"Rêves cruels", de Rhoda Broughton
BROUGHTON (Rhoda), Rêves cruels, traduit de l’anglais par Patrick Reumaux, illustrations de Frédéric Bézian, Talence, L’Arbre vengeur, [1872, 1881, 1885] 2014, 124 p.
Il m’arrive parfois (sans déconner ?) d’acheter des livres sur un coup de tête, mu par la seule curiosité, ce qui peut susciter de fort belles découvertes comme de bien tristes déconvenues. C’est sur un coup de tête, ainsi, que j’ai fait l’acquisition de ce tout petit volume (assez onéreux, 11 € pour 120 pages…) comprenant trois nouvelles lorgnant sur le fantastique de Rhoda Broughton, auteur semble-t-il fort important outre-Manche, et qui y avait connu le succès en son temps, mais dont je n’avais jamais entendu parler.
L’idée de ces Rêves cruels (oui, Rêves cruels, et non pas Contes cruels, fâcheux lapsus de la page de garde… et ce n’est hélas pas le seul élément qui me fait douter de la relecture de ce recueil, mais on aura l’occasion d’y revenir) me paraissait intéressante : s'interroger sur les rêves les plus perfides et horribles – des rêves prémonitoires notamment – dans le cadre délicieusement cul-pincé et hypocrite de la bonne société victorienne, c’était un programme plutôt alléchant, non ? Alors, après quelques hésitations bien vite balayées, je me suis procuré la chose, et n’ai pas tardé à la lire.
Le contrat est respecté, sans doute. Dans ces trois nouvelles inédites en français (« Mrs Smith de Longmains », qui occupe à elle seule la moitié du recueil et c'est tant mieux, « Voyons, c’était un rêve ! » et « Ce que cela signifiait »), Rhoda Broughton nous plonge dans les tourments de ladies malmenées par leurs visions nocturnes, d’horribles assassinats dans les deux premiers textes (le troisième ne joue pas vraiment sur le prémonitoire), et qui ne savent pas comment y réagir… a fortiori quand la crainte de passer pour ridicules s’immisce dans la partie, ce qui est sans doute l’essentiel dans le cadre feutré de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie britanniques (et ce qui, autant le dire de suite, fournit les considérations les plus intéressantes de ces récits). La narration à la première personne, dans les trois cas (et le plus souvent au présent, mais j’y reviendrai), renforce ce sentiment d’immersion dans la psyché torturée de nos rêveuses désemparées.
Cela dit, ce recueil souffre vaguement des limitations imposées par son thème même. Il n’y a en effet probablement pas trente-six solutions quand un récit tourne autour d’un rêve prémonitoire (attention, je vais probablement SPOILER, là) : certes, il y a toujours la possibilité de s’en moquer et de ne rien faire, mais cette inaction ne serait sans doute guère propice au divertissement recherché par l’auteur ; il y a alors l’utilisation du thème de Cassandre, qui joue probablement dans « Voyons, c’était un rêve ! » (même si c’est sans doute plus vicieux ici : à certains égards, c’est en effet l’action préventive de la narratrice qui conduit au drame…) ; et, au-delà de ce versant « fataliste », il y a enfin l’éventualité que l’intervention porte ses fruits, et permette d’échapper au destin (ce qu’illustre « Mrs Smith de Longmains »). Le ton de la nouvelle laissant à chaque fois pas mal supposer l’approche qui est retenue, on n’est guère surpris en définitive, et, par voie de conséquence, on ne frissonne guère… La troisième nouvelle n’est au fond guère plus surprenante, même si elle œuvre par tours et détours intrigants… qui peuvent cela dit donner l’impression que l’auteur, bavarde, fait un peu trop durer le plaisir pour qu’il soit bien honnête.
Reste, dès lors, la peinture de cette bonne société so British confrontée à l’étrange et l’incompréhensible. C’est indubitablement le point fort de ce recueil, même si j’en attendais sans doute davantage. « Mrs Smith de Longmains » est à cet égard la nouvelle la plus réussie : la relation de l’énergique narratrice à ses trois (dindes de) filles est assez amusante, et, dans un registre plus subtil, il en va de même de sa gêne face à la lady destinée à périr (ou pas) aux mains d’un mystérieux assassin, notre héroïne ne se sentant pas de lui dire au juste ce qui la préoccupe. On peut éventuellement sourire, dans « Voyons, c’était un rêve ! », des saloperies déversées par les personnages à propos des prolos irlandais perfides et rusés qui les environnent (et j’avoue que le tableau de cet ouvrier qui massacre du propriétaire à la faucille m’a également amusé, mais bon, c’est moi, hein). « Ce que cela signifiait » ne joue par contre pas du tout sur ce tableau, y préférant la seule introspection déconcertée, et m’a paru du coup plus faible.
Tout cela se lit, mais sans grand enthousiasme à vrai dire (même si la première nouvelle passe mieux, donc, et est heureusement la plus longue). C’est sympathique mais, si j’ose dire, il n’y a pas de quoi s’en relever la nuit…
Ce qui ne serait sans doute pas en soi rédhibitoire… n’était l’agacement que j’ai ressenti au fil des pages de ce petit volume qui justifie mal son prix. En effet, j’ai plus d’une fois tiqué devant le style, et redoute que cela vienne pour partie de la traduction, et sans doute plus encore de la relecture, ou peut-être de son absence. La ponctuation est régulièrement malmenée, ce qui n’est sans doute pas dramatique, certes (mais je suis un peu un nazi de la virgule, c’est vrai). Plus gênant, le choix d’une narration au présent me paraît problématique : cela sonne étrangement en français dans ces circonstances ; j’imagine qu’il s’agit là de se montrer fidèle au texte original, ce qui est bien légitime… mais ça n’en est pas moins assez franchement perturbant à l’occasion, a fortiori quand d’autres temps se joignent à la partie : la concordance m’a paru quelque peu malmenée à l’occasion, ce qui m’a parfois fait grincer des dents (même si je n’ai pas d’exemple à vous fournir, c’est un sentiment général ; cela vaut surtout pour le deuxième récit, par contre). Et j’ai encore davantage grimacé devant certaines ruptures de ton pour le moins incongrues (surtout dans la deuxième nouvelle là encore, qui est vraiment mal passée sous cet angle) ; sans doute Rhoda Broughton en jouait-elle dans le texte original, je ne prétends pas le contraire, mais j’ai l’impression que le traducteur n’a pas forcément rendu au mieux ces décalages : le résultat m’a paru en tout cas guère convaincant dans ses tentatives maladroites de rendre la familiarité de ces langues de vipère de la haute, transformées en quidams à l’élocution hachée. Si le fond de ces trois récits est honnête, ils m’ont vraiment paru pécher sur le plan formel…
En somme, tout ceci est donc hautement dispensable. Pas inintéressant, mais certainement pas transcendant. Quant au manque d’application qui me paraît caractériser cette édition française (je peux me tromper, hein…), il est vraiment regrettable, et m’incite à vous déconseiller en définitive cette brève lecture, qui n’a certes pas constitué la belle découverte que j’en attendais ; petite déconvenue, donc…