"Les Premières Utopies", de Régis Messac
MESSAC (Régis), Les Premières Utopies, suivi de La Négation du progrès dans la littérature moderne ou les antiutopies, édition établie par Olivier Messac, préface par Serge Lehman, Paris, Ex Nihilo, [1937-1938] 2008, 183 p.
Après m’être régalé avec le romancier Régis Messac (Valcrétin, La Cité des asphyxiés, et surtout Quinzinzinzili), je découvre aujourd’hui avec ce petit ouvrage Régis Messac essayiste. Nous avons droit ici à deux communications, publiées dans la revue des Primaires (rien à voir avec les larmes de Royal) dont Messac était rédacteur en chef. Elles nous sont proposées dans l’ordre inverse de leur parution, plus satisfaisant sur le plan logique. Et concernent toutes deux la question si passionnante et complexe des utopies.
J’ai déjà eu l’occasion d’exprimer mon intérêt pour cette problématique, notamment en rendant compte de ma lecture du numéro de Yellow Submarine intitulé Envies d’Utopie. J’avais alors proposé ma vision des choses, peut-être un peu naïve, et reposant sur une double dichotomie opposant d’une part utopies « positives » et utopies « négatives », et d’autre part utopies « critiques » et utopies « programmatiques ». Sans surprise (ben tiens), Messac a une conception toute différente, et je dois dire que cela n’a pas été sans me poser quelques problèmes.
Ainsi, à ses yeux, pour prendre un exemple parlant, La République de Platon, que je considérerais pour ma part comme une utopie « positive » (aux yeux de l’auteur, en tout cas…) et « programmatique », ne saurait être qualifiée d’utopie. Ne constituent pour Messac des utopies que les créations littéraires qui remplissent deux conditions : un cadre fantasque (ou-topos), et un fond que l’on dira « positif », où l’utopie ne peut être considérée comme telle que si elle consiste en un monde meilleur (eu-topos). La République ne satisfaisant pas à la première condition, ne saurait donc être considérée comme une utopie. Par contre – et là je ne suis que moyennement convaincu, eu égard à la deuxième condition –, l’Atlantide telle qu’il la décrit dans le Timée et le Critias inachevé constitue bel et bien une utopie.
Cette insistance sur le cadre me semble inscrire la conception de Messac dans une perspective relevant davantage de l’histoire littéraire que de l’histoire des idées politiques ; rien d’étonnant, sans doute, chez cet auteur de science-fiction (osons le terme), qui cherche au genre qui le passionne de lointains prédécesseurs, et critique les antiutopies (que je qualifierais donc pour ma part « d’utopies négatives », voire de « dystopies » selon les cas) comme témoignant d’un esprit nécessairement réactionnaire, dans un esprit très militant (les références à Marx, notamment, abondent, surtout dans la seconde communication).
Et c’est là le deuxième aspect qui m’a un peu gêné dans ces textes, et surtout dans le dernier. Dans cette critique virulente des antiutopies (mais on verra qu’ici, Messac voit large…), qui s’adresse tout autant et de manière générale aux contempteurs de la nature humaine stigmatisés comme des réactionnaires patentés, j’avoue n’avoir pas reconnu l’auteur délicieusement cynique et acerbe de Valcrétin, La Cité des asphyxiés et à plus forte raison Quinzinzinzili… On a un peu le sentiment de voir un deuxième Messac, chez lequel les idées politiques imposent consciemment une certaine vision des choses, là où le romancier laisse peut-être – je dis ça naïvement – parler davantage son inconscient. Car il est difficile de reconnaître dans le romancier Messac l’optimiste forcené qui livre ces deux communications ; cela dit, comme Wells, pour n’en citer qu’un, l’a bien montré, on peut parfaitement être de gauche et en même temps pessimiste… mais, chez Messac, on a le sentiment d’une incompatibilité fondamentale (certes plus logique à bien des égards, mais qui n’est pas sans soulever quelques difficultés). D’où – et c’est assez surprenant eu égard aux fictions de Messac que j’avais eu le plaisir de lire – la tonalité très optimiste de ces textes, et surtout du second : l’auteur se doit de croire en la possibilité d’un monde meilleur et de nier la possibilité d’une nature humaine, ses idées politiques l’imposent.
Il est un troisième point qui m’a quelque peu chagriné, et qui cette fois est indépendant de ma conception des choses, du moins j’en ai l’impression – et est du coup plus gênant « objectivement » : on ne critiquera certes pas Messac pour avoir été lacunaire, le format de ces textes comme l’ampleur de la tâche excluant l’exhaustivité ; mais, ce qui est regrettable, c’est que Messac, dans les deux textes, mais – là encore – surtout dans celui consacré aux antiutopies, ne respecte pas vraiment lui-même sa « déclaration d’intentions », si vous me passez l’expression : en effet, on le voit évoquer des créations littéraires certes fantasques selon le cadre, mais dont l’imprécision politique et sociale rend difficile la qualification d’utopie selon ses critères ; plus ennuyeux, dans le second texte, emporté par sa volonté de combattre la réaction sous toutes ses formes, on le voit adresser de virulentes critiques à des auteurs dont le rapport à l’utopie (ou, en l’occurrence, à l’antiutopie) est pour le moins léger – et je pense ici notamment au « pauvre Poe », même si l’on pourrait sans doute étendre ce reproche à la critique de Musset, Hugo et Balzac…
Tout cela explique assez, du moins je le suppose, ma relative déconvenue à la lecture de ce petit ouvrage. Il n’en présente pas moins d’indéniables qualités, et fait notamment preuve d’une érudition impressionnante.
C’est ainsi avec plaisir, malgré tout, que l’on suit Messac dans l’évocation des « premières utopies » (on pourra trouver étrange qu’il néglige Homère, cependant, et entre autres), qu’il va essentiellement chercher chez les auteurs alexandrins et romains : Évhémère, Hécatée d’Abdère, Théopompe, Iambule… souvent « repêchés » par Diodore de Sicile, Strabon, etc. Une succession de contrées fantastiques toutes plus fascinantes les unes que les autres, même si, régulièrement, les détails manquent qui pourraient amener à les considérer véritablement comme des utopies sur les plans politique et social.
La deuxième communication, pour les raisons préalablement citées, est sans doute moins convaincante ; on y relèvera tout de même quelques passages intéressants sur certaines antiutopies clairement réactionnaires, et souvent d’inspiration chrétienne, le meilleur exemple en étant fourni par Ballanche et sa Ville des expiations. Pour ce qui est de Musset, Balzac, Hugo et surtout Poe, on pourra légitimement, à mon sens, se montrer plus réservé : on a un peu l’impression d’un auteur emporté par son sujet bien au-delà de ce qui devrait constituer le cœur de son article…
Ces Premières Utopies m’ont donc plutôt déçu. Certes, une part de cette déception m’est imputable directement, dans la mesure où mes conceptions et celles de Messac (loin de moi l’idée de me mettre sur le même piédestal pour autant, cela va de soi…) divergent (et dix verges, c’est énorme). Mais, surtout, je n’ai pas reconnu ici l’auteur de Quinzinzinzili… et c’est bien ce que j’ai trouvé de plus dommageable dans ce petit livre…