Ce fut le premier texte de ma veine psychiatrique-geignarde. Inspiré par un rêve. Écrit probablement courant 2004.
Dans un premier temps, tout était noir et vide. Ensuite, une grande lumière blanche, aveuglante, de ces lumières qui font mal et laissent encore longtemps leur empreinte derrière les paupières endolories, comme pressurées violemment. Alors seulement – après un temps de récupération en un délicat fondu flou – je pus me voir, démultiplié en un nombre infini de silhouettes ahuries, regardant toutes fixement, d'un air quelque peu stupide, dans ma direction. J'étais vêtu, à mon habitude, de couleurs sombres et sobres, et, au moindre mouvement que je faisais, c'était comme des milliers d'ombres me moquant dans une imitation narquoise, un balai grotesque qui se répétait de façade en façade pour nul autre spectateur que moi-même. Du moins, c'était ce que je pensais alors, et – je dois le confesser – ma grande frayeur, très vite, fut que quelqu'un d'autre ne se trouve en position de regarder ce singulier cauchemar. Regardant à droite, puis à gauche – des milliers de têtes bougèrent en même temps –, je m'assurai de ma solitude, puis me levai, quelque peu étourdi, tâtonnant contre les murs froids de l'étrange pièce où je me trouvais.
Partout, où que je tourne mon regard, ce n'étaient que reflets de reflets, s'enchaînant sans fin. Dans cette pièce, tous les murs, mais aussi le plafond et le plancher, n'étaient constitués que de miroir. J'en éprouvai vite une terrible sensation, véritablement maladive, de désorientation. Tout tournoyait à mon rythme, à gauche, à droite – des dizaines de milliers de moi –, et, par terre aussi, l'inquiétante impression de marcher dans le vide, de n'être séparé de la chute que par le fabuleux hasard qui me faisait marcher dans mes propres pas.
M'adossant à une paroi, je me laissai glisser jusqu'au sol ; je me réfugiai, ensuite, la tête contre les genoux, les bras contre le front, les yeux fermés, la respiration sèche et douloureuse. J'aurais sans doute pu rester fort longtemps ainsi – que faire d'autre, après tout ? Oui, longtemps, à jamais peut-être, silhouette prostrée ne demandant qu'à rester dans son isolement.
Pourtant, rebondissant contre les glaces – au bout de combien de temps, je n'en savais trop rien –, l'écho d'une conversation lointaine me parvint.
« Si si ! Je t'assure, j'ai vu une ombre, quelqu'un qui n'est pas de notre groupe.
— Vraiment ? Non, un reflet sans doute ; j'ai des vêtements amples et flottants : au moindre mouvement que je fais, paf ! ça perturbe vachement.
— Je sais ce que je dis ! C'était pas toi. »
— Bon, bon, du calme ! Enfin, si c'est vrai, on finira bien par tomber dessus, fin du débat. »
Les voix se rapprochaient. Des bruits de pas, aussi, avançant de manière désordonnée – quelques pas pressés s'enchaînant rapidement, une pause, deux, trois pas prudents, nouvelle pause, nouveaux pas saccadés –, je pensais à la démarche d'un insecte, ou peut-être d'un lézard. Mais je ne doutais pas, à tous ces sons, que c'étaient de mes semblables qui s'approchaient ainsi de moi.
Je pouvais distinguer quatre personnes. Il y avait tout d'abord cette voix rauque, cette voix de fumeur, chargée d'accent et d'autorité, débordante de confiance en soi et de virilité, une voix tour à tour menaçante et entraînante, celle d'un chef en somme. Une voix qui portait, aussi, bien plus distincte que les autres –, et de toute évidence son possesseur marchait en tête. Il y avait ensuite une voix de femme, une voix un peu enfantine, chantante et maladroite, de celles qui peuvent, selon l'heure et les circonstances, se révéler douces ou irritantes. Derrière, un toussotement récurrent, d'un homme sans doute, qui a vécu ; un toussotement nerveux, gêné, issu peut-être de l'ennui – ou encore de la simple envie de se faire remarquer. Plus loin, enfin, à peine audible, flottait un faible rire mesquin, un ricanement de hyène lourd de sarcasmes, qui virevoltait par-dessus les autres voix, les encadrant, les soulignant, les enveloppant.
Quatre personnes. Au moins.
Je relevai la tête. De nouvelles silhouettes apparaissaient dans mon champ de vision, par morceaux – ici, une étoffe rouge, là, un tissu blanc –, tout cela se répercutait comme dans un kaléidoscope fou, agité de violents mouvements.
« Là, tu vois ! »
C'était la voix de « chef ». Je distinguai sa figure dans un reflet éloigné face à moi, forte tête carrée au menton franc et aux yeux vifs, les lèvres alors parcourues d'un sourire triomphal. En avançant vers moi, il disparut ; mais, au bruit de ses pas, je ne doutais pas de son approche. Les autres semblaient suivre. J'avais l'impression – mais peut-être n'était-ce que l'anxiété de cette rencontre – j'avais l'impression que leurs pas s'étaient accélérés, comme une machine s'emballant, ou comme les dernières foulées du coureur devant la ligne d'arrivée. Encore quelques instants – si peu... –, et ils seraient là.
La simple idée de leur rencontre ne m'enchantait guère. Quant à leur parler, mais quoi ? Qu'aurais-je bien à leur dire ? Tandis que les bruits de ces intrus se faisaient plus pressants, je décidai de me lever et de les fuir. Me lever fut une chose ; mais fuir... La terrible sensation de désorientation ne se fit que plus forte alors que je tentais de diriger mes pas loin d'ici – marcher dans le vide, ne pas avancer vers moi, tâtonnant... J'avance une main, qui rencontre bientôt la surface polie d'une glace ; l'autre main à côté, je me déplace avec la gaucherie d'un mime exécutant un de ces ridicules numéros – crainte de tomber à chaque instant. Est-ce au moins par là que je dois diriger mes pas ? Non, peut-être à gauche mais les reflets, sans cesse, ils arrivent. NON ! Je prends l'autre direction – moins de reflets rouges noirs blancs, tissu vert aussi maintenant, un bras menaçant, comme tendu vers moi, comme cherchant à me saisir tel un insecte, et reproduit à des milliers d'exemplaires... Tourner, ailleurs, ici un long couloir – je cours vers mon reflet, mais toujours ces taches de couleur, violentes, soudaines, envahissantes ! J'avance pourtant j'avance...
Ils sont en face de moi, tournant le dos à mon reflet.
« Là, tu vois ! » fit à nouveau le chef en tendant l'index dans ma direction. Il devait s'adresser à la jeune fille ; celle-ci haussa les épaules d'un geste résigné, en faisant une moue dédaigneuse. Derrière, un homme plus âgé, crachant ses poumons par à-coups, s'adossa à son reflet et glissa contre le sol, l'air exténué. Le dernier – homme, femme ? – lui adressa un sourire moqueur, puis se tourna vers moi, les yeux brillants.
Ainsi qu'il était prévisible, ce fut le chef qui m'adressa la parole :
« Hé toi ! Ça va ? »
... Je ne savais que répondre. Dans un mouvement nerveux, je me collai à une glace, comme la proie acculée au pied d'une falaise. Mes lèvres tremblaient de murmures incohérents, et j'étais traversé de l'idée folle de hurler quelque chose, de hurler, oui, quoi que ce soit, quelque chose, que ma voix égale – ou même surpasse ! – celle de mon interlocuteur, qu'elle affirme ma capacité à atteindre ce niveau et à m'y maintenir, avec un timbre d'assurance, chargé de confiance en moi ! Mais rien, si ce n'est, bafouillé après quelques secondes d'éternité :
« Où... où est-ce que...
– Où c'est qu'on est ? » fit le chef. « Ah ! ça... Très bonne question, l'ami. Ben, si tu veux que je te dise, on en sait rien nous non plus, tiens.
– Qu'est-ce que ça peut faire ? On y est, c'est tout », fit le plus âgé des quatre. « Il ne sert à rien de se poser trop de questions », acheva-t-il d'un ton sentencieux pour le moins caricatural.
Les deux autres n'avaient pas ouvert la bouche. La jeune fille me scrutait de haut en bas, comme un animal au zoo, ou, que sais-je ? une acquisition récente et regrettée, le visage figé dans cette moue méprisante, suintant la répulsion, le dégoût. À ses côtés, « l'androgyne » faisait de même, en souriant.
Maintenant, ils me regardaient, tous, comme s'ils attendaient que je dise quelque chose. Mais je ne voulais pas de ce rôle d'interlocuteur, c'était trop tôt et... trop, tout simplement. Trop de visages se reflétant sans cesse partout, l'œil inquisitorial, dont le clignement, le moindre clignement, claquait dans l'espace comme un volet fracassé par la tempête contre les murs d'une vieille bâtisse. Non, je ne trouvais rien à dire. Alors...
...
Enfin, le chef dit :
« En tout cas, c'est un labyrinthe. »
...
Le vieil homme se releva – cent mille jambes frêles s'agitèrent partout autour de moi. Il éructa violemment, puis :
« Voilà. C'est ça. Un dédale. Et on est tous dedans. Hein ? Comme De Niro dans Brazil : “We're all in it together, son !” Bon film... Très, très bon...
– Un labyrinthe, quoi », refit le chef. « Et... ça fait un moment qu'on s'y balade, et... enfin, je pensais juste, comme ça... ça te dirait de te joindre à nous, peut-être ? »
...
« Histoire d'être ensemble », fit la jeune fille. « On y arrivera toujours mieux, comme ça, hein ?
– Arriver à quoi ? » fit le dernier dans un ricanement cinglant. C'était la première fois que j'entendais sa voix, une voix clairement masculine, bien que suraiguë, une voix qui faisait sa mue, pourrait-on dire, avec de soudains pics. « Hein ? Arriver où ? À quoi ? Hein ? Parce que c'est ça la question », continua-t-il dans un crescendo foudroyant, « c'est ça la putain de question : où est-ce qu'on va, hein ? HEIN ? »
Un silence gêné s'installa, dont je ne me sentais pas cette fois le seul responsable. Ce fut le vieil homme qui le rompit :
« Eh bien, broumpf... C'est très simple. Hum... Nous sommes – donc – dans un labyrinthe. Or nous pouvons poser qu'un labyrinthe a forcément une sortie...
– Mon cul ! Pourquoi y'en aurait une, hein ? Quoi, quoi !... Y'a une Loi, peut-être, quelque part, qui pose qu'il y a toujours une nom de Dieu de putain de sortie dans un putain de bordel de merde de dédale ? Et pourquoi, hein ? Dis-moi seulement pourquoi, vieux gland !
– Oh, là ! du calme », fit le chef en saisissant le jeune homme à la gorge et en le plaquant soudainement contre la paroi. Le geste fut si brusque que le miroir se fissura, éparpillé en mille reflets sauvages des gémissements du jeune homme. « Vas-y, reprends », fit le chef à l'attention du vieil homme.
« Hum. Voilà. Ceci posé (le jeune homme fit mine de retourner dans la conversation mais le chef l'en dissuada d'un regard fauve), nous pouvons donc admettre qu'il y a un chemin, au sein de nombreuses possibilités, permettant d'accéder à cette sortie. Voilà... Brompf ! C'est là... que nous allons.
Je pensai d'abord rester muré dans mon mutisme. Mais le silence qui s'instaura était bien trop lourd d'anxiété, il y avait trop de tension dans l'air, il fallait que quelqu'un rompe à nouveau ce silence. N'y tenant plus, je demandai :
« Mais... comment trouver le bon chemin ? »
Le vieil homme sourit. Le chef, le désignant, fit : « C'est qu'y en a là-dedans », accompagnant sa sentence d'un petit coup de coude amical qui fit tousser le vieil homme. Après un temps – « Hum... » (Il en profita pour réajuster sa cravate) – le vieil homme reprit :
« Eh bien, voilà. Donc, nous sommes dans un labyrinthe, lequel labyrinthe a une sortie. Nous sommes d'accord ? » fit-il à l'attention du jeune homme d'un air abominablement hautain (l'autre ne répondit que par un sifflement haineux). « Bien. Par conséquent, pour atteindre cette sortie, vaille que vaille, il suffit d'une chose... » Et là il suspendit son discours, désireux de faire attendre la réponse ; mais la jeune fille, croyant bien faire, ne lui laissa pas cette chance :
« Il faut suivre le même mur ! » fit-elle dans un glapissement hystérique. « Et c'est pour ça qu'on tourne toujours à gauche ! » Il y avait dans ses yeux tant de joie tandis qu'elle prononçait ces mots magiques que je me surpris à être peiné pour elle. Je baissai la tête.
Le jeune homme se releva, alla se réfugier derrière elle, et, avant même que le chef n'y prenne garde, voulut relancer le débat :
« Ouais, mais ça, très chère, ça suppose au moins deux trucs, QUAND BIEN MÊME IL Y AURAIT UNE SORTIE », fit-il d'un air forcé, jonglant de la tête de la jeune fille au vieil homme. « Primo : faut avoir choisi le bon mur, parce que si ça se trouve, là, on est en train de tourner en rond comme des cons, et dans deux heures on va se retrouver ici, bêtement, à côté de ce putain de miroir où tu m'as fracassé la gueule ! » fit-il à l'attention du chef. Celui-ci banda les muscles, et le jeune homme recula, dans un gémissement. Puis il continua : « Deuzio : faut pas que ce putain de labyrinthe soit sur plusieurs étages, accessibles uniquement depuis des cheminées verticales – qu'on distinguerait carrément pas dans tout ce foutoir – et pas par des escaliers. Parce que là encore on se retrouverait à tourner comme des cons au rez-de-chaussée, quand la sortie est, je sais pas, moi, au troisième ? Capito ? »
Un long silence à nouveau. Puis le vieil homme se tourna vers le jeune, et, d’un air sec :
« Il est pourtant une chose qui prouve que nous sommes sur le bon chemin… »
Il se mit à taper du pied. La jeune fille le regardait, perplexe. Le jeune homme :
« Ah oui ? Et quoi ? Quelle intuition de génie vas-tu nous sortir cette fois-ci ?
– La nourriture. »
Le jeune homme devint subitement pâle. Il bredouilla quelque chose d’incompréhensible, tremblant de tout son corps.
« La NOURRITURE ! » répéta le vieil homme, un ton au-dessus.
« La nourriture ? » fis-je, tandis que la jeune fille sautillait de joie, sous l’œil ému et admiratif du « chef ».
« La nourriture », reprit le vieillard plus calmement. « Car, pour être dans ce dédale, nous n’en sommes pas moins des êtres humains qui éprouvons le besoin de nous sustenter. » Il marqua une pause, comme s’il souhaitait obtenir l’approbation de son auditoire. « Jeune homme », fit-il à mon attention, « voyez-vous, cela fait quelque temps que nous déambulons dans ces couloirs. Fort longtemps en ce qui me concerne. Certes, il est quelques éléments de notre groupe qui n’ont que récemment pris la décision de marcher à nos côtés », dit-il, à l’attention cette fois de son contradicteur, qui s’était effondré contre le miroir brisé, et agitait tristement un éclat de verre qui faisait rebondir son reflet lumineux sur les parois. « Or, et ce depuis que nous appliquons ma technique, nous avons toujours fini, à des horaires réguliers, par aboutir dans une pièce où se trouvait une table garnie des mets les plus délicieux, arrosés des boissons les plus exquises. C’est bien la preuve que nous sommes sur le bon chemin. D’ailleurs… »
Et il fit un signe de tête en direction du couloir au fond à gauche, derrière moi ; je me retournai, et vis un jeune garçon, d’une quinzaine d’années, semblait-il, et vêtu d’une étrange livrée, semblable à celle d’un groom du début du XXe siècle ; je pensai à une sorte de liftier. Il m’adressa un large sourire, et, d’un geste soigneusement étudié :
« Si vous voulez bien me suivre… »
Le petit groupe derrière moi s’avança sans hésiter – le jeune homme, l’air terriblement abattu, quelque peu à la traîne – et, suivant le groom, ils disparurent au bout du couloir. Je ne bougeais pas, perplexe. L’apparition soudaine de ce groom – et si à propos ! – m’avait stupéfait. Ne sachant trop que faire, je restais debout dans mon coin, tanguant d’une jambe à l’autre. Au bout d’un petit moment, la tête de la jeune fille apparut en biais, par-delà le couloir. Elle me fit signe d’approcher : « Allez, viens. » J’hésitai un instant, puis la rejoignis.
Elle m’entraîna jusqu’à une pièce semblable en tous points à la description du vieil homme. Au milieu de la salle se trouvait une longue table, avec cinq chaises, un mobilier du meilleur goût. Devant chaque chaise, une assiette en porcelaine, superbement lisse – à tel point qu’on s’y reflétait –, entourée de couverts en argent. Deux verres en cristal chacun. Et puis, au milieu de la table, sur une toile verte, divers plats. Je ne connaissais pas la plupart des aliments, mais ils étaient tous des plus appétissants.
Le vieil homme, en se servant une salade de tomates fleurant bon le basilic, me fit un grand sourire : « Merveilleux, n’est-ce pas ? Et pour cela il suffit d’avancer, en tournant selon la méthode que je vous ai décrite… Tout simplement ! Et on arrive ainsi à ces excellents plats, qui nous permettent de continuer, et nous permettront, un jour que j’estime fort prochain, d’atteindre la sortie… Mais joignez-vous donc à nous ! Vous voyez bien qu’une chaise vous attend… »
Et le groom tira la dernière chaise inoccupée, en me regardant d’un air serviable. Avec un sourire :
« Monsieur, si vous voulez bien prendre place… »
… J’hésitais. Puis :
« Je n’ai pas faim.
– Allons, allons », fit le chef, « des conneries, tout ça ! On est obligé d’avoir faim quand c’est des trucs aussi bons que ça qu’on mange ! Allez, ramène-toi, et détends-toi un peu, l’ami ! Depuis tout à l’heure, tu es raide comme un cadavre, avec la tête qui se cache dans les épaules ! »
Il émit un rire gras. La jeune fille dodelina de la tête – « Viens, c’est vach’ment bon ! » – tandis que les autres mangeaient désormais en silence.
« Non. Je n’ai pas faim. »
Je m’assis dans un coin. Le groom restait debout près de la chaise qui m’était destinée : « Monsieur ? » Je ne répondis pas, je me contentai d’attendre. Le repas me sembla durer une éternité. Les plats étaient abondants et alléchants ; chacun mangea à sa faim. Après chaque plat, le chef – qui ne faisait guère de manières – se léchait goulûment les doigts ; il s’était empiffré comme un porc, ses lèvres affichant perpétuellement un sourire béat de pure satisfaction. La jeune fille, par contre, avait un appétit d’oiseau – elle expliqua à plusieurs reprises qu’elle devait surveiller sa ligne, d’autant plus qu’il y avait tous ces miroirs, là, partout… Le vieil homme, quant à lui, faisait preuve d’une grande délicatesse, et semblait montrer une attention toute particulière à respecter les plus ineptes des bonnes manières. Quant au jeune homme, il mangea peu, et sans dire un mot de tout le repas.
« Fameux ! » fit le vieil homme, enfin, en m’adressant un large sourire. Puis il se tourna vers le chef ; celui-ci, après un rot tonitruant, en se frottant la panse : « Bon, ben, va falloir y aller. » Et il se leva brusquement. Les autres l’imitèrent et se préparèrent à reprendre leur chemin ; la jeune fille baillait. Se retournant vers moi – qui n’avais pas bougé de tout le repas –, elle me demanda : « Vous nous accompagnez, bien sûr ? »
Ils se tournèrent tous vers moi, le groom y compris. Ils arboraient pour la plupart un sourire consternant.
« Non. Non, je ne crois pas, je… je vais rester seul un moment. »
Le vieil homme, haussant les épaules :
« Comme vous voudrez ! De toute façon, vous savez comment nous retrouver : il vous suffira de presser un peu le pas, et hop ! Toujours à gauche ! »
Sans plus d’adieux, ils s’en allèrent.
Le groom seul était resté. Il me regardait fixement : « Monsieur ? Peut-être désirez-vous maintenant une collation individuelle ? N’hésitez pas, surtout !
– Non, rien… Non, je… laissez-moi, je vous prie.
– Comme vous voudrez, Monsieur. »
Et il se mit à débarrasser. Bientôt la pièce fut entièrement vide, même la table avait disparu. Quand il eut tout emporté, le groom revint et s’assit un instant en face de moi. Relevant la tête, je le regardai d’un air de chien battu. Il me sourit et se leva.
« A un des ces jours, Monsieur ! »
Et il s’en alla.
…
Quant à moi, j’attendis longtemps, très longtemps, et puis la faim et la soif me saisirent, et l’ennui aussi, et alors je me levai et avançai. Je pris à gauche à la première intersection – j’entendais au loin les échos d’une conversation, très loin…
…
Avais-je un autre choix ?