"Forêts noires", de Romain Verger
VERGER (Romain), Forêts noires, Meudon, Quidam, coll. Made in Europe, 2010, 89 p.
Ah ben voilà.
J’avais hésité à parler de Fissions et Forêts noires dans un unique article. Finalement, la matière me paraissait suffisamment riche pour consacrer un compte rendu de taille conventionnelle à Fissions. Et maintenant, je fais quoi pour Forêts noires ? Ben, ce que je peux… C’est qu’il est étrange, ce (très) court roman (?), et que je ne suis pas bien certain d’avoir parfaitement saisi tous ses enjeux. Mais bon, on va faire comme si (vous êtes sur un blog, et voyez son adresse).
Forêts noires est le troisième roman de Romain Verger, paru en 2010 chez Quidam, comme les deux précédents (sur lesquels je poserais bien ma patte un de ces jours), et à la différence du petit dernier qui a fait les honneurs du Vampire Actif. Des trois nouvelles (avec des guillemets, peut-être ?) que j’avais lues dans le n° 17 du Visage Vert, deux ont servi à l’élaboration de ce livre déstabilisant, et sans doute passablement rétif au commentaire.
Pourtant, tout commence de manière fort simple. Le narrateur, chercheur de son état, est envoyé au Japon, aux abords de la forêt d’Aokigahara Jukai – la « Mer d’Arbres », au pied du Fuji-Yama. Un cadre très beau, certes… mais aussi rapidement inquiétant : c’est que la forêt a la réputation de faire disparaître les hommes (les femmes sont mystérieusement épargnées) ; elle les attire, et les pousse au suicide… Et les veuves, errant dans les bois, retrouvent parfois un pendu, une carte de crédit, quelque autre indice de la disparition inéluctable d’un être aimé.
Notre chercheur – qui ne peut guère chercher, dans la mesure où son matériel ne lui parvient toujours pas après des mois d’attente – oublie sa vie française (et notamment sa mère) sur les rives du lac Motosu-ko, auprès de la douce veuve Hatsue. Puis, un jour, il succombe, comme les autres, et, avec l’ami Shintaro, pénètre la forêt.
Plusieurs choix étaient dès lors possibles : arrêter les choses ici, et cela aurait fait une très belle nouvelle ; ou peut-être les continuer sur un mode horrifico-grotesque, qui n’aurait pas été forcément pour me déplaire, mais aurait sans doute été périlleux ; mais ni l’un ni l’autre : Romain Verger use de cette singulière escapade sylvestre pour exhumer, plus ou moins dans la douleur, des réminiscences d’autres forêts et d’autres temps, souvenirs longtemps refoulés de la jeunesse du narrateur.
Dès lors, on peut, à peu de choses près, tirer un trait sur le cadre nippon, et n’envisager en somme cette belle introduction que comme un prétexte à de très jolies vignettes, très ambiguës, d’une jeunesse péniblement ressassée, avec ses figures tutélaires rôdant dans les bois, et notamment celle du (trop ?) bien nommé Vlad, enfant suceur de sang et chasseur émérite. L’évocation teintée de sourde inquiétude de ces Forêts noires est habile, et dessine un univers fantasmatique des plus saisissants.
La plume de Romain Verger, forcément, y est pour beaucoup. Le monsieur est décidément un styliste. Cette fois, je ne trouve rien à y redire, et, si l’on y perçoit toujours ce goût du mot rare, c’est dans un ensemble d’une fluidité indéniable, qui évite les brusques ruptures de registre que j’avais pu déplorer (rarement, mais tout de même) dans Fissions.
Cependant, je ne saurais prétendre que Forêts noires m’a autant emballé. C’est que Fissions, en pénétrant de manière plus marquée dans les registres du fantastique et du grotesque (voire du gothique) et en s’accordant une trame allant d’un point a à un point b (malgré les astucieuses circonvolutions de la construction narrative), a sans doute quelque chose de plus « simple », mais non moins élégant dans son évidence. En un mot comme en cent, c’est un roman, voilà. Forêts noires me laisse nettement plus perplexe – il a quelque chose de la succession de vignettes, un peu comme Six Photos noircies, pour évoquer une lecture récente, mais avec beaucoup plus de maîtrise, sur le fond comme dans la forme (à mon sens tout du moins).
Aussi ne suis-je pas bien certain d’avoir véritablement compris quoi que ce soit à Forêts noires… et, si ça se trouve, résumé de l’introduction mis à part, je ne raconte que des bêtises depuis le début. Diantre. Mais j’ai le sentiment – peut-être erroné, donc – que cela n’est pas forcément d’une grande importance. En fait de vignettes successives, Forêts noires peut aussi évoquer un grand tableau, entre romantisme noir et impressionnisme ; quelque chose, en somme, qui fait plus appels aux sens qu’à la raison ; mais bon, moi, l’art pictural, c’est un peu comme la polésie, alors… Et polésie il y a, très certainement, dans ces évocations sylvestres accumulées, où le flou nécessairement artistique préserve, voire met en évidence, les essences de la beauté noire, du fantasme primaire, et de l’inquiétante étrangeté.
…
Ah ben finalement j’ai atteint la taille conventionnelle pour ce compte rendu aussi. Bon : pas dit que j’ai vraiment apporté quelque chose d’utile à l’appréhension de cet énigmatique objet, et encore moins une « analyse » (horreur glauque) approfondie. Pour conclure bêtement, je dirais donc que c’est là une lecture appréciable, joliment sensuelle, et qui fait son petit effet. Mais, en lecteur lambda, j’avoue avoir été davantage convaincu par Fissions, roman qui a le mauvais goût d’avoir une trame plus nette. Je comprendrais cependant que les avis divergent (c’est énorme), et ne saurais passer sous silence les indéniables qualités de ce petit bouquin.
Promenons-nous dans les bois, donc (et tant que le loup y est, parce que sinon, quel intérêt ?)
(Les champignons, bien sûr.)
(Ah, les champignons…)
EDIT : Hippolyte et Gérard Abdaloff en parlent dans la Salle 101, ici.