Eclipse Phase
C’est peut-être une preuve d’ignorance de ma part, mais j’ai longtemps déploré l’absence, en français en tout cas, d’un authentique jeu de rôle de science-fiction au sens le plus strict. Certes, il est des sous-genres, comme le cyberpunk ou le post-apocalyptique, qui ont connu des jeux importants ; mais au-delà, pas grand-chose, du moins c’était mon impression. Pour qui voulait vivre des aventures dans l’espace, j’avais le sentiment qu’il n’y avait pas grand-chose au-delà de Star Wars (je ne crache certainement pas dessus, ce fut mon premier jeu de rôle), de Warhammer 40 000, et autres trucs du genre. Autant dire que l’on n’y fait généralement pas trop dans la subtilité (même s’il est vrai, règle qu’il est toujours bon de rappeler, qu’un jeu de rôle, c’est ce qu’on en fait).
Heureusement cette lacune me paraît aujourd’hui comblée avec la traduction d’Eclipse Phase, impressionnant jeu tournant autour des notions de transhumanisme et de singularité, et qui reprend à son compte le meilleur de la science-fiction contemporaine. Il n’est qu’à parcourir la bibliographie en fin de volume : Banks, Doctorow, Egan, Reynolds, Robinson, Simmons, Stephenson, Sterling, Stross, Vinge, Watts, Williams, et j’en passe, m’en tenant ici à ceux que j’ai pratiqués (je note au passage l’étonnante absence de John Varley dans cette liste, alors qu’il y aurait parfaitement sa place ; c’est même, des auteurs que j’ai lus, celui dont l’univers me paraît le plus proche de celui d’Eclipse Phase). Voilà déjà qui me parle beaucoup plus, et place ce jeu de rôle sous les meilleurs auspices. Sans vouloir faire mon intégriste borné, j’ai donc tendance à voir en ce jeu, enfin, l’univers d’authentique science-fiction que j’appelais de mes vœux.
Cet univers, justement, parlons-en. Il est d’une richesse et d’une intelligence proprement fascinantes, à la hauteur des ambitions très élevées du jeu. À vrai dire, il soulève tellement de questions passionnantes d’ordre philosophique, politique, social et technologique, que j’ai passé des heures et des heures (dont une improbable nuit blanche…) à cogiter dessus, et je suis loin d’avoir épuisé le sujet…
Un futur indéterminé, mais que l’on peut supposer relativement proche. L’humanité a mué, devenant transhumanité ; en effet, diverses innovations technologiques ont considérablement bouleversé la société humaine, la faisant passer à un autre stade : la sauvegarde permet ainsi à peu de choses près l’immortalité, tandis que la morphose autorise peu ou prou qui en a les moyens a changer de corps comme on changerait de chemise. En outre, l’économie, avec la nanofabrication et les « cornes d’abondance », a été totalement chamboulée, et le vieux capitalisme a en partie laissé la place à une nouvelle économie fondée non pas sur l’argent mais sur la réputation ; l’accès permanent aux réseaux, via implant ou ecto, change radicalement la notion même de savoir, etc.
Et puis il y eut la singularité, ce point au-delà duquel les bouleversements technologiques prohibent toute anticipation, caractérisé en l’espèce par le développement d’IA germes, c’est-à-dire douées de conscience et capables d’auto-évolution récursive. On les appela les Titans… et on les rendit responsables de la Chute. Peut-être les Titans n’ont-ils pas été les premiers à faire feu, les débris des États-nations s’étant subitement lancés dans des guerres à outrance aux conséquences désastreuses pour notre planète. Mais les Titans ont porté le coup de grâce, avec leur machines tueuses et leur pratique du téléchargement forcé sur des milliards d’êtres humains. Rares, en fin de compte, sont ceux à avoir survécu en quittant la Terre pour l’espace, le système solaire déjà en partie colonisé (et nombreux, en l’occurrence, sont ceux qui n’existent plus que sous forme d’infomorphes, n’ayant pas trouvé de corps à intégrer). La singularité a ainsi conduit l’humanité à son annihilation quasi totale.
Et puis les Titans ont subitement disparu, presque du jour au lendemain, sans que l’on sache pourquoi… Peu de temps après, deux autres événements majeurs ont bouleversé les perspectives de la transhumanité : la découverte des « portails de Pandore » (peut-être créés justement par les Titans ?) permettant de quitter le système solaire, et l’arrivée dans ce dernier des Courtiers, intrigants extra-terrestres qui n’ont pas manqué de mettre en garde les transhumains contre le développement d’IA germes et l’utilisation de ces portails…
Nous sommes dix ans après la Chute. Le système solaire, pour l’essentiel, se scinde en deux parties (sachant que la Terre, infestée de reliques des Titans, a été abandonnée, et qu’il est en principe interdit d’y retourner) : le système intérieur (du soleil à la ceinture d’astéroïdes) est essentiellement sous la coupe des hypercorps, héritières des multinationales puis mégacorporations d’antan ; le système extérieur, au-delà, est devenu un terrain propice à l’expérimentation sociale et politique : si l’on excepte la Junte de Jupiter, farouchement bioconservatrice et militariste, on y trouvera ainsi nombre de courants « autonomistes », souvent anarchistes ou anarchisants, qui ont réalisé des utopies concrètes.
C’est l’univers incroyablement riche (je ne l’ai dessiné qu’à très gros traits…) dans lequel vivent les PJ. Ceux-ci peuvent être issus de bien des factions différentes, voire clairement antagonistes ; ils peuvent être des biomorphes, des synthomorphes, des infolifes ou des animaux surévolués ; mais ce qui les unit, c’est leur appartenance à Firewall, une organisation secrète qui a pour but de lutter contre toute menace, quelle qu’elle soit, pesant sur la transhumanité. Et l’univers science-fictif (voire « hard science ») d’Eclipse Phase de se teinter ainsi de conspirationnisme, et même d’horreur…
Sur le plan de la technique de jeu, Eclipse Phase se montre relativement classique, la principale innovation consistant en la distinction entre l’ego et le morphe (l’esprit, qui demeure, et le corps, qui change). Pour le reste, nous avons affaire à un système très détaillé (pas à la Pathfinder, quand même, mais il y a un peu de ça…) reposant essentiellement sur l’utilisation de d100. Un jet inférieur ou égal à la compétence requise (ou par défaut à l’aptitude dont elle découle), modificateurs inclus, est une réussite. Un « double » (00, 11, 22, 33…) est un « critique », qu’il s’agisse d’une réussite ou d’un échec. Il peut parfois être important de prendre en compte la marge de réussite d’un jet (qui doit être le plus élevé possible tout en restant en dessous du seuil de compétence, donc) ou, dans le cas contraire, sa marge d’échec. Je ne vais pas rentrer dans les détails du système de combat, plus complexe (et peut-être un peu lourd…). Il est clair que les règles d’Eclipse Phase ont quelque chose d’un peu « rigide », qui peut demander quelques adaptations ; bon, verra bien…
Mais peu importe. Ce qui fait la très grande richesse d’Eclipse Phase, c’est donc son background extrêmement fouillé et pointilleux (peut-être parfois à l’extrême, ainsi en ce qui concerne la Toile) ; c’est ce qui rend le jeu fascinant… mais aussi, probablement, un peu délicat à prendre en main : le MJ et les joueurs doivent en effet s’imprégner de cet univers très complexe et jouer en permanence sur des notions et concepts qui doivent être naturels pour les personnages, mais ne le sont pas pour nous autres archaïques humains du début du XXIe siècle… Mais je suis persuadé, si j’ose dire, que le jeu en vaut la chandelle ; je m’y mets bientôt, et j’ai hâte…
D’ailleurs, j’ai tellement hâte que j’en ai eu marre d’attendre les traductions sans cesse repoussées promises par Black Book, et me suis procuré la plupart des suppléments du jeu en VO… Je n’ai donc pas fini d’explorer cet univers extraordinaire, loin de là, et de vous en parler, si vous le voulez bien…
EDIT : Gérard Abdaloff en fait l'apologie dans la Salle 101 : hop.