups de fusil. Tuez le patron, vous deviendrez le patron. C’est la façon de penser qu’il faut changer. L’esprit des esclaves et l’esprit des patrons. Il faut changer ça, monsieur l’Envoyé. Avec votre aide. Avec l’aide de l’Ekumen.

 

« – Je suis là pour faire le lien entre votre peuple et l’Ekumen. Mais j’ai besoin de temps. J’ai besoin d’apprendre.

 

« – Vous avez tout le temps du monde. Nous savons bien qu’on ne peut pas renverser l’esprit des patrons en un jour ni en un an. C’est une question d’éducation. »

 

Question effectivement centrale que celle de l’éducation… Ce qui nous conduit à la dernière nouvelle, la plus longue du recueil, et qui fait clairement pendant à la précédente : « Libération d’une femme » (pp. 195-282). Ce sont les mémoires, à la première personne, de Rakam ; née esclave sur Werel, dans la propriété de Shomeke, nous la suivrons tout au long de sa vie riche en catastrophes, et marquée nécessairement par des événements qui la dépassent : la guerre sur Yeowe, l’agitation des propriétaires libéraux de la Communauté et des hommes-liés révolutionnaires du Hame sur Werel, les contacts avec l’Ekumen… Destin tragique d’une femme qui ne connaît l’horreur véritable, dans des scènes que ne renierait pas le marquis de Sade, qu'après son affranchissement par un propriétaire totalement irresponsable dans sa générosité ; mais elle apprendra alors à lire, elle apprendre l’histoire, et deviendra, contre vents et marées, une farouche incarnation de l’émancipation des femmes, et ce à l’intérieur même du système (p. 185) :

 

« On ne peut rien changer de l’extérieur. Quand on se tient à l’écart, au-dessus, on voit les motifs. On voit ce qui ne va pas, ce qui manque. On veut réparer. Mais on ne peut pas. Il faut être à l’intérieur, dans le tissage. Il faut faire partie du tissage. »

 

Mais ici encore, le changement ne pourra venir que par l’éducation, et donc ce regard extérieur (autant que possible...) primordial ; seule la prise de conscience de la diversité des institutions humaines dans le temps et dans l’espace permet l’action politique (p. 233) :

 

« Ce que j’aimais surtout apprendre, c’était l’histoire. J’avais grandi privée de toute histoire. A Shomeke et à Zeskra, il n’y avait que le quotidien. Nul ne savait rien d’un temps où les choses étaient différentes. Nul ne savait d’ailleurs qu’elles pouvaient être différentes. Nous étions esclaves du présent. »

 

La véritable liberté passe ainsi par l’étude, offrant une salutaire échappatoire au poids des traditions imposées par la communauté (p. 232 : « Mon premier acte libre, de femme libre, a été de fermer ma porte. »). A défaut, le risque est celui d’une fausse liberté, ainsi que Rakam en fait la cruelle expérience dès son arrivée sur Yeowe, qu’on lui avait toujours présentée comme étant la terre de la liberté ; mais bien des chimères s’effondrent dès cette nouvelle variante d’Ellis Island (pp. 254-255) :

 

« Par ici. Entrez là. Déshabillez-vous. Attendez. Sur le monde libre, nous n’entendions que des ordres. La procédure de décontamination était aussi douloureuse qu’épuisante. Il fallait que des médecins nous examinent. Il fallait vérifier, décontaminer et répertorier tout ce que nous avions apporté. Pour moi, ce fut rapide. Je ne possédais que les vêtements que je portais depuis deux semaines. J’étais contente d’être décontaminée. Enfin, on nous mit en rang devant l’un des grands entrepôts. Les pancartes au-dessus des portes indiquaient toujours CPAY – Corporation des plantations agricoles de Yeowe. On a procédé à notre admission, un par un. L’homme d’âge mur qui s’occupait de moi était petit, blanc et portait des lunettes, comme un employé de la ville, mais je le regardais avec respect. Il me posa des questions et nota les réponses sur un formulaire. « Vous savez lire ?

 

« – Oui.

 

« – Compétences ? »

 

« J’ai un peu hésité avant de répondre : « Enseigner. Je peux enseigner la lecture et l’histoire. »

 

« Pas une fois il ne m’a regardée.

 

« […] Quand tout le monde a été admis, on nous a séparés en deux groupes : hommes d’un côté, femmes de l’autre. Yoke m’a serrée contre lui avant de rejoindre les hommes avec de grands gestes et des éclats de rire. Je suis restée avec les femmes. Nous avons vu les hommes monter dans la navette pour gagner l’ancienne capitale. Ma patience commençait à vaciller et mon espoir à faiblir. J’ai prié : « Seigneur Kamye, pas ici, pas ici comme là-bas ! » La peur me mettait en colère. Quand la litanie d’ordres a recommencé – avancez, par ici – j’ai dit à l’homme : « Qui êtes-vous ? Où allons-nous ? Nous sommes des femmes libres ! » »

 

Le féminisme est clairement central dans la nouvelle, il prend même à l’occasion des allures quasi pamphlétaires, mais Ursula Le Guin a le bon goût de ne jamais sombrer dans le manichéisme : son récit est dur et cruel, mais aussi foncièrement juste et humain. Une nouvelle passionnante et extrêmement riche, digne des meilleurs œuvres d’Ursula Le Guin.

 

Les riches « Appendices. A propos de Werel et de Yeowe » (pp. 283-310) achèvent enfin ces Quatre chemins de pardon d’une manière témoignant assez de l’adresse et de la maîtrise de la grande dame de la SF : ces longs développements sont passionnants et traduisent remarquablement bien la cohérence, une fois de plus, et à tous les niveaux, de l’univers créé par l’auteur. Mais le plus remarquable, étrangement… est peut-être que cette annexe didactique, finalement, ne nous apprend rien : l’air de rien, toutes ces informations ou presque ont été savamment distillées tout au long des nouvelles ; ces quelques pages en fin de volume se contentent de recouper et clarifier, comme une synthèse. L’art du conte n’en ressort que mieux. Une remarquable leçon, une fois encore...

Pas de doute, Quatre chemins de pardon est bien un ouvrage remarquable, tout simplement indispensable à tous ceux qui, comme moi, se sont régalés avec les romans du « cycle de l’Ekumen ». Ursula Le Guin nous y prodigue avec élégance et finesse une preuve supplémentaire de son phénoménal talent.

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"Les nuits vénéneuses", de Jérôme Noirez

Publié le par Nébal

 

NOIREZ (Jérôme), Les nuits vénéneuses (Féerie pour les ténèbres, 2), Aix-en-Provence, Nestiveqnen, coll. Fractales / Fantasy, 2005, 347 p.

 

Depuis la dernière fois, je n’en doute pas, vous avez tous lu et adoré Féerie pour les ténèbres de Jérôme Noirez ; eh ! je sais que vous êtes tous des gens de bon goût. Sans doute, pour cette raison, ne devrais-je pas vous parler trop en détail des Nuits vénéneuses, le deuxième tome de cette trilogie de fantasy psychotrope, que vous avez déjà probablement lu de même. C’est en tout cas ce que me chuchote à l’oreille (gauche) un mesquin petit diablotin, tout de rouge vêtu, et véhiculant sur son passage une tenace odeur de chichon. Les yeux fatigués (et rouges), et d'un large sourire tout en chicots, il me tient à peu près ce langage : « Keep cool, Nébal ! A quoi bon… Profite ! Enjoy, veux-je dire ! Les gens savent que c’est bien, alors tu écris : c’est bien, pour la forme, et tu retournes dormir, man » Mais surgit alors inévitablement sur ma droite un petit angelot en costume cravate ; agitant frénétiquement son téléphone portable, le petit être ailé hurle : « NON ! N’écoute pas ce héraut de Lafargue ! TRAVAILLE ! TRAVAILLE !!! Et quand tu auras travaillé, tu vas me faire le plaisir de rédiger ce putain d’article, parce que tu te laisses un peu aller, là ; ton blog rank diminue, merde ! Tu n’es plus compétitif ! TRAVAILLE !!! »

 

Mais c’est que je ne sais pas quoi dire de plus, moi !

 

« Bah tu vois », reprend le diablotin.

 

« Sinon, ce sera l’ENFER !!! », gémit l’angelot, qui me fait lire des tracts de Jack Chick pour me convaincre.

 

Bon d’accord. Remarque, avec toutes ces conneries sans intérêt, j’ai déjà réussi à rédiger quelques lignes sans parler de cet excellent bouquin qu’est Les nuits vénéneuses. C’est vrai, quoi : ça ne servirait pas à grand chose de reprendre pour ce deuxième tome tout ce que j’ai pu mentionner concernant l’auteur et l’univers dans mon compte rendu miteux de Féerie pour les ténèbres ; magie de l’Internet ! Non, il me paraît plus pertinent de continuer à écrire pour ne rien dire, et d’user à cet effet de cet expédient, dont j’avoue raffoler, qu’est la dilatation de phrases sans intérêt aucun sur une longueur que l’on pourrait aisément et très légitimement qualifier de scandaleuse, même si je me vois bien obligé de reconnaître, avec une indéniable honte compensée par un rire bête, que, au bout d’un moment, il est fort probable que le lecteur, qui s’ennuie, prenne conscience de ce que je n’ai absolument rien à dire, ce qui pourrait nuire au peu de crédibilité que j’aurais pu, je ne sais par quel miracle, acquérir à l’occasion de mes pathétiques et fréquentes notules sur ce blog décidément de plus en plus interlope.

 

Cela dit, maintenant que j’ai achevé – avec brio – la première page, traditionnellement inutile, de mon articulet, je peux bien vous parler de cet ouvrage : après tout, il n’y a sans doute plus personne pour me lire… et le dilemme est ainsi réglé (ou pas ; mais nous verrons cela plus en détail quand je vous parlerai du troisième tome, Le carnaval des abîmes, à moins que je ne trouve une meilleure idée d’ici là). Pour ceux qui n’auraient pas suivi, je suis donc censé vous faire part de ma lecture des Nuits vénéneuses, deuxième tome de l’excellente trilogie de fantasy du non moins excellent Jérôme Noirez intitulée globalement « Féerie pour les ténèbres ».

 

« Heu, t’es lourd, là… T’as qu’à nous raconter l’histoire, plutôt que de traîner en longueur ! »

 

C’est que c’est un peu le problème, en fait. A l’instar du premier volume, Les nuits vénéneuses est un roman foisonnant, comme c’est qu’on dit, d’une richesse rare, et multipliant les protagonistes. Du coup, raconter l’histoire n’est guère évident… Et, à vouloir trop en faire, je serais sans doute amené à… en dire finalement trop, ce qui serait absurde, puisque vous allez lire ce livre, si vous ne l’avez pas déjà fait.

 

Ah si, une chose, quand même : j’ai souvent lu ici ou là que l’on pouvait très bien commencer par Les nuits vénéneuses, entendons par-là que la lecture préalable de Féerie pour les ténèbres n’était pas un passage obligé. Je veux bien le croire, hein ; mais, pour ma part, je déconseillerais autant que possible cette manière de faire : déjà parce qu’il serait fort dommage de se passer de la lecture de Féerie pour les ténèbres ; ensuite parce que l’on retrouve dans Les nuits vénéneuses bon nombre de personnages du premier volume, et que – me semble-t-il – le lecteur qui aurait fait l’impasse sur celui-ci pourrait manquer d’éléments concernant les rioteux, la Technole, le personnage d’Estrec et la ville de Gourios, qui lui seraient d’une certaine utilité pour pleinement comprendre et apprécier le présent ouvrage.

 

Ah tiens, si (en fait, y’a plein de trucs à dire…) : on peut poursuivre la comparaison avec le premier volume sur un autre point, au passage. Quand bien même la couverture (plus acceptable, même si…) n’en réserve cette fois pas la lecture à un « public averti », le fait est que Jérôme Noirez se lâche un petit peu plus (même si ça reste très lisible, pas aussi dingue qu’on a pu le laisser entendre), et c’est tant mieux : ça nous fait encore plus de cadavres et de sadisme, et même un peu de zoophilie (pour la forme). Miam. Mais c’est surtout terriblement drôle, d’un humour que ne renierait probablement pas Catherine Dufour (ou Terry Pratchett, mais en un peu plus rock’n’roll), voire, à l’occasion, un Pierre Desproges, ou un Didier Super qui soignerait son français (heu...). Tenez, par exemple, j’aime beaucoup les titres des chapitres, qui sont autant de réjouissants proverbes rioteux ; je ne résiste pas à l’envie de vous en livrer un petit florilège de mes préférés : « Chat écorché ne craint plus l’eau froide » (p. 5) ; « Honni soit qui pense » (p. 19) ; « L’enfer n’est même pas pavé » (p. 49) ; « Il n’est pire sourd que celui à qui on a crevé les yeux » (p. 73) ; « Tourne sept fois la langue d’autrui dans ta bouche avant de mordre dedans » (p. 95) ; « Le bonheur d’un seul fait le malheur des autres » (p. 99) ; « Il y a loin de la coupe aux lèvres, sauf quand les lèvres reposent au fond de la coupe » (p. 113) ; « Il ne faut pas mettre la charrue dans les bœufs » (p. 167) ; « Qui veut noyer son chien se rend à la rivière sans faire de manières » (p. 177) ; « Rien ne sert » (p. 191) ; « Il faut battre la jeunesse pendant qu’elle se passe » (p. 197) ; « Qui peut le plus, peut pire encore » (p. 245) ; « Tous les métiers sont sots » (ah, vous voyez bien ! p. 307)… J’aime. Et, oui, bien sûr, c’est très bien écrit ; vraiment.

 

C’est très bien, mais alors vraiment très très bien, ouh la, oui.

 

« Mais, bordel, DE QUOI CA PARLE ?! »

 

Eh bien, de panneaux de signalisation et de crème au chocolat ; de nazis et d'instituteurs ; de Grenotte et Gourgou (la première étant pire que jamais) ; de Malgasta qui fait dans l’héroïsme avec un pirate tentaculaire (mais non !) et des chevaliers crétins ; d’un gros tas de viande et de zombies (ça va toujours bien avec les nazis, les zombies) ; d’inquisiteurs et d’hérétiques ; de poésie et d’étoiles filantes ; de montagnes et de souterrains ; de massacres inhumains et de conduite automobile ; de féerie et de rioteux ; de Technole et de charcuterie ; d’orties et de méduses ; des Brolhs et de Gourios… De beaucoup de choses, quoi. Tant... qu’on ne peut rien en dire ; laissons ça à Jérôme Noirez, il le fait très bien.

 

« Bon, mais, t’as pas, je sais pas, moi, une toute petite critique à formuler ? Tu pinailles, d’habitude ! »

 

Bon, allez, d’accord, juste un petit pinaillage, mais c’est vraiment parce que c’est vous, hein : sur le plan de la construction, j’ai trouvé Les nuits vénéneuses un chouia moins convaincant que Féerie pour les ténèbres. Une fois de plus, et en dépit de la richesse de la chose, on ne s’y paume pas vraiment, ce qui est bien ; mais la conclusion du roman, je trouve, laisse un peu sur sa faim, et trop de questions restent en suspens, ce qui est tout de même un tantinet frustrant.

 

« Ben… Ouais, mais, c’est une trilogie, aussi ! »

 

Exactement. D’où cette critique n’en est pas totalement une. A suivre avec Le carnaval des abîmes, donc ; et, promis juré, j’essayerai de faire mieux…

Désolé.

CITRIQ

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"Le livre d'or de la science-fiction", d'Ursula Le Guin

Publié le par Nébal


LE GUIN (Ursula), Le livre d’or de la science-fiction : Ursula Le Guin, anthologie réunie et présentée par Gérard Klein, Paris, Pocket, coll. Le livre d’or de la science-fiction, 1978, 381 p.

 

 

Ah. Oui, c’est vrai que… Non, non, pas de soucis, hein ! Prenez votre temps. Honnêtement, je… Oups ! ‘tention, les chaussures… Là, comme ça. Oui, c’est… Non, non, pas de problème, vraiment ! Je comprends très bien. En fait, tout est de ma faute… Si, si. Non, c’est vrai, j’aurais dû vous prévenir, juste au cas où… Non, parce que… Ouh… C’est de la bile, là… Oui, je dois dire, la première fois que j’ai vu cette, heu… (« yiuuuaaaaaaarh’k ! » * splitch *) Voilà. Pas mieux… La première fois que j’ai vu ça, ça m’a fait pareil, hein… Alors… Désolé, quoi.

 

 

Ca va mieux ? Oui ? Heu, y’en a encore un peu, là, tenez… Là. Voilà.

 

Ouf ! On ne remerciera pas Christian Broutin, hein ? Mais bon : là n’est pas la question, une fois de plus ; et puis, à force, on va bien finir par s’y habituer, non ?

 

Non, passons à l’essentiel, c’est-à-dire au contenu de ce Livre d’or de la science-fiction consacré à Ursula Le Guin. De ces vieilles anthologies à la tranche dorée, je n’avais jusqu’alors lu que les très bons volumes consacrés à Ballard et Sturgeon ; coup de bol : rôdant dans un marché, je suis tombé sur cet unique exemplaire consacré à un autre de mes auteurs fétiches, ce qui justifiait bien de prolonger d’un volume mon ébauche de collection. D’autant que ce volume m’avait été chaudement recommandé, et qu’il contient bon nombre de nouvelles se rattachant au merveilleux « cycle de l’Ekumen », dont je vous ai dit le plus grand bien à maintes reprises (et d’autres nouvelles se rattachant au « cycle de Terremer », qu’il va bien falloir que j'entame un jour ou l’autre, mais il faut d’abord que je fasse un peu le vide). Le présent volume nous a été concocté par le divin Gérard Klein, éditeur emblématique de la grande dame de la SF, et qui, selon les usages de la collection, s’est fendu d’une fort intéressante préface (« Une définition de l’humanité », pp. 7-25), que l’on aurait ceci dit souhaitée plus longue ; mais, après tout, il y a aussi « Malaise dans la science-fiction américaine », que l’on trouvera notamment dans Le Dit d’Aka, suivi de Le nom du monde est forêt (j’ai d’ailleurs l’impression – et je ne m’en plaindrai pas – que cette préface se concentre à maints égards sur les thématiques faisant l’objet de la longue citation figurant dans mon compte rendu miteux). Ajoutons enfin que l’anthologiste précède chaque texte d’une brève notice.

 

D’Ursula Le Guin, je n’avais lu pour l’heure que ses romans du « cycle de l’Ekumen », et pas une seule nouvelle (quand bien même Le nom du monde est forêt, à certains égards, pourrait être considéré comme une longue nouvelle). Ou presque : le premier texte de ce recueil est en effet « Le collier de Semle » (pp. 31-64), qui, à peine retouché, constitue l’excellent prologue du Monde de Rocannon, le premier roman du cycle ; lors de mon compte rendu, j’avais avancé naïvement que ce joli conte mêlant adroitement science-fiction et thèmes de fantasy constituerait sans doute une excellente nouvelle indépendante… La preuve en est faite. Je vous renvoie à ma note précédente.

 

Suit « Avril à Paris » (pp. 65-87), la première nouvelle publiée dans des conditions « professionnelles » de l’auteur. Un texte imprégné d’autobiographie, à certains égards – Ursula Le Guin avait vécu à Paris une dizaine d’années plus tôt, et y avait fait des recherches sur le poète de la Renaissance Jehean Lemaire de Belges (le héros de cette nouvelle travaillant quant à lui sur François Villon) ; science et magie se mêlent dans cette variation sur le voyage dans le temps, quête de sens plus ou moins absurde, oscillant entre science-fiction, fantastique et fantasy. Correct, mais rien d’exceptionnel.

 

« La règle des noms » (pp. 89-108) est une nouvelle de fantasy fortement inspirée par Tolkien et sa Comté, mais qui trouvera ultérieurement sa place dans le « cycle de Terremer », dont elle dévoile semble-t-il une institution importante. Le ton est relativement naïf et la fin pour le moins téléphonée, mais le tout est finalement plutôt rafraîchissant, quand bien même ne brillant pas par l’originalité ; reste néanmoins cette « règle des noms », vue et revue sans doute, mais qui annonce peut-être déjà l’importance de l’anthropologie dans l’œuvre ultérieure d’Ursula Le Guin.

 

Une curiosité, ensuite : « Le roi de Nivôse » (pp. 129-145), qui contient une première ébauche de Gethen, le fameux monde de La main gauche de la nuit, roman publié la même année et qui vaudra à son auteur nombre de récompenses tout à fait justifiées. Dans cette sombre et paranoïaque histoire de complot, l’accent est mis, sans surprise, sur cette particularité fondamentale de la société de Nivôse qui est l'absence de division sexuelle (ce qui passe par une bizarrerie stylistique : suite, semble-t-il, aux fulminations de féministes ulcérées par la prédominance du genre masculin dans La main gauche de la nuit, tous les pronoms sont ici féminins, mais les titres restent masculins, ce qui est un tantinet déstabilisant au premier abord…). Mais on y retrouve également le vertige des longs voyages spatiaux, d’une manière qui n’est pas sans évoquer « Le collier de Semle », entre autres. Assez convaincant.

 

La nouvelle suivante, « Neuf vies » (pp. 147-193), se rattache également au « cycle de l’Ekumen » ; dans la chronologie interne du cycle, on peut la supposer contemporaine de Le nom du monde est forêt : ici aussi, il s’agit pour des Terriens de s’approprier les ressources d’une lointaine planète. Mais peu importe, au final : le récit se concentre avant tout sur les conditions de vie solitaires et ennuyeuses de deux colons exilés sur un monde sans vie… et bientôt secondés par un clone en dix exemplaires. Une réflexion sur la solitude et l’identité, pas forcément inintéressante, mais néanmoins plutôt médiocre.

 

« Plus vaste qu’un empire » (pp. 195-248) se rattache également au « cycle de l’Ekumen », mais est pour le moins singulière. Le problème, ici, n’est pas à mon sens celui de la datation dans la chronologie interne du cycle, soulevé par Gérard Klein dans sa notice : le divin Maître, se fondant sur l’évocation de l’ansible et le voyage hyperluminique (hein ? j’ai pas lu ça, moi…) le situe après La main gauche de la nuit et « Le roi de Nivôse », et donc dans l’avenir le plus lointain qu’ait pu décrire Ursula Le Guin ; pourtant, nous lisons (p. 199) : « Ce fut seulement pendant les premières décennies de la Ligue que les Terriens, peut-être pour remonter leur ego collectif, en assez mauvais état, envoyèrent des navires faire des voyages extrêmement longs, au bout de l’univers, au-delà des étoiles et loin de tout. » Et, à la même page, on évoque certes l’ansible, mais voyez vous-mêmes : « Tout cela se passant avant l’invention du communicateur instantané, ils seraient donc isolés dans l’espace et le temps. » On voit donc que c’est la conclusion inverse qu’il faudrait en tirer ! Ajoutons pour finir ce dernier fragment plus précis encore (pp. 202-203) : « Pourtant, dit Mannon, avec son petit sourire, juste avant que je quitte Hain, nous avons reçu un très intéressant rapport expédié d’un monde récemment découvert ; un hilfer du nom de Rocannon signale qu’il existe chez une race hominide [sic] mutante, ce qui paraît être une technique télépathique qui se peut enseigner. Je n’en ai vu qu’un résumé dans le Bulletin des HILF, mais – et il continua sur sa lancée. » Pour moi, cette nouvelle se situe donc, et de manière très claire, non pas vers la fin du cycle, après La main gauche de la nuit, mais bien au contraire vers son début, peu après Le monde de Rocannon, et en tout cas avant Les dépossédés… ou alors j’ai raté plein d’épisodes (le temps, a fortiori si l’on y rajoute la relativité et compagnie, que ça y’en a vite faire bobo tête à moi ; mais le problème ne devrait pas se poser ici, puisque la datation repose bien, j’imagine, sur le point de départ, et que l’argument de l’ansible est invalidé par le texte ?! Perplexe je suis). Non, la vraie particularité de cette nouvelle est que c’est (à ma connaissance, du moins…) le seul texte du « cycle de l’Ekumen » se situant au-delà des mondes colonisés par les Hainiens, à 256 années-lumières de la Terre ; la forme de vie qui y est rencontrée est donc la seule, pour ce que j’en sais, à ne pas être issu des expérimentations hainiennes, et à être donc véritablement extraterrestre, ou, plus précisément, de souche non humaine. Le thème principal est alors celui de la communication impossible avec une espèce résolument autre ; comme le note cette fois très justement Gérard Klein, on ne manque pas de penser, notamment, au Solaris de Stanislas Lem. Il y a aussi un vague côté que j’aurais envie de qualifier de sturgeonien dans cette nouvelle, dont le personnage principal, à maints égards, est un autiste, extrêmement sensible à l’empathie, et qui, au terme d’un traitement, est bien sorti de son repli sur soi, mais pour sombrer dans l’hyperagressivité. Correct, sans plus…

 

Avec « Etoiles des profondeurs » (pp. 249-281), on oublie temporairement le « cycle de l’Ekumen » (ou bien… ?). A vrai dire, à moins de supposer que le monde qui y est décrit serait une planète étrangère ou univers parallèle, on ne peut pas parler ici de science-fiction ou de fantasy, le surnaturel et l’étrange brillant par leur absence. Récit historique contant le destin de Guennar, un savant mi-naïf mi-faustien, et qui évoque assez clairement Galilée. Le récit tient un peu de la fable ou du conte moral, traitant de l’illusion et de l’obscurité (au sens strict), des impasses auxquelles conduisent littéralement les fanatismes tant religieux que scientifiques ; sous cet angle, on peut, si l’on y tient, y voir une préfiguration du bien autrement intéressant Dit d’Aka… Mais, à vrai dire, seule la société des mineurs ici décrite m’a paru véritablement intéressante.

 

Retour à la science-fiction, mais indépendamment du « cycle de l’Ekumen », avec « Champ de vision » (pp. 283-317), nouvelle centrée sur deux chercheurs ayant succombé à un étrange phénomène sur Mars : l’un souffre d’une hypersensibilité visuelle qui l’oblige à fermer les yeux en permanence, l’autre reste enfermé dans son monde, ne prêtant aucune attention à ce que l’on peut faire autour de lui. Une nouvelle à chute, à certains égards, que l’on trouvera plus ou moins pertinente selon sa sensibilité ; pour ma part, je dois dire que cette fin – dont je ne vous dévoilerai rien, non mais – m’a un peu déçu… d’autant que la nouvelle était jusqu’alors très bien ficelée.

 

« Le chêne et la mort » (pp. 319-331) est un court récit étrange et déstabilisant : les mémoires d’un arbre… Outre cette singularité, la nouvelle vaut surtout pour son rapport au thème de l’illusion, une fois de plus, envisagé ici de manière très concrète – et dans un sens solipsiste – sous la forme de la distance et de la taille ; on peut y ajouter une réflexion sur le choix et la fatalité… Sous une couche d’écologie, sans doute y a-t-il bien des choses ici ; peut-être faut-il chercher du côté des sagesses orientales (on connaît l’intérêt de l’auteur pour le taoïsme, notamment), mais j’avoue passablement ignare en la matière… Déstabilisant, oui.

 

Jusqu’ici, vous l’aurez compris, je ne peux que m’avouer déçu, cela dit : si rien n’est véritablement mauvais, et si l’on excepte « Le collier de Semle » que j’avais donc déjà lu, les nouvelles présentées dans ce recueil ne m’ont pas franchement passionné ; je n’y ai pas retrouvé la superbe de la plupart des romans du « cycle de l’Ekumen », le génie frappant et l’intelligence du propos, la subtilité anthropologique enfin, qui font tout le sel de ces chefs-d’œuvre de la science-fiction. En outre, les traductions ne privilégient guère l’élégance – et notamment celles de Jean Bailhache, les plus nombreuses… Les deux dernières nouvelles, heureusement, remontent quelque peu le niveau (elles ont toutes deux reçu divers prix).

 

On retrouve tout d’abord le « cycle de l’Ekumen » avec « A la veille de la révolution » (pp. 333-360), sorte de prologue aux Dépossédés, narrant les dernières heures d’Odo, la révolutionnaire à l’origine de l’idéologie annarestie. Joli portrait d’une vieille femme parfois dépassée par son aura, nostalgique et aigre-doux. Mais si l’influence anarchiste, revendiquée par l’auteur (p. 333 : « L’odonianisme est l’anarchisme. Mais pas la variété à la bombe qui n’est que terrorisme, quel que soit le nom qu’on lui donne pour tenter de la rendre respectable ; ce n’est pas non plus le « libertarianisme » économique du type social-darwinien de l’extrême droite […]. La cible principale de l’anarchisme est l’Etat autoritaire (capitaliste ou socialiste) ; son thème principal, qui relève de la morale appliquée, est la coopération (solidarité, assistance mutuelle). C’est la plus idéaliste, et selon moi la plus intéressante, de toutes les théories politiques. » – cité par Gérard Klein), est bien présente dans ce texte, sans doute n’est-elle pas dominante ; la lecture préalable des Dépossédés me paraît néanmoins très recommandée, voire indispensable, pour véritablement apprécier cette nouvelle (de toutes façons, vous devez lire Les dépossédés, alors, hein, bon).

 

Et sans doute ce roman gagne-t-il également à être éclairé par la dernière nouvelle de ce recueil, « Ceux qui partent d’Omelas » (pp. 361-373), pourtant indépendante de tout cycle. Il s’agit, selon le mot de l’auteur, d’un « psychomythe » (p. 361) ; un conte moral, là encore, ou peut-être plus exactement une parabole, reposant sur un dilemme cruellement simple, quand bien même a priori absurde : et si le bonheur de tous dépendait du malheur d’un seul ? Glaçant et fort. Indispensable…

Mais ces deux très bonnes nouvelles font donc quelque peu figure d’exceptions, à mon sens. J’avoue avoir été dans l’ensemble très déçu par ce recueil dont, il est vrai, j’attendais beaucoup… Dois-je en conclure qu’Ursula Le Guin, dont j’ai dévoré les romans, serait moins talentueuse pour ce qui est de la forme courte ? Sans doute est-il encore trop tôt pour cela. Peut-être quelques éléments de réponse supplémentaires, très bientôt, quand j’aurais lu le bien plus récent (et moins touffu) Quatre chemins de pardon ? Affaire à suivre.

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"Féerie pour les ténèbres", de Jérôme Noirez

Publié le par Nébal

 

NOIREZ (Jérôme), Féerie pour les ténèbres, Aix-en-Provence, Nestiveqnen, coll. Fractales / Fantasy, [2004] 2005, 302 p.

 

Vers la fin de la fort sympathique adaptation du Fahrenheit 451 de Ray Bradbury par François Truffaut, Montag fait la rencontre des « hommes-livres ». L’un d’entre eux, d’apparence particulièrement pouilleuse et malodorante, s’avance vers l’ex-pompier, et se présente : il est Le Prince de Machiavel. Avec un sourire mi-narquois, mi-complice, il ajoute inévitablement : « Don’t judge a book by its cover. » Judicieux précepte, et tellement plus savoureux que son équivalent françouais sous forme de maxime judiciaire, de l’habit qui ne fait pas le moine… Et puis, ici, il n’est pas question de moine, mais bien, à en croire Catherine Dufour, de Dieu ! Bon, je n’irais peut-être pas jusque là, mon panthéon étant déjà passablement encombré… Mais là je commence par la fin. Non, on ne juge pas un livre à sa couverture : ici, le contenu n’a heureusement rien à voir avec le contenant ; ou alors juste un truc : l’étonnante mention « pour public averti » figurant en quatrième de couv’. Je vous avertis donc : Jérôme Noirez écrit bien, est très inventif et son bouquin est ben chouette ma bonne dame ; qu’il soit complètement dingue ou qu’il se drogue, après tout, ça ne nous regarde pas…

 

Jérôme Noirez, donc, j’avais déjà eu l’occasion de vous en causer, et en bien, pour ses Leçons du monde fluctuant publiées l’an dernier chez Denoël dans la collection Lunes d’encre (et par ailleurs nominées au prix du Cafard cosmique). Ce roman, qu’était ben chouette aussi ma bonne dame, a fait son petit effet, et suscité un fort légitime buzz, comme c’est qu’y disent les djeunz (qui se droguent) : c’est qu’un truc français en Lunes d’encre, ça se rencontre pas tous les jours (ma bonne dame). On avait bien parlé des œuvres antérieures du monsieur, et m’dame Dufour avait déjà précisé son statut divin, mais elle semblait faire partie des rares élus à s’être délectés de ses œuvres antérieures, qui étaient largement passées inaperçues, de manière totalement injustifiée (une question de visibilité sans doute, Nestiveqnen n’ayant pas exactement la même distribution que Denoël). Mais on y est revenu après coup : chez les abominables gauchiss’ de la Salle 101, l’enthousiaste Alice Abdaloff n’a ainsi pas tari d’éloges sur la trilogie de fantasy barje livrée par l’auteur aux petites éditions Nestiveqnen, jusqu’à la considérer meilleure encore que les déjà ben chouettes (ma bonne dame) Leçons du monde fluctuant, si si.

 

Une certaine librairie toulousaine de ma connaissance, fort recommandable, disposant encore de ces précieux bouquins (avec un petit mot précisant que c’était un coup de cœur de la libraire ; faut dire qu’elle lui a fait gagner le prix Bob Morane pour Leçons du monde fluctuant, à Jérôme Noirez), je me suis tout naturellement jeté dessus ; je les ai laissés prendre la poussière quelque temps pour la forme, puis mon programme scientifique de lecture les a désignés sur mon étagère de chevet avec un crépitement et une légère odeur de friture. Et voilà : aujourd’hui Féerie pour les ténèbres (titre de ce premier volume, et titre générique de la trilogie), et je vous causerai, dès que je les aurais lus, des Nuits vénéneuses et du Carnaval des abîmes, supposés encore plus dingues et donc encore plus chouettes. Mon bon monsieur (y’a pas d’raison).

 

Cela dit, vous raconter de quoi c’est-y donc qu’y nous cause, là, l’auteur, ne va pas être forcément évident, tant le roman est foisonnant (comme elle dit Alice Abdaloff). Posons le cadre, très approximativement. Nous sommes donc dans un univers de fantasy plus ou moins médiéval, avec une carte et tout et tout. Mais un univers qui présente néanmoins deux GROSSES particularités qui éloignent radicalement Féerie pour les ténèbres des sous-clones tolkiéniens en quinze volumes avec un elfe noir qui convertit des orques en XP avec une épée buveuse d’âmes en les traitant de CHIENS ! Déjà, du fait de la passion jusqu’au-boutiste d’un antique Empereur pour la chirurgie, est apparue l’étrange race des rioteux, les êtres de l’En-Dessous, composés d’éléments du corps humain en nombre variables : trois pieds, deux nez et un nombril, ou encore 17 mains et une bouche, ce genre de choses bizarres… Des êtres réputés (à juste titre, sans doute) cruels et portés sur la torture ludique des humains qui pourraient venir à leur tomber entre les mains (ou les pieds ; ou les nez ; enfin, bon…). Voilà qui est déjà étrange, mais ce n’est sans doute pas le pire. Non, le gros truc qui change tout, dans ce monde-là, c’est la Technole : des rebuts technologiques plus ou moins défectueux issus de notre monde (on dirait bien, en tout cas), et qui apparaissent comme par enchantement ici ou là ; hop, un immeuble HLM de 17 étages avec des robinets qui fuient ; hop, une voie ferrée ; hop, un sac Intermarché bourré de boites de sous-cassoulet qui pue ; hop, un autoradio avec une cassette de Charles Trénet dedans (« Yadlajoa ! »)… et plein de choses bizarres du même ordre, qui foutent plus ou moins le bordel dans cet univers autrement banal, lequel découvre ainsi une nouvelle matière, le plastique, et un nouveau fluide, l’électricité.

 

Je vous avais avertis, hein ?

 

Ah, et sinon, il y a aussi les féeurs, qui font donc de la féerie (comme « les magiciens qui font de la magie » du générique de l’invraisemblable pellicule tout juste filmique Donjons et dragons), par exemple en vertigeant dans l’En-Dessous, ce qui peut amener à d’étranges rencontres : Estrec de Gourios (c’est où, ça ?) peut en témoigner (ainsi que des problèmes de plomberie sus-mentionnés).

 

Il y aussi des enquêteurs, comme Obicion au passé trouble, découvrant au tout début du roman l’étrange cadavre d’une jeune femme dont tous les os sont en plastique ; une fille de Dandin d’Ando, le plus fameux des féeurs, qui n’a jamais été aussi actif que depuis qu’il est mort ; mais sans doute sa disciple-et-plus-si-affinités dame Plommard n’y est-elle pas pour rien.

 

Il y a Malgasta de Sponlieux, l’ancienne pirate vraiment très très libre, dont le langage est aussi fleuri que les formes sont généreuses. Elle aime bien taper des gens, et la boisson la conduit régulièrement dans les pires endroits.

 

Il y a Grenotte et Gourgou, les deux enfants terribles, qui rotent, qui pètent, et qui ont faim, et ne veulent surtout pas de parents ; et Jectin de Lourche, le sculpteur bon vivant, qui s’est pris d’affection pour ces marmots, même s’il aurait sans doute dû se mettre à la broderie plutôt que de se lancer à leur recherche après leur dernière fugue.

 

Il y a Jobelot, le chanteur aux vers tantôt salaces et tantôt visionnaires, très apprécié de ces demoiselles (toutes les mêmes, j'vous l'dis), et qui connaît une révélation dans les montagnes les plus septentrionales, celles où les gens aisés, depuis la Technole, ont découvert les joies du ski, et généré ainsi le fonds de commerce du hurleur Carcaran, reproduisant à l’envi leurs gémissements et jurons quand ils se cassent la gueule.

 

Et il y a la chienne un brin crétine Quinette. Et le roi charcutier Orbarin Oraprim. Et des saints et des tueurs, des poivrots et des bourgeois, des rioteux en veux-tu en voilà. Et Charnaille.

 

Foisonnant, disions-nous. Hou là, oui. Car tout cela, et bien plus encore, se croise sans cesse dans un joyeux foutoir débordant d’idées, où l’on ne se paume pas, mais presque. Ce serait à vrai dire le seul défaut que l’on pourrait éventuellement reprocher à Féerie pour les ténèbres. Mais en est-ce vraiment un ? D’un autre côté, en effet, c’est tout de même sacrément rafraîchissant de voir un bouquin de fantasy qui, en 300 pages, contient au moins dix fois plus d’idées que le traditionnel cycle en quinze volumes (avec un elfe noir qui convertit des orques en XP avec une épée buveuse d’âmes en les traitant de CHIENS !). Ca fait même vach’ment du bien. Pour ainsi dire, c’est tout à fait jubilatoire. Féerie pour les ténèbres est d’une inventivité frénétique, d’une richesse parfois bordélique, mais on s’en fout parce que, d’abord, hein.

 

Et puis c’est sacrément bien écrit, une fois de plus. La plume est fine, les dialogues sont réjouissants (les jurons de Malgasta sont grandioses ; pas étonnant que Catherine Dufour aime, je trouve), l’action bien menée. On rit souvent, et de bon cœur ; on s’émerveille aussi, bien sûr ; on frémit avec volupté, à l’occasion, de quelques scènes d’horreur bien salées, mêlant supplices immondes et indicibles lovecraftiens.

 

Tiens, ça me fait penser : au registre des comparaisons, on a parfois évoqué Neil Gaiman, notamment pour Neverwhere. Mais franchement, bof : l’En-Dessous de Jérôme Noirez et le Londres d’En-bas de l’auteur de Sandman n’ont à vrai dire rien de commun, il suffit de les lire pour s’en rendre compte… A la limite, si je devais avancer une comparaison (mais non une inspiration, cela je peux l’affirmer ; et de toute façon, une fois de plus, Noirez fait du Noirez), je chercherais plutôt du côté de La cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer. Oui, une fois de plus (et une fois de plus sans le mettre au même niveau, mais bon, tout est relatif, comme disait l'autre...). Et depuis le temps que je vous fais suer en vous répétant sans cesse que ce bouquin est un chef-d’œuvre, vous aurez compris que c’est un sacré compliment que je fais là.

Bah oui, je me suis vraiment régalé à la lecture de ce premier volume. Il semblerait que Jérôme Noirez se soit relativement contenu ici, pourtant, et qu’il ne se soit vraiment lâché que pour les suivants. Ca promet… A suivre avec Les nuits vénéneuses, que j’en salive déjà.

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"Janua Vera", de Jean-Philippe Jaworski

Publié le par Nébal

 

JAWORSKI (Jean-Philippe), Janua Vera. Récits du vieux royaume, Lyon, Les moutons électriques, 2007, 313 p.

 

Pour les gens pressés, on va faire simple et lapidaire : Janua Vera, premier livre de l’inconnu Jean-Philippe Jaworski, est un ouvrage remarquable et qui vaut franchement le détour. Il ne paye certes pas de mine, et j’avoue l’avoir laissé traîner quelque temps dans mon étagère de chevet (des chevaliers ? encore ? pfff…)  ; sa nomination au prix du Cafard cosmique seule m’en a fait avancer la lecture. Nul regret : si ce n’est pas un chef-d’œuvre, c’est néanmoins très bon, un excellent recueil de fantasy « réaliste » à l’écriture soignée, qui a directement intégré ma bibliothèque idéale, catégorie auteurs francophones. Bref, je vous le conseille chaudement, alors voilà.

 

Pour les autres, on va détailler un peu plus. De l’auteur, « professeur de français et passionné d’histoire », je ne pourrais pas vous dire grand chose, si ce n’est qu’il est également un créateur de jeux de rôles, et que Janua Vera est son premier livre. Les curieux trouveront davantage de renseignements dans son interview sur le Cafard cosmique.

 

Concentrons-nous donc sur ce livre au titre curieux (j’y reviens tout de suite). Sept nouvelles prenant place dans le vieux royaume. Si l’on excepte la nouvelle titre introduisant (et pour cause…) le recueil, les six autres, qui se situent environ mille ans plus tard, se déroulent dans un laps de temps relativement restreint, et, d’un texte à l’autre, on croise des personnages déjà entrevus ici ou là, des allusions à tel ou tel événement, etc., qui dessinent progressivement les contours dudit vieux royaume.

 

Et là, il s’agit de poser les choses clairement : oui, Janua Vera est bien une œuvre de fantasy ; nous sommes dans un « autre monde », où le surnaturel a sa place. On nous parle de temps à autres d’elfes (assez peu) ou de nains ou de gnomes (encore moins) ; on suppose bien, ici ou là, une certaine intervention divine, il y a parfois de la sorcellerie dans l’air, et l’on croit volontiers aux forêts hantées… Pourtant, si l’on excepte la nouvelle intitulée « Jour de guigne », le surnaturel est finalement très limité, très diffus, d’autant que ses rares occurrences baignent dans une atmosphère trouble et douteuse typique du fantastique classique. Pour le reste, le vieux royaume est un monde extrêmement réaliste, qui ne manque pas faire penser à l’Europe médiévale, bien davantage qu’à Tolkien et compagnie : oubliez les orques et les dragons, nous sommes ici dans un monde très concret, où l’étrange relève du folklore, mais où l’on croit volontiers aux maléfices et aux miracles. Mais c’est avant tout un monde ancré dans le réel, et finalement très proche de notre Moyen-Âge : le souvenir de Leomance vaut bien celui de l’Empire romain (ou, plus exactement peut-être, Leodegar le Resplendissant vaut bien un Charlemagne), et il n’y a qu’un pas (dans une dimension parallèle…) de Ciudalia à Venise. Oui, je veux bien croire, effectivement, que l’auteur soit un passionné d’histoire médiévale : cela se sent, sans jamais être étouffant ; au contraire, cela contribue à la cohérence de l’œuvre, et plus encore à son charme, jusque dans la préciosité du style, le plus souvent délicieusement suranné, et évitant la plupart du temps (pas toujours, certes, mais cela reste une belle performance) le travers, si commun chez les scribouillards fantaisistes qui n’ont pas les moyens de leurs ambitions, de la lourdeur maladroitement archaïsante.

 

Ajoutons enfin que Jean-Philippe Jaworski connaît ses classiques, et ne rechigne pas au pastiche ; c’est là à la fois une force et une faiblesse de son recueil, dont on peu effectivement trouver qu’il se disperse à l’occasion, d’une manière délicieuse, certes, mais frôlant l’exercice de style un peu vain… Sans doute ; mais le plaisir l’emporte, alors baste !

 

Et détaillons. Le recueil s’ouvre donc sur « Janua Vera » (pp. 7-30) ; quoi de plus normal, pour une « porte » (voyez l’interview de l’auteur) ? Ce texte n’est à vrai dire rien d’autre : les angoisses de Leodegar le Resplendissant, retranscrites pour le coup dans un style très précieux, ne brillent guère par l’originalité, et le récit est finalement assez terne. Si l’ensemble du recueil était de la même eau, il se lirait volontiers, certes, mais le lecteur succomberait sans doute à l’occasion à un ennui léger et poli… Mais non : « Janua Vera » est bien une introduction, au parfum de mythe fondateur, épique et archaïque, apocalypse à la fois resplendissante et ténébreuse, lyrique et barbare, contant en quelques lignes de destruction créatrice la genèse du vieux royaume.

 

Un millénaire plus tard, le vieux royaume émietté se souvient encore du Dieu-Roi Leodegar le Resplendissant et de l’Âge d’Or de Leomance, mais les cités-Etats et les fiefs qui en subsistent ont des préoccupations bien plus concrètes, pour ne pas dire bassement matérielles : dans la République de Ciudalia, qui ne manquera pas de faire penser à Venise ou Gênes, on commerce avec les elfes… « Mauvaise donne » (pp. 31-126) est la plus longue nouvelle du recueil, et son véritable commencement : loin du faste de la cour de Leomance, on y accompagne l’assassin Benvenuto Gesufal, bien peu fréquentable, tout au long d’une complexe intrigue riche en complots, trahisons et bains de sang, entre catacombes lépreuses et ténébreux manoirs, dans un imbroglio politique remuant les plaies les moins avouables, celles de la petite histoire comme de la grande ; un récit jubilatoire et astucieux, puisant aux classiques du roman d’aventure, dans une quasi-Italie empruntant à Machiavel et Guichardin ses conspirations capillotractées et son captivant cynisme. Passionnant et diablement efficace !

 

Après quoi « Le service des dames » (pp. 127-168) change quelque peu d’atmosphère, tout en jouant plus résolument la carte du pastiche (dans son interview, Jean-Philippe Jaworski évoquait bien pour « Mauvaise donne » et son barbier de Ciuadalia – ah ben, c’est sûr, dit comme ça… – une référence à Beaumarchais, mais je dois confesser que cela ne m’a pas frappé sur le coup… ce qui ne m’avait pas empêché, moi le béotien, de trouver néanmoins cette scène particulièrement réjouissante). Ici, dès l’exergue, c’est Chrétien de Troyes qui y passe, et avec lui toute la tradition de l’amour courtois : Ædan, le chevalier aux épines, lié par les principes de sa caste, se voit contraint de mettre en péril son honneur au service d’une cruelle châtelaine au discours tout en demi-vérités. Très réussi.

 

Après ces deux récits très réalistes, « Une offrande très précieuse » (pp. 169-215) introduit de manière plus nette le fantastique dans les récits du vieux royaume. Nous y suivons le housekarl Cecht au sortir d’une cruelle bataille ; pour sauver un jeune camarade de ses blessures, le fier barbare devra affronter dans une forêt hantée la seule chose au monde qui le fasse frémir : ses propres souvenirs. Un récit au léger parfum de déjà-lu, peut-être un peu trop didactique à l’occasion ; c'est à mon sens la nouvelle la moins réussie du recueil avec la première, mais tout est relatif : cela reste néanmoins émouvant et efficace.

 

« Le conte de Suzelle » (pp. 217-251), qui suit immédiatement, n’est pas dénué lui non plus de ce (vague) sentiment de déjà-lu… mais c’est bien le seul (vague) reproche que l’on pourrait lui adresser ! Une merveille que cette nouvelle aigre-douce, retraçant avec finesse le destin d’une petite paysanne vouée à la banalité la plus triste, d’autant plus triste, même, qu’elle a un jour frôlé l’échappatoire du rêve du bout de ses petits doigts maladroits… Superbe récit, très émouvant, dans lequel l’humour léger et la profonde tendresse des premières pages cèdent progressivement la place à la désillusion, au fatalisme et au tragique ; ce petit conte rural, ancré tant dans le folklore (à la Seignolle ?) que dans la sordide réalité de la paysannerie, est un vrai bijou adroitement ciselé, dont la fin déchirante laisse une impression durable sur le lecteur. Probablement le sommet du recueil à mes yeux.

 

La suite n’est cependant pas à négliger, ainsi qu’en témoigne immédiatement « Jour de guigne » (pp. 253-292). On commencera à nouveau par une critique : ce texte très différent des précédents fait un peu tâche dans le recueil. Et pour cause ! Loin de l’atmosphère généralement plutôt sombre des textes précédents (sans parler de celui qui le suit...), cette nouvelle hilarante se revendique indéniablement d’une inspiration pratchettienne (l’auteur l'admet volontiers, d’ailleurs, et les références sont de toute façon nombreuses : pour peu, on serait bien dans l’Université Invisible d’Ankh-Morpork…) ; un humour relativement noir, certes, mais avant tout burlesque, absurde tendance montypythonesque, et dévastateur, porté par une plume adroite et un sens du rythme irréprochable. Le Syndrome du Palimpseste dont est victime le pauvre scribe Calame (au nom doublement prédestiné – décidément !) arrachera au lecteur le plus bougon nombre d’éclats de rire irrépressibles (… ou alors y’a de quoi se flinguer). Ce seul texte résolument fantastique du recueil se dévore le sourire aux lèvres. Sans doute un critique intransigeant trouverait-il le moyen de faire la moue devant ce qui peut ressembler en définitive à un brillant exercice de style un tantinet gratuit ; je ne suis heureusement qu’un lecteur, et n’en retiendrai donc qu’un excellent pastiche, jubilatoire et palpitant.

 

Changement radical d’ambiance, mais avec un même talent, pour le dernier (déjà ? Oooooooooooooh…) texte de Janua Vera, « Le confident » (pp. 293-313) ; le surnaturel est laissé de côté dans ce texte ténébreux et éprouvant, astucieux et fascinant, plus ou moins inspiré de la manière de Borges ; un superbe personnage, que ce moine ayant fait vœu d’obscurité…

S’il n’est pas parfait, Janua Vera n’en est donc pas moins un excellent recueil de nouvelles, le plus souvent sombres et émouvantes, confrontant dans un univers à la fois si proche et si lointain du nôtre ces sept destins passionnants, destins de grands comme d’humbles, fantasques ou communs, mais toujours justes et saisissants. Un régal ; la dernière page tournée, on en réclame encore. Jean-Philippe Jaworski serait en train de nous concocter d’autres récits du vieux royaume : s’ils sont du même tonneau, nul doute que je me jetterai dessus. Alors, en toute logique, on conclura inévitablement par cette formule toute faite : Jean-Philippe Jaworski est un auteur « prometteur ». Mais en ce qui me concerne, nombre de promesses ont d’ores et déjà été tenues avec ce premier ouvrage tout à fait remarquable.

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"La guerre éternelle", de Joe Haldeman

Publié le par Nébal

 

HALDEMAN (Joe), La guerre éternelle, traduit par Gérard Lebec avec la collaboration de Diane Brower, Paris, Opta – J’ai lu, coll. Science-fiction, [1974, 1976, 1985] 1996, 281 p.

 

Un classique, auquel j’ai pu faire référence plusieurs fois ces derniers temps, mais que je n’avais encore jamais lu, honte sur moi. Prix Hugo, Nebula et Locus 1976, tout de même : un classique, vous dis-je. Un incontournable, même, probablement ; au moins quelque chose qui valait le coup d’être lu, en dépit de sa couverture paléomoche (qui nous montre bien que, finalement, ça s’est peut-être un peu arrangé pour ce qui est de l’illustration SF).

 

Tout commence en 1996, alors que l’humanité maîtrise depuis quelque temps déjà le procédé du « saut collapsar » lui permettant de partir à la conquête de la galaxie (*snif*). Evidemment, il fallait bien que ça couille quelque part… Et c’est dans la constellation du Taureau que le drame a lieu : un astronef terrien y est détruit dans des circonstances mystérieuses par des extraterrestres tout aussi mystérieux, que l’on s’empresse de baptiser « Tauriens ». La Terre, inévitablement, entend bien se venger et lancer la riposte. Un acte de conscription d’un genre particulier est lancé afin de recruter une soldatesque d’élite destinée à massacrer les aliens ; parmi ces cent recrues triées sur le volet (cinquante hommes, cinquante femmes, tous des étudiants surdoués), nous suivrons plus précisément le soldat William Mandella, tout au long de sa carrière militaire… qui durera plusieurs siècles. En effet, à la formation périlleuse et meurtrière et aux atroces combats interplanétaires, s’ajoute un autre drame pour ces soldats d’une nouvelle ère : les phénomènes relativistes aidant, leurs quelques années de service correspondent à des décennies, voire des siècles, sur Terre… Ainsi se referme sur eux un terrible piège : dès l’instant qu’ils ont intégré l’armée, ils se sont condamnés à ne plus pouvoir la quitter, si ce n’est les pieds devant ; tout retour chez eux est impensable : le monde a trop changé, ce n’est plus le leur ; les civils n’ont pas conscience de ce qui se passe au-delà du système solaire ; et la guerre s’éternise, meurtrière et absurde…

 

On ne sera guère surpris d’apprendre que Joe Haldeman, scientifique de formation, est un vétéran du Vietnam : cela ressort de chaque page. Et dans le questionnement du retour à la vie civile, notamment, La guerre éternelle ne manquera pas de faire penser à, par exemple, Voyage au bout de l’enfer, ou encore au premier Rambo (First Blood, pas terrible, certes, mais quand même incomparablement moins con que les suivants…). Le roman suinte de ce même traumatisme vietnamien, de ce choc causé par le conflit au sein de toute une génération, entre flower power et théorie des dominos.

 

Aussi, sous cet angle, et quand bien même il s’en inspire très clairement (Haldeman ne l’a jamais nié), La guerre éternelle est en définitive très différent du (pré-vietnamien…) Starship Troopers de Robert Heinlein. Certes, dans les deux romans (et il en va de même, plus récemment, dans ceux de John Scalzi qui s’en réclament ouvertement), nous suivons la carrière militaire d’un simple troufion à partir de son engagement et de sa (rude) formation, puis tout au long de ses (très rudes) expériences sur le front, tandis qu’il monte en grade (ici, le grade de William Mandella détermine les différentes parties du roman, ce qui n’est certainement pas innocent). Certes, dans ces deux romans (c’est cette fois moins vrai pour ce qui est du Vieil homme et la guerre et des Brigades fantômes, qui empruntent également à d’autres sources), l’héroïsme à médailles et la vaine gloriole militaire sont laissés de côté pour céder la place à la sordide réalité de la guerre, à son horreur, à sa cruauté. Mais là où Starship Troopers (je parle toujours du roman d’Heinlein, hein, pas du film de Verhoeven…) évite tout jugement de valeur à l’encontre de la guerre, du militarisme et de l’impérialisme pour en rester au « simple » éloge de l’armée, là où Scalzi ne prend pas clairement parti, alternant entre piques d’humour à froid et « réalisme » désabusé, Haldeman, lui, s'engage résolument : La guerre éternelle est de toute évidence un roman anti-militariste, la guerre y est dénoncée dans toute son horreur et son absurdité… et l’armée avec. Grosse différence avec Heinlein ici, donc.

 

Et c’est sans doute là ce qui est le plus intéressant dans ce roman, quand bien même l’auteur, évidemment impliqué, ne rechigne pas à la caricature de temps à autre. C’est ici tout le système militaire qui se retrouve démonté, sa folie kafkaïenne, son hypocrisie, son mépris pour l’homme. L’armée ment, instrumentalise, manipule ; elle pratique volontiers le double discours, ainsi dans ses promesses aux engagés ; mais le plus horrible, sans doute, est qu’elle devient pour eux, par la force des choses, leur seul point d’attache, leur foyer, leur patrie en somme : ils ne peuvent plus s’intégrer dans un monde civil qu’ils ne comprennent plus et qui a changé sans eux ; ils n’ont pour eux que l’armée. « Engagez-vous, rengagez-vous, qu’y disaient… » Ou, plus prosaïquement sans doute : « Passez par la case départ et touchez 20 000 $. » 20 000 $ qui ne servent à rien… Les soldats n’ont pour eux que le Corps, comme dans la devise des marines. Pas d’espoir, pas d’avenir : ils mourront soldats, un jour ou l’autre ; les siècles défilent autour d’eux, et l’échéance fatidique ne fait que se rapprocher. Il n’y a pas d’autre alternative.

 

La guerre éternelle tient du cri de colère, de l’exutoire, de l’exorcisme. Mais un exorcisme étrangement froid et détaché : dans l’anamnèse du Vietnam, Haldeman se montre finalement peu humain, et nous livre froidement ses horreurs, l’une après l’autre, sur le front comme sur l’arrière. On est bien loin, sous cet angle, de l’extraordinaire Abattoir 5 de Kurt Vonnegut, antérieur de quelques années, et qui se livrait à une catharsis comparable pour les atrocités de Dresde. Mais voilà : sans doute cela n’engage-t-il que moi, mais Haldeman ne m’a pas vraiment touché avec son roman. Et quand bien même on en ressent presque nécessairement la force sous-jacente, quand bien même son authenticité ne saurait faire de doute, je ne cacherai pas ma relative déception à la lecture de cet « incontournable ».

 

En effet, au-delà de ses qualités quasi pamphlétaires, La guerre éternelle m’a fait l’effet d’un roman finalement assez médiocre : personnages plats, ellipses pas toujours bien gérées, manque d’émotion comme de finesse dans la forme… Sans oublier quelques maladresses ici ou là : l’impossibilité du retour à la vie civile, ainsi, passe pour une bonne part par la thématique de la sexualité ; en soi, l’idée n’est certainement pas mauvaise, mais son traitement ne m’a pas du tout convaincu : c’est peu vraisemblable, un peu gros, limite beauf…

 

Sur ce point comme sur bien d’autres, en fait, La guerre éternelle accuse à mon avis le poids de son ancienneté. On a souvent dit que c’était un prix Hugo largement mérité, et qui restait d’actualité ; sur le fond, admettons… mais il n’en a pas moins terriblement vieilli au-delà. Et son statut de « pionnier » joue contre lui : à chaque page, j’ai eu le sentiment d’avoir déjà lu ça ailleurs… et en mieux. Souvent, à vrai dire, chez des auteurs qui ne cachent pas avoir puisé une part de leur inspiration dans ce livre ! Prenez Scalzi, justement, et son traitement de la sexualité des soldats (les orgies de « l’élite » des Brigades fantômes font directement penser à celles de La guerre éternelle…) ; de même pour les innombrables scènes de formation à la vie militaire : il y avait déjà Starship Troopers, mais, depuis, Full Metal Jacket est passé par là… Je ne cacherai pas que j’ai trouvé le début du roman franchement laborieux (si les nombreux passages consacrés aux difficultés suscitées par les armures de combat contribuent au réalisme et à l’horreur du roman, ils n’en sont pas moins assez ennuyeux, je trouve...), et qu’il ne m’a semblé commencer à devenir intéressant qu’à partir du « retour à la vie civile ». Dès lors, on oscille sans cesse entre de brefs passages passionnants, d’autres bien plus plats, et d’autres enfin tout simplement ratés (au passage, la fin est franchement grotesque…).

 

Qu’on ne m’accuse pas d’anachronisme : si l’on replace La guerre éternelle dans le contexte de sa rédaction et de sa publication, on peut très bien comprendre l’enthousiasme qu’il a pu susciter ; je reconnais volontiers qu’en 1976, ce n’était certainement pas un prix Hugo volé. Mais il ne s’agit pas ici de faire œuvre d’historien, simplement de rendre compte d’un plaisir de lecture ; et, sous cet angle, La guerre éternelle me paraît assurément daté, et peu enthousiasmant pour le lecteur le découvrant trente ans plus tard. Si le thème central reste bien évidemment d’actualité, c’est un roman qui a vieilli par trop d’aspects au-delà pour me convaincre véritablement. Je ne regrette pas sa lecture : c’est un fondamental, qui permet sans doute d’envisager d’un œil plus critique les (nombreuses) œuvres ultérieures qui s’en sont plus ou moins directement inspirées ; ma curiosité est bien satisfaite, mais, pour le reste, je n’y ai pas trouvé ce que j’en attendais. Déçu, donc…

On a parfois dit de Joe Haldeman que, à l’instar d’un Dick ou d’un Vonnegut, il avait sans cesse écrit le même roman ; cette seule lecture, bien sûr, ne me permet pas d’en juger. Mais je confesse qu’elle ne me donne guère envie de lire davantage d’œuvres de l’auteur, y compris les « fausses suites » de La guerre éternelle (qui n’ont rien à voir semble-t-il, au-delà de la parenté de titre), La paix éternelle (diversement accueillie…) et La liberté éternelle (visiblement pas top…). Tant pis.

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"Ange mémoire", de Robert Charles Wilson

Publié le par Nébal

 

WILSON (Robert Charles), Ange mémoire, traduit de l’américain par Gilles Goullet, [Paris], Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [1987] 2008, 320 p.

 

Soyons originaux, et commençons par une banalité : Robert Charles Wilson, c’est bon, mangez-en. Là, c’est fait. Comme beaucoup j’imagine, moi, Nébal, triste cuistre, j’avions découvert Robert Charles Wilson avec son prix Hugo (enfin obtenu après plusieurs nominations) Spin ; un prix Hugo ô combien mérité (une fois n’est pas coutume), pour un excellent roman de science-fiction, à la fois inventif et référentiel, humain et pointu, fascinant et émouvant… Bref : Spin, c’est bon, mangez-en. Et plus vite que ça, même ; il sera bien temps, ensuite, de passer à sa suite Axis (que je n’ose encore aborder dans la langue de Shakespeare, because of que I am pas super good in anglais… sauf qu’il faudra encore patienter au moins un an, semble-t-il, avant d’en voir la traduction débouler en Lunes d’encre, argh). Expérience concluante, poursuivie peu de temps après avec Les chronolithes, qui annonçait déjà pas mal Spin, et était ma foi bien bon. Ces deux romans – ainsi qu’une nouvelle dans Bifrost – ont amplement suffi pour me convaincre de l’intérêt de Robert Charles Wilson, auteur que je place bien au-dessus du lot, tout au sommet de la pyramide, là où l’on ne trouve que les meilleurs. Aussi, très logiquement, Darwinia a-t-il rejoint ma pile à lire… mais je n’ai toujours pas trouvé le temps de m’y jeter corps et âme. Argh.

 

Puis, il y a peu, voilà-t-y pas que Lunes d’encre et Folio-SF, les deux collections publiant l’œuvre du monsieur en France, ont sorti exactement en même temps quelques œuvres anciennes dudit monsieur (avec, inévitablement, un bandeau rouge précisant que c’était « l’auteur de Spin »). Chez Denoël, ça nous donne un gros et beau pavé intitulé Mysterium compilant deux romans et une flopée de nouvelles ; je vous en parlerai dès que je trouverai le temps de le lire (argh). En attendant, comme ce qui est petit est joli (enfin, façon de parler, hein : vous aurez compris que je ne parle pas de la couverture…), je peux d’ores et déjà vous entretenir ici de son frère jumeau (nain) en Folio-SF Ange mémoire.

 

Un inédit, donc. En principe, un inédit, ça ne se publie pas en poche, et Folio-SF ne déroge pas à cette règle ; en principe : parce que ce n’est pas une première pour la collection (… la première, d’ailleurs, c’était un autre roman de Robert Charles Wilson, alors, hein, ho, camembert, hein), et que, ma foi, des inédits, il commence à y en avoir quelques uns tout de même en Folio-SF (tenez, la preuve : je vous causerai sous peu de la Bibliothèque de l’Entre-Mondes de Francis Berthelot, et figurent également dans mon étagère de chevet La fille aux cheveux noirs de Philip K. Dick et Un chœur d’enfants maudits de Tom Piccirilli, alors, hein, ho, camembert, hein – bis).

 

Ange mémoire est le deuxième roman du sieur Wilson, encore jamais traduit (du coup, c’est Gilles Goulet qui s’y colle, qui avait déjà – très bien – traduit Spin et Les chronolithes, et fait des merveilles pour la merveilleuse Cité des saints et des fous du merveilleux Jeff VanderMeer, entres autres, alors, hein, ho, camembert, hein – ter ; c’est chiant, hein ?). Un roman publié en 1987, et s’inscrivant assez largement dans le « mouvement » plus ou moins artificiel apparu quelques années plus tôt et qui avait donné un salutaire coup de pied au cul de la SF, à savoir le cyberpunk : alors, Robert Charles Wilson, et William Gibson, Bruce Sterling, Walter Jon Williams, Rudy Rucker, etc., même combat ? Pas tout à fait. Parce que s’il y a bien, dans ce roman de jeunesse, un certain nombre de clichés du genre, on y trouve aussi bon nombre d’éléments plus représentatifs de l’œuvre ultérieure de Wilson… qui font à vrai dire pour l’essentiel l’intérêt de ce sympathique petit bouquin, et le démarquent de la concurrence.

 

Mais posons le cadre. Comme souvent en cyberpunk, mais comme souvent aussi chez Wilson, un futur proche : XXIe siècle, probablement la deuxième moitié. Le monde, déjà bien chamboulé par rapport à ce que nous connaissons (façon cyberpunk classique : pouvoir économique et tout et tout), est radicalement bouleversé par une découverte extraordinaire au fin fond du Brésil : à Pau Seco, au cœur de l’Amazonie, on a mis à jour un phénoménal gisement d’une étrange pierre extraterrestre baptisée onirolithe. Il ne s’agit pas d’une pierre précieuse comme les autres, « naturelle », mais d’un étrange artéfact façonné il y a bien longtemps de cela par de mystérieux extraterrestres, les Exotiques ; cet artéfact se scinde en plusieurs pierres autrement incassables et obéissant à un schéma régulier, et, surtout, elles contiennent une quantité extraordinaire d’informations sur la société des Exotiques comme sur l’histoire de la Terre et de l’humanité : de par le monde, une multitude de scientifiques travaillent ainsi d’arrache-pied pour « décoder » les onirolithes, ce qui a déjà suscité un bond technologique conséquent. Mais l’onirolithe a également une autre particularité remarquable : elle cherche à communiquer ; d’un simple contact, elle peut entrer en résonance avec certains individus, et leur procurer des visions extraordinaires du monde des Exotiques… mais aussi entraîner des réminiscences inexplicables chez ceux qui en usent, et qui ne manquent pas, pour bon nombre d’entre eux, de devenir accros à cette drogue d’un nouveau genre. On l’aura compris : que ce soit pour la recherche des Etats ou des entreprises ou pour l’approvisionnement du marché noir des narcotrafiquants, l’onirolithe fait figure de panacée, de bien extrêmement rare, extrêmement précieux, et extrêmement cher. L’activité des formigas, ces pauvres hères qui creusent la carrière de Pau Seco, est ainsi encadrée par une police inflexible ne rechignant pas à l’emploi de la manière forte ; le Brésil, plus largement, est un Etat fantoche, tout dévoué aux puissants consortiums des Etats du Pacifique, et les conflits armés y abondent, dans une lutte d’intérêts sauvage et brutale multipliant les victimes innocentes.

 

Mais voilà : le mystérieux quasi-gourou Cruz Wexler a entendu parler d’un nouveau genre d’onirolithe, issu des couches les plus profondes de la carrière de Pau Seco, et il entend bien mettre la main dessus. A cet effet, il réunit une petite équipe : Teresa Rafael, une artiste vivotant dans les Flottes de la frontière entre le Mexique et la Californie, camée finie qui a remplacé les amphés par l’onirolithe, et dispose du « don » ; son ami Byron Ostler, vétéran des guerres sud-américaines, et désormais petit narcotrafiquant ; et enfin Raymond Keller, ancien comparse d’Ostler, mais qui, à la différence de ce dernier, a choisi de rester un Ange après la guerre et ses atrocités.

 

Un Ange, c’est, en quelque sorte, une caméra humaine : Keller est câblé, et tout ce qu’il voit est enregistré dans une puce reliée directement à son cerveau. Pour l’armée, cela en faisait une précieuse source de renseignements, aussi tout régiment avait-il son Ange ; au-delà, cela fait de remarquables journalistes… ou espions. Mais cette interface a une importante conséquence comportementale : pour saisir les informations, pour savoir où regarder et comment, l’Ange se doit de développer une sorte d’objectivité toute machinale, se débarrasser de ses sentiments, de tout ce qui en fait un être humain : à vrai dire, un Ange n’est plus vraiment humain, il se doit de devenir une machine.

 

Et nos trois compères de prendre la route du Brésil… avec sur leurs traces l’impitoyable Oberg, « agressif latent », lui aussi un vétéran, mais d’un genre bien différent, et encore moins fréquentable. Et tout ce (plus ou moins) beau monde, dans sa quête de l’onirolithe, aura à affronter en chemin le plus terrifiant des adversaires : sa propre mémoire.

 

On nage bien dans le cyberpunk par moments, mais l’intérêt n’est sans doute pas là. Si l’idée de « l’Ange » n’est pas inintéressante, elle tient finalement un peu du gadget, ici, Robert Charles Wilson ne creusant finalement guère cette thématique… Le cadre est déjà plus intéressant, la critique politique porte à l’occasion : l’enfer des formigas, ou le sordide quotidien (jusqu’à la catastrophe…) de la population immigrée des Flottes, autorisent quelques remarquables et saisissants tableaux. Pour le reste, on ne trouvera guère dans ce roman avant tout divertissant (et très efficace sous cet angle) la complexité d’un Gibson ou d’un Sterling ; l’esthétique est de même très différente, la plume agréable et fluide de Wilson étant bien éloignée de l’austérité du second comme de la poésie mécanique du premier. Sous tous ces angles, si l’on devait faire un lien entre le Wilson d’Ange mémoire et l’un des grands noms du cyberpunk, il faudrait sans doute davantage chercher du côté de Walter Jon Williams et de son fort sympathique Câblé.

 

Mais sans doute ne faut-il pas exagérer la filiation : à l’évidence, celui qui chercherait dans Ange mémoire du Gibson ou du Sterling serait pour le moins déçu ; mais celui qui en attend avant tout du Wilson sera amplement servi… On trouve déjà en effet, dans ce deuxième roman, bien des aspects marquants de, disons, Les chronolithes et Spin, pour en rester à ceux que j’ai pu pratiquer. La fascination science-fictive, comme dans ces deux romans, ne trouve pas son origine dans les merveilles technologiques, etc. : à la base, c’est bien d’un intrigant Big Dumb Object qu’il s’agit, une fois de plus. Et surtout, surtout, tout cela n’est à certains égards qu’un prétexte pour peindre un petit groupe de personnages très attachants, très émouvants aussi, car très humains, de même que dans ces deux romans. L’onirolithe, ici, n’a finalement pas d’autre but que de susciter de cruelles anamnèses (d’autant plus fatales qu’elles se communiquent !), de même que le statut d’Ange vient poser la question de la définition de l’humain et pimenter une relation de couple (ou plus exactement un triangle amoureux, bien sûr…) qui aurait été parfaitement banale sans cela. Et ici Wilson se montre déjà très adroit : en dépit d’une action passablement trépidante (encore une fois, il s’agit d’un roman avant tout divertissant), de quelques facilités ici ou là, voire de quelques maladresses (un brin de naïveté à l’occasion, mais on a lu bien pire…), Wilson n’oublie jamais ses personnages, qu’il place clairement au premier plan.

 

Le résultat, c’est un roman fort sympathique, ma foi ; un bon divertissement, pas bête pour autant, et très humain ; Wilson a certes fait bien mieux (incomparablement mieux…), mais ça reste très correct, prenant et plaisant. Alors on ne va pas se plaindre : Robert Charles Wilson, c’est bon, mangez-en.

 

(Alors, hein, ho, camembert, hein.)

(Argh.)

CITRIQ

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"Yellow Submarine", n° 133. "Envies d'Utopie"

Publié le par Nébal


Yellow Submarine, n° 133. Envies d’Utopie, Lyon, Les Moutons électriques, [1989, 2006, 2007] 2008, 190 p.

 

Un nouveau numéro de Yellow Submarine, mais le premier à rejoindre mon étagère. Question de visibilité, sans doute : le capitaine de ladite « revue sans but lucratif » et « unique support exclusivement consacré à l’étude critique de la science-fiction » (heu…) n’étant autre qu’André-François Ruaud, on ne s’étonnera finalement guère de la voir paraître désormais aux excellentes éditions des Moutons électriques (que, c’est horrible, je leur donne beaucoup d’argent, à ces gens-là, à force). Ce qui nous fait un joli volume, avec une superbe couverture et un brin d’iconographie à l’intérieur. C’est beau, et ça fait du bien ; on regrettera d’autant plus les innombrables coquilles qui parsèment ce numéro 133 : les Moutons n’ont déjà pas une réputation très glorieuse en la matière, et ce n’est certainement pas avec cette parution qu’ils pourront redorer leur blason…

 

Voilà, c’est dit. Mais passons au contenu : Envies d’utopie, nous dit-on. Voilà qui me parle, oh oui, hou la la. Nébal aime l’utopie. Nébal ne peut s’empêcher de faire le lien entre l’utopie et la science-fiction. Nébal aime la science-fiction avec des vrais morceaux d’utopie dedans (c’est sans doute en bonne partie pour cela que j’aime autant, par exemple, Kim Stanley Robinson, et Ursula K. Le Guin – voyez notamment, pour cette dernière, mes comptes rendus miteux sur Les dépossédés et Le Dit d’Aka, suivi de Le nom du monde est forêt). Aussi, quand Nébal a entendu parler de ce numéro et qu’il a vu cette jolie couverture, et plus encore après en avoir parcouru la table des matières et repéré quelques noms et thématiques, il s’est empressé de s’en emparer et de foncer illico, la bave aux lèvres et l’air hagard, devant une jeune et jolie caissière, pour le coup fort interloquée. « Ca nous fait 20 €. » Ah ouais, quand même… M’en fous, il me le faut.

 

Nébal aime donc l’utopie. Mais c’est un sujet délicat, ça, l’utopie, ma bonne dame. Le mot est employé à tort et à travers, mais encore faut-il savoir au juste ce que l’on entend par là. Le mot « utopie », on le reconnaîtra volontiers, n’a pas très bonne presse. Quand le quidam issu, disons, des classes moyennes supérieures (lequel, en France, rappelons-le, a voté Sarkozy et regarde le JT de TF1) dit d’une chose ou d’une autre que « c’est une utopie », il déguise sous un mince vernis culturel un banal « ça ne marchera jamais, c’est du rêve, ouvre les yeux, ça ne se passe pas comme ça », etc. ; puis, avec un brin de condescendance dans le sourire, il refait son nœud de cravate, et retourne à ses lucratives et chronophages activités de jeune cadre dynamique et ambitieux (à la radio, on annonce pour l’an prochain une croissance de 3,5 %, et on se félicite déjà de ce que le chômage a baissé le mois dernier grâce au CNE, alors, hein, bon).

 

Sans surprise, ce n’est pas exactement le point de vue adopté par Yellow Submarine pour ce numéro marquant son vingt-cinquième anniversaire. Citons André-François Ruaud dans son « Edito » (pp. 5-6) :

 

« Il est de bon ton, ces dernières années, que le mot « utopie » amène un pli désapprobateur sur les fronts bien pensants. Foucault, Deleuze, Bourdieu, Baudrillard : maintenant que les derniers philosophes français sont morts, le terrain de la pensée se trouve malheureusement surtout arpenté par les « chiens de garde » (pour utiliser l’expression de Serge Halimi), ces valets de la pensée ultra-libérale qui revendiquent l’étiquette de « nouveaux philosophes ». Pour un Mattelart ou un Michéa, pétris de culture science-fictive, et notamment d’utopies, combien de penseurs embrassent dans un bel élan idéologique le concept d’une prétendue « fin de l’histoire », amenée par la chute du régime soviétique ? Ces messieurs jettent volontiers le bébé utopique avec l’eau du bain totalitaire. Au principe que Staline ou Pol-Pot ont fondé des systèmes politiques « utopiques », on nous affirme que les utopies ont échoué, pire : que les utopies sont choses fondamentalement néfastes. Et puis, ce ne serait que des rêves et, au nom du pragmatisme (la prétendue « fatalité » du capitalisme), nous aurions une obligation de sérieux.

 

« Peut-être cela explique-t-il que l’on puisse encore parler des utopies dans le champ de la science-fiction : après tout, cette littérature n’a toujours pas gagné droit de reconnaissance auprès des beaux parleurs germano-pratins. Nous ne sommes pas « sérieux », n’est-ce pas ? nous pouvons donc bien dire ce qui nous chante. […] Il n’est donc pas hors sujet que Yellow Submarine, pour ce volume marquant son vingt-cinquième anniversaire, se penche sur un sujet aussi discrédité (?) que les utopies.

 

« Mais discréditées, le sont-elles ? Ou bien, au contraire, un certain courant de pensée n’essaye-t-il pas de nier les utopies justement parce qu’elles ont toujours une belle actualité, un aspect fort dérangeant pour ceux dont la cravate enserre le cerveau ? En dépit de tous les discours lénifiants, les envies d’utopie ne cessent de s’exprimer – non seulement dans le champ de la littérature, mais également en prise directe avec le réel : dans l’architecture aussi bien que, loin de l’Europe, dans la politique (dans la turbulente Amérique du Sud). »

 

La couleur est annoncée : rouge essentiellement, avec un peu de vert et de noir, pas vraiment de surprise à cet égard. Mais une petite crainte néanmoins pour le Nébal, lequel admet volontiers, non, est même persuadé qu’un autre monde est possible, comme c’est qu’y disent les jeunes aux cheveux gras, rejoint volontiers la pique sur les « nouveaux chiens de garde », le « pragmatisme » capitaliste et cette insupportable bêtise qu’est la « fin de l'histoire »… mais, justement pour les mêmes raisons, se méfie dans une égale mesure des discours tout aussi lénifiants des alter-trucs et autres machins en –istes, au comportement parfois fort canin eux-aussi (du gentil toutou « tout l’monde il est beau tout l’monde il est gentil viens tirer sur le oinj’ » au vilain pitbull avec la kalach entre les crocs), et qui affadissent leurs souvent fort jolis rêves avec une même prétention à la « fin de l'histoire » pour quand ils auront gagné… quand ils ne les compromettent pas d’ores et déjà en osant en confier la réalisation à des gros cons (de ci de là, on trouvera dans ce numéro de menues références au misérable Chavez qui frisent l’éloge ; très peu pour moi, merci…). Un autre monde est possible, oui ; reste à savoir lequel, ce qu’on en fera, ce qui peut être fait, pourquoi, et comment. Beaucoup de choses, qui dépassent la simple rêverie.

 

Accessoirement, au risque de passer aux yeux d’André-François Ruaud et compagnie pour un « bien pensant » à mon tour, j’avouerai que, si les utopies ne me paraissent certainement pas néfastes en elles-mêmes (bien au contraire !), la possibilité de leur concrétisation me paraît plus douteuse, et souvent, de toute façon, guère souhaitable, d’autant qu’elles portent presque inévitablement en elles un germe totalitaire que je ne peux que critiquer… Ici, il me paraît utile de revenir sur la question de la définition de l’utopie, et d’introduire devant vos yeux ébahis, mes chers lecteurs, une grossière typologie (simple dichotomie, à vrai dire) que j’applique depuis quelques temps déjà à mes périples en Utopie, et qui pourra sans doute clarifier utilement mon point de vue sur la chose (tout cela n’est pas gratuit : vous avez bien raison de vous tamponner le coquillard de mes opinions, mais sans doute cette petite explication permettra-t-elle de relativiser mon jugement global sur ce volume).

 

Les utopies telles que les présente André-François Ruaud, et telles qu’elles sont critiquées par les fatalistes encravatés, c’est ce que je désignerais pour ma part du nom d’utopies programmatiques. On notera, au passage, que la critique mesquine de ces utopies, si elle est aujourd’hui l’apanage des « chiens de garde » du libéralisme (donc), trouve cependant son origine chez Marx, stigmatisant (tout en s’en inspirant) les « socialistes utopiques » français du XIXe siècle (et notamment Saint-Simon, Fourier, Proudhon et Louis Blanc). Aujourd’hui, c’est le marxisme qui fait figure « d’utopie »… Aussi ne perdons pas de vue une vieille histoire à base de paille et de poutre, que l’on pourra souvent appliquer au discours des pro comme des anti dans ce vaste débat.

 

Mais si le terme « utopie », dans l’esprit (borné) du quidam, désigne la plupart du temps ces utopies programmatiques, que ce soit en bien ou en mal, on ne devrait pas en déduire pour autant que l’utopie est nécessairement programmatique. J’aurais même envie de dire qu’elle est à l’origine tout sauf ça, et que le développement des utopies programmatiques est une sorte de dérive du procédé utopique originel, qu’on jugera plus ou moins pernicieuse. En effet, l’utopie n’est qu’indirectement (et pas toujours, loin de là !) eu-topos, « l’endroit bon », « l’endroit meilleur » : une « utopie négative », une « contre-utopie », une « anti-utopie », une « dystopie », c’est toujours une utopie. Avant d’être eu-topos, l’utopie, chez son « créateur » Thomas More (l’inventeur du concept, plus exactement ; mais il y avait nombre d’utopies bien avant Morus, bien sûr), est avant tout ou-topos : le « non-endroit », « l’endroit qui n’existe pas ». Ce qui change tout : More ne prônait pas (à mon avis, du moins...) la réalisation d’un « programme » que l’on pourrait déceler dans les institutions (fort platoniciennes, au passage) des Utopiens ; son « voyageur », d’ailleurs, ne se prive pas de pointer du doigt certaines institutions utopiennes qui lui paraissent critiquables (esclavagisme, bellicisme)… Et tout cela n’est guère applicable à l’Angleterre d’Henry VIII ; or, à travers la société des Utopiens, c’est bien de l’Angleterre d’Henry VIII que More entend nous parler : l’utopie est alors miroir déformant, procédé critique ; elle déguise sous l’imaginaire, exotique ou futuriste, une critique acerbe de l’ici et du maintenant. C’est vrai de L’Utopie de Thomas More, mais tout autant de La Cité du Soleil de Tommaso Campanella, plus tard encore des contrées étranges et merveilleuses abondant dans les voyages extraordinaires du XVIIIe siècle, de ceux de Gulliver chez Swift ou de Sainville et Léonore chez Sade ; mais aussi de L’an 2440 de Mercier, du Nous autres de Zamiatine, du Meilleur des mondes d’Huxley ou du 1984 d’Orwell ; et de la Lune alphane de Dick, de l’Anarres de Le Guin, ou de la Mars verte puis bleue de Kim Stanley Robinson… C’est pourquoi l’utopie programmatique, si elle n’est pas sans intérêt (depuis la fin de l’omniprésence marxiste, j’ose espérer que, sans s’y empêtrer dans la réaction pour autant, on osera réexaminer sous un jour plus flatteur Fourier et Louis Blanc, entre autres ; notons d’ailleurs l’Icarie de Cabet, qui joue sur les deux tableaux), me semble néanmoins constituer avant tout une sorte de dérive du procédé utopique « authentique », ou plus exactement « originel » : ces utopies-là, ou utopies au sens strict, je tends donc à les désigner sous le nom d’utopies critiques.

 

Et c’est bien ici que l’on fait le lien entre utopie et SF : les deux genres littéraires (dont le second, pour une part, peut être envisagé comme une émanation du premier) usent à maints égards des mêmes procédés dans un même but. L’utopie, étant alors résolument ancrée dans l’imaginaire, et ne se voulant pas programme, laisse le champ libre à l’imagination politique, jusqu’à envisager les systèmes les plus fous, les plus absurdes, qu’ils soient présentés comme étant « meilleurs », « pires »… ou simplement « différents » (dans la perspective d’une ethno-SF à la Le Guin, sans doute ne faut-il pas oublier cette possibilité !). Elle est alors un phénoménal outil critique, mais qui offre également au jugement des lecteurs, des chercheurs, et plus largement des citoyens, d’infinies possibilités d’expérimentation tant littéraires que politiques : et ces utopies-là, en ne quittant pas le papier, ont le bon goût de ne pas se salir les mains du sang des opposants, tout en suscitant chez le lecteur ce préalable indispensable à l’action (dans l’idéal, autant dire l’utopie…) : la réflexion. Encore une histoire de miroir…

 

Et ce sont donc bien, pour toutes ces raisons, les utopies critiques que je préfère aux utopies programmatiques. Et il faut enfin ajouter un dernier point : ces utopies programmatiques, ces « meilleurs des mondes », je n’y crois tout simplement pas ; non parce qu’il ne s’agirait que de « rêves », et que nous nous devrions d’être « sérieux » (ce qui a toujours été un euphémisme hypocrite pour « conservateur ») ; loin de là ! Mais parce que, d’un naturel pessimiste, et ne croyant pas à la fin de l’histoire, je ne crois pas non plus à l’idéal de la société parfaite (voyez la longue citation du « théoricien de droite » – p. 177 – Gérard Klein dans mon compte rendu miteux sus-mentionné) ; et j’entends bien, en tant que citoyen, conserver le plus inaliénable de tous les droits : celui de l’insatisfaction perpétuelle justifiant, au moins sur le plan théorique, l’insurrection permanente.

 

On comprend maintenant mieux, j’imagine, ma relative déception à l’encontre de la note d’intention de ce volume ; déception qui, sans surprise, s’applique également à ma lecture du premier article critique de ce numéro, « Utopie et science-fiction, essai de typologie » de Marie-Pierre Najmann (pp. 7-27). Je ne m’attendais certainement pas à y retrouver ma dichotomie grossière, mais j’avoue n’avoir guère été convaincu par les classifications ici proposées, assez arbitraires (inévitablement…), notamment pour ce qui est du rapport à l’histoire (tout cela est très contestable...) ; on en retiendra néanmoins l’impression d’un article en plein dans le sujet… ce qui ne sera pas forcément le cas par la suite, hélas ! Quelques développements, enfin (par exemple sur Les dépossédés d’Ursula Le Guin) ne sont pas sans intérêt.

 

Bien plus pertinent à mon goût, néanmoins, l’article suivant, dû à Ugo Bellagamba, se penche sur Tommaso Campanella et l’héritage de sa Cité du Soleil (« Ombres et lumières dans l’héritage utopique de Campanella », pp. 28-38). Rien d’étonnant pour l’auteur de La Cité du Soleil et autres récits héliotropes, qui figure depuis quelque temps déjà dans mon étagère de chevet… Un article fort intéressant et convaincant ; j’avouerai pourtant deux regrets : d’une part, que l’auteur se soit concentré sur l’aspect scientiste de La Cité du Soleil et de ses héritiers, éventuellement aux dépends d’autres aspects, peut-être moins sujets à postérité, mais non moins troublants (plus que le scientisme, j’avoue avoir été frappé par les nombreuses manifestations d’ésotérisme – astrologie, alchimie, etc. – lors de ma lecture de La Cité du Soleil, qui remonte un peu, certes…) ; d’autre part et surtout, j’ai trouvé dommage que la dimension totalitaire de l’utopie de Campanella ne soit que brièvement évoquée en fin d’article, là où elle me paraît au contraire fondamentale (mais ici, peut-être la note d’intention venait-elle poser problème ?). Tout ceci, bien sûr, n’engage que moi, et ne doit pas dispenser de la lecture de ce fort intéressant article.

 

Je ne m’étendrai pas sur l’article suivant (« De la démocratie en Amérique (et au-delà) », d’Ugo Bellagamba (re !) et Eric Picholle, pp. 39-49) ; non qu’il soit mauvais, bien au contraire ! Seulement il s’agit de la version remaniée d’un chapitre de leur passionnant essai Solutions non satisfaisantes, dont je vous avais déjà dit beaucoup de bien, et je n'ai pas grand chose à ajouter ici…

 

Je ne m’étendrai pas non plus sur l’article de Jean-Marc Tomi, « Escales chez Temporel, ou les utopies buissonières d’André Hardellet » (pp. 49-65), mais pour des raisons bien différentes… Un article qui ne s’adresse qu’aux connaisseurs (je n’en suis pas, je plaide coupable), et passablement capillotracté dans son rattachement à la thématique du numéro : à vrai dire, totalement hors-sujet en ce qui me concerne.

 

Seul le premier de ces défauts s’applique à l’article suivant, « Allégorie déchue. « La Ville qui n’existait pas » de Bilal et Christin », une critique de Leon Hunt provenant du Comics Journal de juillet 1989, et ici traduite par André-François Ruaud (pp. 66-76). Guère convaincant, et encore moins passionnant de toute façon…

 

On retourne à quelque chose de bien plus intéressant à mon sens, et cette fois en plein dans le sujet, avec l’article de Raphaël Colson « Le rêve des étoiles comme utopie(s) » (pp. 77-99). A certains égards, on se trouve ici dans la lignée de l’article précédent sur Robert Heinlein (Révolte sur la Lune y est d’ailleurs décortiqué). Thématique passionnante, et choix d’œuvres intéressant ; l’analyse est convaincante, sans être extrêmement subtile (en bien des cas, on en voudrait davantage…). Mais que le space opera soit générateur de passionnantes utopies, c’est un fait qui me semble bien établi : si les utopies plus ou moins platoniciennes, dans la lignée de More, ne sont pas apparues innocemment à l’époque des « grandes découvertes », il est clair que « l’âge de l’espace » est un cadre propice à l’apparition de nouvelles utopies, dès lors qu’il s’agit, là encore, de repousser la Frontière et de s’établir dans un ailleurs toujours plus lointain, offrant toujours plus de possibilités ; l’analyse des « utopies martiennes » basées sur le prétexte de la terraformation dans la deuxième partie de l’article coule dès lors de source. Plus originale, mais non moins convaincante, la première partie se concentre sur la question de l’utopie dans le cadre de la post-humanité (notamment à travers la complexe et fascinante Schismatrice de Bruce Sterling). Ici, utopie et SF se mêlent parfaitement ; rien à redire, c’est ce que l’on pouvait souhaiter de mieux.

 

L’article d’André-François Ruaud, « Helvéties rêvées, Helvéties réalisées. De l’utopie comme espace de vie » (pp. 100-123) m’a laissé une impression plus mitigée. Qu’on ne s’y trompe pas : c’est bien un article passionnant, doté d’une solide documentation, et agréablement illustré par une riche iconographie. Il souffre néanmoins de certains travers… et notamment une certaine impression de foutoir. La thématique helvétique des premières pages (pas forcément très convaincante, d’ailleurs ; l’auteur peut bien se moquer de « ceux qui savent » – p. 101 – et faire l’éloge de la démocratie directe, pardon, de la « démocratie participative », et notamment du référendum d’initiative populaire, il n’en fait pas moins l’impasse sur les aspects les plus critiquables du système, dont de récents scrutins nous ont pourtant donné une triste illustration, et de même pour ce qui est des éventuelles dérives plébiscitaires que l’on peut craindre de ces pratiques… Cinq lignes de sarcasmes ne remplacent pas une analyse) est bien vite abandonnée pour céder la place à une étude schizophrène, se partageant entre les tentatives utopiques ici ou là, d’inspiration plus ou moins phalanstérienne (catalogue totalement arbitraire… et qui fait l’impasse sur Fourier, pourtant indispensable ici, comme sur l’expérience icarienne de 1848 au Texas, pourtant une des plus importantes que l’on puisse relever, et alors même que l'auteur évoque rapidement, en passant, la tentative de phalanstère de Victor Considérant, toujours au Texas, en 1850 !) et implications architecturales de l’utopie. Dans un cas comme dans l’autre, c’est passionnant, et à l’évidence passionné ; le manque d’unité de cet article, sa tendance à passer du coq à l’âne en oubliant le cas échéant bon nombre d’exemples ou contre-exemples édifiants, n’en sont que plus regrettables…

 

On passe ensuite à tout autre chose, avec une nouvelle de David Calvo, « Un soleil d’hexagones » (pp. 123-140), partant de l’utopie de Llano del rio pour construire une complexe et séduisante fresque temporelle riche en coïncidences et filiations improbables (ou bien...). Pas mal du tout.

 

Retour à « l'essai » (plus ou moins...), avec deux articles de Max Renn (« Zippies. Les enfants cyber-psyschédéliques d’internet et des nouvelles technologies », pp. 141-148, et « Ferals. Les écotopistes techno du désert australien », pp. 149-152), tous deux très journalistiques, hélas. Ce n’est pas inintéressant, le lien avec la science-fiction se fait aisément (avec le cyberpunk pour le premier, les post-apo à la Mad Max pour le second), mais cela ne vole pas bien haut, et la sympathie de l’auteur pour ses sujets, un peu trop voyante, les rend parfois un brin agaçants, a fortiori quand il s’égare de temps à autre dans les traits les plus naïfs de ces utopies concrètes, et plus encore dans le mysticisme à dix balles qui les imprègne…

 

Utopie concrète à nouveau, ou plus exactement réflexion sur la possibilité de concrétiser l’utopie, avec l’article de Serge Halimi « Dernières nouvelles de l’utopie » (pp. 153-163) ; un article publié auparavant en 2006 dans Le Monde diplomatique – yeurk… J’avoue, j’avais un peu peur (quand bien même la lecture des Nouveaux chiens de garde dont on parlait tout à l’heure m’avait plutôt convaincu) ; mais tout cela est finalement très intéressant, quand bien même on s’éloigne assez clairement de la SF (tout juste évoquée en quelques lignes de conclusion). Mais il faut dire que j’en ai surtout retenu – outre des questionnements passionnants – une critique assez frappante des tendances les plus vaines de l’alter-mondialisme (quand bien même l’article entend justement montrer qu’il s’en trouve, heureusement, pour ne pas se contenter de critiquer le système actuel, mais lui proposer vraiment des alternatives) et de la vanité de certains modèles économiques « alternatifs » évacuant un peu trop vite les difficultés (ici, notamment, le modèle participaliste de Michael Albert et compagnie ; les critiques de Susan George, notamment, sont pertinentes) ; reste un travail intéressant, quelques expériences notables, quand bien même les querelles de chapelles et la scission inévitable entre ceux qui sont vraiment dans la merde et les intellectuels la main sur le coeur qui prétendent leur venir en aide ne nous garantissent pas pour tout de suite des lendemains qui chantent… Plus gênant, on relèvera à l’occasion quelques chavèzeries peu ragoûtantes… et quelques interrogations troublantes (les altermondialistes doivent apporter une réponse au « problème » de la pornographie, paraît-il… c’est moi, ou ça sent la censure et le moralisme « de gauche » ?).

 

Une autre nouvelle, ensuite, « Retour au pays natal » de Jean-Pierre Hubert (pp. 165-176). Hommage posthume bien compréhensible de la part d’André-François Ruaud, mais le résultat est quand même assez anecdotique…

 

De même pour ce qui est du petit guide de lecture qui clôt le numéro (pp. 177-191) : on y trouve un peu de tout, en vrac, et de manière totalement arbitraire ; quelques jugements à l’emporte-pièce, aussi (et un peu de pub – eh eh… – pour le fort intéressant Fournaise de James Patrick Kelly). Bref, à boire et à manger.

 

C’est un peu l’impression qui se dégage de l’ensemble de ce numéro, fait de bric et de broc, et plus ou moins pertinent. Je dois dire que j’ai le sentiment que ce Yellow Submarine n’a pas vraiment tenu ses promesses : je n’y ai pas forcément trouvé ce que j’en attendais, et, en sens inverse, la note d’intention de l’édito ne se voit pas davantage concrétisée par la suite. Promesses non tenues : on reste dans le cadre de l’utopie (programmatique, of course !), diraient les mauvaises langues…

Au-delà, même si je n’ai pas été totalement convaincu par ce numéro, Yellow Submarine me donne néanmoins l’impression d’une revue fort intéressante et riche en potentialités ; je ne manquerai probablement pas de jeter un œil aux livraisons ultérieures, que j’espère plus abouties.

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