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"Mnémosyne"

Publié le par Nébal

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Mnémosyne (A Penny for my Thoughts)

 

Mnémosyne est un jeu.

 

Ou peut-être que non…

 

Je ne sais pas, je ne sais plus !

 

Bon, on va dire que oui. Mnémosyne, de son titre original A Penny for my Thoughts, est donc un jeu de « narration collaborative » de Paul Tevis, entendez par là une sorte de jeu de rôle sans maître de jeu ni préparation, tellement narrativiste que c’est même écrit dessus.

 

Le principe en est simple : chaque joueur (trois à cinq) est un patient devenu amnésique suite à un sévère traumatisme. Ensemble, ils forment un groupe de thérapie. Ils se sont fait injecter une drogue – la mnémosyne, donc – qui permet d’avoir accès à l’inconscient d’autrui. Chaque patient est ainsi en mesure d’aider les autres à se souvenir de ce qui s’est passé, et peut donc compter sur l’assistance de ses camarades pour le « guider » dans son « voyage » et ainsi retrouver la mémoire.

 

Le jeu ne nécessite aucune préparation : en théorie, on peut se lancer dedans même sans lecture préalable du livre, dès l’instant qu’un des joueurs assume le rôle de « lecteur », rapportant à voix haute les différentes étapes du processus thérapeutique (d’où une construction du livre assez particulière, toute en flash-back et flash-forward), ce qui renforce à mon avis le côté « secte » ou du moins « thérapie de groupe » (expérience douloureuse…), mais bon, hein, bon.

 

Concrètement, dans la version « basique » du jeu (deux variantes sont proposées en annexe, l’une façon « Jason Bourne », et l’autre lovecraftienne, mais pas forcément très convaincante ai-je trouvé), chaque patient à tour de rôle va devenir le « voyageur » en fonction du nombre de pièces de monnaie dont il dispose, ces pièces matérialisant la capacité à se souvenir. Il lui faudra tout d’abord se souvenir d’une chose agréable, puis d’une chose désagréable, et enfin de ce qui l’a conduit à perdre la mémoire.

 

Pour ce faire, le joueur commence par piocher un « déclencheur de mémoire » (un objet, par exemple, une sensation, etc.). Chaque autre patient lui pose alors une « question directrice » sur le souvenir impliqué par ce déclencheur, question à laquelle la réponse sera forcément « oui, et… (précision) ». Le « voyage » se met ainsi en place. Mais le « voyageur » ne doit pas encore aller trop loin. Il va devoir ensuite demander une « direction » à deux autres joueurs : « Qu’ai-je fait ou dit à ce moment-là ? » Les autres patients ayant accès à l’inconscient du joueur font ainsi chacun une suggestion, et le « voyageur » choisit en échange d’une pièce de monnaie en disant : « Oui, je me souviens maintenant », et brode sur cette direction. L’étape se répète tant que le « voyageur » a des pièces à donner. Et on alterne ainsi jusqu’à ce que chaque joueur ait retrouvé la mémoire… et décide de conserver ses souvenirs ou non.

 

Mnémosyne est à n’en pas douter un jeu aussi astucieux que fascinant dans sa manière d’explorer les souvenirs et de faire appel à la collaboration de tous pour l’élaboration du récit. Le livre est peut-être un peu abstrait à la première lecture (notamment du fait des incessants renvois) mais, de même que pour Fiasco, une partie retranscrite permet de mieux en saisir les tenants et les aboutissants.

 

Cependant – et c’est là une première en ce qui me concerne –, Mnémosyne m’effraie presque autant qu’il me séduit. Je ne suis pas en train de faire mon Jacques Pradel ou ma Mireille Dumas, hein ; mais le fait est que, dans son principe, Mnémosyne rappelle si fortement l’expérience de thérapie de groupe, et se révèle tellement à même de faire parler l’inconscient du joueur plutôt que du « personnage » (si tant est qu’il y en ait un…), que je ne peux m’empêcher de lui trouver un caractère quelque peu inquiétant, voire oppressant… C’est aussi en cela que A Penny for My Thoughts me paraît dépasser le cadre « simplement » ludique pour constituer une expérience à part. D’où l’interrogation sur laquelle s’est ouvert l’article, moins gratuite qu’on ne pourrait le penser. J’y vois presque une expérience limite, que je ne qualifierais pas vraiment de « dangereuse », n’allons pas jusque-là – à vrai dire, ça repose tellement sur le processus thérapeutique que je serais prêt à croire en son caractère utile, voire salutaire (j’aimerais bien avoir l’avis d’un psychiatre là-dessus…) –, mais tout de même quelque peu angoissante. En un mot comme en cent, je ne jouerais pas à Mnémosyne avec tout le monde, de crainte de « m’ouvrir » trop (mais ça, c’est moi, ça) ; mais avec un petit groupe motivé, soudé et conscient de la portée du « jeu », je suis persuadé qu’il y a là de quoi vivre une expérience hautement enthousiasmante, brillamment conçue, très intelligente dans le fond comme dans la forme.

 

Mnémosyne vaut donc assurément le détour. Mais – c’est sans doute la première fois que je le dis, et probablement la dernière – je tends à croire qu’il n’est pas à mettre entre toutes les mains, et nécessite des conditions bien particulières pour fonctionner de la meilleure manière. Impressionnant, séduisant, mais quelque peu inquiétant aussi, donc, en ce qui me concerne tout du moins. Un jeu pas seulement ludique ; bien plus que ça…

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"Slogans", de Maria Soudaïeva

Publié le par Nébal

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SOUDAÏEVA (Maria), Slogans, traduit du russe par Antoine Volodine, [s.l.], Seuil / L’Olivier, 2004, 107 p.

 

Maria Soudaïeva (1954-2003), poète et romancière russe, fondatrice d’un éphémère mouvement anarchiste après la fin de l’URSS, est…

 

 

Bon, d’accord, c’est une « voix du post-exotisme », et donc un des multiples avatars d’Antoine Volodine, qui en a plus d’un dans son sac. Et une voix des plus singulières, oh ça oui. Quand bien même on retrouve dans ces déconcertants Slogans l’univers propre au romancier que j’avais découvert en son temps avec l’omnibus reprenant ses quatre premiers titres en Denoël « Des heures durant… », poussé en cela par Léo Henry et Jacques Mucchielli, dont le « cycle » bâti autour de la ville de Yirminadingrad doit beaucoup audit maître et à ses procédés d’écriture.

 

Je dois cependant dire que je me retrouve du coup ici un peu dans la même situation qu’avec Yama Loka Terminus et compagnie. Comme les plus fidèles d’entre vous s’en souviennent peut-être, l’excellent premier recueil de Yirminadingrad m’avait tellement séduit… que je ne savais pas quoi en dire. Je ne voyais honnêtement pas comment communiquer mon enthousiasme autrement qu’à coups de superlatifs, ou autres « Lisez cette merveille, je le veux, c’est un ordre, il le faut ». Aussi ce maudit livre génial m’avait-il conduit à mettre ce blog en pause… Et je n’avais pas davantage su trouver les mots pour parler des quatre premiers romans de Volodine. Qui m’avaient également passionné et fasciné, hein ; seulement j’étais donc incapable d’expliquer pourquoi ; et à vrai dire, je ne sais même pas au juste de quoi ils parlaient, ce qui rendait même le résumé impossible. C’est là une marque du talent de Volodine, qui, à mon sens, est avant tout un peintre et un poète ; or je ne suis le plus souvent guère sensible à la peinture et à la poésie… Quand c’est le cas, c’est que l’œuvre est particulièrement marquante ; mais, inévitablement, les mots me manquent…

 

Or, pour le coup, les Slogans de Maria Soudaïeva, c’est très clairement de la poésie. Et de la meilleure, mais dans un versant qui le plus souvent me laisse pourtant perplexe ; à savoir que l’auteur verse ici régulièrement dans le surréalisme, et même sans doute dans l’écriture automatique, procédé qui m’a toujours paru friser l’escroquerie.

 

Mais pas cette fois.

 

Non.

 

Parce qu’Antoine Volodine, avec ses injonctions folles en capitales, toujours exclamatives, parvient étonnamment, avec une grâce proprement stupéfiante, à construire tout un imaginaire extrêmement fort. On n’y comprend rien, mais ce n’est pas grave, tant cela va à vrai dire au-delà de la compréhension. Si le poète doit se faire voyant, comme disait l’autre jeune couillon (que j’aime beaucoup par ailleurs…), son art est à son sommet quand il parvient à communiquer ses visions au lecteur le plus rétif. Et Volodine y parvient ici magnifiquement. Ses slogans n’ont le plus souvent ni queue ni tête, mais on voit quelque chose, pourtant. Un monde en guerre, des régiments féminins dans un Est déliquescent, qui se battent contre Marx sait quoi. Créatures étranges, concepts frelatés.

 

C’est une poésie de l’imaginaire, oui, et, autant lâcher le mot : une poésie science-fictive à bien des égards. Volodine/Soudaïeva nous transporte dans un monde secondaire que l’on perçoit plus intuitivement qu’intellectuellement ; ce qui n’empêche pourtant pas le lecteur, au fil des injonctions, de chercher – et peut-être de trouver – du sens à tout cela. Les ordres farfelus, parfois contradictoires, les litanies incantatoires de suggestions et conseils, les appels, les programmes, les instructions de dernière minute dessinent un paysage fascinant.

 

Formellement d’une étrange beauté, à la fois cauchemardesque et non dénuée d’humour (le citoyen Kafka est convoqué d’urgence au bureau number 21308), les Slogans de Maria Soudaïeva bouleversent ainsi sans que l’on sache vraiment ni pourquoi, et avec toujours au fond du crâne cette crainte insidieuse que l’auteur se foute un peu du monde, mais toujours aussi cette réponse inéluctable : « Ta gueule, on s’en fout, c’est puissant, alors admire ! »

 

Une bien étrange odyssée, qui laisse un brin perplexe à l’arrivée – mais qu’est-ce qu’on a lu, bon sang ? –, tout en convainquant intimement qu’il y a là bien plus de travail et de maîtrise qu’il n’y paraît au premier abord.

 

Bref, je ne sais pas vraiment pourquoi, mais j’aime (pas au point d’en faire une lecture indispensable, c’est quand même spécial…). Et je n’en ai de toute évidence pas fini avec Volodine et toutes ses « voix du post-exotisme ».

 

Comment conclure, sinon ? Ben tiens ! Dans l’optimisme, ou, au choix, l’ironie désabusée : « LES MAUVAIS JOURS FINIRONT ! »

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"Cyberpunk", de Mark Downham

Publié le par Nébal

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DOWNHAM (Mark), Cyberpunk, [Cyberpunk], traduit de l’anglais par Aude-Lise Bémer, Paris, Allia, [1988] 2013, 63 p.

 

Aujourd’hui on va faire très bref, pour un tout petit bouquin qui ne mérite en effet guère qu’on s’y attarde. Cet article avait originellement été publié dans Vague en 1988, et visait à décortiquer ou présenter le mouvement cyberpunk, donc. Un courant de la science-fiction qui a longtemps eu ma sympathie, même si je m’y intéresse sans doute moins aujourd’hui que quand j’étais ado, époque où je dévorais les livres de William Gibson, notamment (au point, pour l’anecdote, de tenter de former un groupe d’indus entièrement basé sur Neuromancien et compagnie). J’étais donc curieux de lire ce petit essai, qui portait avec à peine un peu de décalage son regard sur ce grand chamboulement de la science-fiction (et au-delà, sans doute).

 

Las, ça n’est pas passé. Sans doute parce que le journaliste Mark Downham est passablement situationniste. Je n’ai pas vraiment une dent contre le situationnisme, je trouve même ça plutôt intéressant (même si ma connaissance en est très limitée), mais je lui reproche néanmoins une chose, hélas très sensible dans La Société du spectacle pour le peu que j’ai essayé d’en lire : l’usage d’une rhétorique absconse et volontiers jargonneuse, un tantinet pédante tout de même, et franchement hermétique en tout cas. Et ici, ça n’a pas manqué, hélas. Juste un passage, là, comme ça, peu de temps avant que j’abandonne la lecture de ce machin :

 

« Le cyberpunk comprend la violence ultime, les cadavres, le nihilisme des zones mortes urbaines, le Métrophage lui-même et il ne consiste plus en de simples propriétés isolées censées être intrinsèques à un système sémiotique autostabilisant pouvant s'interpréter comme une transmission super-structurelle par laquelle le pouvoir s'exerce – le cyberpunk lutte sans relâche contre un système d'apparences si profondément ancré dans le social et le matériel que ses opérations et celles de l'ordre hégémonique total sont indifférenciables. Elles sont l'ordre hégémonique. »

 

Non mais franchement : « intrinsèques à un système sémiotique autostabilisant pouvant s’interpréter comme une transmission super-structurelle » ? Ce doit être une blague… En fait, c’est très possible. Et possible aussi, pour le coup, que je n’aie pas d’humour. J’ai donc laissé tomber cette horreur à laquelle je ne pannais rien. Vous êtes sans doute plus intelligents que moi, aussi pouvez-vous tenter l’expérience, hein. Mais moi, tout ce que j’en ai retenu, outre cette impression d’un pédant qui se foutait de ma gueule, c’est la liste d’auteurs précurseurs évoquant entre autres « Hailan Ellison », « Samuel Delaney », « Brian Aldis » et « Roger Zelazney » (sic, oui). Z’auraient quand même pu faire un effort…

 

Oui, moi aussi, peut-être. Mais en fait non.

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"Fiasco"

Publié le par Nébal

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Fiasco

 

Je poursuis ma découverte des jeux de rôle « différents », cette fois avec un titre « narrativiste » fort primé et qui me faisait de l’œil depuis quelque temps déjà. En effet, le Fiasco de Jason Morningstar s’inspire de films chers à mon cœur, tels Fargo des frères Coen ou Un plan simple de Sam Raimi : des films où des médiocres montent une combine plus ou moins hasardeuse, censée les sortir de leur médiocrité, mais qui tourne invariablement mal, pour tout un tas de raisons saugrenues, jusqu’à s’achever en foirade totale. Concept qui me plait beaucoup et, après lecture de ce petit ouvrage (120 pages très aérées environ, avec une sympathique charte graphique), je confirme que cela a l’air très réjouissant.

 

Fiasco est prévu pour trois à cinq joueurs – il n’y a pas de maître de jeu – et pour durer de deux à trois heures. Il nécessite un bon paquet de d6, quatre par joueurs de deux couleurs différentes ; il faut bien entendu de quoi prendre des notes, mais, à part ça, il n’y a pas de longue préparation requise (autre que celle du « cadre », qui se fait en commun et fait donc déjà partie du jeu), pas de fiches de personnage riches en données chiffrées, etc. Il s’agit vraiment d’élaborer une histoire en commun, et la seule règle qui tienne vraiment consiste à faire en sorte que cette histoire soit amusante et palpitante.

 

Une partie de Fiasco se divise en cinq étapes : le cadre, l’acte I, l’embrouille, l’acte II et enfin les dénouements. Tout cela est censé être vif et rapide. Les quelques (rares) jets de dés ne servent pas à déterminer si une action réussit ou échoue, mais sont là pour élaborer le cadre, puis déterminer ce qui cause l’embrouille. Les dés – noirs ou blancs – servent enfin à déterminer l’orientation des dénouements, l’idée étant d’additionner séparément les dés noirs et les dés blancs que l’on a reçus durant les deux actes, et de soustraire le plus petit nombre du plus grand : plus le résultat final s’approche de zéro, plus les conséquences seront catastrophiques pour le personnage. En théorie il y a donc un peu de stratégie dans le jeu, consistant à accumuler le plus de dés possibles d’une couleur pour améliorer le sort final de son personnage ; mais je n’y accorde a priori pas beaucoup d’importance pour ma part, le plaisir ludique me paraissant intact quel que soit le dénouement, dès lors que l’histoire est bonne.

 

Quatre cadres sont proposés dans ce livre (et on en trouve semble-t-il d’autres gratuitement sans difficultés, et l’on peut bien sûr les élaborer soi-même) : le bled paumé du Sud, l’Ouest sauvage, chez les banlieusards (au sens américain, hein), et la station McMurdo en Antarctique. Les cadres reposent sur des relations entre les personnages, des besoins, des lieux et des objets. On peut les tirer aux dés, ou choisir (mais ça me paraît moins intéressant…) d’employer un « cadre instantané ». C’est alors, donc, que l’on élabore les personnages, qui ne sont définis que par ces différents aspects et, bien sûr, le background que l’on développe pour eux ; pas de compétences chiffrées ou truc, ce n’est pas le propos.

 

Les deux actes fonctionnent en gros de la même manière. Chaque joueur à son tour – en commençant par celui qui vient de la plus petite ville (!) – se retrouve à impliquer son personnage dans l’histoire élaborée en commun, en fonction des éléments du cadre qui l’intéressent. Il peut choisir d’établir (auquel cas c’est lui, en somme, qui raconte l’histoire, et qui se voit attribuer un dé d’une couleur ou de l’autre par les autres joueurs) ou de résoudre (les autres joueurs décrivent la scène, et le joueur qui résout choisit un dé). Cependant, dans l’acte I, à la fin de la scène, le joueur donne le dé qu’il a reçu à un autre joueur, tandis qu’il le garde à la fin de l’acte II (où l’on cumule les dés des deux actes).

 

L’embrouille, quant à elle, repose sur des tables, et est déterminée par les joueurs ayant les deux scores noirs et blancs les plus élevés.

 

Tout cela est à vrai dire quelque peu confus, trouvé-je – j’essaye ici de synthétiser de la manière la plus claire possible mais, à la lecture du bouquin, passablement bordélique, on s’y paume un peu… Heureusement, le livre s’achève sur un exemple de partie qui clarifie pas mal les choses.

 

Ceci étant, même si la première lecture peut donc donner quelques suées ou laisser perplexe, le bilan final ne saurait faire de doute : cette fois, je n’ai pas les réserves dont j’avais pu témoigner pour Monostatos et De Profundis, et je suis clairement enthousiasmé par le concept ; je doute que Fiasco gagne à être joué plus de quelques fois, de même que Dés de sang, mais il m’apparaît sacrément réjouissant dans son principe. J’espère pouvoir tester ça un de ces jours, comme un dépannage particulièrement ludique, et que ça donne une belle foirade, et donc une bonne histoire. J’ai vu par ailleurs qu’Edge allait sortir très prochainement un complément du nom de Fiasco assuré, et vais sans doute y jeter un œil ; à suivre, donc.

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"Ferdière, psychiatre d'Antonin Artaud", d'Emmanuel Venet

Publié le par Nébal

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VENET (Emmanuel), Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, Lagrasse, Verdier, 2006, 42 p.

 

Où l’on continue dans les tout petits bouquins. Et cette fois avec une étonnante rencontre de pur hasard. En effet, a priori, rien ne me destinait à lire du Emmanuel Venet ; à vrai dire, la présentation de ses livres – en l’occurrence Précis de médecine imaginaire, celui-ci et Rien, tous trois chez Verdier – me faisait même un peu peur, sans parler de celle de l’auteur : bon sang, Emmanuel Venet n’est pas seulement écrivain, c’est aussi – et avant tout ? – un psychiatre ! Horreur glauque. J’imaginais déjà le pire, du genre le bonhomme qui s’étend à longueur de (courts) récits sur ses deux professions, leur intrication, leurs contradictions, etc. Un écrivain pour psychiatres, ou un psychiatre pour écrivain, ou… bref. Quant à la présentation de Rien, avec son vieux couple qui vient de baiser et s’interroge, ben…

 

Mais voilà : Emmanuel Venet avait été invité à la librairie Charybde (dont on ne dira jamais assez de bien), où il se trouve que je traînais mes guêtres ce jour-là (étonnant, non ?). Désœuvré, pas vraiment désireux de rentrer chez moi, je suis resté pour la rencontre, à tout hasard. J’ai bien fait. Ce fut une très bonne soirée, passionnante de bout en bout, qui a balayé – c’est rien de le dire – mes préjugés, à tel point que j’en suis reparti avec ce Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, récit vraiment très court, et Rien, dont je vous parlerai prochainement.

 

Mais commençons par ce Ferdière, donc. Le sujet ne m’intéressait guère a priori. Déjà, ainsi que vous le savez peut-être, je suis le plus souvent hermétique à la poésie ; un aimable citoyen avait voulu combattre mes préjugés justement en m’offrant justement un volume d’Antonin Artaud, et l’expérience ne s’était guère avérée concluante (hop). En outre, je voyais déjà derrière la figure de ce Ferdière, psychiatre-écrivain confronté à son écrivain de patient, une projection de l’auteur, ce qui m’ennuie le plus souvent. Mais la présentation de ce tout petit ouvrage par la librairie Charybde et l’auteur lui-même a été tellement passionnante que je ne pouvais repartir sans ; je l’ai donc lu, et je peux confirmer maintenant tout le bien que j’en avais supposé.

 

Ferdière est donc rentré dans l’histoire par la petite porte, en tant que psychiatre d’Antonin Artaud de 1943 à 1946, à Rodez. Un psychiatre très décrié, que l’on a peu ou prou accusé de tous les maux en cette affaire, notamment parce qu’il était grand partisan des électrochocs (après avoir pratiqué la première lobotomie en France et avoir fait l’éloge maladroit de cette méthode, ce qui a ruiné sa carrière). On imagine déjà le vilain tortionnaire, poète frustré qui se venge inconsciemment sur le génie authentique qu’il ne sait pas ou ne veut pas reconnaître en le « démagnétisant »… Ce qui est bien sûr une vision étriquée, bien éloignée de la réalité. Emmanuel Venet ne se livre peut-être pas pour autant à une « réhabilitation » en bonne et due forme, mais livre sans doute un portrait plus juste du bonhomme. Poète frustré, oui, et socialement maladroit, sans doute, mais probablement bien meilleur thérapeute qu’on ne l’a dit, qui avait sans doute saisi au mieux les troubles d’Artaud et avait même obtenu des résultats tout à fait significatifs en le traitant. Un médiocre, peut-être, mais honnête, et capable à son tour de petits héroïsmes, notamment en cette période troublée. Quelqu’un finalement d’assez sympathique, avec ses défauts de quidam et son statut de beau loser. Quelqu’un d’humain assurément.

 

Le nom a été lâché par la libraire lors de la présentation de cet ouvrage, et à bon droit trouvé-je, aussi puis-je le reprendre ici à mon compte : l’approche d’Emmanuel Venet fait ici (et dans Rien également semble-t-il) beaucoup penser à celle d’un autre illustre auteur Verdier, à savoir Pierre Michon, que j’admire énormément ; il y a chez ces deux auteurs le goût de l’illustre inconnu, du petit qui gravite autour du grand et permet de l’envisager sous un autre angle.

 

Et il y a – ce qui a achevé de balayer mes bêtes préjugés – cette plume tout à fait remarquable (instinctivement, j’aurais même envie de dire « extraordinaire »…), qui n’est pas sans évoquer effectivement le meilleur de l’auteur des Vies minuscules, entre autres merveilles. Une plume très précieuse, contournée parfois, mais d’une beauté telle qu’elle ne peut qu’emporter l’adhésion du lecteur. Le style à lui seul pourrait faire l’intérêt de cette brève lecture, et il y a dans la manière d’écrire d’Emmanuel Venet – bien éloignée de la froideur clinique qu’on aurait pu attendre avec un tel sujet et de la part d’un tel écrivain – quelque chose d’une leçon. L’adresse de l’auteur n’est pas pour autant balancée en pleine gueule, mais réside dans une harmonie des formes tout à fait singulière, qui fait de chaque phrase un délice, coulant langoureusement en bouche – on a envie de lire à voix haute tant c’est beau. De la vraie et de la meilleure poésie, en somme.

 

Au-delà, la projection de l’auteur, l’identification presque inévitable avec Ferdière, réserve de belles réflexions (un brin désabusées, certes) sur la nature du génie, sur le dépassement qu’il implique. Et, bien sûr, il y a ce parallèle entre les deux fonctions de Ferdière comme d’Emmanuel Venet, cet antagonisme difficile à gérer entre l’écriture et la psychiatrie…

 

Ce récit court, mais aussi passionnant que beau, est ainsi une vraie réussite, parfaitement enthousiasmante. Merci à qui de droit.

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"Faim"

Publié le par Nébal

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(Nouvelle écrite pour l’appel à textes consacré aux zombies chez Griffe d’encre, et finalement refusée…)

 

Ça m’a pris un samedi. Je n’ai jamais bien compris pourquoi, ou plutôt, comment. D’autant que nous vivions dans une zone réputée saine. On avait bien entendu quelques échos de l’épidémie, mais c’était loin, ça. Aux États-Unis, comme dans les films. Franchement : des « zombies », ou même des « infectés », à Auch-dans-le-Gers, c’était pas crédible…

 

On était en famille. Ma femme, Hélène, et nos deux filles, Alice et Justine, sept et quatre ans. J’avais tiré un trait sur la possibilité de faire une grasse matinée – la petite était particulièrement agitée –, et m’étais levé pour le petit-déjeuner. J’ai toujours eu tendance à me négliger, le week-end : pas rasé, pas douché, je suis descendu en caleçon dans la cuisine, les yeux dans le brouillard, et mal aux cheveux – la veille, j’avais un peu forcé sur la bière, avec les copains ; et finir à la vodka, c’était clairement pas une bonne idée.

Hélène, toujours pimpante – oui, même le week-end – essayait désespérément de persuader la terrible Justine de finir ses céréales. Elle m’adressa un regard à la fois implorant et désabusé ; la joie d’avoir des gosses…

Ouais.

Je les regrette, maintenant, mes trois nanas. Alice, sage blondinette aux joues rebondies, un ange ; Justine, le cheveu plus foncé, l’air coquin, qui enchaînait les conneries sur un rythme infernal ; Hélène…

Hélène.

 

Je venais d’entrer dans la cuisine. Hélène me regardait. Et puis… Je ne sais pas. Quelque chose a changé dans ses yeux, quelque chose d’à peine perceptible.

Une vague nuance d’inquiétude. Très progressive, comme au ralenti. Sa bouche s’entrouvrait – sur une interrogation ? un hurlement ? – mais il était déjà trop tard.

C’est sur elle que je me suis jeté en premier. Sur ma femme, putain.

Une pulsion, irrépressible. Sans rime ni raison. Je n’avais pas eu le temps de me poser la moindre question ; je l’avais saisie à la gorge, et envoyée balader contre la fenêtre – je n’ai jamais su d’où m’était venue cette force ; d’accord, Hélène était frêle, une vraie sauterelle, mais quand même…

L’horreur, c’était de ressentir. De comprendre sans pouvoir rien faire.

Mais j’avais conscience de tout. De ses cris étouffés ; de son cou craquant sous ma poigne ; et du goût de sa chair, bien sûr. De ce goût dégueulasse, qui m’emplissait la bouche, qui me donnait la nausée… mais je continuais de lui dévorer le sein ; le sang giclait, ruisselait sur sa poitrine dénudée ; à force de fracasser son crâne contre la vitre, celle-ci se teinta de cervelle ; je ne sais pas au juste quand elle est morte.

Mais j’avais conscience de tout. Je la bouffais, et je chialais. On n’avait jamais vu ça, dans les films, le prédateur décérébré qui pleure…

J’attaquais ensuite son ventre. De mes ongles, de mes dents – je ne pouvais pas encore parler de griffes ou de crocs –, je la ravageais, extirpais ses intestins, me noyais dans ses tripes.

Je ne sais pas au juste combien de temps cet abominable festin a duré. Mais je finis par la laisser retomber, forme semi-liquide, à peine humaine, baignant dans sa robe de chambre grande ouverte.

 

Les filles, tétanisées, n’avaient pas bougé. Sans doute avaient-elles hurlé, pleuré, se demandant ce que papa pouvait bien faire à maman… Mais elles étaient toujours là.

Elles furent les suivantes.

J’ai encore leur goût sur les papilles.

La chair de ma chair…

 

Bien sûr, je n’étais pas un cas isolé. Quand la faim m’incita à sortir de chez moi – quelques heures à peine après avoir massacré ma famille –, la vieille ville offrait déjà un décor apocalyptique. Bagnoles en flammes, aux vitres fracassées, encastrées les unes dans les autres ; portes défoncées d’où s’échappaient – je ne sais pas ce qui était le plus horrible – hurlements, pleurs et bruits de succion, de mastication ; traînées de sang sur la chaussée ; des cadavres, partout ; et des types comme moi qui couraient dans tous les sens, barbouillés de rouge, des lambeaux de chair au coin de la gueule, des larmes plein les yeux.

Quand les autres ont commencé à comprendre ce qui se passait, certains se sont précipités dans la cathédrale, espérant y trouver un refuge contre la barbarie extérieure. Peine perdue. Je m’y suis rendu, avec mes semblables, dans ce gigantesque abattoir. J’ai tué, j’ai dévoré. Je pleurais, oui, mais j’avais faim… si faim… À l’intérieur, c’était l’enfer. Les beaux bois du chœur étaient teintés d’écarlate, je glissais dans la tripe, mais je continuais, jouant mon rôle jusqu’au bout.

Je me souviens notamment d’une vieille bique, la Valade, répugnante catho faf à demi cintrée, qui avait pour habitude de gueuler contre les pédés, contre les Arabes, contre tout ce qui n’était pas comme elle. Je l’avais toujours méprisée. Et là, elle était à ma merci. Je l’ai renversée sur un banc, et me suis repu de sa chair faisandée. Je n’y ai même pas pris plaisir, pourtant. Non. Non, non : je pleurais toujours, en lui arrachant les tendons, en gobant ses yeux, en massacrant sa chatte moisie.

Je me répugnais.

Mais j’avais tellement faim…

 

La suite était prévisible. Beaucoup avaient vu les films, après tout. Alors ils ont cherché à se réfugier dans un supermarché. Mes semblables et moi, du coup, nous sommes mis en route dès qu’il n’y eut plus rien à becqueter dans la vieille ville. Ce qui, finalement, arriva assez tôt.

On n’avait pas grand-chose à craindre. Tout au plus un chasseur, ici ou là, qui se retrouvait dans la position du gibier, pour changer, et avait du mal à nous aligner de son fusil. Il y eut bien quelques pertes parmi nous, mais c’était négligeable ; et il n’y avait de toute façon personne pour compter les points.

Les autres, évidemment, n’avaient pas d’armes. Et il n’y en avait pas davantage dans les bâtiments de la zone commerciale. Difficiles à barricader, en plus. Trop grands. Pas le temps de trouver comment calfeutrer tout ça. Nous y sommes rentrés sans souci. C’était comme un jour de soldes, promotion sur la barbaque.

Un massacre.

 

Il a suffi de quelques jours pour nettoyer la ville de tout élément « sain ». Oh, il y en a bien eu pour survivre un peu plus longtemps, mais on finissait toujours par les débusquer.

L’armée ? Quelle blague… Elle avait connu le même sort, bien sûr. Et les militaires rescapés avaient autre chose à foutre que de s’occuper de nous, dans notre bled paumé. Les premiers jours, la radio et la télé beuglaient sans cesse, énumérant l’apparition de nouveaux foyers partout dans le pays, dans les grands centres urbains surtout – difficile de faire circuler l’information depuis la campagne. Des instructions inutiles, « rendez-vous à tel endroit », tout ça. Bien évidemment, ils ne se doutaient pas qu’on comprenait, nous aussi, ce qui se disait ; on savait où aller, du coup, quand la faim nous reprenait.

Oui, on avait le champ libre. Personne ne pouvait s’opposer à nous. Très vite, la ville fut nôtre. Les campagnes environnantes aussi, même si cela prit un peu plus de temps. Et j’imagine que ce fut la même chose dans le reste du pays ; en tout cas, passés trois ou quatre jours, il n’y avait plus rien de neuf à la radio ou à la télé, rien que des machins préenregistrés balançant des informations erronées.

 

J’ai erré, comme ça, de tuerie en tuerie, de ville en ville, puis dans les villages et les maisons isolées. Je n’étais pas seul, mais c’était tout comme : chacun pour sa gueule, c’était au premier qui trouverait sa pitance. La faim nous tenaillait trop pour qu’on songe à s’organiser. On évoluait en parallèle, indifférents aux autres infectés.

Au début, en tout cas. Quand il y avait encore des victimes « saines ».

Je ne sais pas combien de temps ça a duré, au juste. Difficile de tenir le compte des jours quand on n’a plus d’autre obligation que de bouffer, peu importe l’horaire. Pas très longtemps, sans doute.

En tout cas, il y a eu un changement.

Les premiers jours, c’était comme s’il y avait un accord tacite : les infectés ne s’entretuaient pas. Il faut dire qu’il y avait alors bien assez de proies « saines » pour qu’on ne se pose même pas la question.

Et puis elles sont venues à manquer.

Nous autres infectés avons alors passé de dures journées, avec cette faim obsédante impossible à assouvir. Une sensation à nulle autre pareille, à se tordre de douleur.

Je me souviens.

J’étais dans une résidence secondaire assez cossue, là où j’avais commis mes derniers meurtres. Une petite famille mignonne comme tout. Un peu comme la mienne, avant. Seul l’isolement les avait préservés tout ce temps. Mais ça ne pouvait pas durer éternellement…

J’étais entré dans la maison accompagné d’un autre type, un gras du bide, cadre quadra à vilaines binocles, le cheveu rare. Je ne connaissais pas son nom. On ne peut pas dire que nous collaborions, non, mais, pour une raison ou une autre, il me suivait – ou bien était-ce moi qui le suivais ? – depuis quelques jours. On tuait et mangeait ensemble. Cette fois-là n’a pas fait exception. J’étais plus rapide que lui, je pouvais choisir mes victimes – les plus riches en viande. Lui se contentait des proies les plus faciles : une petite vieille toute ratatinée et un gamin geignard, en l’occurrence. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas mangé. Et nous n’avions pas vraiment d’espoir de trouver autre chose dans le coin. Ni plus loin, à vrai dire.

Alors on est restés là, affalés dans le salon, au milieu des cadavres, à nous regarder en chiens de faïence. Combien de temps ? Je ne sais pas.

Trop longtemps.

La faim était trop cruelle.

J’ai fini par me jeter sur lui, lui tordre le cou avant qu’il ait eu le temps de réagir ; j’imagine que ça s’est joué à peu de choses, que nous aurions très bien pu nous retrouver dans la situation inverse. La loterie…

Je ne pleurais plus depuis quelque temps déjà, j’avais trop de sang sur les mains pour que ça me touche encore.

Mais là, ça m’a repris. Alors que je mordais dans sa cuisse flasque, je compris ce que tout cela signifiait. J’étais à la fois prédateur et proie, désormais – d’autres, sans aucun doute, avaient eu le même réflexe. Et ça ne pouvait signifier qu’une chose : c’était la fin. L’humanité était condamnée à s’entredévorer.

Il n’y aurait pas de remède, et pas davantage de nouvelle société. Tout était foutu. Les « sains » n’étaient déjà plus – ou presque –, et les infectés s’acheminaient la bave aux lèvres vers le grand suicide collectif.

 

J’ai cherché à me contrôler, mais c’était futile – l’expérience des premiers jours l’avait amplement démontré. La faim a donc fini par l’emporter, et je suis sorti de la résidence en quête de nouvelles victimes. J’ai à nouveau erré, de meurtre en meurtre. J’étais rapide, j’étais fort ; c’est ce qui m’a permis de survivre tout ce temps, de tuer au lieu d’être tué.

 

Mais cela fait si longtemps, maintenant. Il n’y a plus rien, plus personne.

Je suis seul.

Et j’ai faim… si faim…

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"Wakefield", de Nathaniel Hawthorne

Publié le par Nébal

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HAWTHORNE (Nathaniel), Wakefield, [Wakefield], traduit de l’anglais [États-Unis] par Hélène Frappat, Paris, Allia, [1835] 2012, 43 p.

 

Il y a de cela quelque temps, je vous avais dit tout le bien que j’avais pensé de La Maison aux sept pignons de Nathaniel Hawthorne, lu un peu sur un coup de tête, mais qui m’avait amplement convaincu. Aussi avais-je envie de poursuivre la découverte de cet illustre auteur. Plusieurs pistes s’offraient à moi : son plus célèbre roman, La Lettre écarlate ; ses contes et nouvelles « gothiques » ; et puis cet étonnant petit récit (petit par la taille, hein…) qu’est Wakefield, dont on m’avait dit le plus grand bien (notamment à propos de son édition bilingue aux belles mais chères éditions du Chemin de fer), et qui est semble-t-il considéré comme un texte fondateur de la littérature américaine, ou à tout le moins un classique.

 

Dans la mesure où mon travail ne me permet guère à l’heure actuelle de lire pour ce blog, j’ai eu envie de me tourner vers des textes très courts pour ne pas le laisser totalement en rade. Wakefield était donc des plus approprié pour ce faire ; l’ayant trouvé dans une édition moins chère chez Allia (qui ne néglige pas les effets de mise en page pour autant, la police rétrécissant au fur et à mesure, idée pour le moins pertinente comme on le verra par la suite), je me suis dit que je pouvais bien commencer par là, et, ma foi, je ne l’ai pas regretté. Même s’il s’agit maintenant d’en dire quelques mots, ce qui ne s’annonce guère évident ; je ne me sens guère de faire une critique éminemment subtile de ce classique, et sa brièveté entraîne un gros risque de paraphrase. Bon, verra bien…

 

Wakefield est à l’origine un article inspiré par un étrange fait-divers (peut-on dès lors parler de nouvelle ? c’est une piste de réflexion, en tout cas…). L’histoire se résume en quelques lignes : un homme, un Londonien que l’auteur baptise du nom de Wakefield, décide un jour de quitter le foyer matrimonial… pour s’installer dans un immeuble voisin, où il restera plus de vingt ans, à surveiller sa femme (sa « veuve »). Une bien étrange plaisanterie, poussée très loin, et dont on a du mal à saisir ce qui a pu la motiver. L’histoire en elle-même est assez intrigante assurément pour fournir le canevas d’une nouvelle, et aurait pu appeler bien des développements malgré ce postulat laconique. Mais Nathaniel Hawthorne ne se livre pas véritablement ici à un récit, une histoire commençant à un point a pour finir à un point b ; il dresse surtout une fascinante étude de caractère, un portrait psychologique très fort, appelé à déboucher sur une morale.

 

Un homme disparaît, donc. Un médiocre, sans doute, qui n’a guère trouvé que cette mauvaise blague pour entrer dans l’éternité. Un homme pris au jeu diabolique de sa décision d’un instant, et qui, par un mécanisme fatal, se voit amené à prolonger sans cesse son « auto-bannissement ». Il ne s’absente tout d’abord que pour quelques jours ; puis quelques semaines ; quelques mois… vingt ans. Et rentre enfin chez lui, comme si de rien n’était. La raison d’être de cette bizarrerie restera un mystère. Mais peu importe ; il y a quand même des enseignements à en tirer, sans doute, le fait-divers, aussi absurde soit-il (d’un absurde qui peut d’ailleurs le rapprocher du fantastique, dans un sens, même en l’absence de tout élément surnaturel), pouvant se faire porteur de morale. En Wakefield, c’est ainsi l’humanité qui se retrouve questionnée, l’humanité au sens le plus médiocre et quelconque, avec son désir de se distinguer ; mais par un étrange retournement, c’est bien la disparition qui devient la forme la plus subtile, sinon la plus élégante, de distinction.

 

Hawthorne dissèque Wakefield ; il le suit à la trace, blagueur pervers pris à sa propre plaisanterie, voyeur jamais vu, qui observe sans relâche sa pauvre « veuve » – dont le portrait est par ailleurs singulièrement poignant – et la fuit autant qu’il se fuit lui-même, sous son identité d’appoint, dans son logement d’exil. Ce qui nous vaut des réflexions saisissantes et jamais verbeuses, et quelques superbes images, notamment sur le final.

 

L’étrangeté du fait-divers justifie amplement ces développements ; mais là où quelques lignes suffiraient à raconter l’histoire, à la façon d’une dépêche dans un journal, Hawthorne, en se contentant de l’étirer sur quelques pages, guère plus, lui offre une tout autre dimension. Il prend la vie et y déniche l’art ; la maestria du style chamboule l’anecdote, et la mue en littérature ; et de là, en conte philosophique.

 

En parcourant les réseaux sociaux, je suis tombé il y a peu sur une énième conversation de wannabe-(h)auteurs, alignant les sarcasmes, et affichant semble-t-il un dédain généralisé pour la description ; la chasse au superflu, bien légitime, devenait du coup appel à une narration peu ou prou réduite à l’action pure, comme seule possible après les excès picturaux et, j’imagine, psychologisants de la littérature du XIXe. Ce pseudo-débat passablement pathétique est entré en résonance avec ma lecture de Wakefield. Certes, il n’y a pas véritablement ici de portrait « balzacien » ; mais la description psychologique y atteint des sommets, les « paysages intérieurs » ont rarement été aussi stupéfiants.

 

Aussi n’ai-je pu m’empêcher de voir en la « nouvelle » de Nathaniel Hawthorne une véritable leçon ; un exercice de style, à maints égards, mais qui sublime sa gratuité par la finesse de la réalisation. Wakefield, nous dit l’auteur, devient un banni de l’univers pour s’être effacé un instant ; Hawthorne, en brodant sur l’anecdote, lui a conféré l’immortalité des lettres ; en artiste accompli, il recentre l’univers. Et fait du futile un chef-d’œuvre.

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