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Lavinia, d'Ursula K. Le Guin

Publié le par Nébal

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LE GUIN (Ursula K.), Lavinia, [Lavinia], traduit de l’anglais [États-Unis] par Marie Surgers, Nantes, L’Atalante, coll. La Dentelle du cygne, [2008] 2011, 311 p.

 

Ma chronique se trouvait sur le défunt site du Cafard cosmique... La revoici.

 

 

 

« Une fille lui restait, seule héritière de sa maison et de ses vastes domaines, déjà mûre pour le mariage, bien en âge de prendre un époux. Plusieurs princes du vaste Latium et de l’Ausonie tout entière briguaient son alliance. » C’est là, peu ou prou, tout ce que Virgile, dans son Énéide, nous dit à propos de Lavinia, la fille du roi du Latium Latinus, destinée à devenir la dernière épouse d’Énée. C’est peu… Et, le fameux poème pouvant donner un sentiment d’inachèvement, Ursula K. Le Guin a dans un sens pris le parti de le poursuivre, en prenant pour point de vue ce personnage secondaire du poème initial ; comme pour réparer une injustice… Ce qui donne au final un livre hors-normes, résolument inclassable – la légende y convole avec l’histoire, mais il faut y rajouter un doigt de science-fiction et une louche de « bizarreries » qui justifieraient, si l’on y tient, le qualificatif de « transfiction » –, et probablement un des plus beaux qu’Ursula K. Le Guin ait écrits.

 

C’est Lavinia elle-même qui, par-delà les siècles, nous conte son histoire et, à travers elle, celles d’Énée, de sa famille, et plus généralement du Latium. Lavinia nous avertit très tôt : elle a conscience de n’exister qu’au travers de l’écrit ; aussi mince soit-il, c’est à travers le souvenir qu’en a laissé « son poète » qu’elle est parvenue à l’existence, et qu’elle peut encore s’adresser à nous aujourd’hui. Aussi peut-elle aller jusqu’à dire (p. 140) qu’il ne lui a pas été difficile de croire en sa nature fictive… et d’en tirer les conséquences qui s’imposent.

 

Car, de même qu’elle s’adresse à son lecteur, Lavinia, à plusieurs reprises, rencontre un Virgile mourant, lors de scènes de toute beauté, et s’entretient avec lui du passé – la guerre de Troie, le voyage d’Énée, et notamment son escale carthaginoise auprès de Didon – comme du futur, le poète se faisant alors oracle, et prédisant à Lavinia son mariage avec le héros troyen, mais aussi une guerre sanglante…

 

Mais nous n’en sommes pas encore là. Au début du roman, Lavinia n’est « que » la fille de Latinus, roi du Latium, et de son épouse Amata, devenue folle. Nombreux sont ses prétendants parmi les Latins et peuples assimilés, le plus entreprenant étant son cousin Turnus, roi des Rutules. Mais Lavinia ne veut se marier avec aucun de ces prétendants, et bientôt ses conversations avec son poète la convainquent d’attendre l’arrivée d’Énée. Reste à convaincre également son père : elle l’emmène consulter l’oracle, et celui-ci est limpide : Lavinia devra épouser, non un Italien, mais un étranger ; mais il en résultera une conséquence inévitable : la guerre…

 

Le pieux Latinus obéit à l’oracle. Mais Amata n’a que le nom de son neveu Turnus à la bouche, et tente toutes les manœuvres pour forcer les épousailles. Lavinia se trouve ainsi prise malgré elle dans un avatar antique de la « guerre des sexes », où son choix, libérateur, l’amène à s’opposer à son camp « naturel »… quels qu’en soient les risques : « Comme Hélène de Sparte j’ai causé une guerre. La sienne, ce fut en se laissant prendre par les hommes qui la voulaient ; la mienne, en refusant d’être donnée, d’être prise, en choisissant mon homme et mon destin. »

 

Car les navires d’Énée accostent bientôt… et tous savent ce que cela signifie. Une série d’incidents fâcheux conduisent bientôt à la guerre, le camp italien étant mené comme il se doit par le bouillant Turnus, applaudi par Amata, tandis que Latinus et Lavinia, bien malgré eux, se retrouvent spectateurs d’un désastre annoncé… même si la jeune fille sait que l’issue ne saurait faire de doute : après tout, son poète l’écrira… mais il restera ensuite des pages à noircir, ces pages que Virgile n’a pas eu le temps d’écrire.

 

N’y allons pas par quatre chemins : Lavinia est un chef-d’œuvre, sans doute un des plus beaux romans d’Ursula K. Le Guin, très justement récompensé par le Locus Award 2009. Superbement écrit – et traduit par Marie Surgers –, ils nous dépeint une haute antiquité italienne crédible et riche en détails comme seule ce grand nom de « l’ethno-SF » était capable de le faire. Les personnages – en dépit du jugement peu amène que porte Lavinia sur elle-même – sont tout aussi réussis, complexes et humains, à la mesure de leur place dans l’histoire, la petite comme la grande. Le récit, enfin, est passionnant : outre qu’il donne furieusement envie de lire ou de relire l’Énéide, il fait preuve d’un art de la narration tout à fait remarquable, qui entraîne le lecteur à chaque page, qu’il s’agisse de séquences bucoliques ou introspectives, d’intrigues de palais ou de batailles portées par un puissant souffle lyrique.

 

À tout cela il faut encore ajouter l’ahurissante richesse des thèmes traités en seulement 300 pages, qui font de Lavinia un roman que l’on déguste, certes, mais pour lequel on suggèrera de prendre son temps. Sans surprise de la part de l’auteur, certaines réflexions relèvent d’un féminisme subtil, illustré par les choix de Lavinia, en opposition aux cérémonies « purement féminines » de sa mère Amata ; mais se pose également la question de la place de la femme dans la société, l’Italie de la haute antiquité se distinguant semble-t-il ici de la Grèce palatiale et de Troie. Le regard porté sur la religion est également intéressant : Lavinia, comme la plupart des personnages du roman, est très pieuse et très portée sur les rituels ; pourtant, et ce en dépit du substrat mythologique de l’Énéide, Lavinia est un roman assez résolument athée : les dieux n’y interviennent pas, et n’y sont envisagés que d’une manière très abstraite. Les réflexions politiques sont de même de tout premier ordre, notamment celles relevant de la diplomatie et de la guerre, cette « continuation de la politique par d’autres moyens », selon la fameuse formule de Clausewitz : le monde présenté est un monde de fermiers-guerriers, fait de conflits perpétuels pour des frontières indécises. On pourrait évoquer, de même, les nombreuses réflexions sur le pouvoir des mots, ou encore celles sur la liberté, bien sûr, dans ce monde où les oracles comme la poésie de Virgile semblent décider de tout ; jusqu’au bouclier d’Énée qui, bien que seule Lavinia le sache, porte gravé sur lui les étapes fondatrices de l’avènement d’une grande puissance à venir, la clé de tout : Rome.

 

Lavinia est à n’en pas douter un des meilleurs romans d’Ursula K. Le Guin. Dans sa catégorie hors-normes, il vaut bien Les Dépossédés ou La Main gauche de la nuit. Brillant d’intelligence et de beauté, il débute cette année 2011 sous les meilleurs auspices.

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La Course au Paradis, de J.G. Ballard

Publié le par Nébal

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BALLARD (J.G.), La Course au Paradis, [Rushing to Paradise], traduit de l’anglais par Bernard Sigaud, Paris, Denoël, [1994] 2010, 405 p.

 

Ma chronique se trouvait sur le défunt site du Cafard cosmique... La revoici.

 

 

 

Il semble aller de soi, en dépit de sa couverture gris-métal éminemment connotée – on fermera les yeux sur le bandeau, et, tant qu’à faire, on ne lira pas la quatrième de couverture –, que La Course au Paradis ne soit pas un roman de science-fiction – d’où son étrange positionnement hors-collection, mais pas en « Denoël & d’ailleurs » pour autant (?). Après tout, hein, il ne serait jamais venu à l’idée, un an après la publication du roman (1994), au Gouvernement français du président Jacques Chirac de faire comme dans le livre et d’envoyer ses soldats faire joujou avec des bombes atomiques sur un îlot paumé du Pacifique, au grand dam de la communauté internationale et des écologistes au premier chef ? Toute ressemblance avec des faits réels, etc.

 

Avec La Course au Paradis, roman parfois qualifié de « mineur » – c’est à voir – mais assurément polémique, nous sommes en plein dans le « présent visionnaire » cher à J.G. Ballard. On a parlé de roman prophétique, ce qui est peut-être un peu exagéré, cependant ; et Ballard pouvait en outre s’inspirer d’un fâcheux précédent, la fameuse affaire du Rainbow Warrior. Science-fiction ou pas, alors ? À vrai dire – qu’on nous pardonne cette réponse de Normand – tout dépend de la définition que l’on en donne, et il n’est sans doute guère opportun de lever ici le serpent de mer. D’autant qu’il y a plus intéressant à pêcher.

 

« Sauvez les albatros ! » Voilà le cri de guerre du Dr Barbara Rafferty, militante écologiste hors-normes aux allures de clocharde, ulcérée par la menace française de rompre le moratoire concernant les essais nucléaires sur l’îlot de Saint-Esprit, à quelque distance de Tahiti. C’est en effet un refuge naturel pour les albatros, espèce menacée, et elle entend bien le faire savoir. Par tous les moyens. Mais seule : pas question pour elle de militer au sein de Greenpeace et compagnie, et les grandes associations écologistes ne semblent pas s’en porter plus mal… Elle finit pourtant par trouver deux sympathisants à sa cause : le bourru Kimo, qui rêve d’un royaume hawaïen indépendant, et le jeune Anglais Neil Dempsey, orphelin de père, nageur émérite, et candide comme c’est pas permis. C’est à travers le regard de Neil, bien entendu, que nous vivrons cette histoire. Mais Neil, à vrai dire, s’en moque un peu, des albatros : lui, ce qui le botte, c’est la perspective des essais nucléaires ; et, il ne s’en cache pas, la fascination qu’il éprouve pour l’énergique Dr Barbara.

 

Mais leur expédition se solde par une bavure des soldats français, qui tirent sur Neil et le blessent au pied. Scandale ! La communauté internationale s’émeut, prend parti, et bientôt se monte une deuxième expédition, plus conséquente… qui fait plier les autorités françaises (plus ou moins représentées, pour l’anecdote, par un « voyagiste » du nom de Kouchner, ça ne s’invente pas…). Et le Dr Rafferty et ses joyeux camarades de prendre possession de Saint-Esprit au nom des droits de l’animal, et d’en faire un sanctuaire pour les espèces menacées, sous les applaudissements du public.

 

Nous avons donc une sympathique bande d’écologistes gentiment couillons, qui décident de jouer d’eux-mêmes aux « Robinsons suisses ». Mais – ce n’est un secret pour personne – l’enfer est pavé de bonnes intentions. Et les bonnes intentions, ils n’en manquent pas… Sous la houlette du Dr Barbara, les gamineries de l’utopie écolo-bobo paisiblement régressive de Saint-Esprit tournent à Sa Majesté des Mouches… avant de se muer en une tyrannie sectaire, portée essentiellement sur le délire féministe à poil dur option sécateurs, le Dr Barbara faisant dans l’émulation radicale de Valerie Solanas.

 

Débutant comme une farce grotesque – et très drôle, ce qui n’arrive pas tous les jours chez Ballard –, La Course au Paradis tourne ainsi progressivement au cauchemar dystopique, riche en scènes d’horreur pure – qui trouvent peut-être leur origine dans les souvenirs d’enfance de l’auteur ? –, avec une efficacité indéniable.

 

Roman grinçant, mal élevé, politiquement très incorrect, c’est en outre un réquisitoire vibrant de colère et de dépit contre toutes les sottises, les hypocrisies, les lâchetés, les médiocrités, qui trop souvent vont de pair avec « l’engagement », a fortiori de « bonne conscience », et peuvent le faire tourner au fanatisme quand l’idéologie, biaisée par un gourou, prend le pas sur la réalité. À l’heure de l’écologisme triomphant et du faux féminisme instrumentalisé pour servir les moins nobles des causes [EDIT : Hou-là... Mais halte au feu ! Promis, j'ai changé depuis 2011...], on comprendra que ce roman n’a rien perdu de sa force. Bien au contraire, il n’a peut-être jamais été autant d’actualité, même si la question des essais nucléaires ne se pose plus ; où l’on voit bien que celle-ci n’était qu’un prétexte…

 

Roman « mineur », alors ? Probablement pas. Cette réédition tombe à pic, accompagnant l’indispensable troisième tome de l’intégrale des nouvelles de Ballard chez Tristram, pour nous rappeler à quel point l’auteur britannique fut un observateur lucide de son temps. Certes, en usant des registres de la farce et de la dystopie, il tend nécessairement à l’exagération, d’aucuns diraient à la caricature ; mais c’est après tout bien de cela qu’il s’agit, étymologiquement : une « charge », qui grossit et alourdit les traits, mais qui, en même temps, fond sur l’ennemi sans faire dans le détail. Ce qui, de temps à autre, se révèle salutaire ; surtout quand, comme ici, on n’ose guère pointer du doigt les dérives pourtant éclatantes qui font l’objet du réquisitoire.

 

La Course au Paradis se révèle donc au final une réédition bienvenue d’un roman aussi intelligent que palpitant. Certes, on n’en fera pas le sommet de l’œuvre ballardienne – il y a sans doute un monde entre ce roman et la « Trilogie de béton » ou les plus brillantes des « Apocalypses » –, mais c’est néanmoins une lecture qui vaut amplement le détour, un roman drôle et effrayant, pertinent et irrévérencieux, bien digne du talent de son auteur.

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Pub copinage : "Planète à louer", de Yoss

Publié le par Nébal

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YOSS, Planète à louer, [Se alquila un planeta], traduit de l’espagnol (Cuba) par Sylvie Miller, Paris, Mnémos, coll. Dédales, [2002] 2011, 265 p.

 

Hop.

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