"Code source", de William Gibson
GIBSON (William), Code source, traduit de l’anglais (Canada) par Alain Smissi, La Laune, Au Diable Vauvert, [2007] 2008, 492 p.
Il faut croire que j’ai un problème avec William Gibson. C’est plus fort que moi : j’aime ce qu’il fait, le Monsieur. Mais alors vraiment. J’avoue même être assez content de le voir figurer, aux côtés d’un Dan Simmons, par exemple, parmi ces rares écrivains de science-fiction jugés « fréquentables » par ceux qui conspuent habituellement le genre : c’est déjà ça… Jusqu’ici, rien d’original, hein ? Tout juste un peu de fanatisme un tantinet pathologique, avec une vraie couche d'aveuglement, voire de mauvaise foi, diraient certains (les vilains)… Mais voilà : le truc, c’est que je n’ai pas l’impression d’aimer William Gibson pour les mêmes raisons que les autres ; ou, plus exactement, que je ne me reconnais guère dans le discours critique le concernant : ce ne sont pas nécessairement les mêmes thèmes qui retiennent mon attention, ou les mêmes traits de son écriture ; les mêmes ouvrages, parfois… Tenez, prenez ce Code source (traduction pour le moins étrange du Spook Country original…) : dans l’ensemble, les critiques que j’ai pu en lire n’étaient pas glorieuses. Plutôt mitigées, même. Voire franchement mauvaises. Alors que moi j’ai beaucoup aimé. A cela, sans doute deux explications :
1° Ne jamais oublier que Nébal est un con.
2° Dieu merci, je ne suis pas un critique.
Mais avant d’aborder le vif du sujet, sans doute n’est-il pas inutile de dresser un rapide portrait de William Gibson : parmi les inconscients parcourant d’un œil sceptique ce blog miteux, il est fort possible après tout que certains ne sachent pas de qui il s’agit… Alors voilà : William Gibson est, selon l’expression consacrée, « le pape du cyberpunk ». Entendons par-là qu’il est avec son confrère et ami Bruce Sterling l’inventeur de ce genre particulier de la SF que des journalistes amateurs d’étiquettes ont tôt fait de qualifier de « cyberpunk ». La recette (en gros, je schématise à la tronçonneuse, hein) : futur proche et glauque, désenchanté, atomisation du pouvoir politique remplacé par le pouvoir économique, transformation de l’homme (que ce soit par les prothèses cybernétiques ou la génétique), informatique et réalité virtuelle, sexe, drogue et rock’n’roll (ou dub punk EBM indus). Ce que l’on trouve déjà dans Neuromancien, le cultissime premier roman de Gibson qui lui a valu le Prix Hugo, puis dans Comte Zéro et Mona Lisa s’éclate, venant compléter ce premier volume pour former une sorte de trilogie (à laquelle on pourrait d’ailleurs rajouter les nouvelles composant le recueil Gravé sur chrome, parmi lesquelles deux ont donné lieu à une adaptation cinématographique, « Johnny Mnemonic » – excellente nouvelle mais film médiocre pour ne pas dire nul – et « New Rose Hotel » – excellente nouvelle, et superbe film d’Abel Ferrara). Depuis, outre un amusant exil steampunk avec Bruce Sterling (La machine à différences), il a livré une excellente deuxième trilogie, parfois appelée « trilogie du pont », renouvelant l’univers de Neuromancien en passant par un futur plus proche et une écriture plus sobre, une ambiance moins fantasque également : Lumière virtuelle, Idoru, puis l’étonnant Tomorrow’s Parties, qui tenait quasiment de l’illustration abstraite, avec sa structure en brefs fragments quasiment dénués de récit. Une préfiguration, à certains, égards, de ce que sera Identification des schémas : exit le fatras cyberpunk, y’en a plus besoin, on est dedans ; difficile, du coup, de parler de science-fiction pour Identification des schémas… et sans doute aussi pour ce Code source qui en constitue la « suite » (façon de parler : ces romans se lisent indépendamment) ; sauf que…
Mais voyez plutôt. Dans Code source, Gibson délaisse le point de vue unique qu’il avait expérimenté dans Identification des schémas pour retourner aux points de vue multiples dont il était coutumier auparavant (avec un gros reste de Tomorrow’s Parties, ceci dit). Nous suivons donc essentiellement trois personnages, entre les Etats-Unis et le Canada, de nos jours.
Hollis Henry. Ancienne chanteuse du groupe indé Curfew qui a eu son heure de gloire dans les années 1990, elle tente de se reconvertir dans le journalisme hyper super méga tendance branché kif bobo rive gauche (ou droite, je confonds toujours, on s’en fout, ça se passe pas à Paris). Elle est censée travailler pour Node, un journal hyper super etc. qui n’existe pas, existera peut-être un jour, mais c'est pas sûr. Bon, en tout cas, elle bosse plus ou moins directement pour le magnat belge Hubertus Bigend, croisement bizarre entre un requin de la finance et un bohême situ pouet-pouet déjà croisé dans Identification des schémas. Comme l’héroïne de ce dernier roman, elle vit ainsi dans un monde tout de hype et de fashion, de tendance éphémère d’un lendemain qui se transforme bien vite en aujourd’hui puis en hier, trop tard, qui ça, passons à autre chose. Là, elle enquête à Los Angeles sur le phénomène soooooooo cooooooooooool du locative art ; des installations avec des vrais morceaux de GPS dedans, et de réalité virtuelle aussi (marque déposée, terme démodé). C’est ainsi qu’elle croisera bientôt la route de Bobby Chombo, petit génie typiquement nerd autour duquel gravitent les créatifs en mal de compétences techniques ; Bobby Chombo, qui s’intéresse à bien d’autres choses qu’au locative art ; Bobby Chombo, qui intéresse Hubertus Bigend bien davantage que les artisteux sur lesquels est censée travailler Hollis Henry. Oui, de Curfew.
Fondu enchaîné. Los Angeles, New York.
Tito. Sino-cubain, grave interlope. Un « facilitateur illégal » (FI). Il transfère faux et données pour qui paye. Sur un iPod, par exemple. Entouré d’espions bizarres et de dieux vaudous serviables, dès l’instant que l’on suit le protocol. Les missions qu’il exécute au profit du Vieil homme qui connaissait son père vont changer sa vie.
Cut.
Milgrim. Un paumé, un camé. Une seule chose pour lui : il comprend le volapük dont se servent les FI pour communiquer. Tu parles d’une chance ! C’est pour ça qu’il a été enlevé par Brown et sa petite troupe de men in black… NSA ? CIA ? Truc machin ? Dans tous les cas, Milgrim doit suivre ; mais tant qu’il a ses cachetons (Temesta… Rize ? Rize) et son bouquin sur le messianisme révolutionnaire dans l’Europe médiévale, après tout…
Trois destins insignifiants amenés à se croiser, dans un gros bordel qui les dépasse… et probablement aussi vide qu’eux. Superficialité et imposture ; protocol et faux ; je-m’en-foutisme et messianisme : trois incarnations en creux d’un contemporain absurde et vide, qui forment la trame d’un thriller tout ce qu’il y a de plus banal, soit divertissant… et vide ; aussi vide que le MacGuffin dont Chombo est la clef. Un vide hitchcockien, donc : autant dire un faux vide, une abstraction aussi fantomatique que les installations de locative art ou la grille GPS, tant qu’elle n’est pas matérialisée par la farine de la piaule de Chombo. L’important est ailleurs, tout autour. Et, comme chez Hitchcock encore une fois, l’angoisse n’est pas suscitée par l’étrangeté ou la surprise, mais, en vertu des règles les plus élémentaires du suspense, par le fait que l’on sait ce qui va se produire ; enfin, les grandes lignes, en tout cas : les détails, comme leur nom l’indique, sont de peu d’importance... mais génèrent bien un frisson passager, et une salutaire incertitude, mais à terme. Code source transpose le suspense à l’échelle globale de l’évolution du monde contemporain. Et rejoint ainsi la science-fiction.
… Bon, on ne va pas rentrer ici dans le débat interminable sur la définition de la science-fiction, d’autant que je serais bien incapable d’apporter une réponse satisfaisante. Juste une chose : pour ma part, je n’ai jamais adhéré à la dimension prospective que certains entendent mettre au cœur du genre. Je n’y crois pas, tout simplement. En dehors des « aventures dans l’espace », comme disait l’autre, l’intérêt essentiel de la science-fiction (de même qu’auparavant de l’utopie et des « voyages extraordinaires ») est bien de parler du présent. La prospective me paraît tout simplement inenvisageable au-delà de quelques années (et, même là, plutôt douteuse…). Bien rares sont ceux qui ont pu développer une vision lucide à plus long terme ; et ceux-là sont des génies… dont le talent « prophétique » tient souvent au moins autant de l’aptitude pour l’analyse que du coup de bol. Tenez, Tocqueville, par exemple… En SF, bien rares sont les auteurs à avoir su développer un discours pertinent sur le futur, et encore, seulement sur quelques points bien précis : Orwell, peut-être ; Brunner, éventuellement ; Ballard, sur l’échec de la conquête de l’espace ; et Gibson.
Ben oui, Gibson : en ce qui me concerne, il est l’exception qui confirme la règle. Ses romans fourmillent de traits pertinents sur l’évolution de la société, non pas certes dans les excès cyberpunks, mais dans l’esprit qui les sous-tend. Alors, oui, aujourd’hui, quand je sors de chez moi, je ne croise pas une floppée de hackers saturés de prothèses qui se connectent régulièrement sur le réseau ; mais bien un type sur deux qui a son téléphone portable greffé à l’oreille ; et, de manière générale, entre Wifi et GPS, nos contemporains vivent dans le réseau, sans avoir à s’y connecter particulièrement… Dans une intéressante interview accordée à ActuSF et à la Salle 101, Gibson se montre assez lucide à cet égard : il rejette sans hésiter la désignation de prophète, tout en admettant à la limite – et finalement avec beaucoup de réserves – celle de « visionnaire » ; il montre d’ailleurs comment son œuvre témoigne bien d’une certaine absurdité de la prospective, avec l’exemple de l’absence des téléphones portables dans Neuromancien… Mais il développe aussi l’idée de ce réseau « invisible » et permanent qui est bien une caractéristique essentielle de notre présent, et au cœur de Code source.
A cet égard, ce roman me paraît un remarquable tableau, un peu à la manière de Ballard, de notre monde contemporain, mélange de superficialité et de profondeur insoupçonnée, utilisant un langage résolument science-fictionnel et ultra-technologique pour décrire un présent qui nous paraît couler de source, mais en soulevant à peine un peu le voile. Peu importe que le MacGuffin qui se cache derrière ne soit guère intéressant en tant que tel (c'est le principe, après tout...) : l’important est qu’il y a quelque chose, ou du moins une potentialité. Difficile, et probablement impossible, de déterminer ce qu’elle sera ; reste la possibilité de noter, tout autour, quelques tendances éventuelles. Avec lucidité : Gibson, avec le locative art et les lunettes de réalité virtuelle qui l’accompagnent, se moque un peu de lui-même… Pourtant, cela n’existe pas encore vraiment, mais donne déjà une impression de démodé ! La réalité a rattrapé la fiction, oui ; et désormais, Gibson l’accompagne, sans plus chercher à conserver sa longueur d’avance – entreprise illusoire… Demain, aujourd’hui, hier : l’éphémère, comme la superficialité, est au cœur du roman (et c’était déjà un thème central d’Identification des schémas, bien sûr) ; au-delà, reste le souvenir (d’une carrière de chanteuse… ou d’un écrivain de SF « visionnaire » !), et, en sens inverse, un flou fascinant en direction de l’avenir : ce qui autorise bien un certain messianisme révolutionnaire, au moins littéraire… Si les subcultures dont l’auteur semblent raffoler sont probablement, de son propre aveu, condamnées à brève échéance, elles n’en peuvent pas moins, par bien des moyens, susciter une vague incertitude autorisant bien des lendemains, des plus noirs aux plus lumineux, et plus probablement les deux en même temps ; tout dépendra, à vrai dire, du positionnement sur une carte, et du regard que l’on porte (avec ou sans casque de RV)… comme aujourd’hui.
J’ajouterai enfin que William Gibson, décidément, écrit bien (enfin, en tout cas, moi j’aime ; on s’est parfois plaint de la traduction, mais elle ne m’a pas choqué plus que ça, au passage). Les brefs chapitres en « fragments », à la manière de Tomorrow’s Parties, sont parfaitement appropriés, et le tout se lit d’une traite : quand bien même j’ai toujours aimé Gibson, j’avoue cependant que son style souvent hermétique m’a quelques fois contraint à ramer un peu (et, honnêtement, avec Identification des schémas, je m’emmerdais un tantinet) ; mais j’ai dévoré Code source. A partir de là, je vois assez mal comment je pourrais à mon tour livrer un compte rendu mitigé de ce roman…
Je l’ai beaucoup aimé.
Na.
Merde.
Hop.