"J.-K. Huysmans et le satanisme d'après des documents inédits", de Joanny Bricaud
BRICAUD (Joanny), J.-K. Huysmans et le satanisme d’après des documents inédits, [s.l.], [n.c.], [1913] 2011, [édition numérique]
Ah, qu’est-ce qu’on peut être con quand on est jeune ! Mais des fois c’est rigolo. Permettez-moi de bouffer cette madeleine, là, et de partir à la recherche de mon temps que je l’ai perdu. Whoosh. Retour au collège (horreur), vers mes treize, quatorze ans. J’avais alors un excellent professeur – qui m’avait hélas pris comme chouchou… – de français, latin et grec. Mes amis et moi la savions très catholique. Aussi a-t-on été pris d’envie de la taquiner, en nous faisant passer, jeunes couillons de metalleux, voire black metalleux, que nous étions, pour une petite troupe de satanistes. La dame ne manquait pas d’humour, et savait bien que tout cela n’était qu’une vaste blague. Aussi, loin de s’en offusquer, elle en riait avec nous.
Un jour, après les cours, elle me retint quelques instants (en tout bien tout honneur) : « Vous qui vous intéressez au satanisme, vous devriez lire ceci. Mais surtout n’en parlez pas à vos camarades ! Ils ne sont pas assez murs… » me dit-elle en substance. Et de me tendre un exemplaire de Là-bas de Joris-Karl Huysmans. Ce fut un choc esthétique incomparable, et, aujourd’hui encore, Là-bas figure parmi mes romans fétiches.
Quelques mots à ce sujet s’imposent. Joris-Karl Huysmans était un échappé du naturalisme. Après avoir fait ses premières armes dans la lignée d’un Flaubert et plus encore d’un Zola, il est progressivement devenu une sorte de chef de file des écrivains décadents avec le merveilleux À rebours (le livre préféré de Dorian Gray). Puis il fut tourmenté par une crise de foi, qu’il raconta dans son « Roman de Durtal », dont Là-bas constitue le premier tome. Les suivants témoignent de la conversion de l’auteur au catholicisme (variante un tantinet mystique) ; on recommandera dans cette optique la lecture du très beau, très touchant deuxième tome, En route (les deux suivants, La Cathédrale et L’Oblat, s’ils sont toujours aussi merveilleusement écrits, sont, euh, « plus dispensables », et « purement » catholiques).
Mais Là-bas, c’était autre chose, une expérience bien particulière, la confrontation de son auteur au satanisme et plus généralement aux « sciences » occultes de son temps. Le prétexte en est le suivant : Durtal, un écrivain, travaille sur une biographie du sinistre Gilles de Rais, qui l’amène à s’intéresser au satanisme et à la sorcellerie au Moyen Âge. Mais, dans sa quête de sources, il découvre avec une fascination mêlée de répulsion la survivance du satanisme dans la bonne société « fin-de-siècle ». Là-bas livre en parallèle les échos médiévaux du travail de Durtal, et son cheminement spirituel, qui l’amène à fréquenter des individus peu recommandables, avant de trouver la rédemption dans le catholicisme (plus tard). Le portrait des satanistes de son temps n’est guère flatteur – Huysmans stigmatise leurs ridicules, leur hypocrisie, etc. L’ex-naturaliste ne s’en est pas moins très fortement documenté pour écrire son roman, et a un temps erré dans le milieu qu’il décrit.
D’où la brochure de Joanny Bricaud (oui, on y arrive enfin)… qui prend tout cela très au sérieux. Prétendant se fonder sur des « documents inédits » en sa possession (généralement sans autre précision, ce qui est bien pratique…), l’auteur, féru d’occultisme et a priori très crédule, s’intéresse aux sources du roman satanique de Joris-Karl Huysmans. Le résultat est un salmigondis hilarant mêlant, sans avoir l’excuse du style, catholicisme mystique et ésotérisme (spiritisme, alchimie, satanisme, incubes et succubes…), qui relate pour l’essentiel « l’affrontement magique » entre deux sources de Huysmans également satanistes à ses yeux, l’abbé Boullan d’une part, et d’autre part les mystiques de l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix, avec à sa tête Stanislas de Guaita, et englobant des personnages aussi pittoresques que le fameux Sar Péladan. Avec semble-t-il Huysmans et certains de ses amis, il charge les lointains disciples de Christian Rosenkreutz de la mort « mystérieuse » de l’ex-abbé sulfureux. C’est bien évidemment d’un ridicule achevé et, si l’on excepte une lumineuse lettre de Stanislas de Guaita lui-même (le pauvre), c’est parfaitement hilarant d’un bout à l’autre. Et c’est, du coup, certes pas une lecture indispensable – disons-le tout net, c’est un torchon stupide et ridicule –, mais du moins une lecture édifiante pour qui s’intéresse à l’ésotérisme « fin-de-siècle ». Ni Huysmans ni l’auteur n’en ressortent grandis, cela dit. Mieux vaut donc lire et relire Là-bas, et laisser, sauf curiosité malsaine (serviteur) ce fascicule à sa place naturelle : les chiottes.