"Kane. L'intégrale 3/3", de Karl Edward Wagner
WAGNER (Karl Edward), Kane. L’intégrale 3/3, traduit de l’américain par Patrick Marcel, avant-propos de Gilles Dumay, [Paris], Denoël, coll. Lunes d’encre, [2003, 2008] 2009, 590 p.
Peut-être êtes vous déjà au courant, mais, à tout hasard, je ne vais pas me priver de le répéter : Kane, c’est bon, mangez-en. Le personnage créé par Karl Edward Wagner est, non seulement un des plus solides (voire le plus solide) rival du Conan de Robert E. Howard, mais aussi un des plus beaux exemples qu’il m’ait été donné de lire de « salaud magnifique », comme j’aime bien désigner ce genre de personnage. Kane, rappelons-le, est à la fois ou tour à tour le héros et le vilain de ses récits. Autant dire que la sword’n’sorcery de Karl Edward Wagner rompt radicalement avec les pires poncifs manichéens de la high fantasy, et on ne saurait s’en plaindre.
Pourtant, il paraît que ça se vend mal… Sordide humanité ! Vous ne méritiez pas Karl Edward Wagner.
Mais passons, et causons un peu plus en détail de ce dernier volume de l’intégrale des récits de Kane. Un bien beau volume, ma foi, riche en aventures épiques et en horreurs sans nom (puisque, à l’instar d’Howard, Wagner joue plus qu’à son tour la carte de la terreur indicible). Et un volume également riche en surprises, l’auteur, à l’instar de son héros, ayant plus d’un tour dans son sac...
Au programme, neuf nouvelles généralement de bonne taille (quatre d’entre elles tournent autour de la centaine de pages, et pourraient très légitimement être qualifiées de courts romans), dont sept inédites ; il faut encore y ajouter un poème (« Le Soleil de minuit », pp. 387-388), une version alternative (de jeunesse, plus exactement, et plus épique) de l’excellente nouvelle « Lynortis » figurant dans le deuxième volume (« Le Trésor de Lynortis », pp. 503-560), un fragment d’un roman « perdu » (« Dans le sillage de la nuit », pp. 561-571 – trop court pour qu’on puisse vraiment en dire quoi que ce soit…), et enfin un article éclairant de l’auteur sur sa création et ses envies de « gothique sous acide », ainsi qu’il qualifie lui-même joliment le genre des aventures de Kane (« Kane passé et à venir », pp. 573-590).
Mais détaillons un peu plus les nouvelles qui constituent le gros de cet ouvrage. On peut les séparer en (au moins) deux catégories, le poème précédemment mentionné constituant la rupture.
Dans un premier temps, nous retrouvons Kane tel que nous l’avons connu et apprécié dans les deux précédents volumes de cette intégrale, arpentant son équivalent personnel de l’Âge Hyborien. Tout commence avec trois très longues nouvelles, toutes également passionnantes. « Le Nid du corbeau » (pp. 11-97) est une nouvelle cruciale dans le cycle, opposant Kane aux plus dangereux des ennemis : des chasseurs de prime désireux de capturer le fameux brigand mais ne valant guère mieux que lui, une femme avide de vengeance et prête à tout pour arriver à ses fins… et un seigneur démon, rien de moins. Le tout donne un palpitant récit jouissivement gothique, du Kane de la plus belle eau.
Mais la suite est au moins du même niveau, et même probablement meilleure encore : dans « Réflexions pour l’hiver de mon âme » (pp. 99-196), Kane, qui joue décidément de malchance, s’égare dans un blizzard surnaturel et trouve refuge dans un château perdu dans les steppes nordiques… et en proie à l’assaut de loups-garous ! Un récit à l’ambiance finement élaborée, et qui contient de beaux moments d’horreur paranoïaque.
« La Froide Lumière » (pp. 197-304), enfin, oppose Kane à des croisés fanatiques désireux de débarrasser le monde du maléfique colosse roux. Des fanatiques, oui, le terme n’est pas trop fort ; et leurs motivations comme leurs agissements en font en définitive les véritables « méchants » de cette impitoyable chasse à l’homme (tournant bien évidemment au chasseur chassé…) dans une ancienne métropole quasi désertique et engoncée dans une lourde léthargie qui n’est pas sans évoquer une atmosphère de western spaghetti…
Suivent trois nouvelles bien plus courtes, et sans doute un cran en-dessous, quand bien même elles ne manquent pas d’intérêt. « Mirage » (pp. 305-345) est une nouvelle très howardienne, confrontant Kane à des goules et des vampires ; un récit classique et efficace ; peut-être un peu trop classique, cela dit…
On y préférera sans doute les deux nouvelles suivantes, deux « mauvaises blagues » comme on les aime : « L’Autre » (pp. 347-360) éclaire en effet sous un jour agréablement cynique la personnalité de Kane.
Puis vient la première grosse surprise de ce recueil : dans « La Touche gothique » (pp. 360-385), Kane a en effet un partenaire illustre… en la personne du célèbre Elric, le nécromancien albinos de Michael Moorcock ! Et j’avoue, oui, j’avoue, moi qui ne suis guère un afficionado du possesseur de Stormbringer, j’ai trouvé particulièrement jouissif de le voir aussi paumé dans cette nouvelle où Kane a plus que jamais la classe… Au passage, le récit se teinte ici de science-fiction…
… ce qui nous amène à la deuxième (ou troisième, comme on voudra) catégorie de nouvelles figurant dans ce recueil. Passé « Le Soleil de minuit », Kane se trouve en effet propulsé à l’époque contemporaine, dans un cadre qui n’a plus forcément grand chose de « fantasy » ! Ce n’est pas forcément très convaincant dans un premier temps, Kane n’étant en effet qu’au second plan dans « Lacunes » (pp. 389-405) et « Dans les tréfonds de l’entrepôt Acme » (pp. 407-421) ; certes, il est assez amusant de le voir dans le costume d’un dealer de drogues improbables, mais le ton étrangement « pornographique » de ces deux textes peut laisser sceptique (le changement est pour le moins brutal !).
On y préférera largement, et heureusement, la dernière longue nouvelle de ce recueil avant les quasi-annexes mentionnées précédemment, « Tout d’abord, juste un spectre » (pp. 423-501), qui clôt le « cycle de Kane ». Le colosse roux, là aussi, n’apparaît que par intermittences, cette fois dans le Londres des punks, et la nouvelle m'a laissé un petit goût d'inachevé ; mais elle touche cependant juste dans ses aspects largement autobiographiques (le « héros » est un écrivain d’horreur qui se rend à une convention de science-fiction, et qui a un « léger problème » avec l’alcool...), et se révèle tout à fait convaincante en définitive (d’autant plus qu’elle ne manque pas d’humour, à l’instar de plusieurs des textes qui précèdent immédiatement).
Ce troisième volume, d’une richesse impressionnante, couronne ainsi le « cycle de Kane » de la plus belle des manières. C’en est à vrai dire peut-être même le volet le plus réussi... Cela dit, s’il est bien entendu indispensable pour ceux qui ont apprécié les deux premiers volumes, ce dernier tome ne constitue probablement pas la meilleure porte d’entrée pour découvrir Kane et son univers. Mais le cycle dans son ensemble valant le détour, je ne peux que fermement le recommander aux amateurs de fantasy héroïque lassés à juste titre des redites interminables de la « big commercial fantasy ». On est ici dans du divertissement de très grande qualité, de la sword’n’sorcery à la Howard qui tranche et qui gicle (entre autres), et, bordel, ça fait du bien par où ça passe.