[Mille excuses pour la mauvaise qualité de l’illustration de couverture, mais mon scanner est en rade, et je n’ai pas trouvé mieux sur le ouèbe… Je tâcherai de remédier à ça, mais ce ne sera pas avant un mois…]
Album Mille et Une Nuits, iconographie choisie et commentée par Margaret Sironval, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade – Albums de la Pléiade, 2005, 267 p.
Parce que j’aime bien les beaux livres et les éditions critiques über-complètes, de temps en temps (rarement, quand même, hein…), je me procure des œuvres auxquelles je tiens particulièrement dans la légendaire collection de la Bibliothèque de la Pléiade (qui manque un peu de science-fiction, sans surprise, mais bon, y’a pas que ça dans la vie, comme disait le grand philosophe Francky Vincent). Plusieurs y sont passés, parmi mes chouchous : Gustave Flaubert, le marquis de Sade, Franz Kafka, Oscar Wilde, Arthur Rimbaud (un des très rares pouètes que j’apprécie), Michelet pour son Histoire de la Révolution française (et tant qu’à faire, en parallèle, le premier tome des Orateurs de la Révolution française ; j’aimerais biens avoir ce qu’il en est du deuxième… ?), et j’en passe…
Cela ne m’était pas arrivé depuis un certain temps, cela dit (si l’on excepte un détour du côté des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, plus justifié par le travail que par le pur plaisir). Et il faut bien reconnaître qu’ils sont chers, leurs beaux bouquins, à la Pléiade… L’autre jour, cependant, en prévision d’un prochain séjour parisien pour lequel il me sera impossible de faire suivre une remorque de bouquins, j’ai décidé de retourner à ce péché mignon. Et de faire les choses en grand : tout d’abord, le quatrième et dernier tome des Œuvres complètes de Franz Kafka (ça faisait un bail qu’il devait y passer, celui-là) ; ensuite, Le Roman de Renart (dans une superbe édition « bilingue » ; je viens de m’y replonger pour la énième fois, et je confirme d’ores et déjà, mesdames et messieurs, que Le Roman de Renart fait partie de ces livres que j’emporterais sur l’hypothétique île déserte) ; enfin, les Œuvres de Lewis Carroll, parce que.
(Hein, quoi ? Tout cela est très fantastique / fantasy ? Mais non, voyons ! C’est la Pléiade ; nous parlons de vrais livres…)
C’était bien la première fois que je me lâchais autant, cela dit ; je crois même avoir entendu mon compte en banque crier : « Aïe ! » Mais la librairie n’est pas très loin de mon agence, c’est vrai. Toujours est-il que la gentille libraire put ainsi m’offrir (et c’était une première, donc) un des légendaires « albums de la Pléiade » (offerts pour l’achat, justement, de trois volumes de la collection ; aïe !). Le dernier était consacré à André Breton : mouais… Bon, je fais pas la fine bouche, hein, ça ne se refuse pas : je suis même (sincèrement : j’aime les cadeaux) tout sourire, merci merci. Mais c’est alors qu’une deuxième gentille libraire intervient : « Si vous préférez, nous avons aussi quelques exemplaires de certains des albums précédents : Montaigne, Queneau, les Mille et Une Nuits… » STOP ! Les Mille et Une Nuits, ça sera parfait, merci merci merci.
(Hein ? Quoi ? Encore de la fantasy ? Mais non, vous dis-je ! C’est la Pléiade, zob !)
Oui, parfait merci merci merci. Et ce quand bien même je n’ai jamais lu les Mille et Une Nuits, tout en en connaissant pas mal de contes, comme beaucoup de gens… Mais cela faisait un moment que je comptais m’y attaquer, et je sens que le prétexte finira bien par débarquer. Mais dans l’immédiat, outre un indéniable intérêt pour ces contes, si j’ai privilégié ce 44ème album de la Pléiade (celui consacré à Montaigne devait être fort intéressant aussi, notez bien), c’est en sachant qu’il s’agissait de faire dans l’iconographie commentée. Or, pour les Mille et Une Nuits, ça promettait d’être sacrément intéressant… Et ce le fut bien.
Les Mille et Une Nuits font partie du patrimoine de l’humanité. Tous, nous connaissons l’histoire, si ce n'est le nom, du sultan Shahriyar, désireux de se venger sur toutes les femmes de la tromperie de son épouse : il décide de prendre une nouvelle femme chaque nuit, et de l’exécuter au petit matin. Ah, Shahriyar, tu es bien un homme selon mon cœur… Mais il épouse un jour la belle Shéhérazade ; et l’astucieuse jeune femme déploie des trésors de ruse pour rester en vie. Quand la nuit vient, après les fougueux ébats, et avec la complicité de sa sœur Dinarzade, Shéhérazade entame un conte… et ne le finit pas. Le sultan, dévoré par l’envie de connaître la fin de l’histoire, épargne son épouse… qui renouvelle sa ruse. Et il en sera ainsi pendant mille et une nuits. La belle Shéhérazade invente pour survivre le roman-feuilleton et la série télévisée (non, je ne blague pas) ; ses seules armes contre la brutalité et la cruauté du sultan sont son imagination et son talent de conteuse. Et c’est ainsi qu’elle nous livre, nuit après nuit, toutes ces histoires plus fabuleuses les unes que les autres : Aladin et la lampe merveilleuse, Ali Baba et les quarante voleurs, Sindbad le marin et ses voyages fantastiques, et tant d’autres encore… Des histoires extraordinaires, fourmillant de tapis volants et de magiciens, de monstres et de merveilles, dans un Orient fabuleux et sensuel, un Orient de rêve…
L’origine des Mille et Une Nuits reste encore aujourd’hui assez mystérieuse ; on en a cependant retrouvé un fragment, mentionnant Shéhérazade, datant du IXe siècle, et c’est le plus ancien connu à ce jour (même si l'origine remonte probablement encore quelques siècles plus tôt). Mais au-delà de la survivance notamment orale dans les pays turcs, arabes et persans (j’y reviens), c’est finalement en Occident, et tout d’abord par l’écrit, que les Mille et Une Nuits vont connaître leur extraordinaire succès, jusqu’à nos jours, où les contes originaux se sont déclinés sous mille et une (aha) formes.
Tout (pour nous, du moins…) commence en France, en plein Grand Siècle. Le royaume est plongé dans la (première) querelle du jansénisme ; Louis XIV sent qu’il a besoin de preuves théologiques pour mettre fin à la controverse, et pense qu’on ne les trouvera que parmi les textes les plus anciens, en Grèce et en Turquie. Et c’est pourquoi, profitant de la nomination d’un nouvel ambassadeur auprès de la Sublime Porte, le Roi-Soleil, judicieusement conseillé, confie au plénipotentiaire un secrétaire compétent, le jeune Antoine Galland, issu d’un milieu très modeste, mais grand connaisseur des langues antiques et orientales, curieux et avide de voyages. Et c’est ainsi que Galland, durant son long périple (il restera plus de vingt ans en Orient), découvrira, dans de vieux manuscrits et auprès de conteurs, les « contes arabes » des Mille et Une Nuits (« arabes » ? C’est du moins ainsi qu’ils sont présentés, mais les contes sont semble-t-il persans à l’origine ; mais les Européens d’alors ne s’embarrassaient guère de ces distinctions… et à vrai dire, ceux d’aujourd’hui… mais passons), et décidera de les ramener en France. Sa « traduction » (lui-même ne prisait guère ce terme, il est vrai peu approprié) des Mille et Une Nuits (plus précisément d’un choix de contes, environ 70 pour 281 nuits, en douze volumes publiés de 1704 à 1717) connaît dès le XVIIIe siècle un succès foudroyant, et est à la base de toutes les éditions ultérieures pour un long moment. On en trouve très vite des « contrefaçons » et des adaptations dans les diverses langues européennes (mentionnant toujours qu’il s’agit à l’origine du texte de Galland) en Angleterre (sous le nom d’Arabian Nights’ Entertainment, jusqu’à aujourd’hui), en Hollande, en Allemagne, en Italie, au Danemark, en Russie… C’est un colossal succès de librairie, qui imprègne durablement la culture européenne pour les siècles à venir, et ce très vite (voyez les innombrables récits orientaux du siècle des Lumières, et leurs héroïnes au nom « en Z »…). Galland, personnage humble et discret, n’en profite guère, en dépit de son indéniable statut de « créateur » (si les contes existaient déjà pour la plupart, le style de l’écriture est indubitablement moderne – ce n’est donc pas, au sens strict, une « traduction » –, Galland s’inspire de ce qu’il connaît – et trouve à Versailles des modèles pour Shéhérazade… – et émaille son texte d’anecdotes culturelles et de traits pittoresques qui en font un précieux témoignage sur l’Orient qu’il a connu), mais il n’en a pas moins acquis une certaine renommée. Et il en sera de même, à l’aube du XXe siècle, pour la nouvelle édition réalisée par le docteur J.-C. Mardrus, proche de Mallarmé entre autres célébrités, et qui fut une personnalité de son temps.
Mais revenons au XVIIIe siècle. L’aristocratie et la bourgeoisie cultivée se régalent des contes de Galland, dans la foulée de ceux de Perrault (il y avait à l’époque une vraie mode des « contes de fées », ceux des Mille et Une Nuits étaient une variation originale et d’autant plus séduisante). Mais ce succès, fait notable, va assez rapidement (au XIXe siècle) s’étendre à toutes les couches de la population. Les contes, pris séparément (et notamment ceux d’Aladin, d’Ali Baba et de Sindbad), figurent en effet rapidement sur de brèves brochures, souvent illustrées, que les colporteurs répandent dans les campagnes, auprès des populations plus modestes, au milieu des almanachs. La publicité, à la même époque, s’en empare, les affiches s’inspirant de scènes célèbres et déjà connues de tous (la danse du couteau, par exemple), tandis que des marques de chocolat glissent dans chaque tablette le résumé d’un conte, insistant notamment sur sa morale supposée, ainsi mise en avant… Des marques de coffres-forts déploient toute une imagerie basée sur le trésor d’Ali Baba. Quant à la lampe merveilleuse d’Aladin, les industriels commercialisant la fabuleuse invention d’Edison ne manquent pas d’en faire usage ! La publicité concernant l’électricité, avec son parfum de magie, trouve en effet une matière tout à fait appropriée dans les Mille et Une Nuits.
Et l’imagerie des Mille et Une Nuits se répand ainsi partout. L’édition de Galland, pas plus que la plupart des manuscrits qu’il avait consultés, n’était pas illustrée, et l’auteur ne se montrait pas toujours prolixe en matière de descriptions. Mais cela va bien vite changer, et les Mille et Une Nuits deviendront rapidement une œuvre aussi graphique que littéraire, jusqu’à construire la vision d’un Orient fantasmé, généralement bien éloigné de la réalité, mais imprégnant durablement les mentalités européennes. Shéhérazade elle-même est le premier personnage mis en avant, notamment sur des frontispices, jouant pour beaucoup d’entre eux sur l’atmosphère érotique. Plus ou moins voilée, plus ou moins « orientale », plus ou moins potelée aussi, elle change d’aspect selon les époques et les milieux, tantôt Ottomane « à la française », belle odalisque à la manière des orientalistes, ou prude jeune fille victorienne… Elle participe cependant d’un changement du regard porté sur la femme, ce qui n’est pas anodin.
Très vite, il en ira de même pour toutes les scènes les plus marquantes des Mille et Une Nuits, qui seront bientôt connues de tous : chevaux ailés et tapis volants, tête coupée qui parle, danse du couteau, génie (à l’aspect très changeant, plus ou moins oriental, plus ou moins démoniaque, plus ou moins matériel) jaillissant de la lampe merveilleuse, paysages fantastiques des voyages de Sindbad… On retrouve les Mille et Une Nuits partout, dans les gravures les plus anodines comme sous le pinceau des peintres les plus prestigieux ; régulièrement, dans les salons, on trouve une toile inspirée des Mille et Une Nuits… et tout aussi régulièrement la critique pudibonde s’offusque de « l’indécence » fréquente de ces œuvres.
Et les autres arts ne sont pas en reste : le théâtre, la musique et la danse, puis le cinéma et le dessin-animé, s’emparent rapidement des Mille et Une Nuits, et en amplifient encore la riche imagerie. Dès le XVIIIe, mais plus encore au XIXe et au début du XXe siècles, on ne compte pas les pièces, les opéras et les ballets s’inspirant des contes « traduits » par Galland puis Mardrus, dont certains sont encore célèbres aujourd’hui : pensez à Rimski-Korsakov, à Ravel, à Honegger… Quant à la performance de Nijinski dans les ballets russes, elle restera longtemps dans les mémoires, s’attirant les louanges d’un Picasso ou d’un Cocteau. Le cinéma, inévitablement, sera également de la partie, produisant dès les origines (Méliès, entre autres) des centaines d’œuvres inspirées des Mille et Une Nuits et de ses plus célèbres contes, d’un intérêt variable et dans des styles bien différents : il y a un monde entre le Sindbad incarné par Douglas Fairbanks, et celui de Lou Ferrigno… Les enfants ont pu se régaler de l’Aladin des studios Disney, mais on leur déconseillera probablement l’adaptation des Mille et Une Nuits par Pier Paolo Pasolini. Et chaque année, les chaînes de télé franchouillardes ne manquent pas de rediffuser l’Ali Baba de Jacques Becker avec Fernandel…
Cette variété est bien symptomatique du profond ancrage des Mille et Une Nuits dans les mentalités contemporaines. La redécouverte par Galland de ces « contes arabes » les a définitivement inscrits dans le patrimoine de l’humanité, par-delà les frontières géographiques et culturelles, et à travers les arts. Si ce bel ouvrage revient bien à l’occasion sur les contes eux-mêmes, il est avant tout l’histoire d’une réception, et d’un fantasme ; celui d’un Orient féerique, de merveilles et de magie, un Orient idéal transcendant l’histoire et réveillant ce qu’il y a de plus admirable en l’humanité : son aptitude au rêve et à la création. Shéhérazade a vaincu la mort et l'arbitraire par ses contes ; une leçon à ne pas oublier.