MIÉVILLE (China), Perdido Street Station, [Perdido Street Station], traduit de l’anglais par Nathalie Mège, Paris, Fleuve Noir – Pocket, coll. Science-fiction / Fantasy, [2000, 2003] 2006-2007, 2 vol., 434 et 533 p.
Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 53, dans le guide de lecture consacré à China Miéville (pp. 146-149).
Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant un an.
En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…
EDIT : Hop :
Dès son second roman, China Miéville s’est fait un nom dans les littératures de l’imaginaire : Perdido Street Station a raflé outre-Manche le Prix Arthur C. Clarke et le British Fantasy Award, et de par chez nous le Grand Prix de l’Imaginaire. Joli palmarès, qui n’est certes pas un gage absolu de qualité, mais laisse néanmoins supposer que nous tenons là quelque chose qui sort de l’ordinaire. Et l’on reconnaîtra effectivement sans peine qu’il s’agit d’une œuvre ambitieuse et passablement iconoclaste : en effet, ce roman-fleuve (scindé en deux tomes pour son édition française), non content de se poser en modèle de livre-univers foisonnant, consiste également en une réjouissante entreprise de démolition des frontières un peu trop hâtivement établies entre science-fiction, fantasy et fantastique / horreur, et résiste ainsi aux classifications traditionnelles des forcenés de l’étiquette. Mais le roman n’a rien de bancal pour autant : l’univers décrit par China Miéville, d’une richesse rare, est d’une cohérence incontestable.
Et cet univers, c’est essentiellement Nouvelle-Crobuzon. Une mégalopole étouffante et fascinante, immense cité industrielle aux murs couverts de suie, melting-pot ahurissant où l’on croise indifféremment, au milieu des humains, une foule de Xénians : des Khépri, femmes à la tête de scarabées, des Vodyanoi, batraciens géants exploités sur les docks, mais aussi des hommes-cactus, et même à l’occasion des Garuda, les hommes-aigles, fiers chasseurs dans le désert du Cymek, ici relégués dans le plus sordide des bidonvilles ; mais il y a aussi les recréés, victimes de la justice impitoyable du Parlement, tenant tantôt du cyborg, tantôt du résultat horrifiant d’expériences entreprises par le plus cruel avatar du Dr Moreau ; et encore des « artefacts », robots à l’efficacité parfois douteuse, mais dont on aura vite l’occasion de constater qu’ils sont bien plus que de vulgaires aspirateurs. Sans parler de créatures plus étranges encore ; mais il est vrai qu’à Nouvelle-Crobuzon, au détour d’un couloir de l’immense gare centrale de Perdido, on peut croiser le Diable en personne…et constater avec horreur que le Prince des Ténèbres lui-même est effrayé par les étranges abominations qui viennent à rôder, la nuit, par-dessus les toits de la cité endormie, au milieu des dirigeables et des voies aériennes, pour s’abreuver des rêves et susciter des cauchemars !
Tout cela a de quoi déstabiliser l’étranger, débarqué brusquement dans la ville tentaculaire, et totalement ignorant de ses us et coutumes : tel est tout d’abord Yagharek, le Garuda aux ailes rognées pour son crime indicible, qui vient un jour frapper à la porte du savant farfelu Isaac Dan der Grimnebulin, dans l’espoir que l’universitaire hétérodoxe saura lui permettre de voler à nouveau. Et c’est ainsi que le lecteur, tout d’abord intimidé, partira à la découverte de Nouvelle-Crobuzon, abandonnant bien vite l’inévitable carte figurant en tête de l’ouvrage pour se laisser guider par les autochtones : on suivra ainsi Isaac dans son laboratoire du Marais-aux-Blaireaux, à l’Université où l’on enseigne tant la science que la magie, ou encore dans les tavernes plus ou moins interlopes qui font les délices de la bohême, et entre autres de Lin, la compagne d’Isaac, une artiste prometteuse… et une Khépri. Nous la suivrons à son tour, confrontée à des admirateurs pas toujours recommandables, ou errer en quête d’identité dans les ghettos khépris, qu’elle a décidé de fuir au risque de couper les ponts avec sa communauté. Mais nous suivrons également leur amie la journaliste révolutionnaire Derkhan, cherchant sur les quais où les dockers Vodyanoi menacent de se mettre en grève de la matière pour la feuille clandestine Le Fléau endémique. Sur l’île d’Horrore, nous verrons les dirigeants du Parlement, et en premier lieu le maire Buseroux, gérer d’une poigne de fer Nouvelle-Crobuzon, n’hésitant pas à recourir aux impitoyables miliciens et à leurs enlèvements nocturnes ; à l’autre bout de l’échelle, on parcourra le répugnant bidonville de Chiure, où quelques Garuda tentent tant bien que mal de conserver leur fierté. China Miéville, tout au long de son roman, nous guide à travers la ville monstrueuse et ses innombrables quartiers aux noms poétiques et grotesques, des grandes avenues aux ruelles coupe-gorges, du faîte des monuments aux égoûts les plus nauséabonds.
Et c’est là la grande force de Perdido Street Station. L’auteur y fait preuve d’une imagination sidérante, celle qui n’appartient qu’aux grands créateurs d’univers, à un Tolkien, un Vance ou un Herbert. Il promène le lecteur partout sans jamais le perdre, il le bombarde d’idées toutes plus riches les unes que les autres sans jamais l’assommer. Et c’est avec délice que l’on s’abandonne à la découverte de Nouvelle-Crobuzon ; non pas comme à la lecture d’un vulgaire guide touristique, fatiguant d’exhaustivité, mais comme un voyageur emporté par la foule, et saisissant, au détour d’une ruelle, à l’ombre d’un porche ou autour d’un étal, une multitude de fragments authentiques et de saynètes saisissantes, facilitant l’immersion. Aussi Nouvelle-Crobuzon est-elle à bien des égards la véritable héroïne de Perdido Street Station, à l’instar de l’Ambregris de Jeff VanderMeer dans La Cité des saints et des fous (on comprend d’autant mieux la parenté affichée sous l’étiquette « New Weird »), mais aussi, pour citer des œuvres moins ouvertement fantaisistes, du Londres de Michael Moorcock dans Mother London (peut-être plus encore que de celui de Neil Gaiman dans Neverwhere), voire du Northampton d’Alan Moore dans La Voix du feu (mais à vrai dire, pour ce qui est de ce dernier auteur, on pensera peut-être encore davantage à From Hell et à V pour Vendetta, notamment avec le personnage de Jacques l’Exauceur…). On y trouvera peut-être même un soupçon d’Ankh-Morpork, à l’occasion de quelques scènes particulièrement loufoques… Mais tout cela se tient parfaitement, et cette longue promenade est un vrai régal pour le lecteur, qui en vient, insidieusement, à s’intégrer à la population de Nouvelle-Crobuzon (thématique essentielle du roman que celle de l’intégration, notamment pour les personnages de Yag et de Lin).
Du moins ceci est-il vrai pour celui qui n’attend pas avant tout d’un roman de fantasy ou de SF une action trépidante et sans temps mort. Le tronçonnage de la version française en deux volumes peut faire grincer des dents, mais il n’est clairement pas fait au hasard. Pour dire les choses franchement, dans le premier volume, il ne se passe à peu près rien : c’est un long prologue de près de 400 pages, permettant au lecteur de découvrir Nouvelle-Crobuzon et les personnages principaux (pas forcément très fouillés, d’ailleurs, à l’exception de Lin ; la domination de la ville ne s’en fait que plus sentir), tandis que l’intrigue ne se met que très lentement en place, par un jeu de coïncidences plus ou moins improbables, où, à la Brazil, le simple battement d’aile d’un papillon (si l’on ose dire !) génèrera progressivement le chaos apocalyptique du second volume, plaçant enfin l’aventure « héroïque » au premier plan, et reléguant Nouvelle-Crobuzon au simple rôle de cadre.
Dès lors, tout dépend de la sensibilité personnelle du lecteur, et de ses attentes. Ceux qui ne jurent que par l’action et la fluidité trouveront probablement l’exposition longue et laborieuse, au risque de les dissuader de s’attaquer au second volume ; d’autres – et j’avouerai que ce fut mon cas – regretteront au contraire que China Miéville sacrifie en fin de compte au romanesque et délaisse l’atmosphère à la fois picturale et vivante du premier volume au profit d’une trame finalement assez banale, et quasi « rôlistique » par moments. L’histoire n’est pas inintéressante, loin de là, et l’imagination de l’auteur tourne toujours à plein régime, mais l’effet est tout autre : les descriptions, tantôt longues, tantôt fragmentaires, participaient jusqu’alors de l’immersion du lecteur dans la fascinante Nouvelle-Crobuzon ; mais dans la seconde partie, le foisonnement d’idées géniales, à se noyer dans les sous-intrigues, se révèle souvent frustrant. China Miéville saisit régulièrement le lecteur avec un concept intriguant, un personnage séduisant, un cadre précis, mais s’empresse bien trop vite de passer à autre chose ; une autre idée géniale, le plus souvent, certes. Mais l’on passe ainsi un peu trop souvent du coq à l’âne, dans un déferlement d’inventivité qui tient quelque peu de la fuite en avant. Et l’on en vient à regretter, parfois, que tel personnage auquel on s’était progressivement attaché, ou telle sous-intrigue qui avait su nous accrocher, soit brusquement délaissé pour passer à tout autre chose, de plus ou moins vital à la narration. Au final, le récit devient ainsi plus ou moins feuilletonesque, à accumuler rebondissements et digressions : cela peut séduire, d’autant que la richesse de l’univers l’autorise assurément, mais peut aussi donner en fin de compte l’impression que l’auteur tire à la ligne… On ne s’ennuie pas, non, il y a trop de belles idées pour cela ; mais on regrette parfois que l’auteur n’aille pas jusqu’au bout de ses idées, ne se maîtrise pas davantage, en somme.
Le style de China Miéville, coloré, ampoulé, parfois émouvant, non dénué d’humour, mais quelque peu lourd à l’occasion (et plus ou moins bien servi par la traduction de Nathalie Mège, dans l’ensemble excellente, mais qui trébuche parfois sur des ruptures de ton incongrues ou des répétitions pénibles à l’oreille), renforce encore cette impression : les longues et riches descriptions de la première partie étaient tout à fait appropriées, souvent même remarquables ; mais quand l’intrigue débute véritablement, la persistance de certains de ces traits d’écriture en vient régulièrement à nuire au rythme du récit, en décomposant excessivement l’action ou en se livrant à de nouvelles digressions rendant l’ensemble confus.
Je ne ferai donc pas de Perdido Street Station un chef-d’œuvre. Mais c’est assurément un livre qui mérite d’être lu : foisonnant, inventif, original, il est une remarquable invitation au voyage comme on n’en rencontre que trop rarement. Si, en refermant la dernière page, on ne peut s’empêcher de formuler quelques critiques, on n’en est pas moins convaincu du talent de créateur d’univers et de conteur de China Miéville ; assurément de quoi donner envie de lire sa production ultérieure, et de se replonger avec délice dans le sombre et superbe univers de Nouvelle-Crobuzon.