La première partie d’une nouvelle de SF – mêlant space opera et pastiche d’Arthur C. Clarke – entamée en 2007… et jamais terminée. En voici donc environ le premier tiers, ou la moitié – difficile à dire… N’hésitez pas à me donner votre avis : est-ce que ça vaut le coup que je continue, ou bien je laisse tomber ?
Un chaos d’étoiles glacées faussement immobiles, impassibles devant l’intrusion incongrue de l’éclaireur du Centaure. Dans la perfection de ce vide au parfum d’éternité, le vaisseau tranchait par sa hideur toute fonctionnelle, vulgaire amas de tôle zébrée, sans grâce, impur. Humain.
À son bord, le lieutenant Soman ouvrit lentement les yeux, rassuré par le froid signal sonore de l’ordinateur de vol qui témoignait de la réussite du saut. Cela faisait bien longtemps maintenant qu’il effectuait ce genre de missions, et le voyage hyperspatial, porté par les nécessités du conflit, ne présentait alors plus guère de danger. Mais le brusque vacillement de la réalité, le transport instantané du point a au point b, dans un consternant flou visuel, n’en restait pas moins une expérience passablement étrange, à même d’ébranler les certitudes les mieux ancrées, et jamais le lieutenant Soman n’avait pu se départir de cette sensation de mort passagère qui accompagnait chaque saut. On ne lui demandait guère d’être au fait des subtilités de la théorie scientifique, et les savants pouvaient bien dire ce qu’ils voulaient, désigner ce phénomène par tel ou tel terme… « Trou de ver », « espace courbe », qu’est-ce que ça voulait dire ? S’agissait-il seulement de cela, d’ailleurs ? … Soman n’avait jamais fait preuve d’une grande rigueur pour appréhender ces phénomènes. Restait que l’on pouvait tout aussi bien parler de téléportation, à ce stade ; pour lui, il s’agissait bien de la désintégration soudaine de tout son être, dispersé dans le vide quelque part au-dessus du QG de Josaphat, pour se recomposer miraculeusement à plusieurs années-lumières de là, aux abords d’une quelconque exo-planète froide et stérile. Disparition anodine, puis génération spontanée. Enfin, ça y ressemblait, en tout cas, et c’était bien suffisant.
C’était déstabilisant. Un peu grisant aussi, un vague sentiment d’omnipotence. Et il en allait de même pour sa mission ici. Le lieutenant Soman, qui, aux environs du Centaure, n’était rien de plus qu’un soldat au milieu d’autres soldats, tout dévoué à la pérennité du groupe, se retrouvait maintenant investi de la fonction d’ambassadeur de la vie, au milieu de cette solitude glacée. En débarquant soudainement dans ce système, je vois ce que personne n’a vu avant moi. Et peut-être personne d’autre que moi ne le verra-t-il jamais. Comme si ce système avait été créé pour mes seuls yeux. Non, mieux encore : comme si c’était moi qui avais généré ce gracieux ballet de planétoïdes. Moi, Other Soman. Dieu.
Son estomac se dénouait progressivement. Esquisse de sourire. Il agita sa main droite dénuée de poids vers le tableau de bord, et pressa doucement l’écran de navigation. Le bip maladif du transfert hyperspatial s’interrompit, et la cabine se retrouva plongée dans le silence le plus total. Puis une carte tridimensionnelle du système apparut en crépitant sur l’holoproj, entre ses jambes. Une croix blanche figurait son éclaireur, à bonne distance de l’étoile double au centre de la représentation. Soman observa un moment la carte quasi immobile, puis entreprit de la faire pivoter. Il pouvait saisir n’importe quelle zone de la représentation à cet effet ; cependant, avec une puérilité jubilatoire, il pointa du doigt la géante gazeuse qui occupait le troisième rang depuis l’étoile double, et lui donna une légère impulsion vers la gauche ; le système holographique se mit alors à tourner lentement, comme une toupie fatiguée, et Soman retira son doigt, avant de l’agiter avec une emphase grotesque, à la manière de la baguette d’un chef d’orchestre. Je dirige la musique des sphères ! Et de fredonner un air populaire, aux accents patriotiques, et manquant quelque peu de dignité. Le Centaure éternel, plus vite et plus loin, tada-da-dam…
Sourire, soupir.
« Bon, au boulot. »
Il activa la commande vocale en pressant un bouton vert sur sa gauche.
« Destination. »
Le mouvement de la carte s’inversa, l’angle de vue se modifia, avec un léger zoom. Puis un point bleu apparut à l’extrême limite du système, à l’emplacement d’une planète naine, d’une taille comparable à celle de Cérès. Un trait bleu pointa le corps astral, et indiqua sa dénomination, telle qu’elle figurait dans les archives des astronomes de Josaphat : 2604JHF72. Ils avaient toujours manqué de poésie. À leur décharge, il fallait cependant reconnaître que les planétoïdes qui faisaient l’objet de leurs recherches étaient assez nombreux pour subjuguer l’imagination la plus fertile. Cela faisait bien longtemps que les anciennes mythologies terriennes avaient été épuisées, et il fallait trouver d’autres désignations. Aussi, depuis une vingtaine d’années, les Autorités du Centaure avaient-elles décrété que tout nouveau planétoïde serait baptisé par l’officier chargé de l’installation de la Porte. Le volumineux index des corps astraux, constamment mis à jour, pouvait être consulté dans les banques de données de l’éclaireur, afin d’éviter les redondances. Et une commission de censure veillait pour supprimer les désignations trop fantaisistes, devenues moins fréquentes avec la multiplication des sanctions disciplinaires.
Il était d’usage, pour le « découvreur », d’enregistrer un bref discours de baptême qui figurerait dans les archives centrales de l’Académie centaurienne. Il était à vrai dire peu probable que quiconque prenne un jour la peine de l’écouter ; même pas la commission de censure, qui ne jugeait que le nom, et ne perdait son temps à décrypter le message qu’en cas de doute sérieux sur les intentions du pilote (mais peut-être qu’un historien ou un sociologue, un jour…). Quoi qu’il en soit, les Autorités approuvaient cette pratique, suggérée par les psychologues de l’armée, et qui donnait aux lieutenants de la flotte un vague sentiment de puissance, l’impression un peu mesquine de rentrer dans l’histoire ; en fait, plus prosaïquement, une raison de continuer le combat.
Soman prit les commandes et conduisit son vaisseau en orbite autour de la planète naine, ce qui ne prit que quelques minutes. Il y jeta à peine un coup d’œil : corpuscule insignifiant, à la surface bleu-cendré désolée, constellée de cratères. La routine. Il savait de toute façon déjà comment il allait l’appeler ; peu importait, dès lors, qu’elle fût géante ou minuscule, gazeuse ou solide, rouge ou mauve ou verte à pois jaunes… Une brève consultation de l’index lui confirma que ce nom n’avait pas déjà été attribué.
Il s’éclaircit la voix.
« Enregistrement de l’acte de baptême. »
Un point rouge clignotant apparut à l’intérieur de son casque-écran, suivi de la représentation de son souffle sous forme d’ondes. Il attendit un instant, puis :
« Other Soman, lieutenant de la flotte centaurienne, pilote de l’éclaireur J02-15, né sur Morus, le 53/10/57 C.Col. (23 décembre 2577 C.T.). Fils unique de Bo Soman et de Ther Soman, née Vinal, tous deux officiers de la flotte. Par et pour Dieu, le Système du Centaure et les Autorités. À tous ceux qui pourront écouter ce message, salut. »
Pfff… Pause, inspiration.
« Nous sommes… le 25 mai 2605 C.T., et les Autorités m’ont chargé d’installer une Porte sur le planétoïde 2604JHF72, découvert par la station d’observation Horizon en orbite autour de Josaphat, capitale actuelle du Système du Centaure. En application du décret… euh… C.S.2582-322, article 1-1-4, il m’incombe de baptiser cette planète naine du système Victoire. »
Nouvelle pause. Bon, bon, bon.
« C’est… c’est un honneur rare, une charge importante et belle, et j’entends bien procéder avec tout le sérieux nécessaire. Subjugué par la beauté de cet astre (mon cul) qui ne manquera pas d’être utile à l’effort militaire du Centaure (mon cul), j’ai spontanément (mon cul) décidé de lui donner le plus beau des noms : Fan. »
Il épela : « F-A-N ».
« En hommage à la sublime, la divine, la terriblement bien foutue Fan Komiter, qui a bien voulu prendre le nom de Soman le 13 mai dernier, à la chapelle Notre-Dame-de-la-Conquête, sur Morus. À toi, ma belle. Je t’offre une planète. »
Il conclut l’enregistrement sur un gros baiser mouillé.
« Fin de l’enregistrement. Relire. »
Mouais. Bon, ben, on va faire avec, hein. Je suis désolé, ma douce, je t’aurais bien volontiers attribué un sublime joyau, avec de l’eau à l’état liquide dessus tant qu’on y est, mais c’est toi qui as insisté pour que je donne ton nom à la première caillasse sur laquelle je serais chargé de poser une Porte. Alors, moi, je veux bien, hein… Mais je crois franchement que t’aurais pu tomber sur quelque chose de mieux que cette petite merde.
Il hésita, ayant un peu envie de reprendre l’enregistrement, et de baptiser la planète, je sais pas, moi, « Vengeance Bleue », ou tout autre connerie patriotique sans âme que l’on pond d’habitude en semblable circonstance. Mais non, ça ne se faisait pas. Elle savait, de toute façon. Et puis elle était capable de demander une preuve dès ce soir. Soman sourit en anticipant le simulacre de honte de sa jeune épouse, s’entendant qualifier dans ce message officiel de « terriblement bien foutue ». Sa moue de gamine outrée, ses beaux yeux bruns faussement furibonds, et puis son grand sourire éclatant quand elle se jetterait dans ses bras. Tu as de la chance, lieutenant, tu sais, ça ? Un peu mon n’veu.
Il se tourna à nouveau vers la planète.
Vers Fan.
Ce joli nom n’était décidément rien d’autre. Il ne suffisait pas à faire de l’astre minuscule une beauté, quelque chose d’utile, ou tout simplement de respectable. Ce n’était jamais qu’un vulgaire caillou bleuté, vérolé, d’un intérêt stratégique pour le moins limité a priori.
Mais les Autorités n’étaient pas de cet avis, obnubilées qu’elles étaient par l’imminence d’un bombardement de Josaphat. Elles comptaient bien appliquer la même tactique qui avait prévalu quand les néo-bakouniniens avaient anéanti Jizo, puis Gabriel, et enfin Loki. D’où l’installation des Portes sur toutes ces planètes, naines y compris, qui permettraient l’évacuation en quelques heures de la majeure partie de la population de Josaphat, par transport hyperspatial.
À l’ouverture des Portes, celles-ci sont franchies par une armée de robots-ingénieurs qui vérifient succinctement la sécurité de la zone à l’aide de leurs scanners, puis installent en une vingtaine de minutes une base viable pouvant abriter plusieurs milliers d’individus pendant environ deux mois ; on procède ensuite à l’évacuation en donnant la priorité aux Autorités, puis aux cadres de l’armée, puis au clergé, puis aux fortunes, etc., et en priant le Christ-roi de faire tenir le bouclier le temps nécessaire. La population du Centaure, dont la discipline assure généralement le succès de l’opération, se trouve alors dispersée sur des centaines de planètes, comme autant de canots de sauvetage. La Fédération, généralement, n’en bombarde pas moins la planète capitale afin de prohiber tout retour ; mais elle est alors exposée à une riposte de la flotte centaurienne… Difficile de déterminer un vainqueur dans ce genre de batailles mégalomanes, se disait souvent Soman, mais il se reprenait toujours : NOUS gagnons. À chaque fois. Bien sûr. Pas une fuite : une retraite. Effectuée en bon ordre.
Nous gagnons.
Bien sûr.
Le calme une fois revenu, les Autorités, évacuées d’un bloc sur une seule planète (et généralement une naine), contrôlaient la sûreté du réseau, puis révélaient par une transmission hyperspatiale cryptée utilisant elle-même le système des Portes (ce qui empêchait toute interception et permettait une communication instantanée – variante de l’ansible) l’emplacement de la nouvelle capitale ; une flotte d’exploration était envoyée pour sécuriser la zone et installer de nouvelles Portes, permettant le transfert de l’ensemble des habitants en l’espace d’une ou deux semaines. Dès lors, la nouvelle capitale était parfaitement sûre… du moins jusqu’à ce que l’ennemi la localise (ce qui arrivait relativement vite) et reconstitue une force suffisante pour l’écraser (et ça…).
Mais ce qui était vrai pour la capitale l’était un peu moins pour les autres planètes du Système, faute d’infrastructures et de protection réellement efficiente, et les néo-bakouniniens le savaient fort bien ; les pertes étaient nécessairement nombreuses. On ne pouvait en outre exclure le transport d’une partie de la population dans une zone tombée sous le contrôle de la Fédération, même si les probabilités, du fait du nombre inimaginable des planétoïdes équipés de Portes, étaient assez limitées ; seules les Autorités, transportées en bloc, pouvaient précéder leur transfert d’une mission de reconnaissance orbitale s’ajoutant à la brève inspection des robots-ingénieurs, tandis que tous les autres corps de la société étaient volontairement disséminés à travers la galaxie, au petit bonheur ; si une Porte tombait à ce moment précis sous le contrôle de la Fédération, le robot chargé de l’emprunter en dernier la détruisait instantanément, pour garantir la sûreté du réseau et notamment des transmissions cryptées, mais sacrifiant du même coup plusieurs milliers de citoyens.
Cependant, le véritable problème, pensait Soman, étaient que leurs ennemis, fort logiquement, faisaient la même chose… et les éclaireurs des deux camps se croisaient ainsi sans cesse, métaphoriquement s’entend, afin d’équiper les nouveaux planétoïdes de leurs propres Portes et de détruire celles de l’ennemi ; l’exploration était toujours à refaire. Et c’était également pour cela que l’on ne pouvait pas pré-programmer les Portes, ni installer d’avance des bases permanentes sur ces planètes d’évacuation, les effectifs étant de toute façon trop limités, dans les deux camps, pour en assurer la protection ou surveiller les Portes ennemies ; paradoxalement, seul le hasard total et l’improvisation pouvaient garantir la survie du plus grand nombre.
Quoi qu’il en soit, des systèmes entiers étaient détruits par les forces de l’un ou l’autre camp, tandis que les Autorités, rouges ou blanches, parvenaient sempiternellement à s’enfuir, pour reprendre le combat dans une meilleur posture. Et la guerre, ainsi, durait depuis près de 160 ans maintenant ; seule la destruction systématique des planètes recensées aurait pu mettre un terme à cette stratégie, mais aucun des deux partis ne semblait prêt, heureusement, à envisager cette forme de suicide.
Tout cela était un peu déprimant. Mais le lieutenant Soman jugeait nécessaire de se remémorer tous ces points chaque fois qu’il partait en mission, même pour la plus minuscule des planètes. Après tout, Fan accueillera peut-être les Autorités ?… ce qui nous ferait une belle jambe, ouais.
Bah.
Poursuivons le combat.
Il lança le scan de la planète, qui serait très rapide. Dix minutes, tout au plus. Les données défilaient sur son visuel tête haute, hermétiques ; elles pourraient être utiles aux astronomes de Josaphat, mais lui n’y comprenait rien. Seule la dernière phase du scan l’intéressait vraiment : la détection d’anomalies à la surface, indéniablement artificielles ; une Porte de la Fédération, en d’autres termes.
Bip.
« Et merde. Putains de Baks. »
Il interrogea l’holoproj sur la situation géographique de l’anomalie. Une représentation tridimensionnelle de la planète apparut, et se mit à pivoter. Puis une flèche rouge flotta dans l’air, désignant un endroit aux environs de l’équateur ; un cratère parfaitement sphérique, plus profond que les autres. La Porte se trouvait exactement en son centre.
…
La Porte ?
Soman fut envahi d’un doute.
Il prit à nouveau les commandes, afin de se placer en orbite géostationnaire à la verticale de l’anomalie. Le vaisseau s’y rendit presque instantanément, sans un bruit.
« Zoom sur l’anomalie. »
L’holoproj s’exécuta. Et de toute évidence, ce n’était pas une Porte. Quant à dire ce que c’était… Le scan exhaustif indiquait une construction en argent, haute d’environ 15 mètres au maximum, et occupant une surface de près de 300 m², en forme de trapèze.
Nom de Dieu, c’est quoi ce bordel ? Qu’est-ce qu’ils ont encore été inventer ?
Une goutte de sueur perla sur le front du pilote.
« Mode combat. »
De nouvelles commandes apparurent instantanément, ainsi qu’un radar tridimensionnel, sur sa droite. Aucun vaisseau ennemi. Mais la structure inconnue pouvait présenter un danger.
En même temps, si c’était une batterie de défense orbitale de nouvelle génération, cela ferait un moment que le lieutenant Other Soman aurait rejoint son Créateur, non ?
Il respira un grand coup, et redevint plus professionnel. Il y avait des protocoles à suivre.
Il indiqua à son ordinateur de vol les coordonnées d’un point situé à environ un kilomètre à l’ouest de la structure. Bientôt l’éclaireur se posa sans grâce à l’endroit indiqué.
La fine atmosphère de Fan était irrespirable, et la gravité très faible. Rien de très surprenant à cela. La combinaison du lieutenant Soman lui permettrait de survivre dans cet environnement hostile pendant environ quatre heures, soit bien plus que le temps nécessaire pour installer une Porte et faire sauter une installation ennemie. Rien au-delà : il n’était pas du rôle des éclaireurs de la flotte de se livrer à de plus amples explorations. Raison de plus pour ne pas perdre de temps. Mais Soman voulait d’abord en savoir un peu plus sur cette anomalie, avant d’installer la Porte. Il n’était pas assez compétent pour reprogrammer le robot-ingénieur afin de déterminer si l’installation présentait un quelconque danger, pouvant compromettre l’utilisation de Fan en tant que planète d’évacuation temporaire. N’ayant guère le choix, il sortit donc de son appareil pour se livrer à une reconnaissance de visu, qu’on tendait depuis longtemps déjà à juger parfaitement hypothétique ; et lui-même n’avait pas pensé autrement jusqu’à ce jour.
Une mince couche de poussière bleue se souleva quand Soman posa le pied sur le sol, et retomba lentement, comme un perce-neige. Il se tint debout une minute, près du sas, jetant un œil à droite à gauche, et « contemplant le paysage ». De bien grands mots ! Un vide atone, aux teintes mornes, dénué de vie comme de charme ; un enfer froid, ridé, aux parois striées d’étranges ombres doubles, à peine discernables. Et, là-bas, vers l’est, l’anomalie, qui luisait légèrement à la faible lumière de la plus proche étoile ; Soman ne pouvait en distinguer que le sommet à cette distance, le reste de la construction disparaissant dans le cratère et la courbure de l’astre, mais l’évidence de cette destination n’en était pas moins flagrante.
Il se mit en route, peinant dans un premier temps à s’adapter à la faible pesanteur, bien plus déstabilisante que le vide total. Ses longs pas maladroits trahissaient son statut d’étranger en ces lieux. Il n’y avait ici personne pour le voir, mais le lieutenant Soman n’en ressentit pas moins une certaine honte, à imaginer le spectacle disgracieux qu’il offrait. Puis ses pas se firent plus réguliers, de même que sa respiration.
Il arriva enfin, au bout d’une vingtaine de minutes, à la lisière du cratère où se logeait l’artefact, et fit une pause, ébahi.
« Nom de Dieu ! »
On eût dit le portique en ruine d’un temple grec. Cinq colonnes argentées de style dorique, et de hauteur inégale. Mais… non, le terme de « ruine » n’était guère approprié : cette impression d’inachevé était délibérée ; les colonnes, à leur sommet, étaient coupées de biais, comme au laser, et toujours selon le même angle d’environ 40 degrés. Pas d’érosion. La structure avait été conçue de la sorte, et était restée intacte jusqu’à ce jour ; et il y avait fort à parier qu’elle resterait toujours ainsi. Le lieutenant Soman, à cette distance, savait déjà que la surface de ces colonnes serait parfaitement lisse. Il subodorait en outre que la construction entière était faite d’un seul bloc.
Il reprit son chemin, descendant à l’intérieur du cratère en empruntant une faille sur sa gauche qui serpentait le long de la paroi, tel un rudimentaire escalier en colimaçon. Il put dès lors entrapercevoir de nouveaux éléments de la structure, que lui cachait jusqu’à présent la grande colonnade. Il comprit que ce qu’il avait vu, à l’extrémité ouest de la construction, correspondaient à la base du trapèze. Au delà, la surface argentée était parsemée de petits blocs lisses et coupés à angle droit, comme autant de colonnes en devenir, de grosseur et de hauteur inégales, dispersées au hasard. Le sol était balafré d’étranges motifs géométriques, de rainures plus ou moins parallèles qui, à cette distance, semblaient figurer un improbable circuit imprimé, ou… non, plutôt un de ces jardins de pierres que l’on trouvait jadis sur Terre, se corrigea Soman, subjugué par l’impression de pureté qui se dégageait de ce chaos métallique volontairement imparfait. À l’autre bout du trapèze, il commençait maintenant à distinguer un nouveau portique, de trois colonnes cette fois, et probablement un peu plus élevé que celui de la base.
Il marqua un temps d’arrêt une fois arrivé au fond du cratère. Désireux d’avoir une vue d’ensemble un peu plus claire, Soman alluma sa lampe frontale, à l’autonomie limitée.
Et faillit tomber à la renverse.
« Nom de… »
Le rai de lumière parcourait la structure au niveau du sol. Et c’est ainsi, qu’à travers les ombres des colonnades, Soman aperçut pour la première fois les buissons et les fleurs. Il y avait de ces jeunes pousses anarchiques un peu partout à l’intérieur de la structure, qui ondulaient comme dans un léger vent. Leur teintes éclatantes tranchaient sur le bleu du cratère, le gris de l’artefact et le noir de l’espace. Quelques buissons d’un beau vert vigoureux s’appuyaient contre les portiques, tournés vers le centre du cratère ; et, de-ci de-là, surgissaient des fleurs fantastiques, tulipes et roses rouges et jaunes, vives et resplendissantes, entourées d’une sorte de mince halo blanchâtre, de forme vaguement sphérique, à peine discernable. Tous ces végétaux semblaient jaillir du sol métallique.
« C’est incroyable ! » ne cessait de répéter le lieutenant Soman, comme un mantra. « C’est incroyable ! »
Il avançait lentement, comme dans un rêve, en direction de l’anomalie, le souffle coupé et la sueur au front, avec dans les yeux un éclat de fascination enfantine. Ce n’est que lorsqu’il fut à une dizaine de mètres du sol argenté qu’il se rendit compte d’une étrangeté supplémentaire.
Le scan n’avait pas fait mention de ces plantes. La découverte d’une forme de vie, nécessairement, aurait du déclencher une alerte, mais l’éclaireur n’avait strictement rien repéré de la sorte. Or, et Soman ne pouvait en douter, il s’agissait bien là de plantes authentiques, vivantes, et non d’imitations. Pourquoi sont-elles là, comment subsistent-elles dans cette atmosphère irrespirable, comment poussent-elles dans ce monde sans eau, sur ce sol d’argent… Soman n’en savait rien ; mais il ne pouvait nier le fait : ces plantes étaient bien là, réelles, vivantes. Comment, dès lors, expliquer le silence de l’ordinateur ? Aussi improbable que cela put sembler, seule une solution pouvait encore être envisagée.
Ces plantes étaient apparues depuis le scan.
L’intellect de Soman se mit à fonctionner à toute allure, brassant les questions les plus folles et les réponses hypothétiques et improbables, dans une quête stérile et dénuée de méthode pour la compréhension de cette absurdité. Puis quelques interrogations spécifiques se firent plus pressantes, jusqu’à l’obnubiler totalement et le plonger dans un incommensurable effroi.
Si ces plantes sont apparues depuis le scan, cela veut-il dire que leur apparition n’est pas due au hasard ?
Ces plantes ne sont-elles apparues que pour moi ?
La structure a-t-elle conscience de ma présence ?
A-t-elle spontanément fait pousser ces plantes pour moi ?
Et si oui, pourquoi ?
Et si ce n’est pas elle, alors…
…
Qui ?
Ou quoi ?
Le lieutenant Soman, dans un mouvement nerveux, s’empara de son arme, qui reposait jusqu’à présent dans un étui sur sa cuisse droite. Il braqua le phaser droit devant lui, dans le vide, le tenant de ses deux mains tremblantes, crispées sur le déclencheur. Il se retourna subitement, craignant une quelconque menace dans son dos, et pointa ainsi alternativement chaque point du cratère.
Il n’y avait rien.
Il se calma progressivement, en fredonnant Le Centaure éternel d’une voix d’abord chevrotante, puis plus virile ; mais il ne rangea pas son arme pour autant.
Il allait reprendre son exploration quand, soudain, une faible brise agita les buissons dans sa direction, le prenant de court ; Soman discerna un de ces halos blanchâtres, qui jaillit du vide et le transperça à toute vitesse, poursuivant son chemin vers l’ouest en formant un vague tunnel de poussière en suspension.
À nouveau pris de panique, Soman braqua son arme sur la source du phénomène et lança une salve, sans aucun effet ; puis il se retourna, et tira au hasard, de part et d’autre, sans plus de succès. La respiration haletante, il consulta les données de son visuel tête haute, craignant que le halo ne l’ait contaminé d’une manière ou d’une autre. Mais ses fonctions vitales étaient parfaitement correctes ; simple tachycardie due à la peur.
Klick.
Le bruit fit sursauter le lieutenant Soman. Il venait de derrière lui, du centre de la structure. C’est impossible ! Il ne peut pas y avoir de bruit ici ! Je n’ai même pas entendu les détonations de mon arme ! Mais…
Klick.
Klick klick.
Klick klick klick klick klick klick klick kli...
À mesure que le bruit accélérait et grandissait, l’arythmie du cœur de Soman devenait inquiétante. Les yeux grand ouverts, le front baigné de sueur, il se tourna lentement, comme un automate rouillé, vers le centre du cratère.
Une nouvelle structure apparaissait ; elle semblait se construire toute seule, à une vitesse effarante, dépassant les réalisations les plus stupéfiantes des robots-ingénieurs les plus perfectionnés.
Klick klick klick klick klick klick klick kli...
L’argent s’élevait dans le vide, en adoptant une forme parfaite, dans laquelle il semblait se couler tel un liquide, sauf que... Non, il s’agissait bien d’argent solide, mais qui s’empilait progressivement, ne formant pourtant qu’un seul bloc, non pas scellé à la structure antérieure, mais faisant indéniablement partie d’elle. Génération spontanée, pensa encore Soman, qui, tétanisé par cet ahurissant spectacle d’excroissance solide, se retrouvait dans l’impossibilité d’adopter une quelconque réaction, de panique comme de sang-froid. Mais c’est absurde ! C’est n’importe quoi !
Puis le bruit cessa. Au centre du cratère, à quelques mètres du lieutenant Soman, se dressait maintenant une nouvelle colonne, plus haute et plus large que toutes les autres, et cette fois surmontée d’un disque légèrement rebondi. Soman pensa tout d’abord à une sorte de champignon. Puis la réalité se fit jour, progressivement, alors qu’un nouveau bruit se faisait entendre au sommet de la réalisation. Un bruissement léger, cristallin.
Non.
Non, c’est impossible.
Il lui fallut pourtant se rendre à l’évidence quand l’eau, pure, limpide, se mit à ruisseler des rebords du bassin, dans une chute d’une vingtaine de mètres tissant un rafraîchissant rideau liquide tout autour de la colonne. Soman remarqua alors que le sol au pied de… de la fontaine s’était légèrement affaissé, formant un second bassin, un peu plus large que celui du sommet, venant accueillir cette pluie artificielle. Ce bassin fut vite rempli, et l’eau excédentaire évacuée par un système de conduites qui la répartissait dans les fines rainures du sol de la structure, laquelle prenait dès lors d’autant plus l’allure d’un improbable jardin égaré dans le vide glacé de Fan.
Soman s’agenouilla sur le sol argenté et prit son casque à deux mains, mimant absurdement une stupéfaction bien réelle. Mais qu’est ce que… Les pensées s’accumulaient au fond de son crâne, dans un chaos de formes vides parasitant toute logique. Il avait le sentiment de perdre pied, de devenir fou. Un moment, il développa un vain espoir, ouf-ce-n’était-qu’un-mauvais-rêve (puis je me redresse, en sueur, et me blottis contre Fan et…), comme dans les récits plus ou moins horrifiques qu’il affectionnait dans son enfance. Mais la dure réalité du sol argenté de la structure, le bruissement limpide de la fontaine, le vague scintillement des étoiles dispersées dans le ciel au-dessus du planétoïde, tout enfin soulignait la futilité de cette échappatoire. Et bientôt la lumière vint achever ce sinistre tableau.
C’était à vrai dire presque imperceptible, et Soman mit un bon moment avant de s’en rendre compte. C’était pourtant indéniable : la luminosité devenait plus forte. Et cet éclairage n’était pas naturel. Les deux étoiles du système Victoire étaient bien trop lointaines pour dégager Fan de son obscurité perpétuelle. La lumière venait de la structure. D’où exactement, cela Soman ne pouvait le dire ; il n’y avait alentour aucune source lumineuse marquée, mais c’était pourtant comme si le jour se levait, réservant ses rayons au « jardin ». Bientôt le pilote put éteindre sa lampe frontale, qui commençait à faiblir, mais était déjà devenue inutile. Il se retrouva ainsi en plein jour, dans une sphère de lumière prenant la fontaine pour centre.
Il s’assit contre le bassin, et tenta de reprendre ses esprits. Pourtant, le spectacle qui l’entourait ne facilitait guère la réflexion. Les causes et les conséquences de tous ces étranges phénomènes étaient insaisissables. Seul un point lui paraissait certain :
« Ceci n’est pas l’œuvre des Baks. »
Silence. Puis il éclata de rire. Sans blague ? Il resta ainsi quelque temps, à se tordre entre deux rainures, secoué de spasmes hilares. Bravo, mon lieutenant, bravo… Puis il s’allongea sur le dos, fixant le ciel béant au-dessus de lui. Il reprit son calme. Fit le vide. Et poursuivit :
« Ceci n’est pas l’œuvre des Baks. Bien. Alors, qui a fait ça, et pourquoi ? »
Il soupira. Il y avait trop d’inconnues. Une race extraterrestre ? Jamais, jusqu’à présent, les éclaireurs du Centaure n’avaient rencontré de formes de vie intelligentes dans leurs longs périples à travers la Voie Lactée. Il y avait bien de ces planètes abritant une vie végétale fort développée ; on trouvait régulièrement des formes bactériennes, élémentaires ; sur Morus, on avait même trouvé quelques animaux plus complexes, des sortes de mammifères, de rongeurs plus précisément (et d’un goût exquis !) ; et de même sur quelques autres planètes. Mais la vie intelligente semblait être le privilège de la Terre. Les prêtres du Christ-roi n’en avaient jamais douté : Dieu a créé le monde pour l’homme, et l’homme à Son image, bien sûr ; chaque nouvelle phase d’exploration en apportait, par défaut, une preuve supplémentaire. Il y avait pourtant toujours de ces savants qui doutaient, qui ne pouvaient se limiter à cet argument que seule la foi pouvait soutenir. Ils étaient peu nombreux dans le Centaure, certes, où ils passaient à peu de choses près pour des hérétiques, mais il y en avait, qui se faisaient discrets, simplement. Quant aux scientifiques baks, de toute évidence, ils ne pouvaient accréditer cette vision des choses ; quant à savoir ce qu’ils en pensaient exactement…
Et lui, le lieutenant Other Soman, qu’en pensait-il, au juste ? Il se rendit compte qu’il ne s’était jusqu’alors jamais posé la question. Qu’en pensait-il ?
…
Des extraterrestres, peut-être. Mais cela viendrait soulever beaucoup trop de questions, pensa-t-il, et il ne put manquer de remarquer ce que cette objection avait de lâche. Le plus simple était encore de croire que la structure (« le jardin »), comme toutes choses, était l’œuvre de Dieu. Peut-être Dieu m’a-t-Il choisi, pour une raison qu’il n’appartient qu’à Lui de connaître. Peut-être tout ceci est-il une épreuve que Dieu m’impose. Peut-être…
Il y eut un grand bruit, provenant de l’ouest. Soman ne voulut pas, tout d’abord, reconnaître ce dont il s’agissait. Puis il fut bien obligé d’admettre que ce son ne lui était pas inconnu.
Une explosion.
En provenance de…
« NON ! »
Il se releva avec difficultés, transi d’angoisse, et faillit se casser la figure : la gravité avait changé, elle était désormais comparable à celle de Josaphat ! Sa combinaison, par voie de conséquence, était devenue plus lourde, encombrante. Il voulait se précipiter vers son éclaireur, bondir dans la faible pesanteur de Fan, qui aurait dû lui permettre d’arriver à destination en quelques pas ; mais c’était devenu impossible. Il ne pouvait que marcher maladroitement, comme un vieillard, hésitant à chaque pas.
« Non. Non. Non. Non. Non… »
Puis un mince espoir le reprit, quand il quitta la sphère du jardin. La gravité diminua brutalement, et son dernier pas le fit presque s’envoler. Quand il toucha à nouveau terre, il s’arrêta un instant, puis reprit sa route, avec une détermination farouche ; mais cette gravité trop faible, se rendit-il compte, ne lui facilitait pas nécessairement la tâche : sa course était hésitante, il manquait trébucher à chaque bond.
Il continua ainsi un moment, puis s’arrêta net. Le tunnel de lumière blanchâtre qui s’était précédemment enfui vers son vaisseau revenait lentement vers lui, et il transportait quelque chose. Oui, il y avait bien quelque chose qui flottait dans le vide, entouré de cet étrange halo diaphane, et s’approchait lentement de lui, avant de s’arrêter à hauteur d’yeux, à un mètre environ.
« Non… »
C’était une plaque de métal vaguement carbonisé, dont la provenance ne pouvait faire aucun doute.
On y lisait l’immatriculation du vaisseau, « J02-15 », en grands caractères noirs.
Soman s’agenouilla, désespéré. Et furieux. Il avait le sentiment que le halo blanchâtre (qui disparaissait maintenant dans la vaste sphère du jardin) n’avait agi ainsi que pour le narguer. Il se sentait si faible, si insignifiant… Ce n’était pas juste. Pourquoi ? Et pourquoi lui ? Il eut envie de maudire Dieu, si c’était bien Lui qui lui infligeait cette épreuve. Et il se reprit aussitôt, craignant que cette simple arrière-pensée n’entraînât instantanément une nouvelle catastrophe.
Mais rien ne se produisit. Et le lieutenant Soman reprit le chemin du jardin, avec sur son visage tous les stigmates de la tristesse. Il avait envie de pleurer.
Pourquoi revenir ici, se demanda-t-il tandis qu’il posait le pied sur le sol argenté du jardin, à nouveau sous le coup de la pesanteur josaphatienne. Et pourquoi pas ? Le vaisseau, de toute évidence, n’était plus. Il ne servait à rien de poursuivre dans cette direction. Ici, peut-être apprendrait-il quelque chose ? Peut-être comprendrait-il enfin ce que l’on attendait de lui ? Il ne pouvait se résoudre à la certitude de sa mort prochaine. Et se mit dès lors à rationaliser, pensant à voix haute, comme pour se rassurer.
« Bon. Je suis sur Fan. Mon vaisseau a été détruit par… Mon vaisseau a été détruit. Je ne peux donc quitter la planète. Mais les Autorités savent que je suis ici. Et… elles ne peuvent se permettre de perdre bêtement un de leurs pilotes. Bien sûr. Elles enverront donc une nouvelle équipe de reconnaissance. Les vaisseaux se placeront en orbite autour de Fan. Une escadrille de combat, sans doute ; on supposera que ce sont les Baks qui ont empêché mon retour. Mais il y aura aussi nécessairement un éclaireur, qui fera un scan de la planète. Et qui trouvera l’anomalie. Et la présence de formes de vie. Alors ils viendront ici, et me trouveront. Et nous repartirons vers Josaphat. Et les scientifiques et les prêtres auront matière à réfléchir, voilà. »
Il s’assit contre le bassin, un triste sourire aux lèvres. Il savait que ce scénario, pour plausible qu’il était, présentait des failles. Et il n’était pas certain de survivre jusqu’à l’arrivée des vaisseaux. Il se passait ici trop de choses, et trop vite. Aussi bien pouvait-il mourir dans les secondes qui suivraient, et dans l’ignorance la plus totale des circonstances de sa mort. Et même si aucun autre événement ne venait se produire, même si Fan, pour une raison ou une autre, « l’épargnait », et permettait en outre aux vaisseaux de sauvetage de se poser et de repartir (putain, ça fait beaucoup…), il faudrait de toute façon qu’ils se dépêchent ; il n’en avait plus que pour (il regarda sa jauge, sur son bras gauche)… environ deux heures.
« Bougez-vous, les mecs… »
Dès lors, il se mit à regarder le ciel, dans l’espoir de voir apparaître subitement un vaisseau de ses compatriotes. Mais rien ne se produisit.
Autour de lui, le jardin ne connaissait plus aucune évolution.
Les minutes s’égrenèrent, affreusement longues dans l’incertitude de l’attente, et si fugaces en même temps, jusqu’à ce que…
Je n’en ai plus que pour dix minutes.
Le lieutenant Soman perdit alors tout espoir. Il s’agenouilla, posa les mains au sol, nauséeux. Et il ne se retint plus. Tout stoïcisme l’avait abandonné. Rien, personne, ici, ne pouvait l’empêcher de pleurer. Et il sanglota ainsi, le visage ruisselant de souffrance, avec dans la voix les trémolos d’un enfant malade. Et toujours ce seul mot qui revenait, entre deux éclats de désespoir : « Fan… Oh, Fan… Fan… » S’adressait-il à sa jeune épouse, qu’il ne reverrait plus ? Ou suppliait-il encore la cruelle planète naine qui le retenait prisonnier, la priant de le laisser s’échapper ? Il ne le savait trop, ne pouvait de toute façon penser. Il s’attendait, d’un instant à l’autre, à revoir défiler des images de sa vie, comme on disait que cela se produisait au seuil de la mort. Mais il ne voulait pas mourir ! C’était injuste ! Pourquoi ?
« Fan… Oh, Fan… »
Il s’écroula sur le sol, tapant frénétiquement du poing contre le rebord du bassin, et ne se rendit compte de rien quand un incompréhensible mouvement du vide autour de lui rompit les sécurités de son casque. Le bruit de l’air comprimé s’échappant le dégagea de ses lamentations. Il ne voulait pas mourir.
« Non ! NON ! Mon Dieu, NON ! »
…
Il pouvait respirer.
L’air, autour de lui, était respirable.
Le choc de cette découverte stoppa immédiatement les larmes. Mais Soman ne pouvait se résoudre à croire qu’il était toujours vivant. Sans doute épuisait-il en ce moment-même ses dernières réserves d’oxygène, et le manque d’air le faisait-il halluciner, ou quelque chose comme ça… Pourtant…
Le jardin, comme pour assurer Soman qu’il était bien vivant, se rappela à lui. Il entendait à nouveau, et plus clairement qu’avant, le bruissement de la fontaine ; il entendait son poing cogner contre le bassin. Il ôta son casque, et le jeta devant lui (il rebondit sur quelques mètres – clang, clang clong – puis s’arrêta dans une rainure) ; Soman se passa une main gantée sur le visage, frotta ses joues, ses lèvres. L’air, autour de lui, était respirable. C’était un fait. Et il était aussi d’une température agréable.
Soudain, sous ses yeux, et sans que rien ne vint le toucher, son casque se replia sur lui-même et implosa, dans un bruit de tôle froissée. Et toutes les attaches de sa combinaison se défirent, comme si le jardin le déshabillait. Soman se débarrassa de cette lourde armure désormais superflue, et en rassembla les divers éléments en un tas hétéroclite à deux pas de lui. Ils furent promptement déchirés, sans que Soman ne put comprendre ce qui arrivait au juste. Puis tous les déchets se mirent à flotter en l’air… avant de disparaître à une vitesse effarante en direction du sud. Soman les perdit bientôt de vue.
Il avait conservé son arme. Il entreprit de se rendre là où les déchets avaient disparu. Son uniforme, sans la combinaison, était agréable à porter dans cet étrange environnement ; Soman n’éprouvait aucune difficulté pour marcher, et baignait dans une agréable douceur. Il se mit à courir.
Et suffoqua presque instantanément. L’air était redevenu glacial et irrespirable, la pesanteur extrêmement faible ; il était pourtant toujours à l’intérieur du jardin ! Soman parvint à faire marche arrière, et tout redevint comme avant. Il reprit sa respiration, lentement, puis s’assit par terre.
Et il comprit alors en partie ce qui lui était arrivé, en observant un buisson près de lui. Le buisson était entouré d’une sorte de sphère blanchâtre. Et moi aussi, comprit Soman. J’ai autour de moi une de ces sphères, à l’intérieur de la plus vaste sphère du jardin ; je ne comprend pas très bien le rôle de cette dernière, mais c’est bien la sphère qui m’entoure personnellement qui me permet, je ne saurais dire comment, de respirer et de marcher dans une gravité josaphatienne. C’est elle qui me maintient en vie.
Il plissa les yeux. Et distingua effectivement le halo qui l’entourait. Il avait pu bouger, pourtant, dans un premier temps. La sphère n’était donc probablement pas immobile. Avec maintes précautions, Soman se releva, et marcha lentement vers le bassin. Oui, la sphère l’accompagnait. Il continua ainsi quelque temps, dans diverses directions, et la sphère le suivait toujours, où qu’il aille.
Est-ce parce que je suis allé trop vite ?
Il se mit à courir autour du bassin. La sphère le suivait toujours. Il accéléra sans aucune difficulté, allant désormais bien plus vite que lorsque la sphère l’avait abandonné. Ce n’était donc pas une question de vitesse.
Il se rendit à nouveau à l’endroit où il s’était mis à suffoquer quelques minutes plus tôt, et la sphère était toujours là. Et au-delà, de même.
Elle ne l’abandonna finalement que lorsqu’il tenta de sortir du jardin, et donc de la plus vaste sphère.
Bon. Je sais maintenant où se situe la frontière. Si la sphère a disparu, tout à l’heure, c’est parce que mon action « lui » semblait inappropriée. En m’abandonnant, elle m’a interdit de poursuivre. Je ne suis donc pas libre de faire ce que je veux. Tant que ce que je fais ne déplait pas à la sphère, ou à celui qui la contrôle, je ne risque rien ? C’est ça, hein ?
Il s’assit. Il ne voulait pas réfléchir davantage à tout ce mystère. Il avait mal à la tête. Et commençait à comprendre que les Autorités n’enverraient pas de vaisseau sur Fan pour le récupérer, quelle qu’en soit la raison. Il avait passé un certain temps à « tester » la sphère autour du bassin, plus de deux heures, probablement. Et aucun vaisseau n’était apparu.
Il aurait dû mourir il y a plus de deux heures.
Pour les Autorités, il était sans doute déjà mort. Ou porté disparu, ce qui revient à peu de choses près au même.
Ils avaient dû dire à Fan qu’il était mort…
Il ne voulut plus y penser.
Peut-être…
« NON ! », hurla-t-il. « Non ! On arrête tout ! Je ne veux plus penser à rien ! J’en ai assez ! Je chercherai à comprendre plus tard. Maintenant, ce que je voudrais, c’est… »
Il s’interrompit, abasourdi. Il n’en croyait pas ses yeux. Et il se mit à rire, d’abord dans un murmure un peu idiot, puis dans un crescendo hystérique de folie furieuse, étendu sur le sol, les bras repliés sur ses côtes qui le martyrisaient tellement il riait.
Devant lui, sur une table qui ne se trouvait pas là deux minutes plus tôt, une assiette était remplie à déborder d’un appétissant déjeuner.