(Nouvelle écrite pour l’appel à textes consacré aux zombies chez Griffe d’encre, et finalement refusée…)
Ça m’a pris un samedi. Je n’ai jamais bien compris pourquoi, ou plutôt, comment. D’autant que nous vivions dans une zone réputée saine. On avait bien entendu quelques échos de l’épidémie, mais c’était loin, ça. Aux États-Unis, comme dans les films. Franchement : des « zombies », ou même des « infectés », à Auch-dans-le-Gers, c’était pas crédible…
On était en famille. Ma femme, Hélène, et nos deux filles, Alice et Justine, sept et quatre ans. J’avais tiré un trait sur la possibilité de faire une grasse matinée – la petite était particulièrement agitée –, et m’étais levé pour le petit-déjeuner. J’ai toujours eu tendance à me négliger, le week-end : pas rasé, pas douché, je suis descendu en caleçon dans la cuisine, les yeux dans le brouillard, et mal aux cheveux – la veille, j’avais un peu forcé sur la bière, avec les copains ; et finir à la vodka, c’était clairement pas une bonne idée.
Hélène, toujours pimpante – oui, même le week-end – essayait désespérément de persuader la terrible Justine de finir ses céréales. Elle m’adressa un regard à la fois implorant et désabusé ; la joie d’avoir des gosses…
Ouais.
Je les regrette, maintenant, mes trois nanas. Alice, sage blondinette aux joues rebondies, un ange ; Justine, le cheveu plus foncé, l’air coquin, qui enchaînait les conneries sur un rythme infernal ; Hélène…
Hélène.
Je venais d’entrer dans la cuisine. Hélène me regardait. Et puis… Je ne sais pas. Quelque chose a changé dans ses yeux, quelque chose d’à peine perceptible.
Une vague nuance d’inquiétude. Très progressive, comme au ralenti. Sa bouche s’entrouvrait – sur une interrogation ? un hurlement ? – mais il était déjà trop tard.
C’est sur elle que je me suis jeté en premier. Sur ma femme, putain.
Une pulsion, irrépressible. Sans rime ni raison. Je n’avais pas eu le temps de me poser la moindre question ; je l’avais saisie à la gorge, et envoyée balader contre la fenêtre – je n’ai jamais su d’où m’était venue cette force ; d’accord, Hélène était frêle, une vraie sauterelle, mais quand même…
L’horreur, c’était de ressentir. De comprendre sans pouvoir rien faire.
Mais j’avais conscience de tout. De ses cris étouffés ; de son cou craquant sous ma poigne ; et du goût de sa chair, bien sûr. De ce goût dégueulasse, qui m’emplissait la bouche, qui me donnait la nausée… mais je continuais de lui dévorer le sein ; le sang giclait, ruisselait sur sa poitrine dénudée ; à force de fracasser son crâne contre la vitre, celle-ci se teinta de cervelle ; je ne sais pas au juste quand elle est morte.
Mais j’avais conscience de tout. Je la bouffais, et je chialais. On n’avait jamais vu ça, dans les films, le prédateur décérébré qui pleure…
J’attaquais ensuite son ventre. De mes ongles, de mes dents – je ne pouvais pas encore parler de griffes ou de crocs –, je la ravageais, extirpais ses intestins, me noyais dans ses tripes.
Je ne sais pas au juste combien de temps cet abominable festin a duré. Mais je finis par la laisser retomber, forme semi-liquide, à peine humaine, baignant dans sa robe de chambre grande ouverte.
Les filles, tétanisées, n’avaient pas bougé. Sans doute avaient-elles hurlé, pleuré, se demandant ce que papa pouvait bien faire à maman… Mais elles étaient toujours là.
Elles furent les suivantes.
J’ai encore leur goût sur les papilles.
La chair de ma chair…
Bien sûr, je n’étais pas un cas isolé. Quand la faim m’incita à sortir de chez moi – quelques heures à peine après avoir massacré ma famille –, la vieille ville offrait déjà un décor apocalyptique. Bagnoles en flammes, aux vitres fracassées, encastrées les unes dans les autres ; portes défoncées d’où s’échappaient – je ne sais pas ce qui était le plus horrible – hurlements, pleurs et bruits de succion, de mastication ; traînées de sang sur la chaussée ; des cadavres, partout ; et des types comme moi qui couraient dans tous les sens, barbouillés de rouge, des lambeaux de chair au coin de la gueule, des larmes plein les yeux.
Quand les autres ont commencé à comprendre ce qui se passait, certains se sont précipités dans la cathédrale, espérant y trouver un refuge contre la barbarie extérieure. Peine perdue. Je m’y suis rendu, avec mes semblables, dans ce gigantesque abattoir. J’ai tué, j’ai dévoré. Je pleurais, oui, mais j’avais faim… si faim… À l’intérieur, c’était l’enfer. Les beaux bois du chœur étaient teintés d’écarlate, je glissais dans la tripe, mais je continuais, jouant mon rôle jusqu’au bout.
Je me souviens notamment d’une vieille bique, la Valade, répugnante catho faf à demi cintrée, qui avait pour habitude de gueuler contre les pédés, contre les Arabes, contre tout ce qui n’était pas comme elle. Je l’avais toujours méprisée. Et là, elle était à ma merci. Je l’ai renversée sur un banc, et me suis repu de sa chair faisandée. Je n’y ai même pas pris plaisir, pourtant. Non. Non, non : je pleurais toujours, en lui arrachant les tendons, en gobant ses yeux, en massacrant sa chatte moisie.
Je me répugnais.
Mais j’avais tellement faim…
La suite était prévisible. Beaucoup avaient vu les films, après tout. Alors ils ont cherché à se réfugier dans un supermarché. Mes semblables et moi, du coup, nous sommes mis en route dès qu’il n’y eut plus rien à becqueter dans la vieille ville. Ce qui, finalement, arriva assez tôt.
On n’avait pas grand-chose à craindre. Tout au plus un chasseur, ici ou là, qui se retrouvait dans la position du gibier, pour changer, et avait du mal à nous aligner de son fusil. Il y eut bien quelques pertes parmi nous, mais c’était négligeable ; et il n’y avait de toute façon personne pour compter les points.
Les autres, évidemment, n’avaient pas d’armes. Et il n’y en avait pas davantage dans les bâtiments de la zone commerciale. Difficiles à barricader, en plus. Trop grands. Pas le temps de trouver comment calfeutrer tout ça. Nous y sommes rentrés sans souci. C’était comme un jour de soldes, promotion sur la barbaque.
Un massacre.
Il a suffi de quelques jours pour nettoyer la ville de tout élément « sain ». Oh, il y en a bien eu pour survivre un peu plus longtemps, mais on finissait toujours par les débusquer.
L’armée ? Quelle blague… Elle avait connu le même sort, bien sûr. Et les militaires rescapés avaient autre chose à foutre que de s’occuper de nous, dans notre bled paumé. Les premiers jours, la radio et la télé beuglaient sans cesse, énumérant l’apparition de nouveaux foyers partout dans le pays, dans les grands centres urbains surtout – difficile de faire circuler l’information depuis la campagne. Des instructions inutiles, « rendez-vous à tel endroit », tout ça. Bien évidemment, ils ne se doutaient pas qu’on comprenait, nous aussi, ce qui se disait ; on savait où aller, du coup, quand la faim nous reprenait.
Oui, on avait le champ libre. Personne ne pouvait s’opposer à nous. Très vite, la ville fut nôtre. Les campagnes environnantes aussi, même si cela prit un peu plus de temps. Et j’imagine que ce fut la même chose dans le reste du pays ; en tout cas, passés trois ou quatre jours, il n’y avait plus rien de neuf à la radio ou à la télé, rien que des machins préenregistrés balançant des informations erronées.
J’ai erré, comme ça, de tuerie en tuerie, de ville en ville, puis dans les villages et les maisons isolées. Je n’étais pas seul, mais c’était tout comme : chacun pour sa gueule, c’était au premier qui trouverait sa pitance. La faim nous tenaillait trop pour qu’on songe à s’organiser. On évoluait en parallèle, indifférents aux autres infectés.
Au début, en tout cas. Quand il y avait encore des victimes « saines ».
Je ne sais pas combien de temps ça a duré, au juste. Difficile de tenir le compte des jours quand on n’a plus d’autre obligation que de bouffer, peu importe l’horaire. Pas très longtemps, sans doute.
En tout cas, il y a eu un changement.
Les premiers jours, c’était comme s’il y avait un accord tacite : les infectés ne s’entretuaient pas. Il faut dire qu’il y avait alors bien assez de proies « saines » pour qu’on ne se pose même pas la question.
Et puis elles sont venues à manquer.
Nous autres infectés avons alors passé de dures journées, avec cette faim obsédante impossible à assouvir. Une sensation à nulle autre pareille, à se tordre de douleur.
Je me souviens.
J’étais dans une résidence secondaire assez cossue, là où j’avais commis mes derniers meurtres. Une petite famille mignonne comme tout. Un peu comme la mienne, avant. Seul l’isolement les avait préservés tout ce temps. Mais ça ne pouvait pas durer éternellement…
J’étais entré dans la maison accompagné d’un autre type, un gras du bide, cadre quadra à vilaines binocles, le cheveu rare. Je ne connaissais pas son nom. On ne peut pas dire que nous collaborions, non, mais, pour une raison ou une autre, il me suivait – ou bien était-ce moi qui le suivais ? – depuis quelques jours. On tuait et mangeait ensemble. Cette fois-là n’a pas fait exception. J’étais plus rapide que lui, je pouvais choisir mes victimes – les plus riches en viande. Lui se contentait des proies les plus faciles : une petite vieille toute ratatinée et un gamin geignard, en l’occurrence. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas mangé. Et nous n’avions pas vraiment d’espoir de trouver autre chose dans le coin. Ni plus loin, à vrai dire.
Alors on est restés là, affalés dans le salon, au milieu des cadavres, à nous regarder en chiens de faïence. Combien de temps ? Je ne sais pas.
Trop longtemps.
La faim était trop cruelle.
J’ai fini par me jeter sur lui, lui tordre le cou avant qu’il ait eu le temps de réagir ; j’imagine que ça s’est joué à peu de choses, que nous aurions très bien pu nous retrouver dans la situation inverse. La loterie…
Je ne pleurais plus depuis quelque temps déjà, j’avais trop de sang sur les mains pour que ça me touche encore.
Mais là, ça m’a repris. Alors que je mordais dans sa cuisse flasque, je compris ce que tout cela signifiait. J’étais à la fois prédateur et proie, désormais – d’autres, sans aucun doute, avaient eu le même réflexe. Et ça ne pouvait signifier qu’une chose : c’était la fin. L’humanité était condamnée à s’entredévorer.
Il n’y aurait pas de remède, et pas davantage de nouvelle société. Tout était foutu. Les « sains » n’étaient déjà plus – ou presque –, et les infectés s’acheminaient la bave aux lèvres vers le grand suicide collectif.
J’ai cherché à me contrôler, mais c’était futile – l’expérience des premiers jours l’avait amplement démontré. La faim a donc fini par l’emporter, et je suis sorti de la résidence en quête de nouvelles victimes. J’ai à nouveau erré, de meurtre en meurtre. J’étais rapide, j’étais fort ; c’est ce qui m’a permis de survivre tout ce temps, de tuer au lieu d’être tué.
Mais cela fait si longtemps, maintenant. Il n’y a plus rien, plus personne.
Je suis seul.
Et j’ai faim… si faim…