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"Présence humaine", de Michel Houellebecq

Publié le par Nébal

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MICHEL HOUELLEBECQ, Présence humaine

 

Tracklist :

 

01 – Présence humaine

02 – Séjour-club

03 – Paris-Dourdan

04 – Playa Blanca

05 – Les Pics de pollution

06 – On se réveillait tôt

07 – Plein Été

08 – Célibataires

09 – Crépuscule

10 – Derniers Temps

 

AHA ! Ça faisait longtemps que je n’avais pas parlé du Terrible Michou sur ce blog interlope… et JE VAIS PAS ME GÊNER ! Bon, faut dire que, si je ne m’abuse, il n’a pas vraiment eu d’actualité depuis son Goncourt probablement pas mérité pour La Carte et le territoire. À part, tout récemment, son retour en France au moment où Depardieu s’en casse (quand je vous dis que ce type est un immense humoriste…). Du coup, je ne vais pas exactement faire dans l’actualité mon non plus, puisque, au travers de ce compte rendu, nous allons remonter à l’apocalyptique (déjà) an 2000 (‘tain, le coup de vieux…), année où fut enregistré l’album Présence humaine, qui sera a priori le premier et le dernier album de Michel Houellebecq (« ouf », disent les mauvaises langues). Car oui, aujourd’hui, je vais parler du Terrible Michou, mais pour de la musique (« musique ? », disent les mauvaises langues) (vos gueules, les mauvaises langues).

 

Pourquoi en parler aujourd’hui ? PARCE QUE ! Quelle idée d’avoir à chercher à tout prix une justification… Bon, en fait, il y en a bien une (petite) : l’album figure dans la sélection « en toute subjectivité » de « 100 albums « rock et SF » à écouter avant la fin du monde » réalisée par Richard Comballot dans le Bifrost n° 69 (que je n’ai fait que feuilleter pour l’instant). « Houellebecq et ses ambiances de fin du monde, ce n’est pas à proprement parler de la SF mais ça y ressemble. » Tout à fait. Du coup, j’ai eu envie de réécouter cet album, ce que je n’avais pas fait depuis un petit bout de temps, et je confirme : j’aime. J’aime beaucoup, même. Voire j’adore. Si.

 

Eh.

 

Il y aurait, il est vrai, moyen de biaiser, et de dire que Présence humaine de Michel Houellebecq n’est pas un album de Michel Houellebecq, mais un album de Bertrand Burgalat (dont je ne vous recommanderai jamais assez The Sssound of Mmmusic et plus encore le génial album live avec A.S Dragon ; j’avoue ne pas avoir suivi ce qu’il a fait depuis). Le monsieur B. a en effet tout écrit sur l’album (seul le premier morceau émane du groupe dans son ensemble), qu’il a sorti sur son label Tricatel. Houellebecq, dans un sens, se contente d’y poser son spoken word grave et décalé, récitant plus que chantant des textes issus de ses recueils Le Sens du combat, Rester vivant et Renaissance. Ce qui nous donne – oui, inévitablement, on va faire cette comparaison facile – l’impression d’une sorte de Gainsbourg 2000 (« en pire », disent les mauvaises langues, qui ne veulent décidément pas la fermer), mais du meilleur Gainsbourg, celui de l’Histoire de Melody Nelson et de L’Homme à la tête de chou. Mais cette exclusion serait sans doute un tantinet mesquine ; virons donc ce biais (que j’avoue avoir pratiqué quand j’étais jeune et innocent), et disons-le haut et fort : Présence humaine est bien un album, l’unique album, de Michel Houellebecq.

 

Et c’est un excellent album. Si.

 

Eh.

 

La musique de Burgalat est tout à fait remarquable. Mélange de vieux rock progressif/psychédélique lorgnant par à-coups sur le noise et d’electro vintage teintée de funk discoïde (ou le contraire), elle fait du neuf avec du vieux, de l’easy listening avec du dur. Aussi, malgré la comparaison facile effectuée quelques lignes plus haut, le fait est que Présence humaine est un album doté d’une réelle singularité musicale. Il relève certes un peu du jeu de citations, mais à la manière d’un écrivain qui fait dans le cut-up ou d’un D.J. qui sample à tour de bras, et crée une œuvre personnelle à partir d’éléments épars, qu’on n’aurait pas forcément pensé à rapprocher, là, comme ça.

 

Et, par-dessus, il y a la polésie de Houellebecq. Les fidèles de ce blog le savent, la polésie et moi, ce n’est pas exactement le mariage d’amour. Alors la polésie-Monoprix de Houellebecq, a priori… J’avoue que quand je m’étais contenté de lire ces textes, ça m’avait laissé perplexe, et pas qu’un peu. Une polésie du banal, de l’ultra-quotidien, aseptisée au possible, pratiquant la rime pauvre avec un enthousiasme mou qui a de quoi laisser pantois. Mais, mise en musique, ben, voilà, je trouve que ça rend bien ; et même très bien. Il y a bel et bien une ambiance qui s’en dégage, une voix. Et c’est tantôt dépressif, tantôt hilarant, et souvent les deux à la fois (ici, je ne peux m’empêcher de penser à une réplique d’un Spirou sur l’humour des gens tristes) (on a les références qu’on peut). Voilà : Houellebecq pouète, c’est un Droopy dans le métro, qui va faire ses courses ou revient du boulot, tout mou, désabusé, cerné par des zombies persuadés d’être vivants. Ou alors Michou à la plage, en séjour-club (forcément), qui s’ennuie à mourir en sirotant un mojito avec pas assez de rhum dedans.

 

(Ici, je ne peux m’empêcher de penser à une citation du terrible Michou à l’occasion de la sortie de cet album – je crois que c’était dans Trax ; interrogé sur son rapport à la drogue, le pouète réplique d’une voix sans appel, et en laissant entendre que c’est probablement pire : « Moi, j’ai choisi l’alcool. » Je cite de mémoire, hein.)

 

Et ça rend donc pas mal, comme ça. Alors évidemment, je comprendrais toujours que ça ne passe pas… Il faut pouvoir s’enfiler des rimes comme : « Tu déjeuneras seul / D’un panini-saumon / Dans la rue de Choiseul / Et tu trouveras ça bon » (dans « Les Pics de pollution »). Mais moi, finalement, après l’apprentissage, j’aime bien ; ça me fait souvent rire, mais ça me touche aussi, parfois. « Retour au réel » (« Playa Blanca ») ; on ne s’en échappera pas, en fin de compte. Et il y a des passages… ben, beaux, oui. Je vous jure. J’en suis le premier surpris, mais oui.

 

Tour d’horizon. On commence en force avec l’excellent et on ne peut plus apocalyptique (effectivement) « Présence humaine » (avec la participation de Richard Pinhas à la guitare), sorte de disco-punk avant qu’on ne parle de disco-punk (même si le genre est par nature tourné vers le passé), que j’aurais envie de qualifier de chef-d’œuvre (si). La meilleure des entrées en matière pour cet album. Ça passe ou ça casse, certes ; mais chez moi, ça passe. Et très bien, même.

 

« Séjour-club » est moins immédiatement accrocheur, mais ce vague funk langoureux et contemplatif n’est pas sans intérêt pour autant ; ça progresse avec adresse et en douceur pour un résultat des plus corrects. « Le poète est celui / Presque semblable à nous / Qui frétille de la queue / En compagnie des chiens. » Tout un programme, non ? Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais ça m’évoque Vermillion Sands (je suis sûr que Ballard, tout là-haut, appréciera).

 

Suit « Paris-Dourdan », et là on remonte au niveau de l’introduction (quand il m’est arrivé de faire ce trajet, inévitablement, j’avais cette chanson en tête…). Très chouette ambiance, explosions noisy bienvenues, c’est très miam tout ça. « Je me réveille à Montparnasse / Tout près d’un sauna naturiste / Le monde entier reprend sa place / Je me sens bizarrement triste. » J’adore.

 

Sortir « Playa Blanca » en unique single de l’album (si je ne m’abuse) fut sans doute un acte de provocation. Ce morceau, pas vraiment représentatif de l’album, est en effet d’un kitsch absolu, et rassemble en moins de trois minutes tous les clichés Club-Med du Terrible Michou. Il n’en est pas moins hilarant (surtout avec le clip qui va bien).

 

Mais j’y préfère largement le non moins drôle mais bien plus intéressant musicalement – assez complexe, en fait – « Les Pics de pollution », aux paroles hautement improbables et sans queue ni tête. Très bon.

 

« On se réveillait tôt » est autrement plus apaisé, on y retrouve un peu l’ambiance de « Séjour-club ». Le Terrible Michou s’y montre romantique, et c’est… particulier. « Rappelle-toi ma douce / Nous avions notre chance. »

 

Plus ou moins dans ce registre, toutefois, le très progressif/psychédélique « Plein Été » est à mon sens la plus grande réussite. Ce long morceau dégage une atmosphère oscillant entre le sensuel et le pathétique, avec une (grosse) touche de nostalgie à nouveau, pour un résultat plus que satisfaisant, à la fois drôle et touchant. « Il faudrait que je meure / Ou que j’aille à la plage. » Je crois qu’on tient là du concentré de Houellebecq…

 

« Célibataires » détonne, dans la mesure où c’est un morceau purement électronique, à l’ambiance bien plus froide et sombre que ce qui précède. Contraste, et, décidément, « retour au réel ». Ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre, c’est un excellent morceau. Le propos rappelle « Paris-Dourdan », forcément, mais la singularité demeure. « Nous rejoignons enfin / Le mystère productif / Dans le calme apaisant / D’usines célibataires. » C’est bien bon.

 

En dépit du titre, on retourne à quelque chose de plus lumineux avec « Crépuscule ». C’est joli, c’est tendre, mais un peu faiblard par rapport au reste de l’album, trouvé-je. « Nous avions des moments d’amour injustifié », cependant.

 

Et l’album de se clore sur « Derniers Temps », comme de juste. Je ne peux pas m’empêcher de trouver que ça sonne un peu comme du DFA avant l’heure. Intéressant décalage entre les paroles très mélancoliques et la musique optimiste. Cela dit, là encore, par rapport au reste de l’album, ça ne casse pas des briques.

 

Vous l’aurez compris : en dépit des quelques réserves finales, j’adore cet album. Avec la même passion aujourd’hui qu’au moment de sa sortie. Je comprends toujours que cela puisse faire grincer des dents, jaser, sourire, ricaner, tout ce que vous voudrez. Mais peu importe : moi, je trouve ça bon. Très bon. Excellent, même. Merci, Michou, et merci, Bertrand Burgalat.

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"Le Chant du Monstre", n° 1

Publié le par Nébal

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Le Chant du Monstre, n° 1, Paris, Intervalles, novembre 2012, 123 p.

 

Encore une découverte due à la librairie Charybde, qui avait fait comme qui dirait un certain lobbying en faveur de cette revue toute nouvelle toute belle (c’est rien de le dire : l’objet, au format iconoclaste, est franchement sublime) avant même la soirée qu’elle lui consacra ainsi qu’au Visage Vert. Je ne pouvais donc pas décemment passer à côté de cette revue de « création littéraire & curiosités graphiques », projet enthousiaste de Sophie Duc, Angélique Joyau et Céline Pévrier, visant à casser les frontières entre les arts et qui, ma foi, fait ça très bien, je peux d’ores et déjà vous le dire, bien que ne faisant sans doute pas partie du « cœur de cible » de la chose (mais j’y reviendrai).

 

La revue est organisée en six rubriques d’ampleur variable. On commence avec « Affinités électives », qui s’intéresse aux éditeurs « autres ». Cette fois, c’est Monsieur Toussaint Louverture qui s’y colle, un choix logique eu égard aux ambitions du Chant du Monstre, tant la maison de Dominique Bordes fait preuve d’exigence littéraire fonctionnant au coup de cœur, sans jamais négliger l’objet-livre pour autant, ainsi qu’en témoigne à merveille Enig Marcheur de Russell Hoban, que je ne vous recommanderai jamais assez. On commence donc avec une passionnante et passionnée interview de Dominique Bordes, suivie de trois extraits de productions maison (dont Enig Marcheur). Tout cela est plus qu’alléchant, et milite intelligemment en faveur d’une édition différente, dont Monsieur Toussaint Louverture est un représentant idéal.

 

Avec la rubrique « Alchimie », on est peut-être au cœur des préoccupations de la revue, puisqu’il s’agit bien ici de donner la parole à des couples d’auteurs mêlant littérature et graphisme. Au programme, deux poèmes illustrés. Si vous fréquentez quelque peu ce blog interlope, vous savez sans doute à quel point je suis réfractaire à la polésie, aussi ne suis-je guère en mesure de porter une appréciation un tant soi peu judicieuse sur ces textes… Mais visuellement, quelle claque ! « Géants » de Donatien Garnier & Guillaume Bullat est à cet égard une véritable merveille (j’avoue avoir été sur ce plan moins séduit par « Ce sera suffisant » de Thomas Vinau & Émilie Alenda, mais ça reste de la belle ouvrage).

 

Suit « Seul contre tous », rubrique destinée à « donner un coup de pied dans la fourmilière » de l’édition. La parole est à Fabrice Colin, qui, dans « Ne m’invite pas à déjeuner David », livre une chronique acide, tout droit échappée du Golden Path dont on retrouve bien le ton, qui « questionne les adoubements et excommunications prononcés par la critique littéraire » Au menu, David Foenkinos et Guillaume Musso. Si.

 

« Ex-qui ? » s’intéresse aux auteurs morts mais dont la plume est toujours bien vivante. La rubrique est, pour cette première occurrence, consacrée à Kathy Acker et à son Don Quichotte. Le portrait (en plagiat/sampling, bien sûr) de cette terroriste littéraire est passionnant (au passage, le sampling définit bien Le Chant du Monstre en général ; rien d’étonnant, du coup, si…). Suivent trois extraits : si le premier (« L’Avortement de Don Quichotte ») m’a paru tout à fait remarquable, j’avouerai cependant que la suite, pouvant évoquer William Burroughs (forcément), mais aussi La Foire aux atrocités de J.G. Ballard, m’a laissé assez froid ; trop expérimental pour ma pomme, sans doute…

 

On passe alors au « Cabinet de curiosités », collection de bizarreries dénichées en librairie ou sur le ouèbe. Les dessins de Frédéric Noël, à l’imaginaire enfantin perverti (ou bien… ?) sont tout à fait intéressants. Suit un autre duo écrivain/graphiste, avec Géométrie dans la poussière de Pierre Senges & Killoffer : c’est à nouveau très beau sur le plan visuel, mais je ne suis une fois de plus pas en mesure de critiquer de manière pertinente le texte…

 

Et puis il y a « Parce que ! », dernière rubrique sans autre justification que celle de l’enthousiasme (la meilleure justification possible, donc : « certains choix ne se défendent plus tant ils semblent évidents »). Une nouvelle de Pierre Terzian intitulée « À manger pour les cailloux », préfigurant la Crevasse de l’auteur. Belle plume, sujet qui, ai-je trouvé, entre bizarrement (ou pas) en résonance avec le début du Don Quichotte de Kathy Acker, mais j’avoue n’avoir pas adhéré plus que ça.

 

C’est que c’est pointu, tout ça. Exigeant. Ce n’est pas une critique, juste un constat. Il y a dans Le Chant du Monstre un goût de la création littéraire (et plus puisque affinités) la plus extrémiste, la moins sage ; ce qui est bien. Mais, du coup, ça ne m’a pas toujours parlé, ça allait parfois (souvent ?) trop loin pour mon pauvre petit moi… Non, je crois très franchement, même si je l’ai lu dans l’ensemble avec plaisir et si j’en ai pris plein les mirettes, que Le Chant du Monstre s’adresse à un public dont je ne fais pas vraiment partie. Je reconnais cependant la très grande qualité de la chose, le travail étonnant qu’elle représente, et son audace rafraîchissante. Je ne peux donc que souhaiter longue vie et prospérité à cette revue différente et passionnée, le plus sincèrement du monde, tout en n’étant pas certain de poursuivre l’aventure de mon côté ; mais on verra : je suis faible…

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"La Maison du Cygne", d'Yves & Ada Rémy

Publié le par Nébal

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RÉMY (Yves & Ada), La Maison du Cygne, Paris, Robert Laffont – Presses Pocket, coll. Science-fiction, [1978] 1986, 282 p.

 

Dix ans après l’extraordinaire    Les Soldats de la mer, sept ans après Le Grand Midi qu’il me faudra bien lire un jour, les si rares Yves & Ada Rémy ont publié, dans la collection Ailleurs & Demain, La Maison du Cygne, un roman de science-fiction cette fois, couronné par le Grand Prix de l’Imaginaire, mais qui devait longtemps rester leur dernière parution (depuis, il y a eu  Le Prophète et le vizir, qu’il vous faut, bien entendu). Mon enthousiasme pour les œuvres précitées et pour leurs si sympathiques auteurs devait nécessairement m’amener un jour à lire ledit livre – et il va de soi que je ne saurais en traiter de manière totalement objective, du fait des publications des Rémy chez Dystopia, vous êtes prévenus. C’est aujourd’hui chose faite. Reste à trouver les mots pour en parler…

 

La première partie du roman se déroule dans la citadelle d’El Golem, au cœur du désert mauritanien. Sous la houlette d’un Maître aussi mystérieux qu’affectueux, 25 enfants de toutes origines y sont élevés, loin des regards. Ils dépendent de la Maison du Cygne, constellation engagée dans une lutte millénaire avec celle de l’Aigle, lutte dont on ne connaîtra véritablement l’enjeu et les modalités qu’à la toute fin du roman. Là, les enfants apprennent à développer leurs pouvoirs psioniques, afin de servir au mieux les intérêts du Cygne. Pour les enfants, le castel est tout d’abord un lieu idyllique, une utopie de l’éducation parfaite, où exercices étranges et jeux farfelus rythment une vie heureuse et sans questionnement. Pourtant, de temps à autre, un enfant disparaît dans le désert, ou subit un sort étrange au sein même de la citadelle que l’on croyait à l’abri de toute attaque. Le Maître le leur dit : il faut y voir les actions malintentionnées de l’Aigle, leur ennemi de toujours. Aussi doivent-ils être sur leurs gardes…

 

Mais vient l’adolescence, et avec elle les interrogations existentielles… et la révolte. Chez le jeune Passy, notamment, qui, après avoir mis en doute la réalité de l’Enseignement Nocturne, en arrive à se poser la question de l’existence même du castel et de ses habitants. C’est que les révélations de l’Ordonnateur du Cygne sur leurs « rêves » ont chamboulé le quotidien des enfants d’El Golem. Et trop de questions restent en suspens… Qu’est-ce, au juste, que le Cygne ? Qu’est-ce que l’Aigle ? Quel est ce plan dans lequel les enfants instrumentalisés jouent un rôle, et quel est ce rôle ? Pourquoi ces « rêves », pour Passy celui d’un jeune Français du nom de François Vost, qui n’a jamais entendu parler du castel, et vit une vie banale dans une famille banale de Passy ? Qu’est-ce que la réalité, dans ce monde où tout semble illusoire ? Et l’ambiance utopique des premières années d’El Golem de laisser la place à l’angoisse, au doute, au reniement. Viendra plus tard le temps des réponses… et des regrets.

 

Si Yves & Ada Rémy délaissent ici le fantastique pour la science-fiction, on reconnaît néanmoins leur patte si particulière, au travers de leur plume sophistiquée, de leur style très ciselé ; un peu trop, d’ailleurs, à mon sens, surtout au début de la seconde partie (où certains dialogues sont franchement trop ampoulés en ce qui me concerne ; autant vous prévenir, c’est la seule « critique » que je me sens en mesure d’adresser à ce livre). Les images sont marquantes, l’ambiance superbe, et le propos aussi intrigant qu’intelligent.

 

Bien loin de se cantonner au registre de « l’histoire secrète » avec le conflit insidieux opposant le Cygne et l’Aigle (dont les implications philosophiques sont néanmoins très intéressantes, et fort troublantes), La Maison du Cygne se révèle avant tout être un très beau roman sur l’enfance, l’adolescence et le passage à l’âge adulte. La destinée des enfants d’El Golem, et plus particulièrement de Passy, est ainsi l’occasion de livrer une réflexion subtile sur l’éducation, qui évoque avec brio les rêves utopiques en la matière, aussi bien ceux de la littérature classique que les expériences concrètes d’enseignement alternatif. Mais la perfection du castel mauritanien est bientôt mise en doute, et c’est, au-delà, l’instrumentalisation de l’enfance qui est questionnée, d’une enfance formatée même si d’une manière originale, et considérée avant tout pour son potentiel « utile ».

 

La révolte adolescente y est aussi superbement décrite, avec des mots qui touchent, des images fortement évocatrices. Il y a de la parabole dans le destin de Passy/François Vost et dans ses interrogations si légitimes sur sa place dans l’univers. Le lecteur, à n’en pas douter, s’y retrouvera, y observera avec une fascination mêlée d’angoisse son propre reflet dans un miroir par nature trompeur.

 

Puis viendra le temps de la nostalgie, des regrets… Ce qui nous vaudra une conclusion absolument magnifique (qui rachète à merveille les quelques écueils stylistiques du début de la seconde partie, mentionnés plus haut).

 

Aussi l’argument science-fictif, pour intéressant qu’il soit, n’est-il largement à mes yeux qu’un prétexte, plus que jamais. La Maison du Cygne relève bien du genre, et mérite amplement sa récompense ; c’est un très bon roman de science-fiction, oui. Mais il s’inscrit dans une lignée utopique et fabuleuse qui dépasse le seul champ science-fictif, et les pouvoirs psioniques qui en sont ici le principal « cliché » ne jouent finalement qu’un rôle limité dans l’histoire, de même que la lutte entre le Cygne et l’Aigle est en définitive ramenée à des considérations toutes terrestres, n’impliquant pas véritablement, si ce n’est pour les besoins de la fable, de conjuration venue d’ailleurs. C’est l’humain qui intéresse ici les auteurs, un humain mis à nu, dans sa fragilité comme dans son potentiel. Et, ce qui marque, c’est bien cette subtile, et aussi tendre que douloureuse, évocation des années perdues de la prime jeunesse, avec tout ce qu’elles impliquent de joies comme de peines, d’espoirs comme de peurs.

 

Je ne vous cacherai pas que j’ai cependant largement préféré Les Soldats de la mer à La Maison du Cygne : les Rémy me semblent plus à l’aise dans le format de la nouvelle comme dans le registre du fantastique, et leur style si particulier s’y déploie à meilleur escient à mon sens. Mais ce roman est néanmoins des plus intéressants, et mérite bien qu’on s’y attarde ; c’est à n’en pas douter un des très grands romans de la science-fiction française.

 

Voilà : décidément, j’aime, j’adore les Rémy. Non, je ne suis pas objectif. Mais je m’en passe très bien, merci.

CITRIQ

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"Desertshore / The Final Report", d'X-TG

Publié le par Nébal

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X-TG, Desertshore / The Final Report

 

Tracklist :

 

CD 01 (Desertshore)

01 – Janitor Of Lunacy

02 – Abschied

03 – Afraid

04 – The Falconer

05 – All That Is My Own

06 – Mütterlein

07 – Le Petit Chevalier

08 – My Only Child

09 – Desertshores

 

CD 02 (The Final Report)

01 – Stasis

02 – E.H.S.

03 – Breach

04 – Um Dum Dom

05 – Trope (Bonus Track)

06 – What He Said

07 – In Accord

08 – Gordian Knot

09 – Emerge To Space Jazz

10 – The End

 

Au risque de me répéter (voyez notamment ici), Throbbing Gristle fut un des groupes les plus importants de la musique contemporaine, une entreprise unique en son genre, au carrefour de la pop et de l’avant-garde. Citons Dan Fox dans le livret de l’album du jour : « it was impossible to know whether you were listening to music, watching art or bearing witness to punishing satire and social critique ». En effet, Throbbing Gristle, ce n’était pas que de la musique (les mauvaises langues diraient sans doute même que ça n’en était pas du tout…), mais, au-delà, une entreprise généralisée de subversion des codes, de déconstruction/reconstruction et de détournement. Un projet singulier, au pouvoir de fascination durable.

 

Après une poignée d’albums et de concert aux heures les plus glorieuses du post-punk, le groupe fondateur de la musique industrielle s’est séparé à l’aube des années 1980, jugeant sa « mission » accomplie. Il en est résulté d’autres projets remarquables, Coil et Psychic TV en tête (j’avoue ne pas connaître les réalisations ultérieures de Chris Carter et Cosey Fanni Tutti, je plaide coupable). Puis le groupe s’est reformé dans les années 2000, et a enregistré notamment l’excellent Part 2. The Endless Not, puis entamé une nouvelle série de concerts. Le cyberpunk ultime Genesis P-Orridge a cependant lâché ses petits camarades fin octobre 2010, qui ont continué sous le nom d’X-TG (nous y voilà). Cette nouvelle expérience fut hélas interrompue du fait du décès de Peter « Sleazy » Christopherson le 24 novembre 2010 (voyez ici)…

 

Mais « Sleazy », force motrice, avait eu le temps d’initier de nouveaux projets pour le groupe, et en voici le résultat, qu’on peut supposer être l’ultime avatar de Throbbing Gristle (le nom X-TG ayant été conservé du fait de l’absence de Genesis P-Orridge, donc). Des enregistrements furent réalisés avec Chris Carter et Cosey Fanni Tutti, qui ont par ailleurs hérité des machines de Christopherson, créées spécialement à cet effet. Deux ans après la mort de ce dernier, est donc sorti Desertshore / The Final Report, doté d’un packaging aussi minimaliste que séduisant.

 

On pouvait craindre, une fois de plus – c’est le problème avec les groupes aussi novateurs et subversifs que Throbbing Gristle –, une production manquant de l’âme et de la folie des heures héroïques ; certains esprits chagrins ont également, à ce que j’ai cru comprendre, dénigré X-TG du fait de l’absence de Genesis P-Orridge. Le caractère posthume de cet enregistrement, enfin, avait de quoi effrayer…

 

Mais non.

 

Si X-TG n’est certes pas TG – après tout, ils le disent eux-mêmes, hein, le nom est révélateur –, il n’en reste pas moins que ce Desertshore / The Final Report est une pièce de choix, une double œuvre splendide bien loin de toute vaine et sordide récupération macabre, et témoignant du talent toujours intact de Peter « Sleazy » Christopherson, Chris Carter et Cosey Fanni Tutti.

 

Qu’on ne s’y trompe pas, cependant : Desertshore / The Final Report n’est pas à proprement parler un double album, formant un tout homogène, mais bien le rassemblement de deux projets fort différents, dans l’esprit comme dans la réalisation.

 

Commençons donc par Desertshore. Ce projet, initié par Christopherson en 2006 (et dont les premières sessions de travail avaient été publiées en 2007), consiste en une reprise intégrale de l’album du même nom de Nico, datant de 1970 (un très bel album, au passage : ce fut pour moi l’occasion de le découvrir, et j’ai été instantanément séduit par son minimalisme et sa froideur, préfigurant à certains égards l’ambient, malgré le chant omniprésent de l’égérie du Velvet Underground ; on comprend donc sans problème ce qui a pu séduire « Sleazy » et lui donner l’envie de ce projet), qui a servi à sonoriser le film de Philippe Garrel La Cicatrice intérieure (1972 ; je plaide coupable, je ne l’ai pas vu),à l’origine de l’artwork de l’album, film qui, par un juste retour des choses, a constitué une inspiration pour les membres d’X-TG.

 

Ceux-ci se sont entourés de beau monde pour pousser la chansonnette, jugez plutôt : Antony Hegarty (Antony and the Johnsons ; une voix splendide, je ne connaissais pas si ce n’est de nom…), Blixa Bargeld (Einstürzende Neubauten), Marc Almond (Soft Cell), le réalisateur Gaspar Noé et l’ex-actrice porno Sasha Grey (aTelecine).

 

Et le résultat est tout simplement bluffant. Déconstruction/reconstruction, une fois de plus, mais avec une inventivité intacte et un talent qui ne saurait faire de doute. Passées à la moulinette d’X-TG, les chansons de Nico se retrouvent transfigurées, mais les musiciens industriels ont su en préserver tout le sel. « Janitor Of Lunacy » donne le ton : un fond ambient/indus, dont on ne sait trop s’il est minimaliste ou complexe (les deux à la fois, sans doute et paradoxalement), porte avec subtilité, comme en contrepoint, la voix aérienne d’Antony, qui fait des merveilles. Mais tous les morceaux suivants sont également du plus grand intérêt, avec quelques moments tout simplement extraordinaires (j’avoue avoir été particulièrement séduit par « My Only Child » et « All That Is My Own », chantés par Cosey Fanni Tutti) ; chaque titre a une grande personnalité – les chansons en allemand interprétées par Blixa Bargeld au timbre si reconnaissable et « Le Petit Chevalier » récité par Gaspar Noé sortant particulièrement du lot, inévitablement –, mais le tout n’en est pas moins très homogène, constituant bel et bien un album. Le projet de reprise intégrale pouvait paraître farfelu (mais bon, c’était bien la moindre des choses de la part d’X-TG…), et était assurément casse-gueule, mais le moins que l’on puisse dire est que le pari a été remporté haut la main. Une merveille, splendide de bout en bout, un album paradoxalement unique et d’une force de séduction sans pareille.

 

The Final Report, dont le titre fait écho aux premiers enregistrements de Throbbing Gristle pour Industrial Records, joue dans une tout autre catégorie, mais avec un brio comparable. Cet album presque intégralement instrumental, et autrement plus noir et hermétique que Desertshore, s’inscrit dans la lignée de Part 2. The Endless Not, une lignée « post-Coil » aurais-je envie de dire, sans faire dans la bête copie pour autant, loin de là : une fois de plus, TG, même sans Genesis P-Orridge, a su se renouveler avec adresse, pour un résultat à même de convaincre les plus sceptiques des fans (à condition, bien sûr, de laisser la mauvaise foi de côté…).

 

Difficile d’en parler en détail, cependant ; ce sombre bijou, très ambient/indus, n’a certes pas – cela n’a rien d’étonnant – le caractère subversif et révolutionnaire des premiers albums de Throbbing Gristle (sans parler de leurs extraordinaires performances live), mais il s’en dégage une puissance et une maestria qui méritent tous les éloges. Un extrait valant mieux qu’un long discours, sans doute, je vous inciterai donc à jeter une oreille attentive (et même deux, soyons fous) à l’excellent « What He Said » ; un morceau « représentatif » ? Je ne sais pas si cela veut dire grand-chose quand on traite d’X-TG… mais c’est assurément une petite merveille, qui ne dépare pas cet album à nouveau très homogène dans son genre, sans jamais se répéter pour autant.

 

Toutes les craintes sont donc balayées : Desertshore / The Final Report d’X-TG, ultime avatar de l’une des formations les plus importantes de la musique contemporaine (oui, oui, je me répète…), est un vrai chef-d’œuvre, un double projet schizophrène absolument splendide sous ses deux aspects, une somme superbe suscitant des orgasmes en série de la première à la dernière note. Bien loin de se complaire dans la morbidité, cette réalisation est sans doute le plus beau cadeau, le plus bel hommage que Chris Carter et Cosey Fanni Tutti pouvaient rendre au génial Peter « Sleazy » Christopherson. Indispensable !

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"Descendre en marche", de Jeff Noon

Publié le par Nébal

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NOON (Jeff), Descendre en marche, [Falling Out Of Cars], traduit de l’anglais par Marie Surgers, [s.l.], La Volte, [2002] 2012, 310 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 69 (pp. 100-101).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant quelque temps.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

 Descendre en marche est le cinquième livre de Jeff Noon publié par La Volte ; à la différence des précédents, toutefois, ce roman datant déjà d’une dizaine d’années n’est en rien lié au Vurt. Il s’agit cette fois d’une sorte de road novel post-apocalyptique (on a à vrai dire un peu l’impression, sur ces autoroutes désertes, d’être dans un film de zombies sans zombies…), très éloigné des délires vaguement cyberpunks de Vurt, Pollen, Pixel Juice et NymphoRmation. Autant prévenir d’emblée les amateurs, donc : ils ne s’y retrouveront pas forcément. Car s’il est des éléments qui confirment bien que nous sommes en présence d’un roman de Jeff Noon – et notamment sa traditionnelle obsession pour Lewis Carroll, en l’occurrence ici, comme de juste, De l’autre côté du miroir –, la tonalité d’ensemble est très différente : rien de joyeusement barré et jubilatoire ; cette fois, Noon fait dans le noir, le douloureux, le mélancolique, et son style est beaucoup plus épuré que d’habitude, s’il a toujours quelque chose de déjanté.

 

L’Angleterre est sous le coup d’une terrible maladie de l’information. Le bruit vient perturber les signaux, quels qu’ils soient, rendant bon nombre d’objets ou de procédés inutilisables – ainsi les livres, les photographies, la musique, etc. On a l’impression d’objets qui deviennent fous ; mais ce sont bien les perceptions des malades qui sont ainsi faussées, et ce sont eux qui en viennent progressivement à sombrer dans l’aliénation la plus totale ; pour éviter ce triste sort, si c’est seulement possible, une seule solution : absorber régulièrement, et « tout en douceur », des comprimés d’une drogue appelée Lucidité (Lucy pour les intimes)…

 

L’héroïne et narratrice du roman, Marlene, a perdu sa fille Angela du fait de la maladie. Cette ancienne journaliste continue, contre vents et marées, à prendre des notes éparses sur les événements qu’elle est amenée à vivre, en compagnie de l’ex-soldat et petite frappe Peacock, de la colérique Henderson, et de la jeune auto-stoppeuse Tupelo. Ce quatuor roule à travers l’Angleterre désolée, plus ou moins au hasard en apparence. Mais il a en fait une mission à remplir, confiée par le mystérieux Kingsley : retrouver aux quatre coins du pays des fragments de miroirs – le miroir étant le symbole même de la perturbation de l’information – qui sont supposés, une fois rassemblés, offrir de quoi vaincre l’épidémie. Une quête passablement fantaisiste, donc, et hautement symbolique.

 

Mais ne nous y trompons pas : celle-ci relève à bien des égards du « McGuffin » (de même que la dimension vaguement paranoïaque du roman, avec cette mystérieuse limousine qui semble suivre nos héros). Ce qui intéresse vraiment Jeff Noon – et le lecteur – dans Descendre en marche, c’est bien de capter – si l’on ose dire – les impressions d’une personne qui, emportée par un deuil douloureux, devient folle… et en a en partie conscience. La perte de repères ne se contente pas de constituer le quotidien de Marlene et de ses compagnons, mais imprègne littéralement le texte, lui aussi en forme de miroir éclaté (d’où la couverture – très jolie une fois de plus). Aussi l’interrogation sous-jacente sur la nature de la réalité et la perception que l’on en a (on pense tout naturellement à Philip K. Dick et Christopher Priest) est-elle ici tant une question de fond que de forme. Une forme parfois hermétique – le roman, pour être plus épuré et moins baroque que les précédentes parutions de Noon à La Volte, n’en est certainement pas pour autant plus « facile », et demande un apprentissage – mais toujours pertinente, et qui contient quelques très beaux moments (ainsi de la scène du musée des choses fragiles, brève mais absolument superbe).

 

Au-delà, le roman porte sans doute en lui la réflexion (eh eh) désabusée d’un auteur sur sa propre production : Marlene s’interroge régulièrement sur ce qui la motive à écrire, et il y a ce passage aussi édifiant que troublant où, dans une bibliothèque, Tupelo et elle font, avec la prudence que leur intime le surveillant, l’expérience de livres dont les mots disparaissent une fois lus… On est bien loin, ici, de l’enthousiasme débordant des œuvres précédemment citées ; le ton est grave, dépressif, douloureux…

 

Impression renforcée par la récurrence du thème du deuil, nécessairement impossible ; la présence d’Angela, insidieuse, se fait toujours ressentir ; elle est à la fois, pour Marlene, incitation à poursuivre son chemin et rappel cruel de la vanité de sa quête. Et Marlene de vouloir à son tour passer de l’autre côté du miroir – le texte de Carroll est régulièrement évoqué, et même complété, au-delà des sempiternelles et improbables parties d’échecs de Tupelo –, là où rien n’a jamais été supposé faire sens. Tentation de vouloir tout laisser tomber. De descendre en marche…

 

Avec ce nouvel opus, La Volte nous offre la possibilité d’envisager l’excellent Jeff Noon d’un œil différent. Et si Descendre en marche n’est probablement pas aussi bluffant que Pollen ou Pixel Juice, s’il n’a rien en commun avec leur hystérie communicative, il reste à n’en pas douter une réussite dans son genre ; un roman dur, troublant, qui laisse un brin perplexe sur le moment comme à l’arrivée, mais riche en images fortes et interrogations… lucides, qui hanteront le lecteur un bon moment. Et n’oubliez pas : « Si vous lisez cette phrase, c’est que vous êtes en vie. »

 

EDIT : Gérard Abdaloff en parle ici, mais on y parle aussi d'autres trucs, c'est merveilleux.

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"La Symphonie des spectres", de John Gardner

Publié le par Nébal

La Symphonie des spectres

 

 

GARDNER (John), La Symphonie des spectres, [Mickelsson’s Ghosts], traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Mikriammos, postface de Fabrice Colin, Paris, Denoël, [1982, 1985] 2012, 786 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 69 (pp. 91-93).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant quelque temps.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

NB : Ce papier est à chier, j’en ai bien conscience… Mais bon, je suis bien obligé d’assumer.

 

Après Grendel il y a peu, Gilles Dumay continue son exhumation des œuvres de John Gardner avec son dernier roman, La Symphonie des spectres (on pourra légitimement préférer le titre original), mais pas en Lunes d’encre, cette fois (il est vrai que l’élément fantastique, s’il a son importance, reste relativement diffus tout au long des presque 800 pages de ce monstre littéraire). « Le chef-d’œuvre oublié de la littérature américaine », nous dit la couverture. Le procédé peut faire grincer des dents… mais pour une fois, c’est peut-être bien vrai.

 

Peter Mickelsson est un professeur de philosophie dans une obscure université de Pennsylvanie. Cet ancien footballeur (il y tient) traumatisé par Luther (il est issu d’une longue lignée de pasteurs) et obsédé par Nietzsche est à bien des égards un raté, cerné par les problèmes. Et notamment ceux qui concernent l’argent : son ex-femme Ellen est dépensière et inconséquente, mais il se sent tenu de lui verser plus que de raison, notamment pour assurer l’éducation de leurs deux enfants, dont il n’a pas eu de nouvelles depuis un bail ; aussi n’a-t-il pas payé ses impôts depuis quelques années, ce qui lui vaut d’être harcelé par l’IRS. Ses cours comme ses collègues le gonflent pas mal, et il ne s’intéresse plus guère à la recherche (même s’il envisage de publier un best-seller de philosophie pour les nuls). Il accumule par ailleurs les déceptions sentimentales, et les faux-pas qui vont avec, notamment avec la prostituée mineure Donnie et la sociologue (non marxiste, un cas unique !) Jessie. Il sombre peu à peu dans l’apathie, laissant traîner son courrier, et ne retrouve un tant soit peu de goût pour la vie qu’en s’exilant dans les Montagnes Infinies, à une heure de route de sa faculté : en effet, bien que n’ayant pas l’argent pour ce faire, il fait l’acquisition d’une vieille demeure près de Susquehanna, bled paumé infesté de sorciers et de mormons ; là-bas, il passe son temps à retaper la baraque et à fabriquer lui-même ses meubles. Seulement voilà : la maison a la réputation d’être hantée… et ça pourrait bien être davantage qu’une superstition campagnarde.

 

Peter Mickelsson, dans lequel on reconnaît pas mal John Gardner lui-même, est un superbe personnage, d’une humanité rare, aussi attachant qu’agaçant, et merveilleusement complexe. À travers lui, John Gardner dresse un portrait lucide de l’Amérique au tournant des années 1980, quand Reagan arrive à la Maison Blanche. Il faut dire que les digressions sont nombreuses (avec des vrais morceaux de cours de philo dedans), qui permettent de mieux cerner la personnalité de ce magnifique loser de héros.

 

Aussi le roman, loin d’être frénétique malgré ses faux airs de thriller fantastique vaguement conspirationniste (Mickelsson est passablement paranoïaque…), prend-il son temps, se développe avec une lenteur majestueuse. Mais, tout au long de ces presque 800 pages, il ne suscite jamais pour autant l’ennui. Belle performance : ce pavé, pour exigeant qu’il soit par moments, notamment du fait de sa trame diffuse et des délires philosophiques plus ou moins sérieux qui le parsèment, est, ainsi que le fait remarquer Fabrice Colin dans sa postface, impossible à lâcher. C’est qu’on se prend vite d’intérêt pour le sort du pathétique Mickelsson, et que Gardner, de sa plume habile et splendide, étonnamment fluide, sait toujours rattraper son lecteur et lui intimer insidieusement l’ordre de poursuivre.

 

La Symphonie des spectresest un roman souvent drôle, parfois même hilarant – ainsi dans sa satire lucide de l’université et des mondanités hypocrites qui vont avec –, mais aussi profondément émouvant. Et, si l’appellation un peu facile et parfois tellement creuse de « roman philosophique » peut sembler plus ou moins pertinente, on se prend cependant d’envie de le qualifier de « roman total », tant il balaye une multitude de thèmes avec un brio sans cesse renouvelé. Tout y passe, du plus trivial au plus sérieux, et les interrogations éthiques abondent à l’égard de l’ensemble. Et c’est passionnant.

 

Superbe description d’un homme qui sombre pas à pas dans la dépression et la folie (ou pas), l’ultime roman de John Gardner est une merveille d’une richesse insoupçonnée, à vrai dire inclassable. Jamais lassant en dépit de sa longueur, débordant d’humanité et d’empathie, soufflant le chaud et le froid avec une maestria qui n’appartient qu’aux meilleurs, c’est un livre fascinant et en tout point abouti, qui ne prête à vrai dire pas le flanc à la critique. Il relève de la meilleure littérature américaine, et au-delà, et constitue bel et bien un authentique chef-d’œuvre. Précipitez-vous sur cette merveille, réédition bienvenue après une trentaine d’années d’un injuste oubli. La Symphonie des spectres, avec son ambition phénoménale mais jamais étouffante, est bel et bien la confirmation du génie de son auteur. Un livre rare, bluffant, à chérir précieusement, et dont on espère qu’il augurera de nouvelles publications.

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"Dénonciation des inquisiteurs de la pensée", de Marie-Joseph Chénier

Publié le par Nébal

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CHÉNIER (Marie-Joseph), Dénonciation des inquisiteurs de la pensée, notes et postface par Thierry Gillybœuf, Paris, Fayard – Mille et Une Nuits, [1789] 2011, 85 p.

 

Marie-Joseph Chénier est nettement moins connu que son frère aîné, le fameux poète André Chénier, qui devait être guillotiné au plus fort de la Terreur, peu avant la chute de Robespierre et des siens. Dramaturge semble-t-il plutôt médiocre (semble-t-il, hein : je ne fais que rapporter ce qui en est dit ici, j’avoue n’avoir lu aucune de ses pièces), il fut néanmoins un zélé apôtre de la liberté tout au long de sa vie ; aussi embrassa-t-il bien plus radicalement que son frère la cause révolutionnaire, ce qui les amena à s’affronter (sur le terrain politique s’entend ; mais d’abjects calomniateurs, se fondant sur une de ses pièces jouée après Thermidor, voulurent y voir une confession de fratricide, et l’accusèrent d’avoir joué un rôle dans la mort d’André…). Tout jeune député à la Convention, il fut ainsi membre du parti de Danton, et vota notamment la mort de Louis XVI. On le retrouvera plus tard parmi les « Idéologues ».

 

Mais ce qui nous intéresse ici est antérieur à ces faits marquants de sa vie publique. En effet, son pamphlet intitulé Dénonciation des inquisiteurs de la pensée est une œuvre de l’aube de la Révolution (datée du 4 juillet 1789, elle paraît le mois suivant). Et si c’est à n’en pas douter un texte bien de son temps, témoignage parmi tant d’autres de la vigueur pamphlétaire de ces quelques mois si agités, on ne peut que constater qu’il est encore, à bien des égards, d’une actualité certaine. Défense acharnée et jusqu’au-boutiste de la liberté de pensée et de la liberté d’expression, ce court texte cinglant, imprégné de l’esprit des Lumières (et au premier chef de Voltaire, le modèle, et de Rousseau, très souvent cité), attaque avec la fougue de la jeunesse (l’auteur avait 25 ans…) la censure sous toutes ses formes.

 

Ce n’est certes pas un hasard si Marie-Joseph Chénier emploie le terme « d’inquisition » pour désigner la censure : l’expression est connotée, évocatrice de bûchers en tous genres, et l’inquisition espagnole, notamment, constitue un repoussoir efficace. Il ne s’agit bien évidemment pas ici de stigmatiser la vieille institution ecclésiastique, qui ne jouait plus aucun rôle en France, mais bien la censure étatique (censure « au sens strict », préalable), puis celles de la Sorbonne, du Parlement et de l’Église, a posteriori.

 

Pour ce faire, l’auteur, qui connaît ses classiques, adopte une posture jusnaturaliste et très fortement légicentriste (on sent particulièrement ici l’influence de Rousseau et de son Contrat social). Il s’agit de faire l’apologie de la loi (souvent écrite en capitales, tout un symbole) contre l’abomination qu’est l’arbitraire (au sens le plus vulgaire, popularisé par les philosophes ; il y aurait sans doute à redire en ce qui concerne l’arbitraire des Parlements, mais ce n’est pas notre sujet). Pour Chénier, la loi est tout, et elle seule peut disposer des cas où une œuvre (notamment théâtrale : l’auteur s’était vu interdire son Charles IX, il prêche évidemment pour sa paroisse) peut entraîner une punition. Or le droit naturel postule l’égalité des droits de tous les citoyens, d’une part, et, d’autre part, leur liberté absolue, ou presque : elle ne connaît de limite, fort classiquement, que dans la liberté des autres. Aussi – et Chénier revient souvent sur ce point – la seule raison valable pour condamner l’auteur d’une pièce ou de toute autre œuvre de l’esprit est-elle la calomnie.

 

Au-delà, tout est permis. On pense bien évidemment à la célèbre formule attribuée à Voltaire (mais cette paternité a semble-t-il été contestée… et il est vrai que de la part de l’auteur du Candide, cela aurait été un peu gonflé) : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire. » L’idée est ici centrale. Hors le cas spécifique de la calomnie, donc, tout peut être dit, voire doit être dit : l’interdiction, quel que soit son motif, et quelle que soit l’instance qui la prononce, avant ou après publication, ne saurait être qu’arbitraire, et, en tant que telle, constituer un empiètement inacceptable de l’autorité sur les droits imprescriptibles du citoyen.

 

Pour défendre sa thèse (pas forcément très originale, si ce n’est peut-être par son caractère jusqu’au-boutiste, donc), Marie-Joseph Chénier, malgré une plume parfois un peu lourde (oui, décidément, ça sent son Rousseau dans le texte…), a quelques jolies formules, du genre cinglant : les censeurs sont ainsi pour lui « des eunuques qui n’ont plus qu’un seul plaisir ; celui de faire d’autres eunuques » (la sentence est reprise ici, mais provient d’un pamphlet antérieur sur le théâtre).

 

Citons également le début du paragraphe IX, admirable et qui constitue un bon résumé : « Si les premiers hommes d’une nation, c’est-à-dire, les hommes les plus éclairés, pouvaient empêcher les plus ignorants de publier leur pensée, cette autorité serait souverainement injuste. Premièrement, tous les hommes sont susceptibles de passions ; par conséquent, ils sont tous capables de parler, d’agir avec partialité. En second lieu, quand on pourrait trouver un homme toujours équitable, toujours impartial, son autorité arbitraire sur la publication de la pensée serait encore injuste, par cela seul qu’elle serait arbitraire et qu’elle détruirait l’égalité de droit, qui ne peut subsister qu’avec des lois écrites, établies par le peuple ou ses représentants. »

 

Et cet extrait du très orgueilleux paragraphe XXIV, apportant une précision utile : « [les censeurs nommés dans le pamphlet] ont blessé mon droit légitime, je n’ai blessé que leur amour-propre ; et l’amour-propre des citoyens, par conséquent des magistrats, ne peut être mis au rang de ces choses que la société doit protéger. »

 

Aujourd’hui, certes, « Anastasie » ne sévit plus en France a priori. Mais la Dénonciation des inquisiteurs de la pensée reste des plus pertinentes à l’heure du « politiquement correct »… La « liberté inconditionnelle » revendiquée par Marie-Joseph Chénier est plus que jamais nécessaire, contre toutes les formes d’empiètement, contre toutes les formes « d’inquisition ». En tout cas, elle me parle. Aussi ce pamphlet, avec ses faiblesses, ses sursauts d’orgueil et son caractère foncièrement « intéressé », reste-t-il, plus de deux siècles plus tard, une lecture pertinente, si ce n’est salutaire.

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Interview spiralesque de Liesa Van der Aa

Publié le par Nébal

 

 


 

(Elle déchire tout, cette reprise, non ?)

 

À l’occasion de la sortie de l’excellent Troops, l’excellente citoyenne Mélanie Fazi et moi-même avons réalisé une interview de l’excellente Liesa Van der Aa pour l’excellente Spirale. Hop, ça se lit ici.

 

Vous ai-je déjà dit que tout cela était excellent ?

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"Le Vicomte pourfendu", d'Italo Calvino

Publié le par Nébal

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CALVINO (Italo), Le Vicomte pourfendu, [Il Visconte dimezzato], traduction de l’italien par Juliette Bertrand, revue par Mario Fusco, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1955, 2001, 2002] 2012, 143 p.

 

Je n’avais jusqu’à présent lu d’Italo Calvino que l’extraordinaire  Si par une nuit d’hiver un voyageur, mais je ne comptais certainement pas en rester là. Cela faisait un moment déjà que je désirais lire sa fameuse « trilogie héraldique », autrement intitulée « Nos Ancêtres », et composée du Vicomte pourfendu, du Baron perché et du Chevalier inexistant. Folio ayant eu la bonne idée de rééditer ces trois petits volumes l’an passé, j’ai enfin pu m’atteler à cette tâche. Joie ! Joie !

 

Le Vicomte pourfendu, donc (1952). Nous sommes au XVIIIe siècle, mais dans une version quelque peu fantaisiste, propice au conte philosophique dans la lignée de Voltaire. Le vicomte Médard de Terralba participe, au sein des troupes de l’Empire, à la guerre contre les Turcs. À peine a-t-il le temps de constater avec effroi les horreurs de la guerre dans quelques paragraphes saisissants d’humour noir qu’il est fait lieutenant… avant d’être fendu en deux par un boulet de canon lors de sa première bataille. Mais les médecins impériaux, ravis de se voir confier un cas pareil, parviennent à sauver sa moitié droite…

 

Le vicomte diminué retourne en Italie, et inaugure un règne despotique, caractérisé par d’innombrables cruautés et vilenies en tout genre. Prompt à condamner au gibet, Médard multiplie les mauvais tours, qui le font haïr de la population, laquelle le craint cependant encore plus. L’ignoble personnage ne manque pas d’attenter à la vie du narrateur, son neveu illégitime, un enfant fort naïf, et, voulant tâter de « l’amour », tente de forcer le mariage avec la paysanne Paméla, contrainte de se cacher dans la forêt.

 

Mais le Misérable rencontrera bientôt une adversité inattendue (mais toute relative…), quand un vagabond fait son apparition au pays ; en effet, il s’agit de l’autre moitié du vicomte : la bonne moitié.

 

Trop bonne…

 

La morale de cette succulente fable est donc que l’excès de perversion comme l’excès de vertu sont également inhumains, insupportables et, dans un sens, aussi néfastes l’un que l’autre. On pourrait donc y voir une sorte d’apologie du « juste milieu » (qui tend souvent au conservatisme, par nature…), mais le propos de Calvino est probablement plus subtil. En séparant ainsi le bien du mal dans un même homme, il tend avant tout à établir un tableau édifiant de la nature humaine, en tant que telle ni bonne ni mauvaise, capable du meilleur comme du pire (et, à l’en croire, c’est donc tant mieux).

 

Ce tableau ne se cantonne pas à la seule figure du vicomte pourfendu, mais s’exprime également dans les autres personnages de ce très bref roman, qui sont autant d’individus partagés entre leurs responsabilités, leur condition, leur rôle social et leur éthique : ainsi du charpentier Maître Pierreclou, contraint d’élaborer des instruments de supplice tous plus raffinés les uns que les autres, mais qui trouve à y exercer son grand talent d’artisan, là où les plans de machines « bénéfiques » que lui soumet le Bon sont irréalisables ; ainsi, également, des huguenots du fief, persécutés en France, en tant que tels prédisposés au rôle de victimes, mais qui n’en sont pas moins rudes en affaires, quand la disette (qui ne quitte pas la bouche du patriarche Ézéchiel) frappe la communauté villageoise ; ainsi, encore, des lépreux de Préchampignon, qui ne trouvent que dans la licence et l’égoïsme le moyen de faire face à leur triste sort, etc.

 

Mais il y a le vicomte, donc, figure de l’excès qui, par sa seule présence (dédoublée…), fait ressortir plus encore vertus et vices chez ses paysans. Si la condamnation de l’excès de perversion semble couler de source, celle de l’excès de vertu n’en est pas moins capitale, et, dans la figure du Bon, on retrouve la critique du Candide (voire d’un Sade pris au pied de la lettre, en version soft, certes, et avec ses inévitables contradictions…), de même qu’elle implique une réflexion d’ensemble, toujours légère mais non moins présente, sur l’engagement (le Bon refusant de faire face au Misérable, du fait de sa trop grande tendance à la pitié) et la capacité à faire le bonheur d’autrui… malgré lui, qui se voit apporter une cinglante et définitive réponse négative.

 

Fantasque conte philosophique aussi délicieux que pertinent, porté par une plume parfaitement appropriée et des plus agréables, Le Vicomte pourfendu est un très joli petit livre, qui inaugure avec brio la « trilogie héraldique ». Je me suis régalé à cette lecture, et ai d’ores et déjà hâte de poursuivre l’aventure avec Le Baron perché. À bientôt, donc.

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"Redrum", de Jean-Pierre Ohl

Publié le par Nébal

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OHL (Jean-Pierre), Redrum, Talence, L’Arbre vengeur, 2012, 242 p.

 

L’Arbre vengeur publie des bons bouquins, à n’en pas douter, et j’ai eu à plusieurs reprises l’occasion d’en témoigner sur ce blog interlope. C’était déjà un argument, dans un sens, en faveur de la lecture de ce Redrum. Le titre même en était un autre, immédiatement évocateur du Shining de Stephen King, ou, plus exactement ici, de son adaptation cinématographique par Stanley Kubrick. Or Kubrick est probablement mon réalisateur fétiche, dont je ne me lasse pas de voir et revoir les films, que j’apprécie généralement de plus en plus à chaque fois. Le pitch insistant sur Kubrick, et développant en outre un intriguant cadre d’anticipation, vous comprendrez que je ne pouvais pas faire l’impasse sur ce court roman…

 

Nous sommes dans un futur proche, à la veille d’une possible guerre nucléaire (tout va bien). Stephen Gray est un critique et historien du cinéma – alors que les vieux films 2D n’intéressent plus grand monde… –, auteur notamment d’un livre remarqué sur Stanley Kubrick. Il est du coup invité à un colloque concernant le réalisateur, colloque organisé par le mystérieux et richissime Onésimos Némos sur son île de Scarba, au large de l’Écosse. Némos est l’inventeur de la Sauvegarde, procédé permettant de « stocker » la personnalité des morts (leur « âme » ?) sur un support informatique pour la rendre accessible à des Visiteurs. Le père de Stephen avait travaillé pour lui, à Scarba, d’où venaient ses ancêtres. Le voyage de Stephen a donc tout d’un retour aux sources. D’autant que, parmi les invités du colloque, figure entre autres son ex-femme, Ruth, la fille de son directeur de thèse…

 

Très tôt, une ambiance particulière se dessine, mêlant franche bizarrerie (avec le personnage pittoresque de Laszlo Télek, la discrétion de Némos, ses délires kabbalistiques…), références cinéphiles (kubrickiennes, bien sûr, mais pas seulement : les invités sont ainsi assistés par des sosies d’acteurs et d’actrices fameux…), et introspection morbide (Stephen est fasciné et terrorisé par la mort, et, à bien des égards, c’est ce qui explique son goût du cinéma, dans lequel il a trouvé une échappatoire ; la fin est à cet égard intéressante). Ce qui n’est pas le moindre atout de ce Redrum.

 

Le roman est aussi plutôt bien écrit, et d’une lecture agréable. Il est en outre doté d’intéressants personnages, fort bien campés. Il est enfin assurément bien construit, adoptant une structure circulaire qui fait écho aux préoccupations du narrateur (qui développe très jeune une analyse solipsiste de 2001, avec la métaphore du cerceau et du bâton) comme, plus généralement, à la fiction dans son ensemble.

 

Redrum n’est donc pas un mauvais roman.

 

Mais…

 

Ben oui, après une entrée en matière pareille, il faut bien qu’il y ait un « mais »…

 

Mais ce livre m’a néanmoins déçu. Pour plusieurs raisons que je ne suis pas certain de bien comprendre moi-même. J’en retiendrai essentiellement deux.

 

Tout d’abord, et là c’est le petit fan qui s’exprime, j’ai regretté que l’argument kubrickien ne soit à bien des égards qu’un prétexte. Les quelques rares anecdotes sur le réalisateur et ses films qui émaillent Redrum ont quelque chose d’artificiel et de guère convaincant, on se dit que n’importe quel réalisateur, ou presque, aurait pu convenir (Stephen Gray est d’ailleurs semble-t-il le seul kubrickien convaincu parmi les invités du colloque). Certes, il y a la passion du narrateur pour 2001, et l’avertissement au rouge à lèvres de Shining ; la tension érotique qui parcourt le roman peut également évoquer, de loin, Lolita et Eyes Wide Shut… Mais là, j’ai l’impression, à l’instar de l’auteur, de forcer quelque peu le trait. Aussi, Kubrick ne saurait-il être une raison valable pour se plonger dans le roman de Jean-Pierre Ohl, dont ce n’est de toute évidence pas le sujet.

 

Mais le vrai problème est ailleurs : c’est qu’il se dégage de ce Redrum, malgré toutes ses qualités évoquées précédemment, une triste impression de « déjà-lu ». Au fur et à mesure que l’intrigue (minimaliste) se met en place, les références abondent, qui viennent cette fois plomber quelque peu le propos. On pense tout naturellement à Philip K. Dick (et à Ubik au premier chef), mais aussi, par exemple, à  L’Invention de Morel. Ce jeu sur l’art et la fiction, passant par la réflexion sur l’apparence et la réalité, les simulacres, l’humain, etc., est aujourd’hui terriblement galvaudé. Pris indépendamment, le roman de Jean-Pierre Ohl ne manque pas de qualités ; mais le problème est qu’il s’inscrit dans une tradition littéraire (mais pas que) où il fait quelque peu figure de rejeton tardif, habile dans l’art de l’imitation, certes, mais manquant horriblement de singularité. On préfèrera sans l’ombre d’un doute les originaux à la copie (Sauvegarde ?), les grands maîtres au « petit maître », pour reprendre une expression qui revient souvent…

 

C’est donc bien fait, mais un peu vain, passablement convenu, et du coup frustrant. Pas un mauvais bouquin en tant que tel, et je pourrais comprendre l’enthousiasme de ceux qui n’en ont pas lu les modèles ; mais pour moi, il était bien trop tard pour lire ce Redrum, séduisant de loin, mais finalement assez terne. Déception, donc.

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