Qu’on ne se méprenne pas : je suis tout sauf un spécialiste de l’histoire du droit romain, et ne prétend guère apporter quoi que ce soit d’original dans cette note potentiellement naïve. Seulement voilà : suite à une intéressante discussion avec le spitz japonais sur son fort sympathique blog, ledit toutou nippon m’a suggéré d’écrire un petit billet en guise d’ouverture sur la question. Dans ma fainéantise habituelle (et avec un joli prétexte : je suis en ce moment en vacances, et ne dispose donc pas des divers outils qui me permettraient de faire quelque chose de vraiment solide sur la question), j’avoue avoir commencé par chercher ce que l’on pouvait trouver sur le sujet sur Internet (histoire de me contenter mesquinement de refiler un lien, au moins dans l’immédiat…). Et là, surprise : je n’ai trouvé que des articles soit totalement vides et beaucoup trop lacunaires pour être intéressants, soit bien trop détaillés et techniques pour la question qui nous intéressait (d’autant plus que, parmi ces derniers, une bonne part n’était pas accessible librement – ainsi l’article de l’éminent professeur Jean Gaudemet pour l’Encyclopaedia Universalis –, et le reste provenait souvent de sites anglais ou allemands un brin hermétiques, ou ayant été soumis à une traduction plus que douteuse…). Alors pourquoi ne pas écrire un petit quelque chose sur la question ? D’une manière ou d’une autre, mes études m’ont amené à envisager cette matière, et, en principe, je me destine à enseigner ce genre de choses, même si j’avoue m’intéresser davantage à l’histoire des idées politiques qu’à l’histoire du droit et des institutions (et si je m’oriente plutôt vers l’histoire contemporaine)… Je demanderai juste aux connaisseurs de faire preuve d’une certaine mansuétude sur ce qui va suivre : en principe, je ne devrais pas dire trop de bêtises ; je me fonde uniquement sur mes souvenirs, cependant, dans la mesure où je manque des sources qui m’auraient permis de conférer un caractère plus solide à cette note, que je n’envisage pas comme un « travail » à proprement parler, mais plutôt comme un fragment d’une discussion entre potes, une ouverture – inévitablement réductrice à l’occasion – sur des questions souvent très intéressantes mais presque nécessairement négligées en dehors du seul cursus juridique. A bon entendeur…
Influence du droit romain. On peut commencer par se demander pourquoi s’intéresser encore aujourd’hui au droit romain. Car, si son étude n’est plus aujourd’hui obligatoire dans les facultés de droit françaises (où il est toujours enseigné parfois, ceci dit), et si la caricature est fréquente en la matière du vieux juriste pédant gagatant sur des textes illisibles et parsemant sa conversation juridique d’une multitude d’adages incompréhensibles, force est de reconnaître que le droit romain, à certains égards, est toujours vivant. Notamment pour une bonne et simple raison qui est que le droit contemporain est nécessairement pour partie produit de l’histoire. Or les racines juridiques de la France se trouvent bien essentiellement dans l’histoire de Rome, ce qui est également valable pour bon nombre des pays dits « latins », et même au-delà : on parlera en effet, en droit comparé, de système « romano-germanique » pour caractériser le système juridique de la plupart des pays européens, fondé donc en partie sur le droit romain, et en partie sur des coutumes germaniques largement romanisées (j’y reviendrai), en opposition, notamment, au système de « common law » applicable en Angleterre et aux Etats-Unis (lequel, à vrai dire, ne manque d’ailleurs pas d’emprunts romains).
Intérêt technique du droit romain. Cet aspect purement historique doit être complété par un aspect technique. En effet, de même que l’on a fait de la Grèce antique la « patrie de la philosophie », on a fait de Rome la « patrie du droit ». Bien sûr, il s’agit là de reconstructions hautement contestables, effectuées a posteriori, et reposant sur une vision largement fantasmée de ces sociétés ; autant dire que cette définition n’a rien d’historique. Cependant, les Romains, s’ils n’ont pas « inventé » le droit (on trouvera nombre de textes juridiques plus anciens, ne serait-ce que le Code d’Hammourabi, pour en citer un particulièrement fameux, s’il n’est pas le plus antique ; rappelons d’ailleurs un adage romain, qu’on peut certes trouver contestable mais auquel j’ai tendance à adhérer : ubi societas, ibi jus – « là où il y a une société, il y a du droit »), ont accompli un effort de réflexion et de systématisation concernant la matière juridique sans précédent (et dont on peut douter qu’il ait véritablement connu un équivalent depuis). Le droit occupait bien une place importante dans la société romaine, et le juriste y jouait un rôle non négligeable. D’où l’émerveillement (là encore, on aura l’occasion d’y revenir) de ces hommes du Moyen-Age redécouvrant le Corpus juris civilis : pour ces hommes issus de la rude société féodale où le droit, très primitif, est souvent teinté d’irrationalité, le droit romain fait figure de ratio scripta, de « raison écrite », en provenance directe d’un « âge d’or » qu’il s’agit même pour certains de ressusciter. On s’empressera donc d’avoir recours à ce monument intellectuel, considéré comme un droit « parfait » (cette idée étant à mettre en rapport avec le passionnant débat, vieux comme le droit, opposant droit naturel et positivisme juridique, qui occupe encore à l’occasion philosophes et juristes de nos jours) ; puis, si l’on abandonnera cette optique (nous verrons pour quelles raisons), on n’en conservera pas moins le droit romain pour ce qu’il est encore aujourd’hui à certains égards : un modèle de réflexion juridique.
La droit romain « archaïque ». C’est donc essentiellement le droit romain « classique » que je vais évoquer ici. Je ne m’attarderai guère sur le droit romain « archaïque », correspondant peu ou prou à la période royale de Rome (et en fait antérieure de quelques siècles à la date légendaire de la fondation de la ville, fixée par le mythe à 753 av. J.-C.). On retiendra juste, de ce droit des « Quirites » très mal connu, qu’il émane d’une société que l’on peut qualifier de « tribale », le droit opérant essentiellement – et de manière privée – au sein de ces deux entités que sont le clan (gens) et le groupe domestique (domus – c’est dans ce dernier cadre que s’applique l’autorité du pater familias, qui dispose d’un droit de vie et de mort sur tous les membres de sa maison : femmes, enfants, esclaves…). Un point, cependant, n’est pas inintéressant à signaler dans le cadre de la conversation évoquée plus haut, qui est le caractère sacré de ce droit. Le droit romain archaïque était semble-t-il en effet très formaliste, reposant sur l’exécution de rites précis, et faisant en maintes occasions appel à l’intervention divine ; plutôt que de jus à proprement parler, on tendra donc à évoquer pour cette époque le jus fasque, le mot « fas » renvoyant plus précisément à la notion de divinité ; c’est la racine de « fête » – religieuse, donc – mais aussi de « faste » et « néfaste », notions renvoyant à l’origine directement au droit : celui-ci ne pouvait en effet être exercé que les jours « fastes », favorables à l’intervention des dieux. Parmi les fonctions du juge, il y avait ainsi celle de l’établissement du calendrier. En dehors de la justice privée évoquée précédemment, il faut d’ailleurs mentionner ici le rôle du pontife, à proprement parler le magistrat romain de cette première période : il est celui qui connaît le droit (dont le caractère sacré justifie le secret), et aussi celui qui construit les ponts (sacrés de par leur essence même). L’héritage du mot « pontife » témoigne assez de son caractère religieux… Ces connotations sont à vrai dire fréquentes dans le droit, et continuent à certains égards à imprégner le droit contemporain, même laïque (pour en revenir à la discussion avec le spitz japonais, le caractère sacré du droit musulman n’est donc pas une exception ; ce qui est particulièrement remarquable, c’est qu’un droit aussi sacré soit en même temps aussi rationnel, en tout cas avant la fermeture de l’ijtihad, bien sûr…).
La République et la Loi des XII Tables. La société romaine va cependant connaître un double chamboulement, à peu près contemporain, et que l’on peut situer approximativement dans le courant du Ve siècle av. J.-C. Les rois étrusques sont chassés, et Rome devient une République (je ne m’étendrai pas ici sur les institutions romaines). Parallèlement, la perception du droit change, et aboutit à une modification de taille : la mise par écrit du droit, celui-ci n’étant dès lors plus l’apanage des seuls pontifes ; c’est ainsi qu’on en arrive, sans doute vers le milieu du Ve siècle, à la rédaction de la fameuse Loi des XII Tables, affichée sur le forum (sur des tables de marbre qui ont disparu ultérieurement ; on n’a pu la reconstituer que d’après des fragments postérieurs). La Loi des XII Tables reprend d’anciennes règles et en développe de nouvelles. Elle contient essentiellement des actions procédurales, dans une perspective encore très formaliste.
Le préteur et la procédure formulaire. Et c’est bien ce qui va finir par poser problème, et entraîner le développement du droit romain « classique ». En effet, et sans rentrer dans le détail du procès, il faut, pour ester en justice, une action. L’action est représentée dans le texte de la loi par une formule rigoureuse, qui définit la conduite à suivre par le juge (non pas un magistrat professionnel, mais un citoyen tiré sur une liste – ordo ; on y reviendra indirectement tout à l’heure). La formule, en gros, ressemble à ceci : « Si untel a fait telle chose, alors condamne untel à tant. » (Ce n’est qu’un exemple trèèèèèèèèèèès réducteur…) A chaque action en justice correspond donc une formule précise. Le problème est que la société romaine change, et, notamment, qu’elle s’étend considérablement du fait des conquêtes. Ainsi, une multitude de nouvelles difficultés juridiques vont apparaître, qui n’étaient pas prévues dans les XII Tables et auxquelles ne correspondait donc aucune action en justice… Un exemple : dans la Rome du Ve siècle, au territoire limité, les conflits juridiques opposaient généralement des citoyens entre eux ; mais, avec la conquête de terres plus éloignées, le droit de cité n’ayant pas été étendu (il faudra pour cela attendre le fameux édit de Caracalla), on trouvera de plus en plus souvent, notamment en matière commerciale, des conflits opposant un citoyen et un non-citoyen (dit « pérégrin »)… La solution à ce problème sera apportée par une audacieuse création juridique. Il faut ici mentionner le rôle de deux magistrats romains, chacun élus pour un an, et très haut placés dans la hiérarchie romaine : le préteur urbain, et son équivalent le préteur pérégrin. Entre autres fonctions, ces magistrats sont ceux qui délivrent les formules, et donc autorisent l’action en justice. Le préteur va ainsi, de manière très volontariste, prendre l’habitude (sans doute au courant du IIe siècle av. J.-C.) d’annoncer en début de mandat quelles sont les situations juridiques qu’il entend protéger : c’est ce que l’on appelle l’édit du préteur (d’où le verbe éminemment juridique « édicter »), lequel contient nombre de formules créées par le préteur et permettant d’apporter une solution juridique à des difficultés qui n’avaient pas été envisagées auparavant. On parlera, pour ce droit, de « procédure formulaire ». Quant à l’expression de « droit prétorien », elle désigne encore aujourd’hui un droit créé par le magistrat (ainsi, en France, le droit administratif est pour une bonne part un droit prétorien). Parallèlement à la législation dont il est à certains égards une partie (j’y reviendrai), ce nouvel outil de création juridique procure ainsi une plus grande souplesse au droit romain (même s’il reste largement formaliste).
Le rôle des jurisconsultes : la « jurisprudence ». Cette plus grande souplesse conférée au droit, par la création de nouvelles actions, par une législation plus abondante également, va entraîner l’essor d’une classe particulière de juristes, appelés « jurisconsultes ». Ceux-ci, en effet, s’ils peuvent par ailleurs exercer des professions juridiques (Cicéron était bien un avocat renommé), sont surtout importants de par leur rôle de consultation. Ils fournissent ainsi un important travail d’ordre essentiellement théorique (même s’il passe par l’examen de cas très concrets), qui va progressivement conférer son originalité au droit romain. D’autant plus que ces « prudents » (très divers ; je ne vais pas rentrer dans les subtilités opposant Sabiniens et Proculiens…), très imprégnés de philosophie grecque (et notamment par la pensée stoïcienne), tendent ainsi à construire un droit un peu plus abstrait et systématique (beaucoup moins cependant qu’on ne l’a prétendu pendant longtemps), et néanmoins extrêmement souple, en usant à cet effet de divers procédés, par exemple le raisonnement par analogie. Un aspect, d’ailleurs, témoigne de cette « élévation » du droit : la part que la philosophie et plus largement la raison tendent progressivement à y jouer. Si le droit romain, quoi qu’on en dise est assez largement casuistique, et donc concret, il n’en repose pas moins sur une analyse plus large, plastique et efficace, de plus en plus laïcisée également, et ne rechignant pas à l’occasion à lorgner du côté de la philosophie. Un exemple avec ce fameux adage, que l’on peut dire programmatique : jus est ars aequi et boni, « le droit est l’art du bon et du juste ». Outre la dimension morale, on en retiendra l’idée fondamentale que le droit est un art. Il faut notamment entendre par là que le droit, dans leur optique, ne découle pas des lois (ils ne sont donc pas légalistes) ; mais, bien au contraire, ce sont les lois qui émanent du droit, plus large, plus abstrait, et lequel doit toujours avoir en ligne de mire la justice et l’équité. D’où l’importance de l’œuvre du jurisconsulte, et qui passe progressivement par la publication d’ouvrages divers et variés, certains très théoriques, d’autres comprenant des études de cas très concrètes. Parmi ces divers ouvrages, on mentionnera notamment ce que l’on appelle les Institutes : il s’agit tout simplement de manuels de droit, destinés aux étudiants et à ceux qui s’intéressent à ces questions. On imagine bien, sachant qu’il s’agit de manuels, la part de systématisation qui y intervient, et cela témoigne assez de l’importance des jurisconsultes. On a ainsi pu reconstituer en quasi-intégralité – document inestimable – les Institutes de Gaius, un des plus fameux jurisconsultes (du IIe siècle ap. J.-C., si je ne m’abuse, les IIe et IIIe siècles constituant une sorte d’âge d’or de l’activité des jurisconsultes). Les prudents – les plus doués d’entre eux, tout du moins – se voient d’ailleurs reconnaître une certaine autorité, certaines de leurs interprétations prenant progressivement force de droit. Ainsi, dans ce qui rend le droit romain si original et remarquable, il faut accorder une place particulière à ce que l’on appelle alors la « jurisprudence » (au sens étymologique de science, de connaissance du droit ; rien à voir avec la notion moderne de jurisprudence, celle-ci désignant alors l’ensemble des décisions des tribunaux, qu’il s’agisse d’une source directe du droit – comme dans les pays de « common law » – ou d’une source indirecte – comme en France. La « jurisprudence » romaine correspondrait plutôt à ce que l’on appelle aujourd’hui la « doctrine »… et qui n’a certes pas le même prestige).
La législation et la prépondérance progressive de l’Empereur. Sans rentrer dans les détails, fort complexes, des institutions romaines, on se contentera de noter que, parallèlement à la loi (lex) au sens strict, émanant si je ne m’abuse du Sénat, on trouve à Rome d’autres institutions ou personnalités émettant des règlements divers et variés. Nous avons cité le préteur et son édit, mais c’est également le cas des consuls, des comices de la plèbe ou encore du tribun. Autant d’institutions et de législations d’un esprit parfois opposé, et qui témoignent de la complexité de la vie politique romaine, a fortiori durant les IIe et Ier siècles av. J.-C. (un exemple célèbre, suscitant un important conflit, la lex sempronia, loi agraire due aux Gracques). L’institution de l’Empire va progressivement changer la donne. Commençons par rappeler qu’Auguste et ses successeurs n’ont en principe pas aboli la République et ses institutions. Le principat est une création empirique, qui va progressivement et de manière arbitraire s’attribuer un certain nombre de prérogatives et rogner celle des anciennes institutions. Très tôt, ainsi, le Sénat n’a plus qu’un rôle extrêmement limité, pour ne pas dire purement honorifique. Dès lors, le principal, puis le seul, législateur va être l’Empereur (dont les textes portent des noms variés, en fonction des circonstances de leur élaboration et des personnes ou cas de figure auxquels ils s’appliquent : constitutions, rescrits, mandements… inutile de rentrer ici dans les détails ; on retiendra essentiellement le terme de « constitutions », qui n’a bien évidemment pas du tout le sens contemporain de loi fondamentale de droit public définissant les institutions étatiques et leur fonctionnement). Et l’Empereur va progressivement amoindrir le rôle envisagé plus haut du préteur et des jurisconsultes pour assoir son pouvoir et mettre de l’ordre dans un droit de plus en plus complexe et subtil. Ainsi, il va contrer la souplesse de la procédure formulaire en fixant arbitrairement l’édit du préteur : le préteur ne pourra plus créer de nouvelles actions, mais devra se reporter uniquement à celles contenues dans l’édit perpétuel (qui sera bien entendu commenté par les jurisconsultes). La procédure formulaire, entre autres pour cette raison, va progressivement tomber en désuétude, pour être remplacée par ce que l’on appellera la procédure extraordinaire. Ne pas se tromper sur le sens du terme : la procédure extraordinaire, sous le Bas-Empire, est bien la procédure de droit commun. Il faut entendre par là qu’il s’agit d’une procédure « extra ordo » (pardon pour le latin de cuisine, mais c’est peut-être plus clair ainsi…), c’est-à-dire « en-dehors de la liste » : le juge n’est plus un citoyen tiré sur l’ordo, il est un professionnel au service de l’Empereur. La justice tend ainsi à se professionnaliser, ce qui a plusieurs conséquences. Sans rentrer dans les détails, on peut évoquer notamment le développement des voies de recours (« appel » et « cassation », en gros, jusqu’à l’Empereur lui-même, magistrat suprême), mais aussi le renforcement du caractère « inquisitoire » de la justice romaine, auparavant largement « accusatoire » (dans le système accusatoire, en gros celui, à l’heure actuelle, des pays de « common law », « le procès est la chose des parties », le juge n’ayant qu’un rôle d’arbitre ; dans le système inquisitoire – qui est largement le nôtre – le procès est dirigé par le juge, qui conduit notamment une enquête – inquisitio ; on y reviendra…). L’Empereur s’en prend également progressivement aux jurisconsultes, de plus en plus nombreux et diversement compétents, et dont l’activité tend à rendre le droit extrêmement complexe, du fait d’avis contradictoires et d’une subtilité dans l’analyse confinant à l’occasion au pinaillage éhonté. Il commence par réserver « l’autorité » à un nombre restreint de jurisconsultes. Il va bientôt plus loin – à une date qui m’échappe, désolé… – avec la fameuse Loi des Citations, restreignant l’autorité aux cinq jurisconsultes les plus prestigieux, déjà anciens (Gaius en fait partie). Le déclin de la jurisprudence est dès lors inévitable. Et l’activité juridique de l’Empereur va enfin trouver son apogée dans les entreprises de codification.
La codification théodosienne et son influence. Codex, à l’origine, désigne tout livre relié. Mais le terme va finir par désigner plus particulièrement les recueils de lois que nous connaissons encore. S’il y avait déjà eu des codifications « officieuses », la première codification au sens strict est le fait, à une époque où l’Empire est déjà scindé en deux parties très opposées, des Empereurs Théodose II et Valentinien III. Si mes souvenirs sont bons (mais là, j’ai un doute…), le Code Théodosien correspond à ce que l’on appellerait aujourd’hui une « codification à droit constant », c’est-à-dire se contentant de rassembler et d’ordonner des textes de lois – des constitutions impériales, en l’occurrence – déjà existants. Le droit romain ne s’en retrouve pas moins un peu plus ordonné, et le Code Théodosien va jouer un certain rôle. En effet, l’Empire romain d’Occident, peu après, s’effondre sous le coup des invasions barbares. Cependant, sur son vaste territoire, les populations sont encore très romanisées et attachées à ce droit « savant », bien plus riche que les coutumes germaniques. Le Code Théodosien va ainsi influencer les peuples barbares de deux manières : certains vont s’inspirer de cette loi écrite et décider de rédiger leurs coutumes, afin d’avoir une législation officielle à laquelle se reporter facilement. Un exemple célèbre est la Loi des Francs Saliens, promulguée par Clovis, plus connue sous le nom de Loi salique (qui n’a à l’origine strictement rien à voir avec la dévolution de la couronne…). Ces lois, cependant, restent avant tout inspirées par les coutumes germaniques, et en présentent la plupart des caractères (ainsi la compensation pécuniaire – Wergeld – et d’innombrables listes d’infractions ou de cas particuliers extrêmement laborieuses…), même si l’influence romaine s’y fait sentir à l’occasion. Les Burgondes, entre autres, font de même (l’influence romaine s’y fait davantage sentir, si je ne m’abuse). D’autres, et ici il faut mentionner notamment les Wisigoths, qui occupent alors en gros le sud de la France et le nord de l’Espagne, s’inspirent beaucoup plus directement du droit romain contenu dans le Code Théodosien. Ils adaptent néanmoins ce code souvent « trop savant » pour les besoins quotidiens des habitants, dans une société qui n’a plus forcément grand chose à voir avec l’Empire. C’est ainsi que l’on aboutira notamment à la rédaction du Code d’Euric et du Bréviaire d’Alaric, sur lesquels l’influence du Code Théodosien sera indéniable. Cela va entraîner une dichotomie en France, laquelle sera dès lors coupée approximativement en deux jusqu’à la Révolution française. Au nord, on sera en pays de coutume, et, au sud, en pays de droit écrit (ledit droit écrit étant donc le droit romain, éventuellement dans sa version wisigothique, et n’excluant pas des enclaves coutumières).
La codification justinienne : le Corpus juris civilis. L’Empire romain d’Occident est donc tombé. Reste l’Empire romain d’Orient, qui survivra contre vents et marées jusqu’en 1453. Le célèbre Empereur Justinien, ambitieux et autoritaire, tente de reconstituer l’Empire dans son intégralité. Il remporte tout d’abord de francs succès grâce à l’astuce de son fameux général Bélisaire, mais il se méfie bientôt de lui, lui retire ses pouvoirs, et les Barbares reprennent les terres occidentales. Quoi qu’il en soit, dans cette optique ambitieuse, mais déjà dans ses propres terres orientales, Justinien entend parachever l’intervention impériale dans le droit romain, pour le fixer dans une forme pleinement satisfaisante. Le Code Théodosien a en effet rapidement montré ses défauts, certains textes anciens n’étant en outre plus guère adaptés à un Empire oriental et chrétien… Il réunit donc une commission de juristes, qui va accomplir une masse de travail considérable aboutissant à ce que l’on appellera désormais le Corpus juris civilis (« droit civil » étant à prendre au sens large de « droit du citoyen », et non dans son sens restreint contemporain : le Corpus juris civilis, s’il comprend essentiellement du « droit civil » dans ce dernier sens, contient aussi, notamment, du droit public et du droit pénal, et même du droit religieux, qu’on ne peut pas encore qualifier de « canonique »). Cet ensemble correspond à quatre livres :
- Le Code à proprement parler : systématique, il ne s’agit pas que d’une codification à droit constant, de nouvelles constitutions étant ajoutées aux anciennes, dont certaines sont abrogées.
- Les Novelles : il s’agit d’un volume évolutif, rassemblant progressivement les constitutions émises depuis l’établissement du Code (qui sera de toutes façons refondu sous le règne de Justinien même…).
- Les Institutes : fait assez rare pour être noté, l’Empereur établit ainsi de lui-même un manuel destiné à l’enseignement de « son » droit… Les Institutes de Justinien empruntent cependant leur plan et nombre de développements aux Institutes de Gaius précédemment évoquées (le plan des Institutes a d’ailleurs correspondu à celui de l’enseignement du droit dans les facultés jusqu’à une époque récente…).
- Le Digeste (également connu sous le nom de Pandectes): last bust not least, il s’agit, et de loin, du plus gros volume du Corpus juris civilis. Organisé systématiquement, divisé en 50 livres, il s’agit d’une vaste compilation de fragments des jurisconsultes, constituant une véritable somme du droit romain s’étendant sur plusieurs siècles. C’est ainsi probablement l’ouvrage de la codification justinienne le plus original, et celui qui aura la plus grande influence.
Or il est un procédé sur lequel il faut ici s’attarder : celui des interpolations. Les rédacteurs du Corpus, et notamment ceux du Digeste, confrontés à la difficile tâche de l’actualisation du droit romain, n’ont pas hésité, dans nombre de cas, à falsifier les textes antérieurs, ce qui leur permettait d’avoir un droit plus adapté, et en même temps de bénéficier de « l’autorité » des anciens. Pendant longtemps, on n’aura pas conscience de ces interpolations, qui ne commenceront à être découvertes qu’à partir de la Renaissance (voir plus loin) : la « chasse aux interpolations » deviendra dès lors centrale dans les études des romanistes… Il faut d’ailleurs ajouter que Justinien, soucieux d’établir la légitimité de sa compilation et d’éviter toute contradiction, a tout bonnement décidé de détruire les anciens textes disponibles dans l’ensemble de l’Empire, Code Théodosien compris, afin qu’il ne reste plus que le Corpus. D’où la rareté, aujourd’hui, des textes antérieurs : les Institutes de Gaius que l’on a retrouvées sont un palimpseste… Pour conclure cette section, on notera juste que le droit de Justinien, quand bien même des exemplaires du Corpus étaient sans doute parvenus jusqu’en Europe occidentale, y restera inconnu pendant longtemps.
J’en ai fini avec le droit romain « classique » à proprement parler. Il est cependant indispensable d’approfondir quelque peu la question en envisageant (trèèèèèèèèèèèès succinctement…) la « renaissance » du droit romain au Moyen-Age, celle-ci étant pour beaucoup dans l’image que l’on s’est forgé du droit romain et témoignant plus clairement de son influence sur nos institutions et notre droit contemporains.
La « renaissance » du droit romain et son influence. La « découverte » des textes de Justinien en Europe occidentale, aux environs du XIe siècle, n’est sans doute pas le fait du hasard. Si l’histoire de cette découverte reste encore assez floue, on peut néanmoins supposer qu’elle est le fruit de recherches approfondies dans les bibliothèques afin de fournir au pape des armes dans son conflit avec l’Empereur (c’est en gros l’époque de la « réforme grégorienne », et donc des ambitions de théocratie pontificale ; on est donc à une époque charnière des conflits entre, notamment, le pape, le Saint Empire Romain Germanique, et accessoirement le roi de France). Quoi qu’il en soit, le Corpus juris civilis est retrouvé (à Pise, me semble-t-il ; on sait en tout cas que le manuscrit y a séjourné, étant alors baptisé Lettra Pisana). Ce droit « savant » suscite l’enthousiasme, pour les raisons que j’avais évoquées dans l’introduction, et ne tarde pas à être utilisé par les puissances politiques, qui y voient une arme : on y retrouve en effet, notamment, des notions de droit public largement tombées en désuétude, et par exemple celle de souveraineté. D’où des effets très divers : l’Empereur germanique, par exemple, prétend assurer la continuité avec les Empereurs romains, pouvoir ainsi appliquer le droit de Justinien dans l’ensemble de l’Empire, et, surtout, émettre de nouvelles constitutions intégrant très légitimement le Code… et s’appliquant à l’ensemble de l’ancien Empire, France incluse, entre autres. Pour ce faire, l’Empereur s’est entouré de légistes. Mais le roi de France a fait de même, et, armés du concept de souveraineté puisé dans le Corpus, ses légistes vont en conclure que « le roi de France est Empereur en son royaume ». Ce n’est qu’un exemple des luttes juridiques majeures – parallèlement aux affrontements armés – qui abondent durant cette époque, et témoignant assez de l’influence énorme du droit romain (à certains égards, c’est en se basant sur cette notion de souveraineté que l’on en arrivera à Bodin, puis à la monarchie absolue ; les références à Rome sont d’ailleurs incontournables dans le langage politique de l’époque : les parlementaires sont souvent appelés « sénateurs », etc.). Le droit romain suscite ainsi de nombreuses vocations, et participe d’une véritable révolution intellectuelle touchant tous les domaines à cette époque (en philosophie, par exemple, c’est la redécouverte d’Aristote, avec notamment saint Thomas d’Aquin). Il suscite même trop d’enthousiasme aux yeux de certains, qui se font très critiques… et notamment le pape, d’ailleurs, qui voit « son » arme se retourner un peu trop facilement contre lui, et déplore que les étudiants tendent à se tourner davantage vers l’étude du droit romain que vers celle de la théologie et du droit canonique (d’où l’interdiction de l’enseignement du droit romain à la faculté de Paris, qui ne sera abrogée que sous Louis XIV)… Le droit canonique se constitue d’ailleurs en partie en réaction et sous l’influence du droit romain : parallèlement au Corpus juris civilis, on parlera bientôt d’un Corpus juris canonici (comprenant entre autres le Décret de Gratien), et les spécialistes du droit romain connaissent souvent également le droit canonique (ce sont des docteurs utroque jure, « dans les deux droits »). Un exemple de l’influence du droit romain sur l’Eglise : le développement de la « procédure romano-canonique ». L’Eglise est en effet la première à tirer des conséquences concrètes de la redécouverte du Corpus, et notamment sur le plan procédural (le roi de France, entre autres, suivra bientôt le mouvement). Il faut dire que l’Eglise n’avait cessé de critiquer les moyens de preuve « irrationnels » jusqu'alors employés : quel que soit le litige, on recourrait souvent à l’ordalie, c’est-à-dire au « jugement de Dieu ». Cela, l’Eglise n’en voulait pas (c’était pour elle péché, puisque cela revenait à « tenter Dieu »). Dans le droit romain, l’Eglise retrouve les anciens modes de preuve, notamment ceux de la « procédure extraordinaire » (voir plus haut). Conséquence extrêmement positive tout d’abord : plutôt que de faire appel au « jugement de Dieu », le juge ecclésiastique se livre désormais à une enquête pour établir la vérité, et donc à une approche rationnelle du procès. Le problème est que l’on s’attache particulièrement à l’aveu, considéré comme la meilleure des preuves, et que, pour l’obtenir, on finit par considérer que tous les moyens sont bons, y compris – et c’est toujours un emprunt à la procédure extraordinaire – la « question », autrement dit la torture (quaestio per tormenta). D’où l’institution de l’Inquisition (qui vient donc d’inquisitio, « enquête », à l’origine un net progrès, mais qui a eu les dérives que l’on sait – même si on a beaucoup exagéré sur ces dernières ; l’Inquisition à proprement parler était beaucoup moins sanglante qu’on ne le prétend généralement, c’est surtout l’image de l’Inquisition espagnole – étatique – qui a ultérieurement rejailli sur elle). Fin de l’aparté – je n’ai fait qu’envisager quelques brefs exemples, ce n’est pas ici le lieu de développer davantage –, on va conclure rapidement avec les méthodes d’interprétation et leurs conséquences.
Les méthodes d’interprétation et leurs conséquences. Le droit romain « redécouvert », reste encore à le comprendre… d’autant que l’ancienne science du droit est bien lointaine. Une nouvelle va donc progressivement apparaître. On confie tout d’abord l’enseignement du droit romain à un professeur d’arts libéraux de la faculté de Bologne, du nom d’Irnérius (Bologne y gagnera le titre de « Mère du Droit », et reste aujourd’hui une faculté de droit prestigieuse). Irnérius, confronté à ces textes étranges, décide d’y appliquer la méthode d’analyse qu’il pratiquait pour étudier les lettres, à savoir la glose. La glose est un commentaire mot à mot, de nature tout d’abord essentiellement grammaticale, inscrit en marge du texte à commenter. Elle permet dans un premier temps une analyse riche de ces vieux textes à l’abord déconcertant, et l’enseignement d’Irnérius connaît un franc succès, de même que celui de ses premiers disciples. On les désigne en général du nom de glossateurs. Le problème est que la glose, au bout d’un certain temps, devient stérile : les gloses, plus ou moins lisibles, s’accumulent, et on en vient à gloser les gloses… D’où la connotation péjorative du verbe « gloser ». D’autres méthodes vont être appliquées, tandis que l’enseignement du droit romain se répand un peu partout. En France, si son enseignement est interdit à Paris, il se développe néanmoins dans d’autres universités, parmi lesquelles on retiendra notamment Orléans, puis, quelque temps plus tard, Toulouse. Ces professeurs français décident d’appliquer une nouvelle méthode d’interprétation aux textes justiniens : dans la foulée du mouvement intellectuel alors dominant, ils y appliquent la méthode scolastique, et obtiennent là encore un indéniable succès pendant un certain temps. Mais ces doctores tolosani, entre autres, se heurtent bientôt à des difficultés comparables à celles rencontrées par les glossateurs, la scolastique ayant la réputation que l’on sait… Intervient alors un authentique génie, l’Italien Bartole, qui envisagera le problème d’une manière totalement différente. Bartole n’a pas pour les textes justiniens le respect ébahi, confinant à l’adoration, des commentateurs qui l’ont précédé. Il n’entend pas se livrer à une exégèse de ces textes vieux d’un millénaire, mais en dégager un droit applicable ici et maintenant. S’il a donc recours, à l’occasion, à la glose, il n’en passe pas moins essentiellement par la rédaction d’ouvrages traitant de telle ou telle question de manière approfondie, et éventuellement créatrice, le droit romain fournissant un premier socle, une inspiration, que l’on peut bien malmener si nécessaire, plutôt que de vouloir à tout prix suivre ces textes et en arriver à comparer l’incomparable, ainsi l’Empereur germanique et l’Empereur romain. Bartole, qui ne vivra guère vieux, aura néanmoins le temps de publier une œuvre monumentale, traitant de questions extrêmement diverses ; sa méthode révolutionnaire, si elle suscite tout d’abord une vive hostilité, n’en devient pas moins progressivement prépondérante, et aboutit à la constitution d’un droit à la fois savant et applicable. Cette manière « italienne » connaîtra cependant à son tour la critique, celle-ci venant tout naturellement de France… La « manière française », c’est celle qui se développera au cours de la Renaissance, avec des auteurs tels que Jacques Cujas, et plus largement ceux que l’on appelle alors les humanistes. C’est d’ailleurs bien, à cette époque, d’une renaissance du droit romain « au sens strict » qu’il s’agit : les humanistes critiquent en effet à la fois les « manipulations » de Bartole et de ses disciples, dénaturant le droit romain, mais aussi les analyses naïves des glossateurs prenant le droit romain en bloc et hors contexte. Les humanistes savent que les textes du droit romain émanent d’époques différentes, et que leur caractère systématique a été quelque peu forcé. A leurs yeux, si l’on veut comprendre le droit romain, il faut donc être en mesure de le replacer dans son contexte. Ils découvrent ainsi les interpolations, qu’ils se mettent à « chasser », ont recours au Code Théodosien et à d’autres textes plus anciens encore, etc. Sur le plan intellectuel, ils se livrent ainsi à une vaste entreprise passionnante et pertinente (et encore d’une grande valeur à l’occasion) ; le problème est que le droit romain, de « droit applicable » qu’il était devenu, redevient dès lors et plus que jamais un « droit savant », autant dire une pièce de musée, fort belle mais dont on peut difficilement faire quoi que ce soit. Ceci explique – parallèlement à d’autres raisons, trop nombreuses pour être évoquées ici – le déclin progressif de l’intérêt pour le droit romain dans l’ancienne France : le droit romain n’y sera plus retenu qu’à titre supplétif, en guise de modèle de réflexion juridique, et les grands juristes français des siècles suivants seront ceux qui, en réaction aux délires « savants » des romanistes, se tourneront, de manière bien plus concrète, vers ce que l’on n’avait jamais imaginé enseigner auparavant : le droit français…
Voilà, voilà… A prendre pour ce que ça vaut, hein… N’hésitez pas à poster vos remarques, critiques, insultes ou questions, je m’efforcerai d’y répondre de la manière la plus appropriée.