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"Wilderness", de Lance Weller

Publié le par Nébal

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WELLER (Lance), Wilderness, [Wilderness], traduit de l’américain par François Happe, Paris, Gallmeister, coll. Totem, [2012-2013] 2014, 405 p.

 

On prend les mêmes et on recommence ? Après l’excellente surprise que fut Animaux solitaires, je reviens chez (les décidément très recommandables éditions) Gallmeister pour un autre premier roman qui se déroule (en partie seulement, certes, j’y reviens) tout au nord-ouest des États-Unis et qui, sans être tout à fait un western au sens strict, en conjugue néanmoins certains aspects en les mêlant au nature writing le plus délicat, pour un résultat particulièrement fort. Importance de la violence, là aussi, qui fait particulièrement mal... Mais là s’arrêtent cependant les ressemblances, et le roman de Lance Weller a sans doute quelque chose de plus émouvant, voire bouleversant, que celui, désespéré et brut, de Bruce Holbert. Toujours est-il que ce premier opus me faisait sacrément de l’œil (et cette fois, je me suis jeté dessus dès sa sortie sans qu’on ait besoin de me le mettre entre les mains)… Il était donc bien temps que je m’y mette. Et, autant le dire de suite, même si ça se devinait sans doute à la présentation succincte que je viens d’en faire, je n’ai pas été déçu.

 

Wilderness– le nom d’une forêt où a eu lieu une terrible (forcément) bataille de la guerre de Sécession, mais l’auteur joue sans doute aussi sur le sens de « sauvagerie » – apparaît vite comme un roman très ambitieux. Non content d’accorder une grande importance au style, irréprochable et qui saisit rapidement le lecteur, béat d’admiration devant la précision des descriptions naturalistes avant même de se prendre, de manière tout aussi remarquable, la violence des homme en pleine face, Lance Weller compose ici une odyssée temporelle sur la mémoire, faite d’annonces et de retours à la structuration parfaite (on a pu parler à bon droit de « roman initiatique à rebours »), et dessinant en outre une fable morale et, osons le vilain terme, philosophique qui développe avec brio et une parfaite cohésion plusieurs thématiques redoutables – notamment la mémoire, donc, la violence (en particulier raciste) et la solidarité (notamment au-delà des limitations « imposées » par la couleur de la peau, en contrepoint subtil – si, j'y reviens – de la thématique précédente).

 

Le roman commence ainsi – étrangement ? – en 1965, dans une maison de retraite américaine, où une vieille femme d’origine chinoise, aveugle depuis fort longtemps et mélancolique comme de juste, se souvient. Elle se souvient de celui qu’elle appelle son deuxième père, même s’il ne l’a été que pendant deux jours (mais deux jours déterminants : il lui a sauvé la vie). Un Blanc, là où son premier père était chinois, et son troisième et dernier père un Noir qui a épousé une Blanche. Elle se souvient, donc, de ce vieil homme, qui, en ce temps si court, lui a enseigné comment apprécier la nature malgré ses yeux morts ; un homme qui, tel un invité de Michel Drucker (pardon, j’ai craqué), aimait particulièrement les chiens…

 

Nous passons alors en 1899. Ce deuxième père, le vieux Abel Truman, vit seul avec son chien (eh) dans une minuscule cabane au bord de la mer, tout au nord-ouest des États-Unis (mais on apprend vite qu’il a beaucoup bourlingué, notamment dans le Sud – j’y reviens, oui, encore – quand bien même il était originaire de New York). Abel y mène une vie monotone, faite de rituels sans cesse reconduits et d’harmonie avec la nature sauvage. Pourtant, Abel souffre – et pas seulement de son bras, estropié il y a fort longtemps. Il souffre, parce qu’il se souvient des atrocités vécues lors de la guerre de Sécession – où il s’est battu dans le camp sudiste, simplement parce qu’il se trouvait en Caroline du Nord quand le conflit a débuté –, et notamment du cauchemar que fut la bataille de la Wilderness. Abel, confronté à cette mémoire qui ne le lâche pas, décide un peu sur un coup de tête de quitter son ermitage au bout du monde pour voyager de nouveau à travers les États-Unis. Au cours de son périple, de sa fuite désespérée, nous le verrons croiser la route de plusieurs personnes singulières… et notamment celle de deux enfoirés de première, le nabot Willis et son comparse, un Indien haïda, brutes épaisses qui vagabondent de ci de là en organisant des combats de chiens, et volent le compagnon de notre vieux soldat.

 

Et du coup, fort logiquement, un chapitre sur deux, nous remontons encore dans le passé, jusqu’en 1864, en pleine guerre civile ; plus précisément, nous revivons avec Abel la terrible bataille de la Wilderness, celle où il a été si gravement blessé, et au cours de laquelle bon nombre de ses camarades sont morts (ainsi le jeune David Abernathy, et le plus jeune encore Ned, ce simplet dont la fin est insupportable et traumatise durablement le lecteur, qui se retrouve dans la peau d’Abel confronté à l’horreur la plus pure – l’auteur ne lésinant pas de manière générale sur le gore, rendu plus éprouvant encore ici par la finesse des sentiments : les larmes se mêlent au sang pour un résultat inoubliable). Tout tourne autour de la bataille : sa préparation, l’affrontement en lui-même, d’une violence stupéfiante, et la difficile survie une fois que les fusils se sont tus – grâce à Hypatia, jeune Noire qui intervient pour une scène bouleversante de pathos bien employé, qui aurait tout pour être ridicule mais émeut le lecteur aux larmes. Et ce jusqu’à ce que le Nord l’emporte, et un peu au-delà, avec l’assassinat de Lincoln.

 

Le choix du cadre de la guerre de Sécession n’est en rien innocent. La guerre civile, bien sûr, est une occasion de choix pour dresser un portrait impitoyable de l’homme dans ce qu’il peut avoir de plus sauvage, de manière absurde au possible : la violence, encore une fois, est un thème fondamental de Wilderness. Mais Lance Weller joue en outre un jeu dangereux, qui aurait sans doute été fatal à un auteur moins adroit et réfléchi que lui, en revenant à la racine la plus emblématique du conflit (à laquelle on ne saurait pour autant le réduire), avec, derrière la question de l’esclavage, celle du racisme, ou peut-être, plus exactement, de la coexistence entre les races. Le vieux Abel, amené malgré son uniforme encore récent à affirmer son soutien à Lincoln quand celui-ci est abattu par un fanatique de son ancien camp – qu’il n’a intégré après tout que par le plus grand et le plus absurde des hasards, lui le New-Yorkais d’origine – croise ainsi, en 1864 comme en 1899, des Blancs, des Noirs – esclaves ou émancipés –, des Indiens et des Chinois. Cette multiplication des rencontres « colorées » aurait pu être très dangereuse, risquant de verser dans l’arc-en-ciel dégoulinant de bons sentiments. Mais la violence et la solidarité se contrebalancent sans cesse en un équilibre digne du plus adroit des funambules, qui évite à Wilderness de sombrer dans les clichés (en dépit de son utilisation presque caricaturale de la guerre de Sécession) et la guimauve qu’un autre que votre serviteur qualifierait sans doute de « politiquement correcte ». Loin de là, Lance Weller dessine des personnages d’une profonde humanité qui ne peut que saisir le lecteur. La violence insoutenable – et, bizarrement, la violence verbale choque presque autant que la violence physique, pourtant frontale tout au long du roman, qui accumule les atrocités les plus barbares – révulse comme de juste ; mais la solidarité entre les races dont Wilderness est émaillé d’exemples (notamment au travers des soins reçus par Abel, en 1864 par la Noire Hypatia, en 1899 par des Indiens et par le couple Makers – tandis qu’il soigne de son côté la jeune Chinoise que l’on a d’abord vu vieille en 1965) rend une étrange note d’espoir dans un monde que l’on aurait pu croire désespéré. L’Haïda au fusil, en un contrepoint que l’on pourrait à première vue croire caricatural, confirme cependant que la méchanceté n’est pas l’apanage des Blancs dominants – il sonne cependant authentique. Et Abel dans tout ça ? Abel vit dans ses souvenirs éprouvants, et, en définitive, il ne sait pas vraiment où il se situe – d’autant que ses paroles dépassent souvent sa pensée, et qu’il peut lui aussi sombrer (inconsciemment sans doute, ce qui n’en est que plus terrible) dans une forme de violence verbale qui, en le rendant moins sympathique que ce que l’on pourrait croire, lui confère le statut d’humain, si ambigu et si difficile à rendre ; mais Lance Weller y parvient parfaitement.

 

 Wilderness, d’une richesse et d’une ambition rares, a fortiori pour un premier roman, est ainsi presque en permanence sur la corde raide. Il suffirait d’un rien pour que le roman bascule dans le pénible, que ce soit à cause d’une certaine tendance à l’exploitation dans son traitement de la violence, ou au contraire en raison du risque toujours présent de faire dans une naïveté insupportable, dans une candeur lourde de pathos et d’artifices d’un humanisme sirupeux. Mais non : parce que Lance Weller, dès ce premier opus, se montre si adroit et si authentique, tant dans son traitement de la violence que dans celui de l’entraide, il parvient à faire de Wilderness un livre remarquable de justesse et d’intelligence – dans tous les sens du terme. Sans aller jusqu’à parler de chef-d’œuvre (encore que, au sens strict qui évoque le lancement brillant dans une carrière, il y aurait de quoi), on lui reconnaîtra donc d’avoir composé un ouvrage beau et fort comme peu le sont. Une découverte plus que convaincante, et assurément un auteur à suivre.

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"Contes de l'entre-deux", de Pascal Malosse

Publié le par Nébal

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MALOSSE (Pascal), Contes de l'entre-deux, Noisy le Sec, Malpertuis, coll. Absinthes, éthers, opiums, 2014, 119 p.

 

Les Contes de l'entre-deux sont la première publication du jeune (puisque plus jeune que moi, ce qui est absolument scandaleux) Pascal Malosse. Le monsieur est d'origine belge, mais a pas mal écumé l'Europe centrale, ce qui imprègne ses textes. Avec ce (très) court recueil de nouvelles (assez courtes elles aussi), l'auteur fait dans l'étrange, oscillant entre fantastique et surréalisme, avec une très légère touche de science-fiction de temps en temps, et en tout cas un goût prononcé pour l'absurde ; j'aurais même envie de dire que tout cela, à l'occasion, sent un peu son Kafka, du moins dans l'intention : en pratique, c'est un peu différent...

 

Il est fort probable que je n'aurais jamais entendu parler de la chose si son éditeur ne me l'avait pas gentiment mise dans les mains. Mais, dès lors, j'étais assez curieux, dois-je dire. Vient maintenant la rude tâche d'en causer, d'autant plus rude que je ne vais pas avoir beaucoup de bien à en dire, même si... Bon : en étant gentil, à la lecture de ces Contes de l'entre-deux, on pourrait qualifier l'auteur de prometteur ; mais cela implique aussi qu'il n'a encore accompli aucune promesse... Essayons de voir en quoi.

 

 

Et commençons par dire que le recueil s'ouvre sur ce qui pourrait être une erreur fatale, avec « Le Réveil », nouvelle tout simplement calamiteuse, de très loin la pire de cette compilation. Jamais un truc pareil n'aurait dû être publié, à mon sens ; encore moins, du coup, en tête d'ouvrage : le premier contact est ainsi franchement désastreux (alors lui offrir en plus la couverture, ça tient presque du gag...). Cette « histoire » très décousue est rédigée dans un « style » abominable, il n'y a pas d'autres mots. L'auteur est jeune, je l'ai déjà dit ; mais je ne peux m'empêcher de penser (peut-être un peu gratuitement, mais tant pis), que cette atrocité est la plus vieille du recueil, et de loin, sans doute rédigée alors que Pascal Malosse était un ado enthousiaste mais franchement pas compétent. Je ne lui jetterais pas forcément la pierre, j'ai fait de même et sans doute pire ; non, c'est ici un problème éditorial (désolé). Le contraste est terrible entre ce premier récit et la suite du recueil ; le style devient alors tout à fait correct, et même sans doute un petit peu plus que ça, ouf. Mais ma conviction n'en est que plus forte : jamais, ô grand jamais, il n'aurait fallu publier ce machin, du moins pas sans une sérieuse révision ; lui confier la tête de l'ouvrage relève du suicide.

 

La suite immédiate fait moins mal aux yeux, sans convaincre toutefois : « L'Église de Konrad », sans doute assez jeunette également, est totalement dénuée d'intérêt. « La Fabrique » de même, mais on notera toutefois que c'est sans doute avec ce texte que le style commence à devenir honnête ; contraste, contraste...

 

Je ne me sens pas de détailler outre-mesure la suite : ces nouvelles sont tellement courtes, façon Fredric Brown ou Jacques Sternberg (non, peut-être pas quand même, mais bon), qu'on ne peut guère les raconter sans les vider totalement. Notons seulement que la plume, passée cette introduction effrayante, devient donc tout à fait honnête, et que l'on peut noter chez l'auteur un goût pour les constructions un poil alambiquées, notamment à base de récits dans le récit, ou encore de reprises, qui lui donne malgré tout une certaine singularité.

 

À partir de là, on peut vaguement classer ces contes en plusieurs catégories, en fonction de leur réussite. Certaines sont pas mal du tout, voire plus : on peut relever dans cet ensemble les quatre nouvelles qui suivent immédiatement « La Fabrique » (contraste, contraste !), à savoir « Droit dans la brume », avec son architecture folle et ses emplois de bureau tout aussi guedins, « Les Yeux noirs », ou la quête d'une entêtante mélodie, « Bain de cendres », astucieux voyage temporel façon paysage intérieur, et « Jeu d'enfant », nouvelle évocatrice a fortiori pour quiconque a été un gamin cloîtré dans ses livres ; « Dissociation », plus loin, est également tout à fait satisfaisante, avec son spécialiste de l'histoire de la Renaissance italienne qui vit littéralement ses cours. Oui, franchement, il y a là des choses tout à fait intéressantes, dans le fond comme dans la forme.

 

D'autres nouvelles ne manquent pas d'intérêt, mais pèchent généralement sur le fond, et souffrent notamment de fins peu convaincantes : « Clandestine » (fond absurde assez convenu, mais ambiance relativement oppressante malgré tout), « Le Fleuve oublié » (amusant récit colonial à la conclusion bâclée), « Le Casino des âmes » (absurde encore, et encore un peu convenu), et enfin « L'Idée » (ou la transmission d'une dangereuse réflexion, prise au pied de la lettre ; c'est un peu laborieux, mais pourrait presque intégrer la catégorie précédente).

 

Le reste est à mon sens absolument dénué d'intérêt : « L'Homme qui avait toujours raison » (nouvelle à cadre judiciaire qui commence très bien, voire superbement ; le bâclage de la fin n'en est que plus désolant), « Filature par une nuit d'été » (très convenue), « Gare centrale » (absurde classique et vaguement pénible), « Maîtrise de l'Illusion » (qui fait dans la parano dickienne, mais en pontifiant et laborieux) et enfin « En boîte » (qui joue sur le double sens du titre de manière un peu facile).

 

Ce qui nous donne au final un recueil fort inégal, mais dans l'ensemble médiocre. Tout n'est pas à jeter dans ces Contes de l'entre-deux, il ne faut surtout pas commettre l'erreur de s'arrêter à la première impression donnée par les nouvelles d'introduction ; non, je le maintiens, il y a quelque chose, parfois d'intéressant et même prometteur dans les nouvelles de Pascal Malosse. Mais beaucoup, hélas, ne sont à mon sens pas abouties, et auraient mérité davantage de travail ou de réflexion avant publication. Wait and see ?

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"Aucun homme n'est une île", de Christophe Lambert

Publié le par Nébal

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LAMBERT (Christophe), Aucun homme n'est une île, Paris, J'ai lu, coll. Nouveaux Millénaires, 2014, 282 p.

 

Je n'aurais peut-être pas dû lire ce livre... En effet, je n'avais jusqu'à présent jamais été pleinement convaincu par Christophe Lambert (Le Commando des immortels était largement raté à mes yeux, La Brèche un divertissement honnête mais guère plus), mais surtout le sujet d'Aucun homme n'est une île ne me bottait pas plus que ça. C'était la liste des stars qui me posait surtout problème, en fait : je ne connais à peu près rien d'Hemingway (dont, honte sur moi, je n'ai rien lu à part, quand j'étais gamin, Le Vieil Homme et la mer, comme tout le monde – j'avais détesté, mais bon...), je méprise Fidel Castro et Che Guevara me gonfle (et plus encore le culte de la personnalité qu'a suscité le martyr)... Pourquoi lire alors ce roman ? Ben, parce qu'on me l'avait prêté, que je n'avais pas grand-chose d'autre sous la main, et parce qu'il venait de remporter le prix ActuSF de l'uchronie... Allez.

 

Nous sommes en 1961. Le point de départ de cette uchronie est double (et pas forcément hyper crédible) : tout d'abord, Kennedy évite le débarquement des anti-castristes à la baie des Cochons ; une opération mieux préparée a lieu quelques mois plus tard, bientôt suivie par un débarquement de marines (mouais...) ; on vire ainsi le Líder Máximo du pouvoir et le contraint à reprendre la guérilla dans les montagnes de l'Escambray (occasion pour l'auteur de faire son Vietnam dans les Caraïbes, ce qui me paraît d'un intérêt limité). Par ailleurs, Hemingway ne se suicide pas au cours de l'été.

 

Le vieil écrivain, prix Nobel de Littérature, voit en fait là une occasion de reprendre du service et de retrouver l'atmosphère de la guerre d'Espagne ou du débarquement en Normandie, qu'il avait couverts autrefois. Il entend se rendre à Cuba, île qu'il connaît bien et qu'il a longtemps habitée, pour y interviewer Fidel Castro et Che Guevara. Ce que la CIA ne voit pas d'un très bon œil, mais elle entend saisir l'occasion : elle envoie son agent Robert Stone assister Hemingway sous la couverture d'un reporter photographe, avec pour mission d'assassiner au passage le Grand Frère Castro et le Petit Frère Guevara ; Hemingway se doute que Stone n'est pas ce qu'il prétend, mais laisse pisser, en gros, se contentant de sarcasmes de temps en temps...

 

Dès lors, le roman suit plus ou moins deux trames, un chapitre sur deux. Il y a donc tout d'abord ceux consacrés à Hemingway, selon le point de vue de Robert Stone ; un long voyage jusqu'au campement de l'Escambray, un tantinet ennuyeux... Et puis il y a les chapitres qui racontent l'histoire du camp castriste ; ce n'est pas systématique, mais on a généralement le point de vue du jeune cameraman Néstor Almendros (futur collaborateur de Truffaut), béat d'admiration devant le Che, avec lequel il se lie d'amitié et qui lui inculque sa conception de la guérilla entre deux saillies pseudo-philosophiques.

 

Bon.

 

Ce roman est à mes yeux un échec... Il ne parvient en effet pas, à mon sens, à constituer un bon divertissement, à la différence de La Brèche et, en étant bon public, du Commando des immortels. Le rythme se traîne, sur cette base plus ou moins crédible, et on s'ennuie le plus souvent (sauf lors de l'épisode le plus guerrier, la prise de Trinidad par les troupes du Che ; Lambert aime décidément les trucs militaires, et c'est sans doute ce qu'il réussit le mieux ; dommage qu'il verse dans l'héroïsme à dix balles, mais j'y reviens). Tout se déroule mollement, jusqu'à une fin somme toute prévisible – annoncée il est vrai par la punchline du titre, un peu grotesque comme le sont toutes les punchlines...

 

Mais, surtout, et voilà qui n'engage sans doute que moi, mes préjugés intervenant probablement dans l'affaire, le roman est atrocement caricatural et très agaçant dans sa présentation des personnages historiques et des événements auxquels ils sont liés. Oh, je ne nie pas le travail de documentation de l'auteur, qui ressort de ses quelques notes en fin de volume ; je dis juste qu'il est dommage que cette documentation ait été employée de la sorte, de manière aussi naïve, disons. Certes, de temps à autre, Christophe Lambert infuse quelques éléments moins unilatéraux pour éviter de verser totalement dans le manichéisme, et le personnage de Robert Stone est presque intéressant à cet égard. Mais les portraits de Castro (bouh) et Guevara (wah) n'en sont pas moins agaçants de simplisme.

 

Même si, sans surprise, c'est surtout celui du Che qui m'a posé problème. Je l'ai dit plus haut : le culte de la personnalité, l'idolâtrie débile suscités par l'Argentin, m'ont toujours cassé les couilles (d'autant que j'avais quelques ardents admirateurs du bonhomme dans mon entourage) ; or Christophe Lambert y succombe largement. Malgré la critique latente, notamment de l'impulsivité du commandant, le portrait reste quand même assez unilatéral, et verse dans l'héroïsme à dix balles, à base de conscience révolutionnaire authentique accompagnée d'un charisme de pacotille. Certains tableaux censément édifiants sont à se pisser dessus, ou à hurler de rage, au choix. Au début, j'ai cru que l'agacement procuré par le personnage de Guevara témoignait d'une astuce de l'auteur, qui entendait casser un peu le mythe ; à la fin, je n'avais clairement plus ce sentiment, du fait du rôle endossé par le martyr dans la trame, et du regard que l'auteur nous impose, celui du jeune Néstor. J'ai voulu croire à la distance tout d'abord, mais l'accumulation m'a gavé et convaincu que Lambert se complaisait, là encore, dans la caricature, versant positif cette fois.

 

Résumons : base peu enthousiasmante et pas hyper crédible ; trame qui se traîne ; caricature à tout va, avec les personnages adéquats... Non, franchement, j'ai du mal à y voir un bon roman (alors le considérer comme une excellente uchronie, hein, bon...). Si l'on y rajoute un style lui aussi simpliste, mais sans l'efficacité qui a pu le caractériser dans de précédentes livraisons de l'auteur, et qui achoppe parfois sur des métaphores ou comparaisons foireuses, le bilan est à mes yeux sans appel : Aucun homme n'est une île est un ratage à peu près complet.

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"029-Marie", de Franck Manuel

Publié le par Nébal

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MANUEL (Franck), 029-Marie, Toulouse, Anacharsis, coll. Fictions, 2014, 185 p.

 

Je ne sais pas si c'est moi qui hallucine ou bien quoi, mais j'ai de plus en plus l'impression que la bonne science-fiction – et ça vaut pour la science-fiction française – se trouve en dehors des collections dédiées au genre... Bon, j'exagère peut-être un peu. Ce qui est certain, en tout cas, c'est qu'il y en a. Ainsi chez Anacharsis, éditeur très recommandable dont j'ai déjà eu l'occasion de parler à plusieurs reprises, mais pour des livres bien éloignés du genre : 029-Marie, le second roman de Franck Manuel (le premier, Le Facteur Phi, avait déjà été publié chez le même éditeur), en relève très clairement (première incursion de l'éditeur en terres science-fictives, sauf erreur).

 

Il a même à vrai dire, surtout dans les premières pages, quelque chose de tellement classique, de tellement codé, qu'il en est presque caricatural : cette société souterraine aseptisée et dystopique, où la nature est abolie et le contact charnel prohibé, peut faire penser à pas mal de choses – pour ma part, j'ai immédiatement eu en tête l'excellent film de George Lucas THX 1138. On aurait cependant bien tort de s'arrêter à cette première impression : si 029-Marie joue des codes, assurément, c'est avec talent et finalement inventivité ; tout cela est brillamment renouvelé, pour donner au final un roman d'autant plus séduisant et convaincant qu'il est servi par une plume très travaillée, subtile et puissante.

 

Donc, un lointain futur, où la Terre (mais pas Mars...) est régie par le Code, très sévère, qui règle le moindre aspect de la vie quotidienne. Si le mariage n'a étrangement pas été aboli, le sexe y est impensable. Le moindre contact, en fait, entraîne immédiatement des excuses démonstratives, avec gestuelle appropriée et prononciation de la Formule... La décence impose de bien boutonner sa robe, et le moindre écart est impitoyablement sanctionné, ne serait-ce que par le rejet des autres scandalisés.

 

029-Marie, professeur de littérature pré-Code – on suit notamment ses cours sur le mythe du double, ce qui n'a bien entendu rien d'innocent – est un parfait spécimen d'intégration dans cette société (à première vue tout du moins...). Habile à manier le DC – disque cérébral qui équipe presque tout un chacun, et donne un côté transhumain au quidam –, elle gagne bien sa vie, et ne devrait pas avoir à se plaindre, en principe... Pourtant, elle est hantée par le souvenir de 328-Pierre (avec qui, horreur glauque et sacrilège impensable, elle a fait l'amour, une fois), et a du mal à élever son fils 454-Jean. Elle n'est de toute évidence pas heureuse...

 

Pas grand-chose à perdre, sans doute, et son passé, peut-être, mais surtout son habileté avec le DC, expliquent que Channel 7 s'intéresse à elle. Et vient un jour lui proposer un étrange travail : il s'agirait pour elle de participer à une sorte d'émission de téléréalité... basée sur le tourisme sexuel extraterrestre. Dans cette société où l'on ne baise pas, on l'invite ainsi – et en la payant bien – à s'embarquer pour un périple interstellaire de trois ans au cours duquel elle se fera troncher par tout ce qui peut exister dans l'univers (et il y a des créatures sacrément bizarres, l'imagination de l'auteur joue ici à plein et est à l'origine de quelques formes de vie tout à fait intrigantes)... et à enregistrer tout ça, dans le plus grand secret, pour le diffuser ensuite aux frustrés inconscients de la Terre, avec ses commentaires en voix-off.

 

029-Marie accepte. Elle deviendra ainsi une star, la femme de l'espace. L'émission Alien Sex, foncièrement hypocrite, met le doigt sur l'hypocrisie de la société du Code ; révolutionnaire, scandaleuse, elle a un succès colossal et bouleverse les institutions, modes de vie et manières de penser. Il lui faut un double, masculin cette fois ; Channel 7 va ainsi recruter en prison ce petit fumier de 065-Marc...

 

Pendant un certain temps, je n'ai su que penser du fond de 029-Marie. Comme bon nombre de dystopies, le roman n'est pas épargné par une certaine tendance à la réaction anti-technologique qui a toujours tendance à me gêner un peu. Je craignais en outre, finalement, le racolage, avec un sujet pareil : 029-Marie aurait ainsi joué de l'hypocrisie qu'il dénonce à bien des égards, comme les émissions de Channel 7...

 

Je me trompais, heureusement. Si le roman n'est pas exempt d'une certaine ambiguïté à cet égard, c'est en se montrant astucieux et intelligent ; loin de se complaire dans un bête racolage ou exhibitionnisme, 029-Marie, finalement assez pudique pendant un bon moment, développe des fantasmes quasi sadiens (chouette) sans juger, ce qui est appréciable ; le roman ne vise ni à exciter ni à choquer, contrairement aux émissions de téléréalité, mais interroge habilement la relation complexe de notre société à la sexualité et à son exploitation. Il ne s'agit heureusement pas de faire dans la diatribe, anti-pornographie par exemple, mais plutôt dans une sorte de satire un brin mélancolique, qui expose sans condamner unilatéralement.

 

Ceci grâce à trois atouts indissociables : la réussite, et donc complexité, des personnages, 029-Marie en tête, une tête et un cœur avant d'être un vagin et un anus ; l'inventivité dans les écologies extraterrestres, très appréciable, et qui fait un contraste saisissant avec le classicisme du cadre terrien ; et, enfin – mais c'est sans doute le premier de ces atouts à saisir le lecteur –, un style irréprochable, savoureux et juste, qui séduit l'oreille et prend aux tripes : certes, il ne faut pas être allergique aux phrases interminables, pas plus qu'aux légères expérimentations formelles, mais il y a là de quoi se régaler ; à vrai dire, le style seul aurait pu faire de 029-Marie un roman tout à fait recommandable (d'autant que cette attention à la plume n'est pas forcément caractéristique de la SF, en raison de vieilles lubies dont on a parfois encore du mal à se débarrasser...), mais son intelligence et sa justesse achèvent d'emporter l'adhésion.

 

Sans aller jusqu'à parler de chef-d'oeuvre – ne poussons pas mémé dans les griffes du Mente –, on ne peut que louer la réussite du roman de Franck Manuel, sous tous ses aspects. 029-Marie est probablement une des meilleures choses qui soient arrivées à la science-fiction française ces derniers temps ; et c'est hors-genre... Ben on va faire avec, hein ?

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"L'Histoire de ma vie", d'Henry Darger

Publié le par Nébal

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DARGER (Henry), L'Histoire de ma vie, [The History of my Life], traduit de l'anglais [États-Unis] par Anne-Sylvie Homassel, préface de Xavier Mauméjean, Paris, Aux Forges de Vulcain, coll. Arts, [2013] 2014, 135 p.

 

Nébal est un con, certes, mais en outre Nébal est inculte... Je n'avais jamais entendu causer d'Henry Darger jusqu'à très récemment (quelque temps avant la sortie de ce beau livre). En tout cas, je ne savais rien du monsieur quand j'ai chroniqué le très bon American Gothic de Xavier Mauméjean (qui signe ici la préface, du coup) ; je n'étais donc pas conscient des nombreuses références que ce roman contenait, renvoyant à cet « artiste invisible » à l'œuvre aussi prolifique qu'inpubliable. Autant dire que, même si j'ai aimé ledit roman, je suis sans doute passé largement à côté. Bon...

 

Mais il n'est jamais trop tard, hein ? Et je dois dire que la présentation qui m'a été faite du mystérieux bonhomme (notamment par la traductrice Anne-Sylvie Homassel) m'a autant intrigué qu'alléché.

 

Un « artiste invisible », disais-je. Du vivant de Darger, personne, absolument personne, n'était conscient de sa production artistique. Ce n'est qu'à sa mort qu'on a découvert l'ampleur de la chose. Ses logeurs, en l'occurrence, qui avaient l'œil, et ont compris immédiatement qu'il y avait là quelque chose qui sortait de l'ordinaire.

 

Une œuvre double. Picturale, tout d'abord : de très nombreuses pièces à base de dessins et collages (j'apprécie tout particulièrement ces derniers) qui ont fait, à titre posthume, de Darger un géant de « l'art brut » ou « art naïf » (je n'y connais rien). Littéraire, ensuite, avec des milliers de pages constituant notamment une gigantesque saga merveilleuse de littérature enfantine, dans la droite lignée, probablement, du Magicien d'Oz ; une œuvre colossale, jamais publiée donc, et probablement jamais publiable. Avec des éléments complémentaires, comme d'obsessionnels relevés météorologiques (j'y reviendrai), ou encore cette étrange autobiographie, dont les pages traduites ici ne constituent qu'un extrait (il y en a là encore des milliers de pages).

 

Première publication de Darger en français, donc, que ce quatrième volume de la collection « Arts » des Forges de Vulcain. Et, disons-le, pas forcément la plus facile des portes d'entrée... Au sens où l'intérêt littéraire de la chose est inexistant (on appréciera par contre grandement les impressionnantes reproductions en couleurs de certaines œuvres picturales de l'auteur) ; par contre, l'intérêt psychiatrique...

 

Dire de Darger qu'il était « fou » ne rime sans doute à rien, même s'il consacre nombre de pages à cette réputation qu'il avait notamment durant son enfance, et qui lui a valu de passer plusieurs années dans une sorte d'asile pour enfants (dont il s'est évadé à plusieurs reprises). On ne peut cependant s'empêcher de dire, à la lecture de ces pages, que le bonhomme était tout de même bel et bien... dérangé. Son comportement en classe n'implique pas forcément grand-chose, et on ne déduira rien de ses crises de colère parfois violentes. On sera déjà un peu plus intrigué par ses diverses obsessions, et notamment sa fascination pour les incendies (ça revient très souvent ; et il a semble-t-il allumé quelques petits feux lui-même...) ou encore pour les tempêtes (relevées systématiquement, souvent de manière très précise, bien plus précise à vrai dire que tous les autres événements de sa vie).

 

Plus globalement, la composition de cette autobiographie laisse perplexe. Dans les premières pages (le temps de s'habituer, on va dire), elle fait même carrément peur, et on se demande en frissonnant dans quoi on a bien pu s'embarquer... Le « style » de Darger est en effet au moins aussi naïf que ses compositions picturales, sans que cela produise le même effet. On a l'impression de lire un texte écrit par un enfant, à vrai dire (rien d'étonnant, sans doute, pour cet homme qui affirmait qu'il ne voulait pas grandir, en bon avatar de Peter Pan)... Mais un enfant un peu maniaque, qui relève méticuleusement les tempêtes et incendies (donc), mais aussi la situation géographique de tel ou tel bâtiment dans Chicago, ses dimensions, le nombre d'étages, la disposition des fenêtres...

 

Le fait est que cette Histoire de ma vie se consacre pour l'essentiel à des choses qui ne nous intéresseraient pas en temps normal, et gomme ce que l'on aurait envie de juger essentiel : la production artistique de l'auteur. Celle-ci n'est jamais évoquée. Tout au plus peut-on relever cette remarque amusante (et qui en dit long, sans doute) ; « Pour aggraver les choses, je suis un artiste à présent, le suis depuis des années. » Et c'est tout.

 

Non, Darger préfère parler de tempêtes et d'incendies.

 

Bon, il parle quand même de sa vie, certes. De son enfance un tantinet perturbée (notamment de son séjour à l'asile de Lincoln, donc), puis de son travail en tant qu'adulte : Darger a passé l'essentiel de sa vie à travailler dans des hôpitaux, à la plonge ou au nettoyage. Et il s'étend notamment sur ses relations souvent houleuses avec ses supérieurs.

 

Il s'attarde aussi sur ses douleurs et maladies, et dresse, consciemment ou non, un portrait psychologique de sa personne plutôt étonnant : cet homme qui était semble-t-il avant tout discret (on veut bien le croire) et poli se présente comme très colérique, parfois violent, un tantinet égoïste, aussi. Il se montre cependant bon catholique, et insiste sur l'importance de la religion à ses yeux (quand bien même, dans ses crises de colère, il se montre blasphématoire).

 

L'ouvrage, d'abord pénible – et qui, formellement, le reste pas mal jusqu'au bout, avec notamment ses innombrables allers-retours, sa confusion générale, ses nombreuses répétitions –, devient cependant étrangement fascinant. Pas comme une brillante œuvre littéraire, non, ce qu'il n'est certainement pas ; encore moins comme un autoportrait d'artiste, puisqu'il gomme totalement cette dimension de sa vie qui nous apparaît pourtant aujourd'hui essentielle : ne vous attendez pas à de brillantes dissertations de théorie artistique, Darger ne parle pas d'art une seule fois dans toute L'Histoire de ma vie. Non, je maintiens : c'est un cas clinique, un interloquant document psychiatrique. Fascinant en tant que tel, oui. On ne peut qu'être étonné par ce texte étrange et laborieux ; jusqu'à lui trouver un intérêt qui paraît tout d'abord inexistant.

 

Un livre très bizarre, donc. Peut-être pas la meilleure des portes d'entrée pour découvrir l'œuvre d'Henry Darger. Il étonne néanmoins, il intrigue ; et c'est ainsi qu'il intéresse. Je n'en conseillerais cependant pas la lecture à tout le monde, sans doute faut-il être dans un état d'esprit bien particulier (que je n'avais pas forcément...) pour l'apprécier. En en retournant la dernière page, toutefois, outre la conviction que Darger était un grand artiste pictural (cela ne laisse aucun doute à en juger par les quelques reproductions qui émaillent cette édition), demeure, voire se retrouve renforcée, la curiosité de découvrir son œuvre de fiction...

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"Intrabasses", de Jeff Noon

Publié le par Nébal

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NOON (Jeff), Intrabasses, [Needle in the Groove], traduit de l'anglais par Marie Surgers, bande originale du livre par David Toop, [s.l.], La Volte, [2000] 2014, 208 p.

 

 

 

Tracklist :

01 – door code /

02 – scorched out for love

03 – bass instructions #1

04 – heavy on the download

05 – glamourboys parade

06 – plugged in total

07 – bass instructions #2

08 – dubbed out for love

09 – the kiss

10 – the kiss (recorded)

11 – bass instructions #3

12 – vibegeist

13 – smoked out for love

14 – bass instructions #4

 

Bon, ce n'est plus un secret, hein : j'adore Jeff Noon. Depuis ma lecture enthousiaste de Pixel Juice, et malgré une petite déconvenue sur son roman le plus culte, Vurt, je ne cesse de clamer mon intérêt pour le génial auteur mancunien. Et je guettais cet Intrabasses depuis un moment (sous le titre Needle in the Groove, certes pas évident à traduire) ; je me suis précipité dessus à sa sortie, même si je n'ai trouvé le temps de le lire que ces derniers jours. Et, mazette...

 

Noon, quoi.

 

Dans Intrabasses, Noon (joie!) parle de musique. Et plus particulièrement (re-joie!) de la musique de Manchester (pardon : Madchester ; révisions  ici, par exemple). Intrabasses est en effet une ode à la scène mancunienne, pour le meilleur et pour le pire, et balaye toute son histoire, du skiffle à la dance en passant par le glam et le punk. Le roman est semé d'allusions, ne serait-ce que dans la topographie mancunienne : on évoque très tôt un Ian Curtis Boulevard, et toute la ville est parsemée de semblables rues musicales.

 

Mais resserrons le point de vue. Intrabasses nous est narré par Elliott, un bassiste (cool) de 24 ans, qui a connu quelques problèmes de came et se perd à jouer pour de mauvais groupes de rhythm n' blues dans les pubs mancuniens. Un enfant du rock (littéralement), cependant, qui est repéré un soir par Donna, chanteuse noire jeunette qui lui propose de tenter l'expérience Glam Damage : un vrai groupe, quoi. Elliott opine, et rencontre ainsi deux autres zozos plus difficiles à vivre, la DJ Jody, sans doute géniale, en tout cas très engagée dans ce qu'elle fait, mais avec un caractère de cochon, et le batteur 2spot, excellent dans sa partie mais foncièrement déconcertant ; on le devine vite méchamment névrosé, et apprend qu'il est le rejeton d'une impressionnante dynastie musicale. Ah et puis, il y a le chat, Gallagher (Noël ou Liam?).

 

Intrabassesse concentre sur l'enregistrement de deux morceaux, « Cramé d'amour » et « Vibegeist » (lequel fait environ 17 minutes 30, comme  ce morceau génial, et je ne crois pas que ce soit un hasard, mais j'hallucine peut-être). De la pop qui fait danser tout en expérimentant intelligemment (chouette !). Et Elliott retrouve le groove en plaquant sa quatre cordes sur le kaléidofunk du Damage. Il retrouve la musique. Il l'a bientôt dans les veines. Un diamant dans les veines...

 

Car le Damage use et abuse d'un nouveau procédé d'enregistrement et de remixage, révolutionnaire, génial et fou, qui rend la musique liquide. Et qui en fait – littéralement – une drogue, aux effets déconcertants...

 

Je ne peux pas en dire plus quant à la trame, il faut la découvrir par soi-même. Mais c'est beau et puissant.

 

Mais j'ai adoré, bordel. Un roman vraiment impressionnant, qui expérimente à bon escient, fout une sacrée baffe dans la gueule, et tétanise d'admiration. Saluons au passage le boulot impeccable de la traductrice Marie Surgers, qui a dû se prendre quelques suées en officiant...

 

Dans Intrabasses, Noon parle donc de musique. Ce qui est à mon sens très, très difficile. Et il fait ça remarquablement bien. Un extrait valant mieux qu'un long discours, voici, par exemple :

 

« et puis / soudain / je m'entends qui déboule / de nulle part, la basse lancée si forte, si profonde / elle engloutit la salle / BANG ! allez, encore, allez / BANG supersonique ! la piste crie sous le choc / le sang palpite en rythme fluide / puis 2spot, batterie distordue, se joint au mix / comme une crise d'angoisse, batterie folle, pouls électrique / fend l'air / l'ouvre en grand / et ça les chope, juste quelques-uns / quelques danseurs courageux, inconscients qui osent trouver un filon dans le bruit / parce qu'il a un beat rien qu'à lui, et il y a ce piège, notre subterfuge / le rythme caché / au fond, au fond, au fond du fond / où dansent les danseurs solitaires, ils se rencontrent sous l'œil exigeant de la foule / mais répandent un virus contagieux / ça devient un show, une performance, une parade de l'étrange

 

« quelque chose dont seuls certains sont capables / et donc un code d'abord

 

« une espèce de cercle se forme / des inconnus au rire triste, réduits à regarder / ces membres qui bougent en tout sens / ces genoux et ces hanches désarticulés puis figés / et le lent mouvement des pieds, comme une coulée de mathématiques sur le dancefloor / diagrammes de flux qui ne suivent pas le rythme mais les fréquences/

 

[...]

 

« une autre personne entre dans le beat / et une autre, une autre / pour emplir la piste d'un amour jamais pur

 

« bon dieu, quand tous les enfants brisés apprennent à danser »

 

Je suis béat d'admiration. « Bon dieu, quand tous les enfants brisés apprennent à danser », je dis rhaaa.

 

 

Allez, encore !

 

« BRANCHE-MOI, OVERDOSE VIBEGEIST

 

« est-ce que vous vous êtes déjà défoncé / déjà / vous avez été drogué, camé, dansé, embrassé / et avez-vous eu le cœur tremblant, le sonic beat du sang drogué au baiser pop qui danse / et ces baisers, étaient-ce des baisers de percussions dopées / comme des fréquences de popdance électrique / comme des carillons d'insectes / comme un chatoiement shooté / baiser pop, passion de basse liquide en baiser batterie / et avez-vous déjà embrassé une drogue, dansé une drogue / déjà / vous l'avez déjà fait, là c'est un rendez-vous en musique / un mix au sang / où le beat est à un sillon, à une veille de l'aiguille tendue / des nuages de dance affluent, nuages d'étincelles, baisers de batterie / et votre basse, déjà, capturée de nuages, amollie, toutes les notes injectées dans les veines / grimper dans le mix en rythmes orbitaux / pour flotter dessus, loin, dans les vagues de son jaillies des enceintes / et enfin, tomber / et dans la chute, entendiez-vous les voix / voix de batterie, distantes, presque tout au bord du mix / était-ce un dub murmuré, un chuchotement / perdu depuis longtemps et jamais retrouvé / la voix fantôme que toute votre vie vous entendiez presque à moitié / le fantôme à quatre cordes / enfin, enfin joué

 

« ce genre de choses, ça vous est déjà arrivé ?

 

« vous êtes-vous déjà trouvé une drogue / comme je m'en suis trouvée / je me suis trouvé une dope de danse baisers pop, cramé jusqu'au fond / avec les quatre cordes qui s'enflamment une à une

 

« jusqu'à »

 

Voilà. Moi, je trouve ça splendide, comme un long poème en prose. Un vrai.

 

Mais Intrabasses ne fait pas que parler (superbement) de musique. C'est aussi, au-delà, une histoire d'héritage et de lourd passé, qui plonge littéralement dans le temps et l'histoire de la scène mancunienne pour nous en livrer d'édifiants tableaux. Et puis il y a tout ce qui va avec, et notamment la drogue, l'amour («  Ever Fallen in Love »...) et la mort. Et, du coup, c'est un roman très subtil dans son approche de ces thématiques aussi rebattues que délicates, et qui se montre véritablement émouvant. Incroyablement poignant. Carrément bouleversant. Je crois, à vrai dire, que cela faisait un bail que je n'avais pas lu quelque chose d'aussi fort...

 

Un roman stupéfiant, quoi.

 

(Aha.)

 

Et puis il y a la cerise sur le gâteau : la bande originale du livre par David Toop. Quand j'ai appris que le roman serait accompagné de ce CD, j'ai été plus qu'aguiché, et ma curiosité méchamment attisée. Car je connais un peu David Toop. Pas tant pour sa musique à proprement parler – même si j'en avais écouté quelques trucs fort intéressants ici ou là, non, là – que pour sa manière d'en causer : j'avais en effet lu (et je vous le recommande) son passionnant essai Ocean of Sound, essentiellement consacré à l'ambient, et m'en étais régalé. La bande originale de Needle in the Groove, du coup, ne joue pas la carte pop / dance du Glam Damage. On lorgne bien plus ouvertement sur l'ambient, justement, et la musique expérimentale plus largement, avec pas mal de glitch. C'est très intéressant, et constitue une bande originale parfaitement appropriée, sur laquelle vient se coller la voix étrange et séduisante de Jeff Noon himself. Oui, une très jolie cerise sur le gâteau.

 

Et qui ne fait que confirmer mon impression ultra positive quant à l'intérêt d'Intrabasses. Ce n'est probablement pas un roman facile d'accès, et il ne parlera probablement pas à tout le monde. Mais je l'ai adoré. Si vous aimez Noon, tentez l'expérience ; si vous aimez la musique mancunienne, tentez l'expérience ; si vous aimez les deux, comme votre serviteur, jetez-vous dessus, et plus vite que ça !

 

EDIT : Gérard Abdaloff en dit vach'ment plein du bien ici.

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