Le Messie de Dune, de Frank Herbert
HERBERT (Frank), Le Messie de Dune, [Dune Messiah], traduit de l’américain par Michel Demuth, Paris, Robert Laffont – Presses Pocket, coll. Science-fiction, [1965, 1969-1970, 1972] 1980, 315 p.
Deuxième volet du monumental « cycle de Dune » de Frank Herbert, Le Messie de Dune tranche par sa brièveté (d’autant que vous pouvez oublier en gros les cinquantes dernières pages, qui se contentent de reprendre les appendices de Dune – peut-être le « Lexique de l’Imperium » est-il vaguement mis à jour, mais je n’en suis même pas sûr). Il tranche aussi, mais par rapport au célèbre tome inaugural seulement, en ce qu’il tend progressivement à mettre de côté la coloration « pop » qui m’avait un peu surpris à la relecture. Nous ne sommes cette fois plus en présence d’un roman d’aventure – et, avec ce volume, le cycle semble évoluer vers l’image globale dont je me souvenais, quelque part entre philosophie et mystique (éventuellement à dix balles, comme de juste). Ce qui peut passer ou casser… Néanmoins, on aurait sans doute tort, à se fonder sur cette brièveté relative et sur cette image de « pont » entre deux moments du cycle, de considérer Le Messie de Dune comme un ouvrage mineur : il a pleinement sa raison d’être, et, s’il est loin d’être parfait, il n’en contient pas moins de beaux moments et de belles idées.
L’action se situe douze ans après la fin de Dune. Et ces douze années ont été bien remplies : le Jihad des Fremen, au nom de Muad’Dib, a ravagé l’univers connu, les mondes tombant l’un après l’autre sous le joug des combattants fanatisés. Ce qui est bien loin de réjouir le fils divin du duc Leto : horrifié par les massacres, Paul en vient à se comparer à Gengis Khan ou Hitler, en relevant même combien ces « empereurs » du temps jadis étaient des petits joueurs par rapport à lui… Et l’Imperium est radicalement chamboulé : c’est bien Paul Atréides qui est désormais l’Empereur, Shaddam IV étant relégué sur Salusa Secundus où il fait mumuse avec une unique légion de Sardaukar. Les contre-pouvoirs traditionnels voient leurs prérogatives diminuer de jour en jour, et s’inquiètent grandement de la tournure des événements ; conséquence logique, dès lors : ils complotent.
Le Bene Gesserit est bien sûr de la partie, incarné surtout par la Révérende Mère Gaius Helen Mohiam (celle de l’épreuve du gom jabbar dans Dune), mais assisté également au cœur du pouvoir par celle que l’on continue, malgré son statut d’épouse impériale, de qualifier de « princesse » Irulan : celle-ci a beau avoir rédigé d’impressionnantes œuvres consacrées à son divin époux, fournissant les exergues des chapitres de Dune, elle n’en est pas moins une épouse délaissée et frustrée… La Guilde des Navigateurs joue également un rôle dans cette affaire (je note que c’est la première fois, sauf erreur, que l’on voit un navigateur dans sa cuve, image très marquante dans les premières scènes du Dune de David Lynch, mais qui ne figurait pas dans le premier roman), même si son ambassadeur, Edric, n’est pas forcément très futé… Le vrai danger réside sans doute ailleurs, dans une faction qui n’avait été qu’à peine esquissée jusqu’alors, mais qui occupe désormais le devant de la scène (enfin, façon de parler, ils tirent les ficelles dans l’ombre et se dissimulent aisément…), à savoir le Bene Tleilax, avec notamment le rusé Danseur-Visage Scytale. Mais le plus inquiétant est probablement que des Fremen se mettent à comploter eux aussi…
Paul n’ignore rien de tout cela. Et pas davantage sa sœur, sainte Alia du Couteau, l’abomination (aussi agaçante que fascinante), ou encore ses plus fidèles serviteurs et amis tel Stilgar. La prescience de Muad’Dib le confronte en permanence à cette adversité, et lui dresse des esquisses terribles d’un avenir toujours à craindre, y compris et surtout du fait de sa position. Oserait-on dire que le « messie » est dépressif ? On le pourrait probablement. C’est qu’il est difficile d’être un dieu, comme disaient les autres… Écœuré par les atrocités commises en son nom et par le culte que lui vouent les innombrables pélerins qui se rendent sur Arrakis, assailli en permanence de visions tragiques, à petite ou grande échelle, Paul sombre dans le fatalisme – maladie du prescient –, voire l’apathie. En bon messie, il attend sa Passion… qui ne tardera guère et pourrait bien s’avérer sordide.
Sans doute est-ce pour cela qu’il entretient un jeu dangereux avec le « cadeau » que lui fait la Guilde, et qui a été conçu par le Bene Tleilax : Hayt, un ghola, c’est-à-dire le clone d’un cadavre ; mais pas n’importe lequel : celui de Duncan Idaho, le grand soldat des Atréides, qui était mort en protégeant la fuite de Paul et de sa mère, Jessica, dans les sables d’Arrakis… Devenu au-delà de la tombe un Mentat autant qu’un philosophe zensunni, Hayt, aux perturbants yeux métalliques, ne dissimule en rien qu’il est là pour détruire l’Empereur, qui ferait bien de le rejeter… Mais non. Paul l’accepte à ses côtés, cet être lui aussi torturé, partagé entre son rôle actuel plus ou moins défini et l’image obsédante de ce qu’il est censé avoir été…
Mais un autre problème se pose pour Muad’Dib : il lui faut un héritier. Chani, sa concubine fremen, sa sihaya, avait certes enfanté il y a de cela douze ans un petit Leto, mais il fut massacré par les Sardaukar lors de la bataille d’Arakeen, et Irulan l’empoisonne depuis d’un contraceptif ; or Paul refuse de concevoir un héritier avec la « princesse » Bene Gesserit – l’ordre redoute du coup de voir disparaître à jamais sa précieuse œuvre de sélection génétique dans les lignées des Atréides et des Harkonnen…
Le thème de l’Élu, central dans le premier roman, avait comme par essence quelque chose d’enthousiasmant, de positif ; la victoire inéluctable de Paul sur ses répugnants adversaires, non seulement allait de soi, mais pouvait donner une impression de justice cosmique – si tant est que cela veuille dire quelque chose. Mais, si la fin de Dune était une fête, Le Messie de Dune est la gueule de bois du lendemain, et c’est sans doute cela qui le rend intéressant. Le charisme indéniable de Muad’Dib, et son immense intelligence, ne changent rien à l’essentiel : ce « dieu », cet empereur-mentat, est au fond un homme qui doute, livré en permanence au remords pour les conséquences les plus terribles de ses actions, conscient de ce qu’il est et de ce qu’il a fait à un point insoutenable. La victoire du jihad, bien loin de réjouir, laisse un goût amer en bouche, et remue l’estomac. Frank Herbert, dans ce bref roman, délaisse la figure épique (et pénible en ce qui me concerne) du héros vengeur armé de son bon droit ; vient en guise de remplacement un nouveau Paul-Muad’Dib, figure tragique qui emprunte énormément à Œdipe (la référence est claire dans les derniers chapitres, les plus touchants). Et au travers de cette référence, c’est bien sûr le destin qui est questionné ; le Kwisatz Haderach a beau être en plusieurs endroits à la fois, il n’a guère de prise sur son avenir et l’avenir de l’univers autour de lui, ce que ses visions – tour à tour horribles de précision et d’autant plus inquiétantes qu’elles laissent quelques rares pans dans l’ombre – ne cessent de lui rappeler de manière frontale : le messie, l’homme fait dieu, est un pantin cosmique.
Mais il faut aussi envisager Hayt/Idaho dans cette perspective. Celui qui fut un homme est devenu un instrument politique, et son conditionnement semble impliquer un destin inéluctable. Mais, dans son cas, il n’y a au fond rien de certain ; la prescience trébuche sur des obstacles incompréhensibles, et, face à la cruauté de l’implacable, ressurgit peut-être en lui – le monstre, le cadavre – un élément humain, si humain, en tant que tel inaccessible au dieu Muad’Dib : le libre arbitre.
Et Frank Herbert joue fort bien de ces thèmes. Je parlais plus haut de « mystique (éventuellement à dix balles, comme de juste) », mais cela traduit surtout un blocage personnel général, et pas forcément si adapté que ça au Messie de Dune en tant que tel. Disons que, là, je ferais une distinction entre fond et forme : les aphorismes et autres sentences obscures façon pseudo-kôan caractéristiques du thème ne manquent pas, et me font parfois soupirer ; mais il y a heureusement quelque chose derrière – quelque chose de profond et juste –, ce qui est loin d’être toujours le cas, chez les auteurs amateurs de mystique chelou…
En définitive, Le Messie de Dune est donc un roman étonnamment riche eu égard à sa brièveté, et le plus souvent pertinent. Construit autour de la figure tragique de Paul-Muad’Dib, il en révèle paradoxalement, au prétexte de la divinité, une profonde humanité, qui le rend tellement plus intéressant… Pas si anecdotique que cela, donc – et en définitive émouvant, ce qui n’était pas gagné d’avance.
Ainsi s’achève, dans un sens, le « premier » cycle, consacré à Paul. Les deux tomes suivants, Les Enfants de Dune et L’Empereur-Dieu de Dune, constituent un autre « moment », et de même après pour Les Hérétiques de Dune et La Maison des mères. Petite pause pour le principe, et je m’y remets.