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"Yue Laou. Le Faiseur de lunes", de Robert W. Chambers

Publié le par Nébal

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CHAMBERS (Robert W.), Yue Laou. Le Faiseur de lunes, [The Maker of Moons], traduit de l’anglais (États-Unis) par Achille Laurent et Louis-Martin Dupont, revu et complété par Norbert Gaulard et Jean-Daniel Brèque, postface de Michel Meurger, illustrations de Lancelot Speed, Cadillon, Le Visage Vert, [1896] 2009, 100 p.

 

Je plaide coupable : je n’ai entendu parler que tardivement de Robert W. Chambers et, comme beaucoup de monde j’imagine, essentiellement pour son mythique (si j’ose dire…) Le Roi en jaune, qu’il faudra bien que je lise un de ces jours. Mais cette œuvre a peut-être phagocyté le reste de la production de ce « dilettante du fantastique et du macabre », qu’il pourrait être bon de redécouvrir. C’est ce que nous proposent les gens bien du Visage Vert en nous offrant (enfin, non, en nous vendant, faut pas déconner non plus) cette étrange nouvelle qu’est Yue Laou. Le Faiseur de lunes, publiée originellement dans le English Illustrated Magazine en 1896.

 

Dans la mesure où il s’agit d’un texte fort court, il est bien entendu hors de question d’en fournir ici un résumé. Contentons-nous donc de dire que l’on y croisera, sur fond de parties de chasse, des bestioles éminemment répugnantes tenant « de l’oursin, de l’araignée… et du diable », des bouilleurs d’or, une clairière hors du temps, et une louche de péril jaune, ce qui en fait bien un texte de son temps.

 

Un texte étrange, déstabilisant, et d’une richesse peu commune, oscillant entre un certain naturalisme qui n’a pas été sans me faire penser à l’Algernon Blackwood de L’Homme que les arbres aimaient et dérèglement des sens pré-surréaliste et décadent, très « fin de siècle ». Une nouvelle fantastique complexe et marquante, jouant sur une multitude de registres, et préfigurant bien des œuvres ultérieures, dont celle, bien sûr, de Lovecraft. La construction est exemplaire, le style détonnant et dérapant dans les excès, mais finalement très savoureux. Les idées ne manquent pas, et le résultat est plus que satisfaisant.

 

Difficile, hélas, d’en dire plus ici, sous peine de déflorer excessivement l’intrigue… Quant à analyser l’œuvre, qui saurait prétendre faire mieux que l’indispensable Michel Meurger dans sa passionnante postface, toujours aussi bluffant d’érudition ? Certainement pas moi… Je vous renvoie donc in fine à ce précieux complément d’un livre précieux, et m’en tiendrai là.

 

N’empêche, va bien falloir que je le lise un jour ce foutu Roi en jaune, par Hast…

 

* plop *

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"L'Appel de Cthulhu : Les Ombres de Yog-Sothoth"

Publié le par Nébal

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L’Appel de Cthulhu : Les Ombres de Yog-Sothoth

 

Aujourd’hui, on va faire bref et taper dans le « old school ». Les Ombres de Yog-Sothoth (titre un peu mensonger, d’ailleurs, Yog-Sothoth n’ayant pas grand-chose à faire là-dedans) fut en effet en son temps la première campagne éditée pour L’Appel de Cthulhu, et on la doit comme de juste à Sandy Petersen. Sans-Détour a récemment réédité ce supplément mythique (aha), dans une version intégralement révisée supposée faire honneur à la bête : nous y avons donc la campagne proprement dite, composée de sept scénarios, et deux scénarios (hum…) en bonus.

 

Les Ombres de Yog-Sothoth se focalise sur les sombres agissements de la loge ésotérique du Crépuscule d’Argent. Après un premier contact à Boston, les investigateurs seront amenés à déjouer une conspiration mondiale aux quatre coins de la planète, pour finir carrément… mais non, je ne vous dirai pas où (et ce n’est ni dans mon cul, ni dans la chatte à ta mère).

 

Mouhahaha.

 

La question, évidemment, c’est de savoir si tout cela a bien vieilli et est toujours jouable aujourd’hui. Et là, j’aurais tendance à être sceptique…

 

Notons tout d’abord que, malgré la révision, Les Ombres de Yog-Sothoth n’a rien d’une campagne « clé en main », mais nécessite au contraire un énorme travail de la part du gardien, qui devra improviser plus qu’à son tour. En effet, la plupart des scénarios composant la campagne n’ont pas de trame à proprement parler, mais consistent avant tout en listes de personnages et descriptions de lieux (c’est particulièrement sensible pour les tous premiers, un peu moins vrai par la suite). Et au gardien de se démerder. Pourquoi pas, après tout ? Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, je suis plutôt pour les scénarios « ouverts », et l’improvisation ne m’effraie pas.

 

Le problème, cependant, est qu’il faut avoir de quoi faire. Et, ici, malgré l’enjeu global énorme, j’ai souvent l’impression que les scénarios pris individuellement manquent un peu d’enjeu, justement, aussi me paraissent-ils difficiles à mettre en place. Les personnages (mais là on rejoint un peu la critique suivante) seront ainsi amenés à effectuer des tâches plus ou moins palpitantes, ou à se mettre à la recherche d’objets dont ils ne comprendront pas l’usage avant la fin, si tant est que…

 

Autre problème, qui témoigne assurément du caractère daté de la chose : tout cela est très très très artificiel. L’implication des investigateurs sonne faux presque à tous les coups, et l’enchaînement entre les divers épisodes de la campagne ne coule pas de source.

 

Enfin, certains « scénarios » ne tiennent tout simplement pas la route. Je pense ici notamment à « Le Vers [sic] qui marche », qui n’est jamais qu’une succession hasardeuse et fort improbable d’événements destinés à buter du PJ, ce dont l’intérêt me paraît plus que douteux.

 

En somme, si les bonnes idées ne manquent pas et si Les Ombres de Yog-Sothoth est assurément une campagne permettant de voir du pays, de menus défauts frustrants ou parfois franchement agaçants viennent régulièrement compliquer la tâche déjà pas simple du gardien, pour un résultat plutôt décevant, et qui ne me paraît que moyennement jouable. Personnellement, je ne pense pas m’y risquer, mais sait-on jamais…

 

Un mot, rapide, sur les deux « scénarios » qui complètent la campagne : ben, déjà, pour moi, ça, ce ne sont pas des scénarios. « Le Peuple du Monolithe », comme son nom l’indique, est un hommage à Robert E. Howard ; mais ce qui fonctionne (très bien) dans une nouvelle ne donne rien ici : pas d’intrigue véritable, pas de climax, encore moins de menace, et tout cela est en outre beaucoup trop court… Il s’agit en principe d’introduire les joueurs au Mythe, mais avouons qu’il y a de bien meilleurs moyens d’y parvenir…

 

« Le Terrier » est a priori plus intéressant, et peut constituer à la limite un scénario d’introduction relativement honnête… mais c’est quand même assez bourrin, limite donjonneux. Donc pas terrible.

 

Bilan plus que mitigé, donc, pour ce supplément antique. On peut s’interroger sur la pertinence de cette réédition (mais les trente ans du jeu n’y sont peut-être – probablement – pas pour rien…). C’est là la première campagne à proprement parler que je lis pour L’Appel de Cthulhu, et je ne peux qu’espérer être plus satisfait par les autres… Parce que là, c’est quand même franchement pas terrible.

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"Le Prince des loups", de Dave Gross

Publié le par Nébal

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GROSS (Dave), Le Prince des loups, traduit de l’anglais (Canada) par Aurélie Pesséas, Lyon, Black Book, coll. Pathfinder Romans, 2011, 353 p.

 

Je vous arrête tout de suite, je sais ce que vous pensez : « Quoi ? Encore une licence ? Après la désastreuse expérience de La Cité infernale, Nébal remet le couvert ? Pfff… » C’est pas faux. Mais rappelez-vous : Nébal est un con, un faible, probablement un brin masochiste, etc.

 

Et pis merde, je lis ce que je veux, d’abord ! Et en ce moment, à l’approche des fêtes, j’ai envie de facile, léger, potentiellement stupide, mais distrayant. Alors je tente.

 

 

Et vous plaignez pas, parce que pendant les vacances, ça sera pire encore. Mouhahaha.

 

Mais donc. Dave Gross, Le Prince des loups. Un roman du jeu de rôle Pathfinder, comme vous l’avez très vite remarqué. Ce qui, il est vrai, n’augure en temps normal rien de bon. Mais voilà : j’aime l’univers de Golarion, et j’étais curieux. Et puis je suis assez d’accord, finalement, avec ce blogueur (c’était sur Hugin & Munin, je crois) disant en substance qu’il valait mieux une licence honnête qu’une bouse autonome. Alors j’ai essayé ce premier roman de la gamme, comme ça, pour voir.

 

Ben vous savez quoi ? C’est même pas si mauvais que ça, en fait. C’est même un divertissement tout ce qu’il y a de correct, pile poil ce que je cherchais (sans trop y croire, j’avoue).

 

Le roman prend place en Ustalav, la contrée « gothique » de la mer Intérieure, en Avistan. Ce fut le lieu de batailles épiques contre la terrible liche appelée le Tyran qui murmure, qui dort depuis sous sa forteresse de Gibet, surveillée par les croisés de Dernier-Rempart. Mais si la liche ne s’est pas manifestée depuis bien longtemps, l’Ustalav reste une terre dangereuse, riche de secrets plus ou moins avouables et de mystères à même de ravir les aventuriers les plus inconscients/enthousiastes. Les Éclaireurs, par exemple.

 

Et justement, il se trouve qu’un Éclaireur a disparu en effectuant une mission en Ustalav. Son Capitaine, le comte de Chéliax demi-elfe Varian Jeggare, décide aussitôt de mener l’enquête, accompagné de son fidèle garde du corps aux origines diaboliques, Radovan. Joli duo que celui formé par ces deux personnages, l’aristocrate ex-mage arrogant et condescendant mais subtil, et la brute damnée qui, malgré sa malédiction et son passé tumultueux, se révèle bien loin d’être un mauvais bougre. Les deux font la paire, et nous suivrons leurs aventures en alternant les points de vue, un chapitre sur deux.

 

Procédé classique, mais plutôt bien géré ici, et d’autant plus indiqué que, très tôt, nos deux héros se trouvent séparés, chacun étant persuadé de la mort de l’autre. Varian Jeggare se retrouvera dans un château terriblement gothique et franchement inhospitalier, à enquêter sur la disparition de son Éclaireur ; mais il comprendra bien vite qu’on lui cache pas mal de trucs, et que l’ersatz de la noblesse ustalavienne qui l’héberge a potentiellement bien des choses à se reprocher… Radovan, de son côté, est récupéré et soigné par la guérisseuse revêche et muette Azra ; mais, surtout, il aura maille à partir avec une meute de loups-garous sczarnis… dont il deviendra par la force des choses le chef, lui, l’éternel valet ; et de s’interroger sur ses mystérieux ancêtres en Ustalav, qui pourraient bien ne pas être exactement n’importe qui.

 

Bien évidemment, les deux personnages seront amenés à se retrouver. Mais ce ne sera pas pour autant la fin de leurs ennuis. C’est qu’ils ont soulevé un gros lièvre, fait une découverte fondamentale sur l’histoire de la région, et mis à jour un secret que d’aucuns préfèreraient laisser enterré à jamais…

 

Ben ça marche, en fait. Contrairement à ce qui s’était produit avec Greg Keyes pour La Cité infernale, l’univers est ici pleinement utilisé, et à bon escient. Les personnages sont fort réussis, et, si le style est passablement atroce (mais là je crains que la traduction soit largement en cause) et si le roman souffre de quelques petits défauts de construction (notamment une tendance à user de manière peu convaincante des flash-backs et flash-forwards), le fait est que l’on se prend au jeu (si j’ose dire) et que l’on ne s’ennuie pas.

 

Alors, évidemment, tout cela n’a rien d’exceptionnel, et je ne saurais véritablement en recommander la lecture ; je ne vais certes pas, a fortiori, crier au génie, ou m’ébaubir devant la stupéfiante originalité de la chose, ce qui serait un peu pousser mémé dans le piège FP 14. Non, ce Prince des loups n’a rien de génial, et n’est certainement pas bien original. Mais, en même temps, ce n’est pas ce qu’on lui demande… Et le contrat est rempli, de manière parfaitement honnête. Le résultat s’avère tout à fait distrayant, et meilleur que ce que j’en attendais. Autant dire que ce petit roman de gare s’est révélé être plutôt une bonne surprise, surtout si l’on prend en compte sa multitude d’handicaps au départ.

 

Alors faudra pas s’étonner si, un de ces jours, je remets ça. Parce que la lecture, ma bonne dame, c’est comme la gastronomie : on ne se plaindrait pas si on pouvait manger tous les jours dans un trois étoiles, mais, qu’on l’admette ou non, il est des fois où on se ferait volontiers un petit McDal. Le Prince des loups, c’est un peu ça : un menu maxi best of Big Mac débordant de gras et de sucre, pas vraiment fin et sans doute pas très heureux pour la santé, on s’en fout partout quand on le bouffe, mais on a ce qu’on était venu chercher, et, ma foi, on s’en accommode très bien.

 

Ben moi je vais reprendre des nuggets, tiens.

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"Monographie de la presse parisienne", d'Honoré de Balzac

Publié le par Nébal

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BALZAC (Honoré de), Monographie de la presse parisienne, postface de Patrick Besson, [s.l.], Fayard – Mille et Une Nuits, [1842] 2003, 127 p.

 

Dans mon inculture crasse, j’avoue n’avoir quasiment rien lu de Balzac. Si mes souvenirs sont bons, je crois bien n’être passé que par la case Eugénie Grandet, sans que cela me fasse beaucoup d’effet. À tort ou à raison, j’ai préféré me tourner vers d’autres auteurs du XIXe siècle français, comme Stendhal (mais à peine aussi), Hugo, Zola, Huysmans ou surtout Flaubert (qui est le meilleur, rappelons-le). Je ne suis donc pas exactement un fanboy dévorant tout opuscule signé Balzac me tombant sous la main. Mais, sans doute du fait de mon intérêt pour l’histoire de la presse, qui a d’ailleurs pu jouer un certain rôle dans mes études avortées, je ne pouvais pas décemment passer à côté de cette Monographie de la presse parisienne, publiée en 1842 dans La Grande Ville, nouveau tableau du Paris comique, critique et philosophique. Outre qu’il s’agissait là d’un texte quasiment contemporain de ma période de prédilection, j’étais curieux de voir le jugement que pouvait bien porter le grand écrivain sur la presse de son temps. Le moins que l’on puisse dire est que je n’ai pas été déçu du voyage…

 

La Monographie de la presse parisienne relève largement du pamphlet satirique, mais revêt pour l’essentiel l’aspect d’une dissertation savante de type zoologique ou botanique, parsemée d’axiomes railleurs. Balzac y dissèque avec un plaisir sadique les travers de « l’ordre Gendelettre (comme gendarme) » de son temps, et établit une taxinomie savoureuse des journalistes et assimilés.

 

Le grand écrivain commence par s’en prendre aux publicistes, sur la moitié de son ouvrage. Il en établit des types et sous-types. Nous avons donc le Journaliste, l’Homme d’État, le Pamphlétaire (le seul à obtenir un tantinet son approbation), le Rienologue, le Publiciste à portefeuille, l’Écrivain monobible, le Traducteur et enfin l’Auteur à convictions. Parmi les Journalistes, il faut distinguer le Directeur-rédacteur-en-chef-propriétaire-gérant, le Ténor, le Faiseur d’articles de fond, le Maître-Jacques et les Camarillistes. Parmi les journalistes Hommes d’État, l’Homme politique, l’Attaché, l’Attaché détaché et le Politique à brochures. Les autres sont « sans variété », voire disparus (le Traducteur), à l’exception de l’Auteur à convictions, qui se subdivise en Prophète, Incrédule et Séide. Balzac tape fort, à droite comme à gauche, mais, disons-le, surtout à gauche quand même… Il n’empêche que la satire est assez souvent bien vue, et emporte régulièrement l’adhésion. Ce tableau a bien vieilli, c’est certain, mais quelques traits peuvent encore s’appliquer à notre molle presse contemporaine, ce qui ne fait qu’accroître l’intérêt de ce petit texte.

 

Mais l’essentiel de cette Monographie de la presse parisienne, comme la Vérité, est ailleurs, dans la seconde partie de l’ouvrage, qui en justifie sans doute aux yeux de Balzac l’ensemble. C’est, en effet, qu’il réserve la moitié de ses attaques à un genre particulièrement exécrable de journalistes : les critiques.

 

Ah, les critiques !

 

SALAUDS !

 

Déjà, hein, ce sont tous des artistes (en l’occurrence surtout des écrivains) frustrés et impuissants, caractérisés avant toute chose par leur médiocrité. Et là, Balzac s’en donne à cœur-joie. Nouvelle classification : le Critique de la vieille roche, le Jeune Critique blond, le Grand Critique, le Feuilletoniste, les Petits Journalistes. Nouvelles subdivisions : le Critique de la vieille roche peut être Universitaire ou Mondain ; le Jeune Critique blond, Négateur, Farceur, Thuriféraire (paradoxalement, c’est peut-être ce dernier que Balzac méprise le plus…) ; le Grand Critique, Exécuteur des hautes œuvres ou Euphuiste ; Balzac n’établit pas de variétés pour le Feuilletoniste, mais y revient pour les Petits Journalistes : le Bravo, le Blagueur, le Pêcheur, l’Anonyme et le Guérillero. Citons la postface de Patrick Besson (pour le reste fort courte et assez dispensable) :

 

« Tous les grands écrivains en veulent à la presse, et surtout à la critique. Pour eux, les journaux servent à emballer le poisson et les journalistes sont des poisons. Lire un journal, c’est mauvais ; écrire dedans, c’est au mieux une perte de temps et au pire une perte de talent. La presse n’a pas bonne presse chez les artistes. Ils ont contre elle une dent du Diable. S’ils étaient au pouvoir, ils feraient comme les dictateurs, puisque ce sont des dictateurs : ils l’interdiraient. Ils sont pour la liberté de la presse, sauf quand elle dit du mal d’eux, et elle dit toujours du mal d’eux, d’une façon ou d’une autre. Ou pas assez de bien. Ou pas le bien qu’il faut. »

 

Ce qui se vérifie encore largement aujourd’hui… Salauds de journalistes ! SALAUDS DE CRITIQUES ! N’en doutons pas : cette critique de la critique est le cœur de la Monographie de la presse parisienne. Aussi est-il difficile, après coup, d’en parler, puisque l’on se retrouverait à faire la critique de la critique de la critique, ce qui a de quoi donner le vertige… Arrêtons-nous là, donc, sur ces attaques perfides mais souvent drôles contre les vilains juges de l’art. Et reconnaissons que la Monographie de Balzac, y compris, voire surtout, dans cette partie, se montre fort drôle, que l’auteur y fait preuve d’un remarquable don pour la parodie, et que l’on sourit plus qu’à son tour, généralement avec le texte… mais parfois aussi de lui.

 

Une chose amusante, donc, que cette Monographie de la presse parisienne, et qui a gardé, au-delà des années et de quelques vieilles charges poussives contre la presse et son odieuse liberté, la majeure partie de son intérêt et de son actualité. Ce qui n’était pas gagné.

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"La Nuit du Jabberwock", de Fredric Brown

Publié le par Nébal

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BROWN (Fredric), La Nuit du Jabberwock, [Night of the Jabberwock], traduit de l’anglais (États-Unis) par France-Marie Watkins, Paris, Rivages, coll. Noire, série Mystère, [2005] 2007, 238 p.

 

Après m’être régalé des œuvres science-fictives et fantastiques de Fredric Brown (j’en ai évoqué pas mal sur ce blog miteux), je poursuis ma découverte du versant polar de l’auteur. J’avais commencé, poussé par le très bon Rouge gueule de bois de Léo Henry, par le très bon aussi La Fille de nulle part. Aujourd’hui, je passe à l’un des titres les plus célèbres du monsieur avec cette Nuit du Jabberwock ; un titre pour le moins évocateur :

 

« Il était reveneure ; les slictueux toves

Sur l’allouinde gyraient et vriblaient.

Tout smouales étaient les borogoves ;

Les verchons fourgus bourniflaient. »

 

Ça, c’est de la littérature, gazier ! Pas de mystère d’entrée de jeu, donc : le livre tout entier est placé sous le sceau des œuvres de Lewis Carroll, et en premier lieu les « Alice ». Soit ce qui se fait de mieux, ou presque. Pourtant, ce roman ne relève en rien (à moins que…) du merveilleux ou du fantastique, mais constitue bien un polar pur jus, fort bien troussé par ailleurs.

 

Notre narrateur et héros est un certain Doc Stoeger, propriétaire-rédacteur en chef du Carmel City Clarion depuis vingt-trois ans. Problème : il ne se passe jamais rien, absolument rien, dans ce foutu patelin. Du coup, chaque exemplaire de ce petit hebdomadaire de village tend à ressembler au précédent, et, autant le dire, le résultat n’est guère bandant. Aussi, pour passer le temps, Doc Stoeger se bourre régulièrement la gueule – il déteste le goût du whisky mais en apprécie l’effet –, joue aux échecs (cf. Rouge gueule de bois), et lit. Beaucoup. Essentiellement les œuvres dites « pour la jeunesse » de Lewis Carroll, qu’il connaît à peu de choses près par cœur, mais ne se lasse pas de lire, relire et commenter. Doc Stoeger est donc un type bien et de bon goût, mais il est au bout du rouleau : songeant à vendre, il donnerait tout, ce jeudi soir – le soir du bouclage – pour qu’il se passe quelque chose, enfin, quelque chose qu’il pourrait publier dans son journal, après vingt-trois ans d’attente.

 

Ça sent la malédiction chinoise… En effet, pour son plus grand malheur, Doc Stoeger va être exaucé, et connaître la plus folle des nuits, où, par une couille dans les probabilités, tout va avoir lieu en même temps. Et ce « tout » commencera à peu de choses près quand un étrange individu disant s’appeler Yehudi Smith sonnera à sa porte ; un fanatique de Lewis Carroll lui aussi, qui parle à notre héros d’une société ésotérique baptisée les Lames vorpales…

 

Impossible d’en dire plus : ce serait déflorer l’intrigue, d’une richesse rare, et élaborée avec une habileté diabolique. Si la plume de Fredric Brown ne brille guère, c’est le moins qu’on puisse dire (mais peut-être la traduction est-elle en cause ?), son talent de conteur, si frappant notamment dans ses histoires courtes, resplendit ici de mille feux. La Nuit du Jabberwock est ainsi un « page-turner » d’une efficacité remarquable, qu’il est impossible de lâcher après l’avoir entamé (je parle littéralement, là ; ça m’a changé…). Avec une astuce impressionnante, ce roman jubilatoire mêle polar, humour et terreur, outre les références fantastiques, ce qui en fait en quelque sorte une somme de l’œuvre de Fredric Brown. Les amateurs ne sauraient donc passer à côté.

 

Bon, du calme, maintenant. La quatrième de couverture en fait un peu des caisses : « un chef-d’œuvre de la littérature, un roman total, un trésor de bibliothèque à côté duquel on ne peut passer ». Mouais, bon, n’exagérons rien. J’ai beaucoup aimé La Nuit du Jabberwock, j’ai passé un excellent moment à le lire, c’était même pile-poil ce qu’il me fallait, mais je n’irai quand même pas jusque-là. Le roman, avec toutes ses qualités, n’en souffre pas moins de certaines faiblesses à l’occasion : outre la question du style, déjà soulevée, et sans véritablement se plaindre du côté rocambolesque de l’histoire, qui n’est en rien gratuit, on pourra ainsi regretter quelques menus défauts, comme cet étonnant passage « moraliste » (mais pro-alcool…) qui tombe un peu comme un cheveu sur la soupe ; de même, après la furie d’inventivité qui caractérise la quasi-totalité du roman, et qui fait qu’on ne sait jamais sur quoi on va tomber à la page suivante – sensation délicieuse –, on pourra très légitimement trouver la résolution de l’affaire un peu terne, et pour le coup tristement prévisible.

 

N’empêche : avec La Nuit du Jabberwock, on tient un excellent divertissement, et c’est déjà beaucoup. À ce livre palpitant comme peu le sont est ainsi attachée une étiquette qui proclame en gros caractères : « LISEZ-MOI. » Et si l’on n’en ressort pas grandi pour autant, on passe néanmoins un très bon moment de l’autre côté du verre de whisky.

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"Les Tours de Samarante", de Norbert Merjagnan

Publié le par Nébal

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MERJAGNAN (Norbert), Les Tours de Samarante, Paris, Denoël – [Gallimard], coll. Folio Science-fiction, [2008] 2011, 393 p.

 

Je ne sais pas pourquoi, je me suis d’emblée méfié de ce bouquin. De manière complètement irrationnelle sans doute, et que je serais en tout cas bien en peine d’expliquer, je l’ai senti mal dès sa sortie en Lunes d’encre en 2008. Ce qui explique (?) d’ailleurs pourquoi je n’en avais pas fait l’acquisition à l’époque. Mais voilà : récemment, un sympathique personnage m’a filé la suite de ce roman, Treis, altitude zéro, alors que ce premier tome venait de sortir en poche. Je me suis dit, du coup, que je n’avais pas vraiment, si tant est que j’en aie jamais eu, de raison de ne pas le lire. Allez, zou, j’achète, et je lis.

 

 

Enfin, j’essaye. Autant le dire de suite, ce fut terriblement laborieux. À un point tel, à vrai dire, que je me sens obligé de remonter au sinistre Monde des Ā de Van Vogt pour évoquer un refus d’obstacle similaire. Mais j’y reviendrai…

 

Bon, là, en principe, je devrais résumer brièvement l’histoire de ce roman. Mais, problème : pour des raisons qui deviendront bientôt évidentes pour tous, je n’y ai quasiment rien panné. Je me suis même demandé, en préparant ce compte-rendu, si je n’allais pas recourir au détestable expédient si commun dans la blogosphère consistant à reproduire la quatrième de couverture, ce qui m’aurait pas mal simplifié la vie. Mais bon.

 

Nous sommes… euh, quelque part, à un moment donné (113 ans avant le Seuil, qui doit marquer un bond radical dans l’évolution humaine : hop, singularité, transhumanisme, toussa). Le roman se situe essentiellement dans la cité de Samarante, dominée par six tours, et entourée par l’Aliène, une sorte de vaste désert qui fleure les carrières post-apo.

 

Trois points de vue (pour l’essentiel) nous seront proposés pour visiter ce monde où les idées fusent, les bonnes comme les mauvaises (mais là encore, j’y reviendrai), mais qui n’en a pas moins un certain fond « old school », pas forcément désagréable d’ailleurs. Tout d’abord, Cinabre, une « préfigurée » (comprendre : créée en labo pour une tâche précise, quand bien même mystérieuse), qui fréquente en temps normal les salons bobo-artisteux, mais se retrouve sans que l’on sache trop pourquoi avant un bon moment avec des tueurs aux trousses, tueurs dont le caractère « officiel » n’est en rien rassurant. Il y a ensuite Triple A, un jeunot vaguement simplet en quête d’une mère et qui rêve d’escalader les tours, lequel va se trouver comme de bien entendu transfiguré par son périple initiatique. Il y a enfin Oshagan, un guerrier furtif de l’Aliène, porteur d’armes uniques en leur genre, et dévoré par le besoin de vengeance.

 

Évidemment, ces trois-là sont (plus ou moins) amenés à se rencontrer, et, par une suite de coïncidences, se trouveront éminemment liés dans le gros bordel qui va tomber sur Samarante. Mais ça, quand bien même on s’en doute évidemment dès le départ, ça n’arrivera que très tardivement dans le roman, qui joue pendant un long moment de son hermétisme.

 

En temps normal, voilà qui n’est pas du genre à me rebuter. Au contraire, même : j’apprécie souvent d’être largué en immersion dans un univers qui me dépasse, pour en comprendre les tenants et aboutissants au fur et à mesure, sans que l’on me prenne par la main.

 

Mais ici ça n’a pas marché. Parce que trop, c’est trop.

 

 

Et parce que du coup je me suis fait chier comme un rat mort, enfin non, plus encore (vu que le rat, lui, il est mort). J’ai mis un temps fou à lire ce livre. J’ai même failli – j’ai honte de le dire – l’abandonner en cours de route, ce qui ne m’arrive normalement jamais, même pour les pires daubes (et, malgré tout, je ne crois pas que Les Tours de Samarante entre dans cette catégorie). Je me suis forcé, en fait – en me répétant que si j’étais arrivé au bout de La Cité infernale, il n’y avait pas de raison pour que je ne fasse pas de même avec le présent truc…

 

Mais quel ennui ! Très franchement, je ne parvenais pas à en lire plus de dix pages sans m’endormir. C’était radical – je me suis trouvé un bon somnifère, du coup. Un moment, j’ai mis ça sur le compte des circonstances, me disant que peut-être, en ce moment, je n’y arrivais tout simplement pas… Mais dans la mesure où je me suis enquillé hier La Nuit du Jabberwock de Fredric Brown en une seule soirée, il faut bien que je me rende à l’évidence : c’est ce bouquin, là, qui ne fonctionnait pas. Sur moi en tout cas.

 

Un ennui sans nom… Ou peut-être que si, mais ça pourrait donner une impression de méchanceté, or je n’ai malgré tout pas véritablement envie d’être méchant… Mais voilà : cet ennui, j’aurais envie de le qualifier de vanvogtien, en remontant, encore une fois, au Monde des Ā, qui m’avais fait exactement le même effet. Et peut-être en partie pour les mêmes raisons : un déluge d’idées, plus ou moins intéressantes et plus ou moins originales, qui tombent sur la gueule du lecteur dans le bordel le plus total. D’où, en ce qui me concerne en tout cas, le sentiment d’être complètement perdu, de ne pouvoir se raccrocher à rien, et, en définitive, de s’emmerder veugra.

 

Alors, certes, il y a bien une différence : contrairement au détestable AEVV, Norbert Merjagnan n’écrit pas véritablement ou totalement comme une pine. Pourtant, la forme non plus ne m’a pas séduit dans ce roman. Le style est atrocement bavard et jargonneux, souvent en décalage avec le fond, et il en fait des caisses ; un peu comme du Barbéri ou du Gibson, la fluidité en moins (ce qui fait un sacré moins).

 

Aussi, quel ennui ! Je me répète, je sais. Mais je ne vois pas vraiment quoi dire de plus. J’imagine que je pourrais trouver révélateur que ces farceurs de sénateurs du lundi aient remis à ce livre le (aha) Nouveau Grand Prix de la science-fiction française 2008, mais révélateur de quoi, je préfère ne pas trop m’engager sur ce terrain…

 

Allez, n’en jetez plus, je me suis fait suer de la première (quasiment) à la dernière page, et c’est tout ce que je peux retenir de ces Tours de Samarante. Comme quoi, ma méfiance instinctive, une fois n’est pas coutume, avait quelque chose de fondé. Et malgré l’offre, je crois que Treis, altitude zéro, ça sera sans moi.

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"La Genèse", de Robert Crumb

Publié le par Nébal

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CRUMB (Robert), La Genèse, [The Book of Genesis Illustrated by Robert Crumb], texte français établi par Lili Sztajn, Paris, Denoël, coll. Graphic, 2009, 219 p.

 

Une fois n’est pas coutume, je pensais (à tort) que ce compte rendu de ma lecture de l’adaptation de la Genèse par Robert Crumb risquait d’être plus court que d’habitude. En effet, l’histoire, vous la connaissez déjà… Ou vous devriez la connaître. La foi n’a rien à faire ici. Au risque de me répéter, en dépit de mon agnosticisme (ou peut-être à cause de lui ?), je n’en considère pas moins que toute bonne bibliothèque se doit de contenir une Bible (et probablement un Coran aussi). C’est tellement fondamental pour notre culture que l’on ne peut pas faire totalement l’impasse dessus, et, si je n’en réclame pas ainsi, bien évidemment, la lecture complète et une connaissance parfaite, il me semble que l’on doit toujours avoir ces textes sacrés sous la main, au moins à titre de références à consulter ponctuellement, comme un dictionnaire. Pour ma part, je n’ai jamais pu lire l’Ancien Testament en entier (j’ai toujours calé sur les Nombres…). Mais mes études comme mes lectures m’ont souvent amené à consulter les Écritures. Et je pense très sincèrement que l’on se doit d’avoir lu au moins la Genèse et l’Exode (et tant qu’à faire le Cantique des cantiques, parce que c’est bô…), pour ce qui est de l’Ancien Testament, et les Évangiles pour ce qui est du Nouveau.

 

Mais je m’égare. Nous parlons ici de la seule Genèse, adaptée très fidèlement par Robert Crumb : « Moi, R. Crumb, l’illustrateur de ce livre, ai, au mieux de mes aptitudes, fidèlement retranscrit chaque mot du texte original. » Et c’est vrai : voilà une version très complète de la Genèse (en fait, j’étais loin de me souvenir de tout ce qu’elle contient, et me demande si j’en ai déjà lu une version aussi riche…). On peut s’étonner de cet engouement du pape (si j’ose dire) de la BD underground américaine pour le premier livre de la Torah… En effet, on a plutôt connu le papa de Fritz the Cat, Mr. Natural, Snoid et toute une palanquée de BD avec des femmes à gros cul, porté sur la subversion. Or, ici, aucune intention de détournement (mais plein de femmes à gros cul quand même) : Crumb adapte fidèlement la Genèse, sans porter de jugement (du moins dans le texte : il y a une préface et des notes en fin d’ouvrage où il se permet, à juste titre, d’émettre quelques opinions personnelles, que ce soit sur le caractère humain et non divin de la Genèse, ou, thèse plus problématique à mon sens – j’y reviendrai –, sur le patriarcat et le matriarcat).

 

Et, le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est une parfaite réussite. Crumb m’avait déjà bluffé avec son indispensable Kafka (avec David Zane Mairowitz) : son trait gras si caractéristique, et volontiers expressionniste, m’avait paru d’une parfaite adéquation pour conter la vie de Kafka et illustrer certains passages de ses œuvres les plus fondamentales. Même chose ici : aussi étonnant que cela puisse paraître à première vue, Crumb était probablement le meilleur auteur que l’on pouvait souhaiter pour illustrer la Genèse ; notamment parce que, en en faisant une bande dessinée, cet auteur pour adultes n’édulcore rien pour autant ; et son dessin a quelque chose de cru, de spontané, qui fait de cette Genèse une œuvre mise à nu, dont les innombrables personnages, entre dessin réaliste et très légère caricature, ressortent selon les cas embellis ou enlaidis, bref, sublimés, par le crayon d’un auteur qui s’est de toute évidence beaucoup documenté et livré corps et âme à son travail.

 

Quelques mots, malgré tout, sur le fond. Notons déjà que Crumb a illustré toute la Genèse, mais alors vraiment toute : ceux qui pensaient couper aux innombrables généalogies qui la parsèment en seront pour leurs frais. Non, vous saurez tout, tout, tout sur la Genèse. Et si l’auteur n’émet pas de jugement – il est trop respectueux de ce texte vénérable pour cela, et affiche dès le départ ses intentions de fidélité –, le lecteur, lui, se trouve probablement dans une autre position, plus souple. Ce qui suit n’engage donc que moi, l’agnostique portant sur l’athéisme, faut-il le répéter…

 

Mais si, ainsi que je l’ai rapporté plus haut, j’ai toujours considéré la connaissance de la Genèse, entre autres, comme fondamentale, je dois cependant dire que ce texte m’a toujours perturbé au plus haut degré. Ni grande épopée comme les anciens mythes et légendes (en dehors des premiers chapitres, disons de la Création au Déluge), ni ouvrage mêlant ouvertement histoire et « philosophie » comme la majeure partie du Nouveau Testament, la Genèse détonne, pour un texte sacré (et sans doute sa survie au fil des siècles, contrairement aux vieux mythes mésopotamiens, ainsi que le note d’ailleurs Crumb lui-même, n’en est-elle que plus remarquable). On s’étonne régulièrement, dans cette chronique d’un peuple de bergers, de (disons-le) l’immoralité qui s’en dégage. Les personnages bibliques sont souvent peu recommandables, à vrai dire : généralement menteurs et lâches, parfois pires encore, ils n’inspirent guère le respect et l’admiration. Lieu commun : Dieu lui-même n’échappe pas à ce jugement, tant il se montre jaloux, injuste et exigeant (très humain, finalement…). Sur des pages et des pages s’accumulent ainsi forfaits et autres vilenies, dont le sens profond échappe à première vue, et a fortiori la dimension édifiante… On pourrait évoquer bien des exemples en ce sens, mais vous les connaissez déjà pour la plupart, inutile donc de m’étendre sur le sujet.

 

Un point, cependant, me paraît mériter d’être souligné, et c’est, à mes yeux en tout cas – Crumb développe une analyse assez différente dans ses notes –, l’effroyable misogynie de cette introduction au Pentateuque. Je passe sur Ève et la pomme, hein… Mais, au-delà, les personnages féminins, malgré leurs gros culs, sont souvent particulièrement détestables : femmes jalouses, portées sur le mensonge et l’escroquerie, toutes plus ou moins obsédées, elles laissent une image guère flatteuse de la moitié de l’homme (dont elles ne sont après tout, hein, que le produit d’un os surnuméraire…). Pour Crumb, il faut voir dans ces anecdotes (notamment celles portant sur la stérilité ou l’astuce, qui revient par trois fois, consistant à faire passer son épouse pour sa sœur) un sous-texte traduisant une sorte de lutte originelle, ou plus exactement une ancienne cohabitation, entre traits patriarcaux et matriarcaux, avant que les premiers ne prennent définitivement le dessus, surtout dans les versions les plus tardives du texte. Si ce point de vue n’est pas inintéressant, j’avoue cependant qu’il me laisse assez sceptique… mais laisserai à chacun le soin d’en juger.

 

Quoi qu’il en soit, voilà une très belle et très précieuse adaptation de la Genèse, par un grand nom de la BD contemporaine. Une œuvre surprenante à maints égards, mais, et c’est là une certitude, réalisée de main de maître.

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"Notes de ma cabane de moine", de Kamo no Chômei

Publié le par Nébal

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KAMO NO CHÔMEI, Notes de ma cabane de moine, [Hôjô-Ki], traduit du japonais et annoté par le Révérend Père Sauveur Candau, postface de Jacqueline Pigeot, [s.l.], Le Bruit du temps, [1212, 1968] 2010, 80 p.

 

Il est des livres qui sont comme autant de refuges, où l’on aime à se ressourcer régulièrement, et plus particulièrement quand la vie se montre dure. Le Hôjô-Ki de Kamo no Chômei, grand classique de la littérature japonaise datant du début du XIIIe siècle, en fait indubitablement partie. Depuis ma découverte de ce court texte magistral dans la folle période où je m’étais pris de passion pour le Japon et sa culture, je n’ai cessé d’y revenir. Aujourd’hui, ces Notes de ma cabane de moine, dans la traduction du Révérend Père Sauveur Candau, constituent la troisième édition que j’en consulte – après ma découverte de ce chef-d’œuvre dans une anthologie de la littérature japonaise chez Picquier, puis ma relecture dans l’édition de René Sieffert sous le titre – plus connu, me semble-t-il – Les Notes de l’ermitage.

 

Kamo no Chômei était le fils d’un prêtre shintoïste de la cour impériale, en une période particulièrement troublée (ce fut par exemple de son vivant qu’eurent lieu les événements rapportés par le Heike monogatari, autre grand classique de la littérature japonaise, qui dort depuis bien trop longtemps dans ma commode de chevet). Mais il était de rang inférieur, et sa vie ne fut guère qu’une suite de frustrations, quand bien même on le tint semble-t-il de son vivant déjà pour un grand poète et un bon musicien. En 1204, âgé d’une cinquantaine d’années, et après bien des dépits et des rancœurs, il décida de devenir moine bouddhiste (dans la tradition amidiste) et de se retirer du monde ; il se bâtit alors un petit ermitage, où il acheva ses jours, se consacrant quotidiennement à la prière, à la contemplation… mais aussi, toujours, à la poésie et à la musique, passions qui ne le quittèrent jamais, et qui marquèrent sans doute une limite à sa volonté pourtant certaine de détachement. En 1212, il écrivit donc son œuvre la plus célèbre, le Hôjô-Ki, qui devait assurer sa renommée jusqu’à nos jours.

 

Le Hôjô-Ki est un très bref texte (une trentaine de pages environ ; il est ici complété par une postface au moins aussi longue, et tout à fait passionnante, de Jacqueline Pigeot), que l’on peut tout naturellement découper en deux parties. Après un très célèbre préambule qui ne manque pas d’évoquer Héraclite – « La même rivière coule sans arrêt, mais ce n’est jamais la même eau. De ci, de là, sur les surfaces tranquilles, des taches d’écume apparaissent, disparaissent, sans jamais s’attarder longtemps. Il en est de même des hommes ici-bas et de leurs habitations. » –, l’ermite nous narre les diverses catastrophes qui ont frappé la capitale, Kyôto, de son vivant ; étrangement (ou pas), il n’évoque quasiment pas les troubles politiques pourtant très importants à son époque, mais préfère se consacrer essentiellement aux catastrophes d’origine naturelle – incendies, tremblements de terre, famines, épidémies. De cet émouvant constat de la précarité de la vie et des créations humaines (les habitations en tête, ce thème court à travers l’ensemble du texte) découle la seconde partie du Hôjô-Ki, sorte d’autobiographie spirituelle, dans laquelle Kamo no Chômei nous décrit son ermitage et son mode de vie.

 

Le Hôjô-Ki, s’il s’inscrit bien dans une histoire (nationale et personnelle) qu’il peut être utile de connaître pour mieux l’appréhender, n’en est pas moins fondamentalement une œuvre à portée universelle. Sa philosophie, avouons-le, n’a sans doute rien de bien original, y compris pour des Occidentaux : j’ai déjà mentionné Héraclite, mais on pourrait également évoquer l’ataraxie des épicuriens, dans un sens, ou peut-être plus encore les stoïciens ; Jacqueline Pigeot cite également l’Ecclésiaste et les Essais de Montaigne, et l’on pourrait sans doute multiplier encore les références de ce genre. Le constat de la précarité de la vie humaine, l’apologie du détachement et de l’érémitisme : voilà qui parle au-delà des philosophies et des spiritualités, et au-delà des siècles.

 

Mais la grande force du Hôjô-Ki, au-delà de son contenu philosophique, réside probablement dans son incroyable beauté formelle. Kamo no Chômei y fait la preuve de son talent à chaque phrase, parfaitement ciselée, et qui fait toujours mouche. Ce sommet de la prose japonaise est d’une époustouflante splendeur, que ce soit dans la descriptions des atrocités pesant sur l’humanité ou dans la description apaisée de la nature entourant l’ermitage. Ce balancement, orchestré de main de maître, s’accompagne de réflexions touchantes, émises avec une concision et une intensité qui frôlent la perfection.

 

Et c’est sans doute pourquoi, au-delà du constat désabusé de la condition humaine – auquel on ne peut qu’adhérer – et du réconfort que l’ouvrage suscite peut-être paradoxalement, je ne cesse d’y revenir. Oui, le Hôjô-Ki, dans sa tristesse comme dans sa sérénité, est un ouvrage qui fait du bien ; et ce d’autant plus qu’il constitue un monument d’écriture, magnifiquement rendu par les différents traducteurs (la langue du Révérend Père Sauveur Candau est tout à fait élégante, et cette traduction est peut-être, si ce n’est la plus riche et précise – ici, la palme revient probablement à René Sieffert –, la plus « équilibrée » que j’ai pu lire).

 

Mais comment doit-on envisager cette œuvre à deux visages, certes complémentaires, mais débouchant pourtant sur des sentiments opposés, quand bien même aussi forts les uns que les autres ? Dans la conclusion de sa postface, Jacqueline Pigeot évoque deux jugements émis par des lecteurs français. Michel Revon, qui en a livré la première traduction intégrale, dit ceci de Kamo no Chômei et de son chef-d’œuvre : « Son charmant écrit, si dénué de toute prétention, n’en devient pas moins un exposé magistral de la sagesse pessimiste. » Mais Paul Claudel porte un autre regard : Chômei « nous a laissé de ses années de contemplation un mémorial plein de fraîcheur et de sentiment que l’on pourrait comparer aux livres de l’Américain Thoreau ». J’adhère sans réserve aucune à ces deux opinions, témoignant de la richesse secrète de ce petit bijou de littérature et de philosophie.

 

Et, de toute évidence, ce n’est probablement pas là la dernière fois que je me régale à la lecture du Hôjô-Ki : chaque fois que le malheur frappe, quelle qu’en soit la cause, la sagesse de l’ermite nippon s’impose ; et l’on se prend, comme lui, à rêver d’une retraite loin des hommes, loin de tout, où l’on pourrait fuir le flot incessant et impétueux des affaires humaines pour se livrer tout entier à la contemplation sereine de la beauté, celle de la nature indomptable comme celle des œuvres humaines, éphémères pour la plupart, mais parfois immortelles comme ce petit texte postulant pourtant dès la première ligne la précarité de toutes choses ; ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette merveille émouvante et stimulante qu’est le Hôjô-Ki.

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