"Unknown Pleasures", de Peter Hook
HOOK (Peter), Unknown Pleasures. Joy Division vu de l’intérieur, traduction [de l’anglais] de Suzy Borello, [Marseille], Le Mot et le reste, coll. Attitudes, [2012] 2013, 380 p.
Les habitués de ce blog interlope connaissent probablement, à force, ma passion pour Joy Division, et au-delà pour la scène musicale mancunienne (mais pas vraiment New Order, bizarrement – ou pas). En témoignent plusieurs de mes comptes rendus : Manchester Music City de John Robb, Control d’Anton Corbijn, 24 Hour Party People de Michael Winterbottom… Rien d’étonnant, dès lors, à ce que je me sois procuré il y a quelque temps de cela le précédent livre de Peter Hook (Hooky pour les intimes), le bassiste de Joy Division et New Order, à savoir L’Haçienda, la meilleure façon de couler un club. Pas encore lu, cependant (mais ça ne devrait pas trop tarder). Mais, depuis, le même éditeur a publié un autre livre de Hooky, dont le principe me parlait encore davantage ; et c’est donc finalement de cet Unknown Pleasures retraçant la brève carrière de Joy Division que je vais vous entretenir aujourd’hui.
Une carrière brève, oui – quelques années à peine, et seulement deux « véritables » albums, dont un posthume –, mais ô combien déterminante pour la suite des événements ! Rares sans doute sont les groupes qui, à l’instar de Joy Division, ont eu un tel caractère révolutionnaire. Avec le quatuor mancunien, c’est toute une page de la musique alternative qui a été écrite et – hélas – si vite tournée. Groupe phare de la scène post-punk anglaise, Joy Division a eu très tôt une influence considérable, et on ne compte pas les formations contemporaines se revendiquant à plus ou moins bon droit – et parfois jusqu’au pastiche pur et simple… – de cette prestigieuse signature du légendaire label Factory. Et – bien sûr, on ne saurait faire l’impasse là-dessus – ce caractère éphémère et l’aura entourant Ian Curtis et son suicide ont tôt fait de ranger Joy Division dans la catégorie fourre-tout des groupes « cultes »…
Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’on ait tant écrit (ou filmé) sur Joy Division. Mais les membres survivants du groupe – New Order, donc – se sont longtemps montrés relativement discrets sur la question. Aujourd’hui, avec ce livre, Peter Hook vient donc rompre le silence. Et on a pu le lui reprocher : en préparant ce compte rendu, je suis tombé sur un article de Libération qu’un citoyen m’avait signalé, cassant du sucre sur le dos du bassiste, accusé de capitaliser sur le passé et de se balader impudiquement avec un cadavre sous le bras… De quoi refroidir les ardeurs. Mais, autant le dire de suite, j’ai trouvé cet article – lu après le livre, donc – parfaitement crétin (et je ne vous parle même pas du titre, tellement Libé…). Me semble en effet que, au-delà de certaines entreprises que l’on peut certes trouver douteuses de Peter Hook (ou de Bernard Sumner, d’ailleurs) à l’égard de son premier groupe, cet Unknown Pleasures est non seulement légitime, mais peut-être même à certains égards salutaire – pour son auteur comme pour les fans : œuvre de catharsis et retour au réel (dans une certaine mesure, j’y reviens de suite), le livre de Hooky participe à certains égards de la légende, mais, à d’autres, vient aussi lui apporter quelques rectifications bienvenues, qui auront probablement de quoi surprendre les amateurs.
Cependant, il s’agit d’un livre de souvenirs, et – en tant que tel –, Peter Hook nous le déclare d’emblée, il contient sans doute davantage sa vérité que la vérité. Et on peut parfois se demander si le bassiste n’a pas fait sien l’adage de John Ford (de même que Michael Winterbottom dans 24 Hour Party People, qui le revendique) : « When the legend becomes facts, print the legend. » Ceci étant, dès que l’on a bien conscience de cet aspect, la lecture d’Unknown Pleasures balaie préjugés et préventions, et devient bien vite un régal.
Un livre de souvenirs, donc. Qui remonte en fait bien avant Stiff Kittens/Warsaw/Joy Division, puisque Peter Hook s’étend dans les premiers chapitres sur sa vie antérieure à sa carrière musicale, petite enfance incluse. Ce qui, étrangement – ou pas –, est déjà tout à fait intéressant. Mais la rencontre de Barney/Bernard Sumner (avec lequel, depuis la fin de New Order, Peter Hook entretient des relations plutôt houleuses, ce qui ressort parfois ici…), puis de Ian Curtis lors du troisième – si je ne m’abuse – concert des Sex Pistols à Manchester (le premier, rendu célébrissime, est également évoqué), débouche rapidement sur la carrière musicale commune de ces protagonistes.
À mille lieues des connotations « arty » que se traîne le groupe a fortiori depuis le suicide de Ian Curtis, Peter Hook dépeint le quotidien d’une bande de branleurs passablement crétins (leurs innombrables « farces » sont sans doute très rock’n’roll, mais surtout consternantes), issus de la classe ouvrière britannique, et qui ont décrété unilatéralement qu’ils feraient de la musique en plein dans l’éphémère explosion du punk anglais. Mais Joy Division (troisième nom du groupe, donc) sortira bien vite de cette ornière sans véritables lendemains pour se constituer un son très personnel, et deviendra ainsi une (la ?) figure essentielle du post-punk britannique.
Peter Hook rapporte l’histoire tumultueuse du groupe au travers de moult anecdotes souvent croustillantes, parfois véritablement hilarantes. Joy Division a en effet accumulé les bêtises et autres contre-performances au cours de sa brève carrière, et Hooky revient sur tout cela avec le sourire désabusé d’un ancien combattant, pas peu fier de ses faits d’armes (il déploie régulièrement dans le livre une arrogance typique de la pop anglaise, et ne cesse de rappeler à quel point ils avaient de bonnes chansons – en même temps, ce n’est certainement pas moi qui vais prétendre le contraire…), mais aussi lucide sur les ambitions démesurées et les maladresses de ces gamins terribles qui devaient pourtant changer la face du monde musical. Réputation nazillone, concerts foireux tournant aux bastons d’ivrognes, conflits divers et variés entre les membres du groupe et leur entourage (dont le génial mais invivable producteur Martin Hannett), « farces » stupides (donc), problèmes de van (Hooky, conducteur, y revient sempiternellement), concurrence difficile avec les autres groupes, mais aussi amitiés et émulation… Tout y passe, dans un style oral et gouailleur, très agréable à la lecture, et magnifiquement servi par la traduction au poil de Suzy Borello. Les concerts et les enregistrements sont décortiqués, parfois chanson par chanson (Unknown Pleasures et Closer sont ainsi disséqués). Et tout cela est véritablement passionnant, et très enthousiasmant aussi.
Jusqu’à un certain point, bien sûr. On connaît, après tout, la fin tragique du groupe… Mais Peter Hook – à rebours de ce que je craignais un brin, je l’avoue – ne fait pourtant pas dans le pathos. Son portrait de Ian Curtis, pour être nécessairement émouvant, sonne juste, et casse un peu le mythe « arty » qui colle à la peau du chanteur. Cependant, chaque ligne qui lui est consacrée entre forcément en résonance avec son suicide, et Hooky, sans complaisance, rapporte l’aveuglement des trois autres membres de Joy Division et de leur entourage sur l’état de leur chanteur (le bassiste avoue ainsi n’avoir jamais prêté attention à ses paroles jusqu’à ce qu’il soit trop tard, par exemple ; et il est vrai qu’à les lire a posteriori…). Ses difficultés conjugales (voyez Control), qui n’ont sans doute pas peu joué, sont bien entendu évoquées, mais j’en ai surtout retenu pour ma part le terrible tableau de ses crises d’épilepsie à répétition, de plus en plus fréquentes et graves à mesure que les concerts s’enchaînaient (sur un rythme qui m’a paru complètement hystérique)… À la lecture d’Unknown Pleasures, et ce malgré le côté souvent drôle du récit de Hooky, on a l’impression d’un jeune homme entraîné sur une pente fatale, d’une histoire qui ne pouvait que mal finir… Mais Peter Hook n’en rajoute pas ; et, non, décidément, je n’ai pas l’impression qu’avec ce livre il se trimballe avec le cadavre de Ian Curtis sous le bras : il rapporte les faits, tels qu’il les a vécus. Ni plus ni moins.
Aussi ne faut-il pas tenir compte des vilenies des esprits chagrins : Unknown Pleasures. Joy Division vu de l’intérieur est un livre passionnant, qui se dévore comme un bon roman, mais avec, malgré tout, un certain parfum d’authenticité (avec les bémols précédemment évoqués) qui participe pour beaucoup à son charme. Une lecture évidemment indispensable pour les nombreux fans de la légendaire formation mancunienne, et qui saura probablement aussi séduire au-delà (c’est tout le mal que je lui souhaite).
On retrouvera dans quelque temps Hooky sur ce blog interlope, avec L’Haçienda, la meilleure façon de couler un club.
"Le Cycle d'Hastur", de Robert M. Price (dir.)
PRICE (Robert M.) (dir.), Le Cycle d’Hastur, [The Hastur Cycle], traduit de l’anglais par Anne Vétillard, Montigny-les-Metz, Oriflam, coll. Nocturnes, [1997] 2000, 378 p.
Retour, après une longue interruption, sur les anthologies de lovecrafteries dirigées par Robert M. Price et publiées en français (approximatif, la traduction est une fois de plus au mieux médiocre, et souvent indicible…) dans l’éphémère collection « Nocturnes » d’Oriflam, avec un volume bancal, mais qui n’en est pas moins d’un certain intérêt. Plus que jamais, et Robert M. Price insiste sur ce point dans sa préface « La Mythologie d’Hastur », Lovecraft, avec toute son originalité qu’il n’est pas question de nier, est ici à bien des égards un maillon dans une longue chaîne. Aussi ce volume fait-il la part belle aux précurseurs du Maître de Providence (et c’est, autant le dire de suite, son aspect le plus intéressant).
Mais on peut aussi d’ores et déjà noter le caractère foncièrement « bancal » de ce volume (qui n’en est pas moins, jusqu’à présent, celui qui m’a le plus convaincu dans cette collection). En effet – et cela ne rend que plus absurde la suggestion derlethienne, rejetée par Lovecraft, de qualifier l’ensemble des lovecrafteries de « Mythe d’Hastur » (pour une raison que l’on verra plus loin) –, le seul texte de Lovecraft ici retenu, « Celui qui chuchotait dans les ténèbres », n’évoque qu’en passant Hastur (lieu ou dieu ? la réponse varie selon les textes) et tout ce qui va avec, ce qui n’a donc aucunement un caractère central…
Aussi, au-delà de la distinction un peu forcée entre « précurseurs » et « continuateurs », qui ne se montrerait guère pratique en définitive, c’est bien trois ensembles de textes que l’on peut constituer : les premiers traitent de la mythologie d’Hastur, etc., sans nécessairement tenir compte de Lovecraft (et pour cause, ces textes étant généralement antérieurs… mais pas tous) ; les seconds tournent autour de « Celui qui chuchotait dans les ténèbres », et n’entretiennent que peu de liens avec la mythologie d’Hastur, etc., voire aucun ; les troisièmes, enfin, constituent la mythologie d’Hastur, etc., à proprement parler, et font parfois œuvre de syncrétisme.
Le premier ensemble est de très loin le plus intéressant de ce volume. C’est qu’on y trouve de fort belles plumes (enfin, je dis ça, mais la traduction étant ce qu’elle est, broumf…), des écrivains majeurs qui livrent des textes généralement très convaincants. Tout commence avec deux nouvelles d’Ambrose Bierce, qui définissent le « lexique » hasturien : la première, « Haïta le berger », est une jolie fable bucolique et mélancolique, dans laquelle Hastur est une divinité pastorale, sans connotation particulière ; la seconde, « Un habitant de Carcosa », complète le vocabulaire thématique : on y voit apparaître la cité morte de Carcosa, on y évoque le prophète Hali, et l’on y mentionne Aldebaran et les Hyades, qui sont vues dans le ciel ; l’ambiance est remarquable, dans [SPOILER] cette histoire de fantômes où le narrateur découvre qu’il est mort (déjà !). Le deuxième grand auteur de cet ensemble est bien évidemment Robert W. Chambers, maillon essentiel dans cette chaîne, surtout pour Le Roi en Jaune, bien sûr (les deux textes ici repris en sont tirés), mais on pourrait aussi évoquer, même si le lien est moins direct, Yue Laou. Le faiseur de lunes. Comme mon compte rendu du Roi en Jaune était pour le moins lapidaire (et donc merdique), je peux me permettre de détailler ici quelque peu les deux nouvelles qui en sont tirées. « Le Réparateur de réputations » est une anticipation barrée, qui prend place à New York en 1920 ; dans ce fascinant récit, aussi original que déroutant, apparaît le thème essentiel pour nous de la pièce de théâtre Le Roi en Jaune, qui rend fou ceux qui la lisent ; mais ce n’est qu’un aspect de cette excellente dinguerie, évoquant entre autres des centres officiels de suicide et une improbable dynastie impériale américaine… Absolument génial. « Le Signe jaune » est une nouvelle beaucoup plus classique, mais néanmoins bien ficelée, confrontant un peintre décadent et son modèle au hideux gardien d’une église… Belle atmosphère. Après ces quatre textes de « précurseurs », on passe aux « continuateurs », qui ne passent donc pas nécessairement par la case Lovecraft. Une merveille, tout d’abord : « Le Fleuve des songes nocturnes » de l’excellent Karl Edward Wagner. Une détenue s’évade lors d’un accident de bus ; elle trouve refuge dans une maison isolée, où elle prend l’identité de Cassilda (on retrouve d’autres noms empruntés à Chambers) et fait la lecture du Roi en Jaune pour la maîtresse de maison… Une superbe nouvelle sur la folie, qui finit en gros délire sado-maso : j’adore. Plus anecdotique, James Blish livre avec « Plus de lumière », pour l’essentiel, une version de la pièce Le Roi en Jaune, supposée écrite par Chambers et communiquée par Lovecraft (Hastur y est un lieu) ; c’est correct, amusant disons, mais sans plus.
Le deuxième ensemble s’ouvre avec une influence fondamentale de Lovecraft, à savoir Arthur Machen. « Le Roman du sceau noir » est une intéressante variation sur le « Petit Peuple », branche oubliée de l’évolution, foncièrement cruelle. Le lien avec H.P. Lovecraft peut paraître ténu, mais il est pourtant revendiqué, dans un sens, dans « Celui qui chuchotait dans les ténèbres » (avec les autres récits de Machen sur le « Petit Peuple » – voir Le Cycle de Dunwich), excellente nouvelle, véritable classique du Mythe, qui est pour le coup, tout de même, bien plus originale, et ne saurait donc être réduite à cette filiation. Je ne reviens pas sur les détails de ce texte (au pire, jetez un œil sur mon compte rendu de sa rigolote adaptation cinématographique, The Whisperer in Darkness) ; on notera par contre que Hastur, etc., ne sont qu’à peine cités (ce qui ne fait que confirmer le caractère bancal de ce recueil). Après quoi Richard A. Lupoff livre avec « Notes sur l’affaire Elizabeth Akeley » une suite à la célèbre nouvelle de Lovecraft, qui prend place une cinquantaine d’années plus tard ; on notera qu’Akeley y est « volontaire », et non une victime ; le côté amusant de la chose est qu’elle se situe dans le milieu des sectes et de l’ufologie… mais c’est quand même franchement pas terrible. « La Mine sur Yuggoth » est un des premiers textes de Ramsey Campbell publiés par Derleth : quête d’immortalité et mineurs crustacés… C’est très mauvais. Reste enfin « Atterrissage sur Yuggoth » de James Wade, très courte nouvelle adaptant Lovecraft au cadre des années 1970 (ici, en l’occurrence, une anticipation d’un vol habité à destination de Pluton à la fin du XXe siècle…) ; au mieux anecdotique…
Le troisième ensemble est le plus court, et c’est sans doute tant mieux… On commence inévitablement avec August Derleth, et sa nouvelle « Le Retour d’Hastur » (qu’il était en train d’écrire quand il fit la suggestion évoquée plus haut, tout s’explique…) ; on y trouve hélas déjà le gloubi-boulga derlethien habituel (dieux bons, panthéon élémentaire, abus de références lovecraftiennes mal digérées…), et la conclusion est franchement ridicule ; d’ici là et malgré tout, c’est une série Z « honnête » (disons qu’on aurait pu craindre pire)… Le meilleur texte (ou le moins mauvais…) de cet ensemble est probablement « Celui qui festoie de loin » de Joseph Payne Brennan, certes banal mais amusant et correctement écrit… On y note une allusion aux Whateley, ce qui nous renvoie au Cycle de Dunwich. Et le recueil de s’achever avec Lin Carter et « Les Guenilles du Roi », titre générique regroupant trois brefs textes syncrétiques : « Litanie pour Hastur » est un ensemble de quatre mauvais sonnets, sur lesquels on pourra allègrement faire l’impasse ; « Histoire de Carcosa sur Hali » constitue le plus intéressant de ces « Guenilles du Roi » : il s’agit d’un court fragment « mythologique » tournant principalement autour du nécromancien Hali et de la malédiction d’Hastur (un peu lourd, mais correct) ; reste enfin « Le Roi en Jaune, une tragédie en vers », « révision » de l’adaptation de James Blish évoquée plus haut, d’un intérêt passablement douteux.
Comme tous les autres volumes de la collection qu’il m’a été donné de lire pour l’instant, Le Cycle d’Hastur est donc extrêmement inégal ; mais, si les « continuateurs » sont le plus souvent au mieux médiocres (avec une exception de taille pour Karl Edward Wagner, certes), les « précurseurs », ici abondamment représentés, sont tous fort intéressants. Aussi ai-je dans l’ensemble plutôt apprécié cette lecture, instructive et assez stimulante malgré son côté bancal. À suivre…
"L'Echafaud ou l'excentrique monsieur Céraste", de Gérald Duchemin
DUCHEMIN (Gérald), L’Échafaud ou l’excentrique monsieur Céraste, Vic-la-Gardiole, Le Chat rouge, coll. Rouge et noir, 2003, 150 p.
On m’a offert ce (très) petit livre.
Je ne sais pas s’il faut en déduire quelque chose, mais je l’ai en tout cas lu sans me poser trop de questions. Et, je puis le dire d’ores et déjà, avec un plaisir non dissimulé. Reste maintenant à en parler, ce qui s’annonce guère évident. Puisque, en somme, il va s’agir de se livrer à une critique de la critique de la critique.
En effet, monsieur Céraste, plus connu sous le nom de l’Échafaud, est critique littéraire de son état. Après des études calamiteuses (des années pour avoir son bac, section philosophie – erreur –, puis des années pour avoir son DEUG de Droit – nouvelle erreur) et un mariage qui ne le fut pas moins, monsieur Céraste, qu’on surnommait alors, entre autres, Waterloo en raison de sa prédisposition pour l’échec (mais toute défaite n’est-elle pas aussi une victoire ?), monsieur Céraste donc, ce raté magnifique, trouve enfin sa voie. Si le journalisme politique ne lui a pas davantage réussi que le reste (il était pourtant hautement qualifié puisque, à l’instar des autres journalistes, il parlait de choses qu’il ne comprenait pas), il en va en effet tout autrement de la critique. Un talent qu’il s’est découvert en griffonnant dans les marges d’ouvrages empruntés dans une bibliothèque londonienne, ce qui lui valut – outre son exclusion – sa première lectrice passionnée en la personne de la bibliothécaire.
C’est que l’Échafaud, puisque tel est son nom de plume dans les pages du journal bien nommé L’Infâme, a un talent rare pour déceler, jusque dans les meilleures livres, les failles les plus secrètes, et témoigne d’un mordant, d’une virtuosité assassine pour pourfendre écrivains goncourisables et autres écrivaillons en quête de reconnaissance, qui en font bientôt la bête noire des auteurs (faut-il y mettre un « H » majuscule ?) et de leurs éditeurs. D’où une succession de scandales et de procès, qui font sa joie. L’excentrique monsieur Céraste, qui vit dans une maison hantée (il fait peur au spectre) et ne se déplace qu’en corbillard, rencontre ainsi le succès qui l’a fui toutes ces années. Il se constitue un vivier de fans et un autre d’adversaires, et se régale de leurs chamailleries. Ses ouvrages, reprenant ses pages les plus vigoureuses, rencontrent même un franc succès. Et l’Échafaud d’éreinter, de flageller, avec une maestria toujours renouvelée.
Monsieur Céraste a donc tout du critique idéal : raté, aigri, d’une mauvaise foi sans pareille, incapable d’apprécier ce qui est bon tant il aime à dénoncer le mauvais (quitte à l’inventer ; ou, si le livre est bon – mais est-ce seulement possible ? –, à s’en prendre directement à l’auteur), l’Échafaud est aussi terrible que grotesque.
Seulement voilà : le vilain personnage va en définitive, au travers de ses écrits au vitriol, se révéler salutaire pour la littérature. Comme quoi, hein…
Portrait jubilatoire et grinçant d’un critique littéraire qui rencontre d’autant plus le succès qu’il se montre odieux, le court texte de Gérald Duchemin (a-t-il été victime d’un monsieur Céraste ?) est un régal nécessaire, qui comblera les attentes de tous les plumitifs, de quelque côté de la barrière qu’ils se situent.
D’ailleurs, Léa Silhol a beaucoup aimé, ce que je ne peux m’empêcher de trouver très rigolo.
Écrit dans un style précieux et désuet, mais qui n’en est pas moins impeccable, L’Échafaud ou l’excentrique monsieur Céraste ne saurait en effet être limité à une critique de la critique (même s’il y a – beaucoup – de ça, bien entendu). Au final, c’est tout le monde de l’édition, et même au-delà celui plus vaste de la littérature, qui en prend pour son grade. L’auteur, au travers de son salaud de héros, tire sur tout ce qui bouge, et même ce qui ne bouge plus, avec un plaisir d’autant plus communicatif qu’il se trouve malsain. Et c’est ainsi avec joie que l’on lit ces brèves pages, et que l’on se rend coupable de complicité d’assassinat littéraire de critiques, écrivains, éditeurs et universitaires. C’est délicieusement méchant, d’une mauvaise foi évidente et d’autant plus appréciable, et – pardon – tellement vrai…
Que l’on se reconnaisse avant tout dans le personnage de l’Échafaud ou dans ses innombrables victimes importe peu au final. Ce tout petit texte fort drôle frappe juste, et fort. On se délecte de tant de méchanceté et d’aigreur, comme à la lecture d’une critique négative joliment tournée ou d’un bon roman ; c’est sans doute que L’Échafaud ou l’excentrique monsieur Céraste est les deux.
On m’a offert ce livre, donc.
Et je ne sais toujours pas s’il faut en déduire quelque chose.
Mais je remercie le généreux donateur pour cette friandise des plus appréciables. Et rêve à mon tour d’un Comité de soutien pour la prolifération des cancres, institution sans doute nécessaire, et d’un authentique monsieur Céraste, qui saurait aller au bout de son talent sans jamais s’égarer.
PS : Un truc, quand même : Molière, c’est vraiment de la merde.
"Le Pays creux", de William Morris
MORRIS (William), Le Pays creux, [The Hollow Land], traduit de l’anglais par Maxime Massonnat, Paris, Aux Forges de Vulcain, coll. Littératures, 2011, 52 p.
La reprise de ce blog après une interruption qui me parut bien trop longue (vous, je sais pas) me fournit enfin l’occasion, que j’attendais depuis quelque temps déjà, de découvrir l’œuvre de William Morris (et par la même occasion les éditions Aux Forges de Vulcain, qui en ont déjà publié quatre titres). J’avais de bons échos, en provenance de personnes de confiance, et j’étais curieux du personnage, qui ne me semblait pas tout à fait inconnu ; un coup d’œil à sa complexe et riche biographie me laisse supposer que c’est en tant que théoricien socialiste que son nom m’était venu aux oreilles. Un aspect du bonhomme qui justifierait déjà ma curiosité (même si cela aurait sans doute été plus vrai il y a de cela quelques années…) ; pourtant, c’est sous un autre angle qu’il me fut donné ici de découvrir le personnage, non moins intéressant : celui de précurseur de la fantasy (encore que le terme de « précurseur » prête à débat, sans doute : Morris, dans ce texte-là en tout cas, c’est déjà pleinement de la fantasy, presque un siècle avant Tolkien).
J’ai eu envie de commencer par un très court texte, et ai donc choisi ce Pays creux qui tient en une cinquantaine de pages. Ce qui tombait plutôt bien, je suppose : c’est en effet la première œuvre de fiction (voire, semble-t-il, la première œuvre tout court) de l’auteur, datant de 1856, et, oui, c’est déjà de la fantasy.
Le cadre est très abstrait, mais on supposera qu’il s’agit (dans un premier temps tout du moins…) du Moyen Âge anglais ; un Moyen Âge chrétien, mais où les noms se ressentent encore des invasions barbares.
Notre héros et narrateur se nomme Florian de Liliis. Et son récit est tout d’abord celui d’une vengeance, celle de son frère Arnald à l’encontre de l’orgueilleuse Swanhilda, qui l’avait humilié en raison d’une maladresse ; une quinzaine d’années après le triste événement, les deux frères, accompagnés de leurs hommes en armes, obtiennent réparation en tuant la perfide femelle. Mais le sang appelle le sang, et c’est dès lors la famille de la défunte, incarnée par Harald le Rouge, qui s’en prend à la maison des Lys. « Marie sonne ! »
Au cours de l’inévitable guerre privée qui s’ensuit, et qui tourne mal pour les deux frères, Florian tombe – littéralement, et on ne sait trop comment – dans une étrange contrée : le Pays creux, aux faux airs de paradis… ou d’enfer. Il y fait la rencontre de la belle Margaret, son amour, qui l’attendait depuis si longtemps ; mais, surtout, il y entame une quête de rédemption…
Un texte étrange que ce Pays creux ; et probablement, oui, quelque chose de pas tout à fait abouti : le récit, fort décousu et qui sent la fable, enchaîne, à partir de la chute de Florian dans le Pays creux – tout se tient parfaitement jusque-là –, songeries pré-surréalistes, allégories plus ou moins forcées, tableaux édifiants, un peu à la va-comme-je-te-pousse. Ce qui est plus ou moins convaincant.
Et pourtant, dans l’ensemble, ça marche. Parce que c’est beau, tout simplement. On se laisse emporter par la plume de l’auteur, assez agréable (malgré quelques répétitions intempestives qui auraient probablement dû être sabrées à la traduction), et, surtout, par le souffle qui s’en dégage et la force des tableaux. On est effectivement déjà en plein dans la fantasy, et dans la meilleure, malgré (ou grâce à ?) la brièveté du texte. Le récit médiéval des deux premières parties est traversé d’une puissante atmosphère épique et violente, cruelle, voire barbare, qui fait indéniablement son petit effet. Et si la suite est plus déconcertante, du fait de son caractère mi-onirique, mi-allégorique, elle n’en contient pas moins à l’occasion de fort belles images, du genre à marquer le lecteur fasciné.
Un texte étrange, donc ; qui sent l’œuvre de jeunesse, à n’en pas douter. Mais, au-delà des quelques défauts qui ont été évoqués (mais peut-être n’en sont-ils pas pour tout le monde), ce Pays creux séduit, étonne et, finalement, convainc ; c’est effectivement une œuvre fondatrice, qui annonce Tolkien et compagnie. Mais ce n’est pas qu’une curiosité littéraire, réservée à la seule exégèse érudite, non : ça se lit tout seul, et dans l’ensemble avec beaucoup de plaisir.
Aussi ne vais-je pas en rester là, et poursuivre ma découverte de l’œuvre de William Morris : ce premier essai fut en effet assez intriguant et parlant pour me donner envie de poursuivre dans des textes que l’on peut supposer plus aboutis. À un de ces jours, donc.
"Pourquoi je ne suis pas chrétien", de Bertrand Russell
RUSSELL (Bertrand), Pourquoi je ne suis pas chrétien et autres textes, [Why I Am Not A Christian, And Other Essays On Religion And Related Subjects], traduit de l’anglais par Guy Le Clech, préface de Normand Baillargeon, postface de Paul Edwards, Montréal, Pauvert – Lux, coll. Instinct de liberté, [1957, 1964] 2011, 199 p.
Il y a quelque temps de cela, tandis que je furetais dans le salon L’Autre Livre, j’ai été notamment attiré par le stand de l’éditeur québécois d’obédience anarchiste/libertaire Lux, dont la production me semblait parfois fort intéressante. Je me suis donc livré à quelques emplettes, dont cet éloquent Pourquoi je ne suis pas chrétien du philosophe et mathématicien Bertrand Russell. Je dois confesser une fois de plus que mes connaissances en matière de philosophie contemporaine sont pour le moins limitées, aussi ne savais-je somme toute pas grand-chose du bonhomme, même si j’en avais bien évidemment entendu parler et le savais humaniste et libre-penseur. Raison suffisante, sans doute, pour vouloir en apprendre davantage, d’autant que le thème m’intéressait tout particulièrement.
Je suis en effet à la recherche, depuis pas mal de temps maintenant, de l’ouvrage à même de consolider mes convictions pour l’heure faiblement étayées en matière de religion. Aussi peut-il être utile, chers lecteurs, de vous toucher deux mots à ce sujet (eh : c’est mon blog, après tout…). S’il est deux penseurs qui sont déterminants à mes yeux en la matière, ce sont à n’en pas douter Protagoras et Lucrèce (oui, ça remonte un peu…). C’est pourquoi – et la question est abordée dans la préface de cet ouvrage – je préfère me qualifier d’agnostique plutôt que d’athée. Il me semble en effet – j’ai conscience que cet argument est employé à tort et à travers par des fondamentalistes religieux, mais cela ne l’invalide pas pour autant à mon sens – que l’athéisme est lui aussi une foi, par nature indémontrable (même si, ce qui nous ramène immédiatement à Bertrand Russell, ce n’est probablement pas à l’athée d’avancer des preuves en faveur de la non-existence de Dieu, mais au religieux d’en apporter quant à Son existence : c’est l’argument célèbre, mais très brièvement évoqué ici, de la « théière cosmique »). J’accepterais volontiers, cependant, le qualificatif d’athée : le fait est que je ne crois en aucun dieu ; mais il me semble que c’est en ayant conscience du caractère de conviction de ce postulat. Je préfère donc le qualificatif d’agnostique, qui (et Russell semble l’admettre lui-même dans un extrait en préface) me semble plus porteur sur le plan philosophique. Disons donc que je suis un agnostique tendant vers l’athéisme ; je puis être plus précis sur certains points : si je ne me sens pas en mesure de nier frontalement l’existence de Dieu (trop de choses m’en empêchent, pour citer Protagoras), je nie par contre la nécessité du culte qui doit lui être rendu, de même que je nie sa bonté supposée, ou encore la Providence (et il me semble possible, ici, de déployer un argumentaire en ce sens ; mais ce n’est probablement pas le lieu de le faire).
Et je suis donc en quête d’un ouvrage qui saurait étayer, voire affirmer mes convictions, ou au contraire les bouleverser. J’ai pas mal lu en la matière (surtout des classiques, cela dit), sans rencontrer encore cet ouvrage. Et j’ai eu, hélas, notamment dans le microcosme de la science-fiction, l’occasion de lire bien des bêtises sur ce sujet, les intégristes de l’athéisme me semblant potentiellement aussi néfastes que ceux des (autres) religions. Alors c’est parfois amusant – après tout, je suis un grand admirateur de Sade, dont l’athéisme militant était particulièrement blasphématoire, et donc puéril –, mais le plus souvent guère constructif, le « débat » (aha) se limitant vite à des invectives lancées de part et d’autre, et à une fâcheuse tendance à ne prêcher que pour sa chapelle, si j’ose dire. J’espérais trouver auprès de Bertrand Russell les fondements d’une libre pensée, au moins agnostique, et tant qu’à faire athée, un peu plus solide que cela ; autant le dire de suite, ce ne fut pas le cas, et ma quête semble donc devoir se poursuivre…
Ce tout petit ouvrage, outre la préface de Normand Baillargeon et la longue postface de Paul Edwards (édifiante, sur une polémique suscitée par la nomination de Russell à un poste de professeur à New York : les attendus du jugement rendu en sa défaveur sont tout simplement hallucinants…), contient trois brefs textes, très faciles d’accès – cela relève largement, et dans un sens je le regrette un peu, de la vulgarisation : « Pourquoi je ne suis pas chrétien », « La Religion a-t-elle contribué à la civilisation ? » et « Ce que je crois ».
Il s’en dégage un tableau de la pensée de Russell en matière de religion et sujets connexes, ce qui n’exclut pas quelques redites. Il ne me semble pas utile, dans le cadre de ce compte rendu, de reprendre point par point ces trois articles. On peut toutefois en relever quelques traits particulièrement saillants. Notons tout d’abord, même si c’est une évidence, que le titre générique ne doit pas nous tromper : si le discours de Russell s’appuie essentiellement sur le christianisme, sa critique est bel et bien valable pour toutes les religions (parmi lesquelles il fait d’ailleurs figurer le communisme…). En réfutant, avec une aisance remarquable, les arguments traditionnellement avancés en faveur de l’existence de Dieu et de la nécessité de la religion, le philosophe tient bien un discours à portée générale, dépassant le seul champ du christianisme. Il se montre moins convaincant sur d’autres points (il tend ainsi à user lui aussi de cette vieille scie, qui m’a toujours paru inefficace et douteuse, de la remise en cause de l’existence historique du Christ), mais son discours n’en est pas moins à l’occasion fort pertinent : sa diatribe contre l’enfer dans l’enseignement des évangiles vaut le détour.
Et c’est bien sur le plan éthique qu’il se montre le plus séduisant ; sa critique de la religion, sous cet angle, me paraît parfois excessive (notamment dans le deuxième texte, qui résume les apports positifs de la religion au calendrier, en somme ; une blague n’est pas un argument, et il me semble que la religion, si elle a traîné avec elle son cortège d’horreurs, a pu aussi générer le sublime) ; mais il devient plus intéressant quand il expose ce qui constitue en fin de compte sa « religion » (le terme a fait un peu grincer des dents, mais c’est bien de cela qu’il s’agit ; le préfacier préfère cependant, avec d’autres, le terme de « piété » ; pour ma part, « religiosité » ne me paraîtrait pas forcément inapproprié, mais je rejette avec Normand Baillargeon « spiritualité »). Il expose alors une éthique humaniste, dans tous les sens du terme, fondée sur l’amour et le savoir (les deux ensemble, l’un sans l’autre pouvant conduire au pire). Si sa croyance n’est pas exempte à l’occasion d’un certain scientisme qui m’empêche d’y adhérer pleinement, le fait est que Bertrand Russell a ici des choses fort intéressantes à dire, notamment, par exemple, en ce qui concerne la sexualité ou encore l’éducation.
L’ouvrage est donc pertinent, oui, et parfois intéressant. À l’heure du retour en force du religieux sous sa forme la plus répugnante, il pourrait même, abstraitement, être considéré comme salutaire… s’il n’avait ce fâcheux défaut évoqué plus haut, consistant à ne prêcher que des convaincus. Pourquoi je ne suis pas chrétien n’a en rien modifié mes opinions sur la question religieuse, et je suis à peu près certain qu’aucun croyant, de quelque obédience qu’il se revendique, n’y trouvera véritablement de quoi remettre en cause sa foi.
Je ne regrette donc pas ma lecture, mais ne peux m’empêcher de trouver ce petit ouvrage un peu vain, finalement. Et je dois donc poursuivre ma quête…
"Mais qui a tué Harry ?", de Jack Trevor Story
STORY (Jack Trevor), Mais qui a tué Harry ?, [The Trouble With Harry], traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Rossi, Paris, Cambourakis, [2012] 2013, 156 p.
Au milieu de mes lectures baxtériennes, j’ai voulu m’accorder une petite pause – et ainsi renouer avec ce blog délaissé, je vous prie encore une fois de bien vouloir m’en excuser –, le temps de cette délicieuse friandise qu’est Mais qui a tué Harry ? de Jack Trevor Story (le livre date de 1949, la traduction de 1956). Un bouquin très court, mais sacrément réjouissant, je vais d’ores et déjà briser le suspense, si j’ose dire. En effet, on pouvait se douter que ça serait bien, à en juger par la fameuse adaptation qu’en fit naguère Alfred Hitchcock himself ; un film qui détonne un peu dans la carrière de Hitch, et n’a semble-t-il pas remporté un grand succès sur le moment, mais qui n’en est pas moins une sacrée réussite, sur tous les plans. Même si ça fait un bail que je ne l’ai pas vu, j’en garde un excellent souvenir. Aussi, quand, il y a quelque temps de cela – mais pas tant que ça non plus –, j’ai croisé cette récente parution de Cambourakis dans une de mes librairies de prédilection, ni une, ni deux, hop, j’ai pris et, à terme, j’ai lu.
Nous sommes en Angleterre, dans le charmant et bucolique trou paumé à base de bungalows qu’est Sparrowswick (au passage, je me souviens encore des merveilleux décors sylvestres du film, qui ont sans surprise imprégné ma lecture…). Un endroit idéal pour tirer le lapin, flâner en chantonnant, ou encore partir à la chasse aux papillons, et probablement prendre le thé chez la voisine sur le coup de cinq heures. Mais voilà : il y a Harry, et Harry pose problème.
Le problème, c’est qu’il est mort.
Le Capitaine, qui jouait du fusil dans les environs, craint l’accident de chasse, et est bien embarrassé (on le serait à moins). Il l’est d’autant plus que toute la petite communauté semble s’être donné rendez-vous là où est étendu le cadavre d’Harry. Mais, étrangement, cela ne semble pas rajouter tant que ça au problème… Les gens – couple adultère, mari jaloux, digne vieille dame, gamin terrible, jeune mère, artiste en vadrouille, vagabond de passage, obsédé du papillon… – passent, voient le macchabée ou tombent littéralement dessus, mais n’y prêtent pas plus attention que ça, semble-t-il. Voire se félicitent de ce que Harry soit mort.
Mais il n’est pas encore enterré.
L’enterrer. Voilà qui pourrait être une bonne idée, pense le Capitaine. Mais peut-être pas tant que ça… D’autant qu’il est bien possible que la mort de Harry ne soit pas le résultat d’une de ses balles perdues. C’est que la charmante communauté so british a son lot de secrets, qui seront révélés en leur temps, du simple fait de l’horizontalité de Harry…
Et c’est ainsi tout un petit monde qui passe et repasse auprès du cadavre, l’enterre, le déterre, l’enterre à nouveau, l’exhume au cas où, se demande si, mais peut-être que non, et…
Bref. Harry pose problème.
Sur ce postulat délicieusement simple, Jack Trevor Story brode un court roman littéralement à mourir de rire (pardon). Mais qui a tué Harry ? est en effet un petit bijou de vaudeville fleurant bon l’humour noir et l’absurde, avec un peu de grivoiserie en prime, enchaînant sans faillir gags qui ont de quoi laisser pantois et bons mots qui mériteraient tous la citation. Un vrai régal, entre comédie policière et comédie de mœurs, où chaque page recèle de quoi éclater de rire. Les personnages, tous plus merveilleusement campés et flegmatiques les uns que les autres, s’attirent inévitablement la sympathie du lecteur, qui sourit jusqu’aux oreilles de la première à la dernière page, quand il ne succombe pas à l’hilarité pure et simple, irrépressible et salutaire.
Illustration éloquente de la possibilité de rire de tout, même de la mort, en passant par les petits travers et les mesquineries de nos semblables, Mais qui a tué Harry ? est un vrai bonheur, dont je recommande chaudement la lecture à tous, que vous ayez vu ou pas le film d’Hitchcock (que je vous recommande aussi, cela dit) ; peu importe en effet de connaître déjà l’histoire, la plume (bien servie par la traduction de Jean-Baptiste Rossi, plus connu sous le nom de Sébastien Japrisot), l’astuce et – bien entendu – l’humour de Jack Trevor Story font mouche à coup sûr.
Allez, je retourne auprès de Stephen Baxter. Mais cette petite pause m’a fait un bien fou : pile poil ce qu’il me fallait.
"Mordre le bouclier", de Justine Niogret
NIOGRET (Justine), Mordre le bouclier, postface de Jean-Philippe Jaworski, Saint Laurent d’Oingt, Mnémos, coll. Icares, 2011, 221 p.
L’expérience Chien du heaume ayant été dans l’ensemble largement satisfaisante, je ne pouvais pas faire l’impasse sur sa suite, Mordre le bouclier (d’autant que je suis censé causer bientôt de Gueule de Truie et que je voulais au préalable approfondir ma connaissance de l’œuvre de Justine Niogret). Ce n’est pourtant pas sans une légère appréhension que j’ai abordé ce second tome, dans la mesure où les quelques échos que j’avais pu en avoir étaient assez généralement négatifs ; peut-être pas au point d’en faire un mauvais bouquin, non, mais l’idée dominante était celle d’une nette baisse de qualité entre les deux tomes, voire, pour employer un abominable vocabulaire rugbystique, d’un essai pas transformé, en somme. Mais bon : comme d’hab’, j’ai voulu me forger ma propre opinion. Je n’ai donc peut-être pas lu Mordre le bouclier sans quelques préventions, mais j’ai essayé de m’en dégager autant que possible. Sans peut-être y parvenir totalement, mais vous verrez par vous-mêmes.
Nous sommes quelques mois après la fin des événements rapportés dans Chien du heaume. Sauf que ça ne va pas sans poser un petit problème temporel. En effet, rappelez-vous (ou pas), la quatrième de couverture (…) de ce premier roman, plus il est vrai que le roman en lui-même mais ça paraissait coller, en situait l’action durant le haut Moyen-Âge ; or, ici, nous disposons d’un repère temporel (relativement) précis : nous sommes après une croisade, et probablement la première (encore que son déroulement puisse paraître différent de ce qui s’est produit dans notre univers, puisque c’est l’idée de l’échec qui domine). Ce qui fait tout de même une sacrée différence (et ce, même si la thématique du passage d’un monde païen à un monde chrétien reste très présente dans Mordre le bouclier, mais d’une manière moins frontale que dans Chien du heaume). Que faut-il en déduire ? Que la quatrième de couverture du premier tome racontait des bêtises (ça serait pas une première, notamment chez Mnémos) ? Que Justine Niogret s’en fout un peu (pas impossible, son Moyen-Âge ayant quelque chose de fondamentalement abstrait, de toute façon, et l’anachronisme, ou si l’on préfère l’achronisme – pardon – ne semblant pas la rebuter) ? Point ne le sais. Mais j’avoue que ça m’a un peu perturbé. Bon. Tant pis.
Conservons donc le seul repère temporel qui ne laisse aucun doute, celui faisant le lien entre les deux histoires : nous sommes donc (re) quelques mois après Chien du heaume. Chien, qui n’a pu mener sa quête à bien, est dans un sale état, dans la mesure où elle s’est bousillé les doigts lors de son retour épique au castel de broe (ce qui n’est pas très cool pour une mercenaire jouant de la hache). Le forgeron Regehir essaye tant bien que mal de réparer les choses à l’aide d’une griffe de fer, mais on ne peut pas dire que la joie règne dans la demeure de Bruec. Notre héroïne sombre un peu dans la dépression. Aussi la guerrière Bréhyr va-t-elle essayer de rebooster Chien en lui offrant l’opportunité (un peu tardive…) de découvrir enfin son « véritable » nom. Ce qui, disons-le tout de suite, sera très vite expédié (un peu trop facilement, sans doute, après les atermoiements du premier tome, mais il faut dire que ce second volume s’étend sur une période autrement resserrée et bon, admettons). En échange – parce que rien n’est tout à fait gratuit, faut pas déconner, non plus –, elle engage Chien dans sa longue quête de vengeance, qui touche presque à son terme : ne reste plus à buter qu’un seul enfant de putain, un porte-étendard retour de la croisade (donc).
Et c’est ainsi que nos deux guerrières, plutôt que de courir le pays dans tous les sens, s’en vont (tout simplement) attendre le petit salopiaud dans une forteresse en ruine, genre il est obligé de passer par-là. Elles rencontreront en chemin un étrange duo de combattants, le chevalier et ex-croisé avec une jambe en moins Saint Roses, et l’arbalétrière qu’on appelle la Petite (ou la Garce), ce qui fait beaucoup de femmes en armes, tout de même (Justine Niogret fucke la parité, mais pas comme à l’UMP).
Et en attendant (donc), nos quatre héros papotent.
Beaucoup.
Trop.
Ça philosophaille dur, et ça s’interroge avec plus ou moins de bonheur sur le sens de la vie (alors que la réponse est toute simple : c’est par-là) (pardon).
Bon.
Si les préventions évoquées plus haut et cette petite présentation ne vous rebutent pas, et que vous avez donc envie de vous faire le livre, tout va bien : vous pourrez en lire une analyse très pertinente dans la postface (et non « préface », damnée quatrième de couverture) de Jean-Philippe Jaworski, qui a quand même la classe, et vous explique tout très bien comme il faut. Je ne saurais prétendre faire mieux, ouh-là non, et ne pense de toute façon pas que ce soit mon rôle que d’analyser ici Mordre le bouclier. Ça tombe bien, je vais ainsi éviter de vous livrer de fâcheuses révélations.
Parlons donc simplement, au risque de faire jaser les cons, de pur ressenti, de plaisir de lecture. Et là, le constat est sans appel : ça reste bien voire très bien écrit, Mordre le bouclier (même si, une fois de plus, une couche supplémentaire de relecture n’aurait pas été de trop, histoire de décoquiller la chose et de sabrer dans les répétitions – je ne compte pas les « enfançons » et autre variantes sur le même terme, notamment au début du roman, pour m’en tenir à un unique exemple). Sur la forme, donc, pas grand-chose à redire.
Sur le fond, finalement, ça va aussi : ce n’est pas bête, non (même si bon, le sens de la vie, hein, bon), et si on a un peu l’impression, à l’occasion, d’un auteur qui expédie les choses laissées en plan dans le surprimé premier tome (outre l’épisode du nom sus-mentionné, la conclusion est à cet égard éloquente), il reste néanmoins amplement de quoi faire frétiller le neurone (ou les neurones, pour ceux qui ont de la chance).
N’empêche que je me suis pas mal emmerdé, moi. Parce que ça tchatche, ça tchatche, et ça n’en finit pas ; le roman est court, certes, mais il fait dans la lecture dilatée. Amateurs d’action frénétique, passez votre chemin, ce roman n’est de toute évidence pas pour vous. Amateurs de fantasy échevelée, vous pouvez également faire l’impasse, la surnature brille peut-être encore plus par son absence que dans Chien du heaume (hors substrat mythologique, voyez Jaworski). Les autres, j’espère que vous aimez les longs monologues ; sinon, ouste.
Reste quoi ? Ben, un roman bizarre, au cadre plus abstrait tu meurs ; un roman de l’attente, peut-être, variation niogrétique sur Le Rivage des Syrtes ou Le Désert des Tartares (mais du coup, à la comparaison…) : En attendant le salopard avec son étendard. Pourquoi pas, hein ? Sauf que les personnages de Mordre le bouclier ont l’ennui communicatif, et leur manque de motivation (notamment celui de Chien, qui a ici un rôle autrement secondaire que dans le premier volume) déteint sur le lecteur. Qui baille régulièrement. Et qui, au final, a quand même un peu l’impression de s’être fait avoir. Doublement : versant positif (ou ce qui en tient lieu), il admirera in fine, grâce au sieur Jaworski notamment, l’habileté du propos ; versant négatif, il pourra quand même trouver que bon, tout ça pour ça, hein, bon.
À la toute fin du bouquin, Justine Niogret confie qu’elle espère avoir livré « un bon peigne ». Je ne remets pas en cause sa sincérité (même si…). Hélas, j’ai l’impression qu’elle a un peu foiré son coup. On m’avait prévenu, hein (ce qui a peut-être déteint sur mon appréciation, je ne le nie pas) ; mais effectivement, ce Mordre le bouclier ne me paraît vraiment pas à la hauteur de Chien du heaume. Et me laisse au final un arrière-goût désagréable en bouche, celui d’un livre publié (écrit ?) trop vite, peut-être ; ambitieux à sa manière, mais raté ; et en définitive profondément anecdotique.
Bon, allez, je passe à Gueule de Truie (on change de registre, a priori).
"Lionel J. et les PD du cul", de David Snug
SNUG (David), Lionel J. Et les PD du cul, [s.l.], Marwanny Comix, 2013, [n.p.]
Bon, aujourd’hui, on va faire bref, avec cette succulente friandise (de bon goût), qui était juste ce qu’il me fallait pour me changer un peu les idées (encore une fois désolé pour la raréfaction des articles sur ce blog mais voilà : boulot, boulot…).
Lionel J. et les PD du cul. Je ne pouvais pas décemment passer à côté d’un titre pareil, vous le comprendrez aisément. D’autant que ça me rappelait des souvenirs de fanzineux (nostalgie…). Et accessoirement, bien que ça n’ait rien à voir a priori avec Les Requins Marteaux, le titre comme le graphisme ont également rappelé à mon bon souvenir quelques barres de rire choppées à la lecture de Ferraille.
Nous avons donc un chat, qui parle, a des fringues, et a la flemme d’aller à l’école. Bon. Jusqu’ici, tout va bien. Sauf qu’il tombe sur Lionel Jospin (ou plutôt, c’est Lionel Jospin qui tombe sur lui). Et Lionel Jospin, c’est quand même la classe incarnée. Même si c’est un gros loser qui s’est retiré de la vie politique après s’être pris sa méga-branlée et vivote désormais dans une grotte où il bouffe des cadavres de chauves-souris. Aussi a-t-il un peu peur qu’on se foute de sa gueule en ville, même si c’est la classe incarnée. Il n’accepte donc de sortir de la forêt en compagnie du chat qu’affublé d’un sac sur la tête, à la Elephant Man (ou Bob le Moche).
Las, nos deux héros rencontrent bien vite des RACAILLES. De minables petits crétins de sous-peura fumeurs de oinj’. Des JEUNES. Des DÉLINQUANTS. Qui se mettent en tête que le type avec le sac sur la tronche doit être une star, et probablement Snoop Doggy Dog (ou alors Cypress Hill, mais non c’est pas possible d’abord).
Et c’est ainsi, après quelques tours et détours, qu’on en arrivera à la formation du groupe de hip-hop Lionel J. et les PD du cul, du genre à clasher sévère Booba, Rohff, La Fouine ou encore Morsay et autres génies de la rime riche.
Diantre.
Bon, on va pas s’étendre sur le sujet, hein (d’autant que ça se lit très vite). Pour faire simple : c’est à crever de rire. Aussi stupide et absurde qu’hilarant. Lionel Jospin, faut dire, c’est quand même la classe incarnée (mais ça, je crois que je l’ai déjà dit), et ça fait bien plaisir de le revoir. Et les hip-hopeux sont pas mal dans leur genre, aussi. Du coup, cette courte BD enchaîne répliques délicieuses et rebondissements grotesques, jusqu’à un final épique.
Et puis il y a le dessin. Franchement très chouette, ai-je trouvé. Rien de révolutionnaire, on est bien dans la lignée de Ferraille et compagnie, donc, mais vraiment très chouette ; d’autant que le graphisme est bien mis en valeur par la mise en page très aérée et « grand format », et par des couleurs splendides (si).
Alors voilà. On n’en fera pas la plus grande BD de tous les temps, hein. Mais peu importe : à la lecture de Lionel J. et les PD du cul, je me suis marré comme c’est pas permis (enfin, si, ça l’est, et ça devrait arriver plus souvent, même que). Et bordel, ça fait du bien. Du coup, je vais peut-être surveiller plus attentivement les publications de Marwanny Comix en général et de David Snug en particulier (je plaide coupable, je ne connaissais ni l’un ni l’autre).
Parce que c’est la classe.
"La Voie du fantôme", de Tony Hillerman
HILLERMAN (Tony), La Voie du fantôme, [The Ghostway], traduction [de l’américain] de Danièle et Pierre Bondil, Paris, Rivages, coll. Noir, [1984, 1987] 1990, 252 p.
Et hop, un polar navajo de Tony Hillerman de plus. Dans La Voie du fantôme (titre évoquant, comme souvent, un rite guérisseur), nous retrouvons avec plaisir le jeune Jim Chee, plus que jamais partagé entre le monde des Blancs et celui du Peuple : doit-il intégrer le FBI, comme le lui « suggère » fortement sa compagne Mary Landon ? ou bien doit-il continuer d’apprendre les rites navajos pour devenir un yataalii, et éviter ainsi que la culture héritée du Peuple Sacré ne disparaisse ? Cruel dilemme qui traverse l’ensemble du roman, et prend ici une tournure inattendue, comme on aura bientôt l’occasion de le voir.
Une altercation, en plein jour, dans Shiprock, se solde par un mort et un blessé qui a pris la fuite. Jim Chee, au service de la police tribale navajo, assiste le FBI, particulièrement intéressé par cette affaire ; il faut dire que ce fait-divers sordide pourrait avoir un lien avec la mort d’un agent fédéral, il y a peu, à Los Angeles… Aussi Chee, comme souvent, se voit-il relégué à un rôle de larbin des fédéraux, qui ne veulent surtout pas que la police tribale navajo se mêle plus avant de cette enquête. Mais Chee, on le sait, est curieux… Or, quand on retrouve le cadavre du fugitif, un Navajo de L.A., près du hogan d’un vieil Indien orthodoxe, Chee ne manque pas de trouver le tableau quelque peu déconcertant : en apparence, les rites ont été respectés, mais il y a quelque chose d’étrange, qui coince, sans qu’il sache trop quoi…
Parallèlement, la petite-fille dudit vieillard fait une fugue. Et ça, c’est bien du ressort de la police tribale navajo. Bien entendu, les deux affaires se révèlent liées, très vite… Un véritable imbroglio familial apparaît, qui justifie une enquête approfondie. Mais pas seulement dans la juridiction de Jim Chee : en effet, et c’est là la grande originalité de ce roman, notre enquêteur va prendre sur son temps libre pour aller fouiner à Los Angeles, auprès notamment des Navajos « exilés » dans la grande ville, dans la misère la plus noire. Toute la complexité de l’affaire apparaît au fur et à mesure, riche en suspicions plus ou moins fondées et énigmes en apparence insolubles… et Chee doit en outre faire face à un redoutable tueur à gages, un taré survivaliste (pléonasme).
Un roman étrange, et peut-être un peu bancal, que cette Voie du fantôme, notamment, donc, dans la mesure où Tony Hillerman y délaisse temporairement le cadre habituel de ses polars pour tenter de se livrer à une enquête urbaine à bien des égards plus « traditionnelle ». Ce qu’il fait avec plus ou moins de talent, surtout, sans doute, si on le compare à ses confrères plus habitués au genre (mais là je manque d’éléments pour trancher). Cela dit, la thématique de ces Navajos « exilés » ne manque pas d’intérêt, et l’auteur sait nous concocter quelques jolies scènes urbaines (notamment, même si elle arrive un peu comme un cheveu sur la soupe, la première apparition du tueur à gages, riche en suspense, ou encore l’interrogatoire laborieux d’un vieillard ayant beaucoup de mal à s’exprimer, dans un mouroir à pauv… une maison de retraite).
Pourtant, sans trop de surprise peut-être, le véritable intérêt du roman est ailleurs, et bel et bien dans la réserve navajo, ou du moins dans leurs rites. On avouera que le début du roman n’est pas très convaincant (mais j’ai l’impression que c’est assez récurrent chez Tony Hillerman), et que le lecteur ne commence véritablement à s’intéresser à tout ça qu’avec le détour par Los Angeles. Mais ce qui fait la force de La Voie du fantôme – une force toute relative, hein, on est quand même loin du brio de Là où dansent les morts ou Le Vent sombre –, c’est probablement l’intrication très forte de la dimension ethnologique coutumière de l’auteur à l’enquête à proprement parler. C’est une étrangeté brisant « l’harmonie » chère aux Navajos qui met la puce à l’oreille de Jim Chee, et c’est en définitive la connaissance – ou pas – des rites issus du Peuple Sacré qui déterminera la tournure de l’enquête, plus encore que d’habitude. Ce qui, bien entendu, s’accorde à merveille avec le caractère d’homme déchiré entre deux mondes de notre enquêteur.
La Voie du fantôme m’a donc laissé un sentiment mitigé : après une introduction un peu longuette, le roman ne manque pas d’intérêt, mais, assis le cul entre deux chaises, se montre plus ou moins adroit. Le fond est indéniablement intéressant, mais, par contre, et ce n’est certes pas là une particularité de ce roman, la forme pèche… En dehors de quelques jolies scènes de suspense, pour lesquelles Tony Hillerman est décidément très doué, on peine régulièrement devant la plume de l’auteur, sans doute guère fameuse à l’origine (on ne compte pas les brèves digressions factuelles sans intérêt), mais très probablement desservie par une traduction qui me paraît décidément calamiteuse. C’est vrai, bien entendu, de tous les romans de Tony Hillerman que j’ai lus jusqu’à présent, mais là, je dois dire que ce fut à l’occasion la proverbiale goutte qui fait déborder le vase… Franchement, tout ceci mériterait sans doute d’être revu, ou du moins dépoussiéré. Cela ne m’a pas empêché de prendre du plaisir à la lecture de La Voie du fantôme – le fond l’emportant en définitive – mais bon, merde, quoi.
Un roman correct, sans plus, donc. Tony Hillerman a fait bien mieux, sans doute. Mais ça se lit avec un certain plaisir, je ne prétendrai pas le contraire. Et je vais bien évidemment continuer sur cette lancée, en espérant toutefois davantage de la suite, qui devrait enfin réunir Jim Chee et Joe Leaphorn.