Europe, n° 1044 : H.P. Lovecraft – J.R.R. Tolkien, Paris, Europe, avril 2016, 348 p.
La prestigieuse revue littéraire Europe a consacré son numéro d’avril 2016 à deux icones des littératures de l’imaginaire, sans doute toujours plus engagées dans la voie de la reconnaissance académique (encore que le phénomène, concernant ces deux cas à part, puisse en fait remonter assez loin, y compris dans les pages mêmes de la revue) : H.P. Lovecraft et J.R.R. Tolkien.
Deux auteurs que tout oppose à maints égards, et pourtant la tentation est grande de dresser des parallèles – à plus ou moins bon droit sans doute, mais quand même : nés avec deux ans d’écart, les deux auteurs sont d’exacts contemporains, à ceci près que Lovecraft a connu une fin relativement précoce, décédant en 1937, quand Tolkien poursuivra jusqu’en 1973. Mais si les auteurs sont contemporains, leurs œuvres ne le sont pas : Tolkien a certes entamé son « Légendaire » dès la Première Guerre mondiale, mais ne commencera à publier que tardivement – en fait, par une étrange ironie, en 1937, la date de parution du Hobbit coïncidant avec le décès de Lovecraft… Sans doute la vie des deux hommes est-elle bien différente : l’estimé philologue oxonien, dont la carrière universitaire était prestigieuse avant même qu’il ne se révèle aussi conteur, s’éloigne ici du « gentleman de Providence », certes érudit et passionné, mais dont la culture a été acquise sur le tas, Lovecraft n’ayant jamais pu – et à regret – intégrer l’Université. Les conditions matérielles des deux hommes sont sans doute différentes elles aussi : tous deux issus de « bonnes familles », ils ont cependant connu des trajectoires divergentes à cet égard, le jeune Tolkien orphelin étant peut-être soumis à une condition plus modeste durant son enfance, mais acquérant plus tard, avec d’abord ses postes universitaires, puis le succès de ses romans, une relative aisance, là où Lovecraft, frappé de plein fouet par la Grande Dépression, ne trouvant pas de « métier » et ne gagnant pas grand-chose avec ses travaux littéraires, a été contraint de ronger petit à petit un capital s’amenuisant sans cesse, et à se restreindre à tous points de vue… Rien de commun, alors ? Eh bien, peut-être que si, malgré tout : chez les deux auteurs, l’approfondissement, récit après récit, d’un univers tout personnel (encore que celui de Lovecraft n’ait jamais eu la cohérence poussée de celui de Tolkien, loin de là), une mythologie propre qui allait acquérir peu ou prou les dimensions d’un univers étendu (plus encore sans doute chez Lovecraft, où, très tôt, le jeu des emprunts d’un auteur à l’autre s’est mis en branle, aboutissant quelque temps après au « Mythe de Cthulhu » façon Derleth), et constituer bientôt un canon ultime, une référence absolue, influençant considérablement (sans commune mesure, même) le genre où chacun brillait (l’horreur d’un côté, la fantasy de l’autre), et suscitant quantité d’adaptations et autres produits dérivés, la « culture pop » (ou « geek », comme vous voulez) s’insinuant ici de plus en plus dans la culture « officielle ».
C’est sans doute là qu’il y aurait quelque chose à creuser, en définitive ; on pouvait espérer (naïvement ?) que le fait de consacrer un dossier commun à ces deux auteurs hors-normes irait dans ce sens… Hélas, ce n’est pas vraiment le cas : les rares articles qui mentionnent côte à côte les deux auteurs ne le font le plus souvent qu’en passant, et de manière sans doute bien artificielle (je n’y vois guère qu’une véritable exception, l’article de Denis Mellier, qui a effectivement des choses intéressantes à dire à ce sujet). Même souci, dès lors, que dans l’inutile petit machin de Francis Valéry De H.P. Lovecraft à J.R.R. Tolkien – mais ce numéro d’Europe est quand même autrement copieux, putain d’euphémisme ; il tend cependant à s’éparpiller un brin, et si, dans cette optique, il est sans doute légitime de consacrer nombre de pages à la postérité des deux auteurs et aux adaptations de leurs œuvres, il y a cependant un corollaire : le dossier a quelque chose d’un peu frustrant… En se partageant l’affiche, les deux se voient attribuer une centaine de pages chacun – ce qui est déjà très bien, mais j’ai quand même ressenti un goût de trop peu… Dès lors que la comparaison n’est pas véritablement à l’ordre du jour, ce « partage » n’apparaît finalement guère pertinent – demeure la conviction que chacun de ces deux auteurs aurait bien mérité un dossier à part entière…
Mais ne faisons pas trop la fine bouche : en l’état, c’est sans doute déjà très bien. Décortiquons donc un peu tout ça (je précise, à tout hasard, que je n’ai lu que le dossier de ce numéro – qui fait donc dans les 200 pages, réparties équitablement ; j’ai parcouru le reste – dans les 150 pages –, mais c’était à l’évidence bien trop pointu pour ma gueule d’ignare, et je m’en tiendrai donc ici au seul dossier…).
Lovecraft a régulièrement emprunté le principe de « l’attaque en force » à son Poe adoré : il s’agissait de prendre le lecteur à la gorge dès la première ligne ou peu s’en faut, et de ne plus le lâcher jusqu’à la fin – l’horreur s’impose d’emblée. Peut-être est-ce ce que Roger Bozzetto a voulu faire ici – en tout cas, j’ai eu immédiatement très, très peur… Dès la première page de son article introductif (« Ni un duel, ni un duo »), l’auteur enchaîne les boulettes au mieux critiquables, au pire parfaitement erronées : Lovecraft moins bien représenté que Tolkien dans le monde du cinéma ? Qualitativement, ça se discute peut-être, mais quantitativement… Le bonhomme ne manque bien sûr pas d’être qualifié de « Reclus de Providence », sans la moindre distance, perpétuant ainsi le vieux mythe. Et – pire encore ? – l’auteur évoque les pathétiques « collaborations posthumes » de Derleth, là encore sans la moindre distance, et affirmant même que ces récits reposaient bel et bien sur des « ébauches » de Lovecraft – ce qui est faux. Mais le pire n’est-il pas, d’emblée, de mettre en quelque sorte sur un pied d’égalité les œuvres de Lovecraft et les très mauvais pastiches de Derleth ? Ça n’est pas seulement absurde, c’est carrément périlleux – on a pu dire que les derletheries ont longtemps nui à la reconnaissance des qualités intrinsèques de l’œuvre proprement lovecraftienne ; alors « égaliser » peu ou prou les deux dans un dossier d’Europe… Ces erreurs, hélas, sont assez récurrentes dans la partie du dossier consacrée à Lovecraft (j’ai relevé notamment une note à l’article de Denis Moreau – intéressant par ailleurs – employant à son tour la mention de « Reclus de Providence » et reprenant les allégations erronées concernant l’apport de Derleth ; à vrai dire, ce concentré d’erreur m’a même fait me demander si la note n’était pas de Roger Bozzetto…) ; même si, globalement, elles ne parasitent pas excessivement le propos. Sauf, sans doute… dans le deuxième article de Bozzetto, plus loin, « Entre la magie et la terreur », évoquant par exemple « les entités maléfiques des Montagnes Hallucinées », vilain contresens, ou prétendant un peu hâtivement que tous les récits lovecraftiens, des contes dunsaniens première manière aux ultimes incarnations du « Mythe de Cthulhu », les plus SF, à la façon des Montagnes Hallucinées et de « Dans l’abîme du temps », en passant par les contes à la manière de Poe, le « cycle de Randolph Carter » et le « Mythe de Cthulhu » dans ses premiers avatars, font partie « du même univers »… ce qui est au mieux contestable, et mériterait au moins un semblant de discussion ! On y trouve aussi d’autres boulettes, plus anodines, sans doute – comme la mention de Clark Ashton Smith parmi les « jeunes disciples » de Lovecraft… Tout cela m’a vraiment fait très, très peur (trop, sans doute, le contenu de la suite étant globalement des plus corrects, même si souffrant parfois d’imprécisions ou de confusions) ; d’autant que le fond de ces deux articles n’est pas forcément très enthousiasmant non plus : dans « Ni un duel, ni un duo », Roger Bozzetto se contente peu ou prou de mettre les vies des deux auteurs en parallèle (chose sans doute indispensable en guise d’introduction, je ne le nie pas – il n’est pas dit que le lectorat traditionnel d’Europe soit très au fait de la biographie des deux auteurs, et quelques rappels sont toujours utiles) ; on regrettera cependant que leurs œuvres respectives, dans cette présentation, soient aussi peu évoquées (Tolkien s’en tirant sans doute mieux que Lovecraft). Dans « Entre la magie et la terreur », il s’agit pour l’essentiel de se pencher sur Lovecraft en tant que critique du fantastique (qu’il ne définit pas vraiment), que ce soit dans Épouvante et surnaturel en littérature ou dans son abondante correspondance. L’auteur y traite par ailleurs du rapport au rêve, ambigu chez Lovecraft, qui y puisait une part de son inspiration mais avait bien conscience de la nécessité d’une trame narrative cohérente – à vrai dire, cette ambiguïté va sans doute bien plus loin que ce que rapporte Roger Bozzetto, ce me semble…
Mais rassurez-vous : l’ensemble du dossier est globalement plus intéressant (même si, là encore, Tolkien s’en tire peut-être un peu mieux que Lovecraft ?).
Et on trouve bien vite des choses autrement pointues et enthousiasmantes, ainsi avec Lauric Guillaud, qui signe « H.P. Lovecraft et l’imaginaire américain : le passé et sa ʺcamisole d’acier rouilléʺ » : l’article inscrit Lovecraft dans l’histoire de la littérature américaine, au regard notamment des thèmes et procédés en rapport avec la « verticalité », mais surtout des sources puritaines du XVIIe siècle (désignées par Lovecraft lui-même, reconnaissant sans doute leur influence sur la littérature fantastique américaine en général et sur son apport personnel aussi, dans Épouvante et surnaturel en littérature) ; l’idée est celle d’un « pré-gothique », déployant l’image d’un monde extérieur sauvage et menaçant, terrain de chasse du diable ; mais, dans cette tradition, la menace est aussi ancrée dans le temps, et notamment dans la lignée – et ces deux caractères se rejoignent sans doute, chez Lovecraft, dans la crainte du métissage et de la dégénérescence. Ici, l’anglophile Lovecraft s’avère bel et bien un auteur « américain », par opposition à « états-unien ». L’article est riche et érudit – il m’a sans doute dépassé en bien des occasions… – et probablement pertinent. On regrettera quelques confusions dans les références : l’auteur classe « Celui qui chuchotait dans les ténèbres » parmi les récits se déroulant à Arkham, ce qui est critiquable (Wilmarth en vient bel et bien, et de l’Université Miskatonic encore, mais l’essentiel de la nouvelle se situe dans le Vermont rural – ce qui, justement, fait sens au regard du propos de l’article) ; aussi, on y trouve Yog-Sothoth à la place de Nyarlathotep dans « La Maison de la sorcière »… Des broutilles – l’article vaut le détour.
Suit Valerio Evangelisti, avec « La Morsure du froid » (texte paru initialement en 1996) : ce bref article de l’auteur des « Nicolas Eymerich » dresse un éloge global tout en relevant des « défauts » dans l’œuvre lovecraftienne. Il traite aussi du rapport à Poe, concluant sur une opposition, à terme, Lovecraft se dégageant de l’emprise de « son dieu » : Poe craint en effet la maladie et la mort, là où Lovecraft craint avant tout l’extranéité, laquelle peut aboutir à des sorts pires que la mort (mais j’y mettrais un bémol, tout de même : quand la corruption débouche sur la dégénérescence, maladie et extranéité se mêlent). Et l’article en vient alors à s’interroger sur le rôle du froid à cet égard… Il ne m’a pas forcément convaincu, j’ai trouvé ça un brin tordu – même si on a bien sûr souvent évoqué la sensibilité de l’auteur aux basses températures (ou pas si basses, d’ailleurs), et, bien sûr, il y a « Air froid » (nouvelle qu’Evangelisti adore, mais qui me laisse… froid. Uh uh…).
On passe à Denis Moreau, avec « Une réinvention du fantastique ? Le cas Lovecraft », article assez riche, sans doute cohérent, mais empruntant un cheminement assez complexe, même si le thème essentiel est celui de l’objectivation du monstre, à n’en pas douter réel, par opposition à un fantastique intériorisé que n’a guère pratiqué l’auteur. Dans sa période dunsanienne, Lovecraft considère le rêve comme offrant l’opportunité d’une évasion loin de la triste réalité matérielle ; mais ce merveilleux, chez lui, n’exclut pas le fantastique et la peur (ainsi dans « Hypnos »), car ils ont leur place dans le rêve. C’est ainsi que Lovecraft en vient progressivement à s’émanciper du merveilleux dunsanien (et de ses à-côtés, on relève une citation intéressante portant sur Sidney Sime dans « Le Modèle de Pickman », texte par ailleurs souvent présenté comme « poesque ») ; c’est ainsi, à terme, que Lovecraft aborde l’horreur cosmique. Le rôle de la science, chez lui, est essentiel, permettant de révéler l’horreur. Et cette conception a d’autres implications, ainsi la simplicité psychologique des personnages, souvent reprochée à Lovecraft, mais qui s’avère utile à sa stratégie textuelle en permettant l’objectivation de l’horreur (ce qui m’a ramené à l’essai de Michel Houellebecq, insistant sur le fait que les personnages, chez Lovecraft, sont là pour ressentir) ; et il s’agit alors de « nommer pour révéler » (ce qui oppose d’ailleurs bon nombre de récits lovecraftiens au classique d’Algernon Blackwood « Les Saules », que prisait par-dessus tout Lovecraft, et qui a bien quelque chose de « pré-lovecraftien », mais cette différence est en effet à relever). Tout ça me paraît intéressant et juste, notamment en ce que c’est une autre manière de dégager Lovecraft du thème de l’indicible qui lui est communément associé, de façon parfois bien critiquable (que le terme même apparaisse dans ses textes, c’est autre chose…) ; car il n’hésite pas à recourir à des « descriptions hyperboliques », parfois même d’une précision scientifique (le cas le plus flagrant étant bien sûr Les Montagnes Hallucinées) : « […] c’est l’expression du dicible qui fait sens en exposant sa tâche paradoxale : dire l’impossibilité de dire, et sans cesse tenter de dépasser cette impossibilité afin d’exprimer ce qui se situe au-delà de toute description. » Ce thème reviendra ultérieurement, avec pertinence. Notons enfin que Denis Moreau incite à une réévaluation, à ses yeux très souhaitable, des récits « dunsaniens » de Lovecraft, trop écrasés par le « Mythe de Cthulhu » emblématique de l’auteur – et peut-être bien, en effet.
L’article de Jean Arrouye intitulé « Paragone fantastique » m’a moins parlé. Il faut dire qu’il part d’un présupposé contestable, en attribuant à Lovecraft une part prépondérante à l’écriture de « Night Ocean », en collaboration avec Robert H. Barlow ; mais il me semble qu’on en est revenu depuis… L’auteur note l’importance de l’évocation de la peinture inspirée par les rêves au début de la nouvelle (avec des références qui m’échappent totalement, béotien de moi…), thème qui figurera également au cœur de l’article suivant ; à en croire l’auteur, on peut en dériver une théorie du fantastique. Mais l’article abuse peut-être de la paraphrase… Reste cette idée de l’ambivalence de la mer, séduisante mais hostile, au point d’en devenir détestable. S’y ajoute l’impression d’être surveillé et menacé, subjective… ce qui entre peut-être en contradiction avec l’article précédent, accordant un rôle central à l’objectivation (et globalement, je m’y reconnais davantage).
Denis Mellier, dans « Voir la lettre, entendre l’innommable : Lovecraft et la terreur graphique », me paraît poursuivre et compléter la problématique de l’article de Denis Moreau concernant « l’indicible », ce qui me parle : « il n’y a donc pas, au final, d’indicible dans les récits de Lovecraft mais une dépense hyperbolique qui, en créant une déflation de la saisie possible par l’écriture, dans le même temps, lui offre ses conditions de possibilité. » L’auteur insiste notamment sur le procédé de l’ekphrasis, qui, bien loin d’afficher un caractère proprement indicible, est au contraire, au sens antique, une description extrêmement poussée et précise ; l’auteur relève que Lovecraft emploie régulièrement ce procédé dans son sens moderne, pour la description de tableaux, de statues, etc., qui acquièrent ainsi une fonction médiatrice (ainsi, pour l’exemple le plus flagrant, dans « Le Modèle de Pickman », au cœur de l’article). Cet article, par ailleurs, est peu prou le seul à creuser un peu la comparaison entre Lovecraft et Tolkien, en traitant des langues imaginaires : si Tolkien, le philologue joueur, est connu pour cet aspect de son œuvre, ce n’est pas le cas de Lovecraft ; lui aussi emploie bien des mots voire des sentences essentiellement autres, mais sans le moindre aspect de construction à proprement parler – aussi ne peut-on en fait parler pour lui de création de langues imaginaires ; les éructations en « r’lyéhen » ont une tout autre fonction, où l’essentiel est justement que le sujet ne comprend pas – il est avant tout un auditeur. Il s’agit alors d’opérer une figuration, une littéralisation : chez Lovecraft, la langue imaginaire n’offre pas d’aperçus du monde offerts à la compréhension via la communication ; chez lui, on bute sur la langue autre, et tout autant sur sa représentation dans le texte, sur son image : on débouche ainsi sur l’aphasie, qui est non-compréhension et non-communication…
Avec l’article de Liliane Cheilan, « L’Indicible dessiné : Alberto Breccia et Erik Kriek, deux versions de ʺThe Shadow over Innsmouthʺ », on commence à s’éloigner de l’œuvre de Lovecraft à proprement parler pour envisager sa postérité au travers des adaptations – tout en perpétuant le questionnement central de « l’indicible » lovecraftien, décidément un thème important de ce demi-dossier (et ça me parle). L’auteure compare donc deux adaptations en bande dessinée du « Cauchemar d’Innsmouth », que tout oppose : celle de l’Argentin Alberto Breccia dans l’extraordinaire Les Mythes de Cthulhu, et celle du Néerlandais Erik Kriek dans L’Invisible et autres contes fantastiques. Ce qui implique bien sûr de poser la question de l’adaptation, d’autant que les formats employés par les deux dessinateurs sont autrement courts, par rapport à la longue nouvelle de Lovecraft ; ils en livrent forcément des lectures personnelles, tournant autour de cette idée essentielle : abréger, c’est choisir (et magnifier aussi). Je préfère nettement, pour ma part, l’approche de Breccia, qui me paraît plus pertinente et débouche sur une esthétique unique, en multipliant les techniques pour figurer ce qui ne devrait pas l’être, mais l’article fait assurément ressortir la manière dont Kriek a pensé son adaptation plus « classique » – elle aussi murement réfléchie, et sans doute très défendable. J’ai trouvé dommage, cependant, que l’article se focalise tant sur le tout début et la toute fin du récit, par contre, évacuant tout ce qui se trouve entre les deux… C’est intéressant, mais il y aurait sans doute matière à bien plus de développements.
Quelque chose d’un peu différent, maintenant, avec l’article de David Roas intitulé « Le Jour où Cthulhu a traversé les Pyrénées : les débuts de la réception de Lovecraft en Espagne » : c’est, clairement, une première ébauche d’une étude à poursuivre, et qui est essentiellement consacrée aux fictions – surtout les œuvres mêmes de Lovecraft, mais aussi d’autres qui s’en inspirent, qu’elles soient littéraires ou cinématographiques ; la critique, en comparaison, est assez peu représentée – même s’il y en a, dont une préface importante de Rafael Llopis en 1969 (traduite plus tard en anglais dans Lovecraft Studies, le fanzine à Joshi ne se privant bien sûr pas de la trouver autrement plus pertinente que tout ce que Derleth avait pu écrire sur le sujet…). Je relève que les débuts de Lovecraft en langue espagnole ont eu lieu en Argentine, avec une revue reprenant des récits de Weird Tales, qu’il était parfois difficile de se procurer en Espagne, mais elle a pu avoir son influence. Il est toutefois amusant de noter que, en Espagne même, on a trouvé une nouvelle d’inspiration lovecraftienne (et revendiquant ce fait même dès son titre), signée Joan Perucho, avant même la moindre traduction de Lovecraft – on peut donc supposer que son nom était déjà connu malgré tout. Peut-être y a-t-il eu aussi une influence des traductions françaises, un peu antérieures, en Présence du futur ? L’auteur parle lui aussi des « collaborations » avec Derleth, ce qui se justifie davantage dans le contexte de cet article, là où c’était totalement hors-sujet dans les précédentes occurrences, mais il prend soin de mettre lui-même les guillemets… On comprendra nettement moins qu’il parle de « Belknap Long » et « Ashton Smith », ce qui renvoie sans doute à la maladie française consistant à parler de « K. Dick »… Mais passons. Bien sûr, ce sujet me dépasse largement, mais m’intéresse néanmoins – il y a sans doute beaucoup de choses à retirer de ce genre de considérations sur la réception internationale de Lovecraft. Dommage, cependant, que l’article en l’état donne autant l’impression d’une simple ébauche… En même temps, dans ce format, c’est sans doute compréhensible.
On revient aux adaptations pour un ultime article de la partie lovecraftienne du dossier, avec Gilles Menegaldo, pour « Lovecraft à l’écran : adaptations, hommages, réécritures ». C’est un article un peu déconcertant de par sa structure très aléatoire, au point de donner une impression de brouillon… Les difficultés inhérentes à l’adaptation de Lovecraft (et notamment à la figuration, bien sûr) sont évoquées, mais assez rapidement. On envisage brièvement quelques films assez récents (dont The Call of Cthulhu d’Andrew Leman), mais pour remonter bien vite à Roger Corman pour The Haunted Palace (d’après L’Affaire Charles Dexter Ward). Mais l’article se consacre pour l’essentiel à John Carpenter, avec des éléments (très brefs) sur Fog, un peu plus sur The Thing, un peu plus encore sur Prince des ténèbres, enfin et surtout, beaucoup plus longuement et avec une grande pertinence, sur L’Antre de la folie. Il va de soi que tout cela, même avec ce côté brouillon difficilement défendable, est un bon million de fois plus utile et pertinent que la drouille à Pelosato…
Après quoi l’on passe (déjà ?) à la seconde moitié du dossier, consacrée à Tolkien. C’est le spécialiste français Vincent Ferré qui l’introduit, avec un très bref article intitulé « J.R.R. Tolkien et (l’)Europe » : pourtant, cette présentation n’est finalement guère liée à la revue… On y trouve pour la forme une très vague référence à Lovecraft, mais seulement parce que c’était un auteur que prisait Christian Bourgois, l’éditeur de Tolkien en France. Quelques éléments sur l’hostilité de l’auteur au nazisme, enfin – peut-être pour dédouaner d’emblée Tolkien des imbécillités que certains ont pondu sur son œuvre…
Suit « Ne perdons pas Frodo de vue : entretien avec Verlyn Flieger ». Sauf qu’il s’agit en fait d’un montage de questions et réponses piochées dans trois entretiens… ce qui explique sans doute le caractère décousu du résultat, qui aborde beaucoup de thèmes, mais sans les développer suffisamment. Notons quand même l’idée d’un Tolkien pas seulement « romantique » et attaché à un passé illusoire, comme on se le représente souvent, mais aussi moderne par certains aspects, voire post-moderne dans son rapport à l’écrit.
Un début en demi-teinte, donc… Mais la suite est autrement bien vue. Isabelle Pantin livre tout d’abord « Le Conteur en Janus Bifrons : le double courant du temps dans la création de Tolkien ». L’auteure s’intéresse au caractère chronologique de la création de Tolkien, partant des mythes les plus anciens, puis avançant progressivement vers un futur indécis et prenant de plus en plus d’ampleur, jusqu’à opérer progressivement le passage du mythe à l’histoire ; or Tolkien, comme ses personnages souvent, ne savait sans doute pas où il allait… Mais c’est en même temps un auteur « rétrograde », au sens où il lui fallait toujours revenir en arrière pour assurer la solidité et la cohérence de sa création mythologique. Des problèmes sont en effet apparus, nécessitant une révision, notamment dans la cosmologie fantasmée (la Terre plate, par exemple). Se pose aussi régulièrement chez lui le problème de la transmission des récits les plus antiques. Mais il en débouche une permanence du passé, à travers ce jeu sur les sources – l’auteur lui-même étant au cœur du phénomène. On interroge du coup son rapport au temps – Tolkien était intrigué par l’éventualité philosophique d’une coexistence du passé, du présent et du futur ; ce qui suscite un complexe débat dans The Notion Club Papers (roman inachevé que j’aimerais bien lire un jour – plus globalement, j’aimerais bien que Christian Bourgois poursuive enfin l’édition de « L’Histoire de la Terre du Milieu »…), avec pour corollaire un questionnement du rapport à la création de fiction, et notamment aux rêves couchés sur le papier, s’émoussant nécessairement au passage (ici, on aurait peut-être pu tenter la passerelle avec Lovecraft ?).
Suit un long article de Damien Bador, « J.R.R. Tolkien et Georges Dumézil : la linguistique au service de la mythologie ». On a plusieurs fois noté que l’idéologie tripartite qui a fait l’objet de bon nombre des recherches de Dumézil pouvait s’appliquer à des récits de Tolkien (un exemple : les trois peuples des Elfes). Ce n’est cependant pas une influence d’un auteur sur l’autre (Tolkien a entamé son « Légendaire », avec plusieurs occurrences de cette répartition fonctionnelle, durant la Première Guerre mondiale, tandis que Dumézil ne commencera véritablement à écrire à ce sujet que durant les années 1930 ; par ailleurs, Tolkien n’a semble-t-il jamais cité Dumézil). Par contre, les parcours étonnamment similaires à certains égards de ces auteurs peu ou prou contemporains, et tous deux des universitaires respectés, peuvent expliquer que des intérêts communs pour les questions linguistiques et de mythologie comparée aient abouti à des questionnements ou formulations d’un même esprit – en réhabilitant à certains égards la mythologie et en usant certes toujours de la linguistique, mais sans en faire nécessairement un principe primordial expliquant tout (voire le contraire ?) ; ce qui relativise peut-être le rôle crucial de la création de langues dans le « Légendaire », quoi que Tolkien lui-même ait pu en dire ? À terme, bien sûr, ce dernier devenant parallèlement un auteur de fiction tandis que Dumézil reste un chercheur, la comparaison entre les deux parcours ne peut se prolonger indéfiniment… encore qu’une citation de Dumézil, dans des entretiens tardifs, n’exclue pas la possibilité qu’il se soit trompé, et que ses travaux, en définitive, deviennent des sortes de « romans » ! L’article est intéressant, globalement, même si ma méconnaissance de Dumézil ne me permet sans doute pas de l’appréhender au mieux. Par ailleurs, peut-être la dimension comparative aurait-elle pu être plus poussée ? Au final, on a bien plus des vies parallèles qu’autre chose, là encore… Mais sans doute n’est-ce pas le propos de cet article, qui tient peut-être plus de l’introduction à une problématique complexe que de la recherche de pointe, domaine de spécialistes, qui n’aurait pas vraiment trouvé place dans cette revue.
Paul H. Kocher, dans « Le Peintre, l’écrivain et l’arbre des contes : à propos de Feuille, de Niggle », se livre à une étude du texte largement allégorique et autobiographique qu’est le conte « Feuille, de Niggle », mis en rapport avec la théorie contenue dans l’essai « Du conte de fées » (les deux textes ont été associés par Tolkien lui-même pour la publication anglaise, et figurent ensemble en français dans Faërie et autres textes). Le rapport du texte à la situation de Tolkien, confronté aux Montagnes lointaines de son « Légendaire », est notoire ; on y trouve cependant d’autres éléments à relever, ainsi dans la dimension chrétienne du conte (ressortant en partie d’emprunts au théâtre médiéval anglais), et, au-delà, l’idée de « subcréation » nécessairement liée à un contexte plus vaste et par essence réaliste, l’entreprise artistique devant cependant exprimer une sorte de vérité supérieure, une réalité idéale (au sens platonicien) dont elle est nécessairement reflet, prise en bloc ou dans ses parties. Dans l’aspect autobiographique, on relèvera plus particulièrement le pessimisme de Tolkien quant à la réception de son œuvre, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, anticipant sur quelques bêtes accusations dont sa fantasy ne manquera pas de faire les frais ultérieurement (l’idée de la réception est cependant très importante, et a d’autres conséquences, en débouchant sur la collaboration, d’une certaine manière, entre l’artiste et son public – ici le peintre Niggle et son voisin Parish)…
Anne Besson, dans « Tolkien et la fantasy, encore et toujours ? Légitimations croisées, filiations contestées », s’intéresse aux éléments sous-jacents de l’identification de Tolkien au genre fantasy. L’article s’ouvre sur des notions sociologiques (avec notamment du Bourdieu dedans), tournant autour de la « légitimité » et de la « légitimation ». Tolkien constitue, au sens le plus strict, un « prototype », mais la fantasy existait avant lui, dans une double entreprise, avec une version britannique notamment marquée par William Morris et Lord Dunsany, et une version américaine plus populaire et née dans les pulps : on évoque bien sûr Robert E. Howard, mais aussi Lovecraft (à plus ou moins bon droit en ce qui me concerne, les récits « dunsaniens » de Lovecraft s’inscrivant plutôt dans le modèle britannique, tandis que le « cycle de Randolph Carter » ne relève à mon sens pleinement du genre que dans La Quête onirique de Kadath l’inconnue, qui ne sera publié qu’après la mort de l’auteur), ainsi que Catherine L. Moore et Fritz Leiber (mais, étrangement, pas Abraham Merritt ou Clark Ashton Smith ?). Ultérieurement, pourtant, et surtout à partir des éditions de poche américaines, Tolkien et le genre fantasy en viennent à s’identifier et à se renforcer mutuellement – le succès du Seigneur des Anneaux permettant de revenir sur des œuvres antérieures, puis suscitant des reprises sous influence : l’auteure cite Terry Brooks, Raymond E. Feist, Tad Williams, Robin Hobb – autant d’écrivains qui, systématiquement, voient leurs œuvres comparées au Seigneur des Anneaux comme modèle nécessaire (ce qui ressort notamment des quatrièmes de couverture françaises, citées) ; une tarte à la crème, mais qui s’explique dans la mesure où Tolkien, qui avait le bon goût d’être un universitaire respecté, et suscitant finalement assez tôt l’intérêt de la recherche académique, contribuait par ce seul statut à légitimer tout un genre (quand bien même les œuvres citées n’avaient au fond pas grand-chose à voir en matière d’ambitions comme de fondations – les Elfes et les Nains ne suffisent pas pour faire du Tolkien…). Aujourd’hui, c’est peut-être moins vrai, ou, du moins, à en croire l’auteure, Tolkien et la fantasy n’ont plus besoin de se renforcer mutuellement ; si elle-même a, ainsi que Vincent Ferré et bien d’autres, profité du « bruit » suscité par les adaptations de Peter Jackson (on y reviendra), elle semble croire que cet engouement médiatique a pu contribuer en fait à singulariser Tolkien et son œuvre, mieux connus et par ailleurs différenciés des films – jugés assez négativement j’ai l’impression, et notamment du fait de leur caractère « adolescent »… C’est peut-être le problème de cet article : à certains égards, je ne suis pas tout à fait aussi optimiste en ce qui concerne la réception de Tolkien, et, par ailleurs, les jugements des dernières pages sur les divertissements sus-cités ou le succès des « Harry Potter » de J.K. Rowling me paraissent un peu reproduire la « distinction » évoquée en introduction – mais il est vrai que les œuvres citées tout d’abord, « Shannara » et compagnie, pour avoir été de gros succès commerciaux, ne sont pas forcément les plus admirables dans le genre… Je trouve plus pertinente la remarque ultime sur le succès actuel de George R.R. Martin pour « Le Trône de fer », qui s’exprime en fait surtout en succès de la série qui a été tirée des romans ; mais si la critique compare inévitablement toujours Martin à Tolkien – ce qui me paraît tout à fait critiquable, oui –, c’est pour en faire une alternative (plus « adulte ») aux romans de Hobbits, dès lors jugés plus « manichéens » (quand la réalité est autrement plus complexe…). Mais, à mon sens, si cela témoigne de ce que la tendance évolue, ça illustre aussi par l’absurde qu’on n’en a pas terminé avec ce jeu des modèles et des prototypes… Notons toutefois une autre chose, qui ressort de cet article : la tendance à la « patrimonialisation » de la fantasy, témoignant sans doute d’un début, au moins, de « légitimation » au-delà du seul Tolkien – l’auteure cite, en France, les éditions des œuvres de Robert E. Howard par Patrice Louinet, mais aussi, dans un domaine sans doute bien différent, la publication des œuvres de William Morris chez Aux Forges de Vulcain.
Après quoi on retrouve Vincent Ferré, qui s’interroge : « Peut-on (re)traduire J.R.R. Tolkien ? De la traduction en français d’une traduction fictive écrite par un authentique traducteur ». L’article, à l’occasion de la nouvelle traduction du Seigneur des Anneaux par Daniel Lauzon, traite en fait de plusieurs thématiques liées à la traduction ; l’auteur y rappelle que Tolkien, en tant que professeur de philologie, a lui-même réalisé des traductions (notamment celle de Beowulf, avec cette bizarrerie qu’est sa traduction française toute récente…), et avait bien conscience des difficultés inhérentes à cette activité, qu’il entendait cependant affronter ; il savait par ailleurs très bien que Le Seigneur des Anneaux (on n’y insiste guère, mais Vincent Ferré rappelle au passage que le roman est censé être lui-même une traduction, thème plus détaillé dans son Lire J.R.R. Tolkien), notamment, susciterait bon nombre de difficultés pour être transposé dans une autre langue, a fortiori indépendante des sources germaniques du vieil anglais, et il avait lui-même rédigé une sorte de « guide » destiné aux traducteurs – mais qu’on a plus ou moins pris en compte… On a depuis longtemps souligné le caractère régulièrement fautif de la traduction française originale, réalisée dans les années 1970 par Francis Ledoux, qui n’a pas toujours su rendre avec la précision nécessaire, à la fois la cohérence essentielle de l’univers tolkiénien, mais aussi la richesse et la variété de sa langue, combinant, au-delà des nombreux noms propres et néologismes par essence problématiques, en une même œuvre et avec pertinence, le langage le plus soutenu, voire archaïque parfois, et la familiarité bonhomme du jardinier Sam Gamegie, avec une infinité de nuances entre les deux, comprenant même des cas à part (comme celui de Gollum, avec son parler qui lui est propre). Il ne s’agit pas forcément de taper sur le traducteur originel, qui ne disposait pas des outils parus ultérieurement, la recherche ayant considérablement progressé depuis, à mesure que les œuvres non publiées du « Légendaire » émergeaient des cartons… Mais Vincent Ferré multiplie les exemples, justifiant dès lors les choix de Daniel Lauzon. Ceux-ci, la plupart du temps, sont bien défendus, et paraissent justes (encore que l’on soit à l’occasion tenté d’y voir de simples détails, mais les détails sont sans doute fondamentaux dans l’esprit de Tolkien) ; pourtant, ils ne m’emballent pas toujours… Peut-être parce que je suis conditionné par ma première lecture, certes – c’est même probable. Mais certaines solutions, outre que leur précision (les justifiant) puisse déboucher sur une relative inélégance en français, me laissent parfois perplexes – mais sans doute est-ce la faute à mes yeux de béotien… Par exemple, quand on fait remarquer que la traduction de Francis Ledoux, à un moment, parlait de « cousins à la mode de Bretagne », il y a effectivement un problème de cohérence, la Bretagne n’ayant rien à faire là (ni ailleurs) (pardon) ; mais j'avais tiqué sur le remplacement par « cousins germains ou issus de germain », à tort (on m'a signifié l'étymologie)… Il y a certes des changements autrement importants : ainsi, il fallait bien abandonner « Dieu sait que… », le Dieu unique des chrétiens n’étant pas à sa place ici (en dépit du catholicisme de l’auteur, qui s’exprime bien dans son « Légendaire », mais de manière plus essentielle dans Le Silmarillion). Les exemples abondent… La précision du travail de traduction porte aussi sur les jeux de répétitions – question extrêmement complexe (et qui passe sans doute bien au-dessus de la tête du lecteur lambda tel que moi, qui ne se rend probablement compte de rien), et il en est d’autres encore… Mais certains « pièges » sont sans doute insolubles – ainsi, par exemple, de la forme de politesse, qui rend on ne peut plus différemment en anglais et en français, où le tu/vous devient d’une certaine manière handicapant ! L’article est riche et fondé, mais sa dimension quasi « promotionnelle » peut donc laisser malgré tout un brin perplexe….
Puis on passe au cinéma. Daniel Tron, dans « Les Voyages inattendus du Seigneur des Anneaux au cinéma », un article assez long, se penche sur les difficultés inhérentes à l’adaptation d’une œuvre aussi ample que Le Seigneur des Anneaux (et tout particulièrement aux questions de rythme). Il y a eu des projets très tôt, le premier – via Forrest Ackerman – ayant même suscité une réponse de Tolkien, prêt à laisser faire un film (les droits ont d’ailleurs été vendus sans limite de temps, une bizarrerie), mais commentant très négativement le script qu’on lui avait soumis… Sans doute ne faut-il pas y voir un auteur acharné dans la défense de son (gros) bébé : il avait conscience que des coupes étaient sans doute nécessaires dans le cadre d’un projet pareil ; mais préférait justement l’élision pure et simple à la dénaturation des personnages et du sens du roman, flagrante dans le projet qu’on lui avait soumis (il insistait par ailleurs sur le fait que Le Seigneur des Anneaux n’était pas une « trilogie », mais un unique roman, dont le découpage en trois tomes n’était justifié que par les nécessités de l’édition ; la seule division qu’il reconnaissait était celle, de son fait, en six livres ; par ailleurs – question plus complexe et interrogeant la grammaire propre au cinéma –, il ne croyait pas aux vertus du montage parallèle, préférant envisager d’un côté la Guerre de l’Anneau, de l’autre l’odyssée de Frodo et Sam, séparément – ici, sans doute, les mœurs ont bien changé, le cinéma ayant considérablement évolué depuis…). J’ai ensuite découvert le script ultra-hippie de John Boorman, et, avec tout le respect que j’éprouve pour ce grand réalisateur, il est heureux que son projet n’ait jamais été tourné (c’est bourré d’idées de scènes à la con, avec de la mystique à dix balles aux antipodes du roman, et qui seront recyclées avec plus ou moins de bonheur dans Excalibur et Zardoz…). Les difficultés concernant le dessin animé de Ralph Bakshi sont ensuite évoquées, mais assez brièvement. Le gros de l’article concerne bien sûr l’adaptation en trois volets réalisée par Peter Jackson – et se montre globalement positif à son égard, sans doute, même si le film, par nature, ne pouvait pas pleinement combler les attentes des lecteurs fanatiques (dont moi, probablement ; encore que j’avais considéré le premier volet comme une bonne surprise, finalement ; mais j’avais envie de hurler en sortant de la salle quand j’ai vu Les Deux Tours… même si un revisionnage ultérieur s’est finalement mieux passé ; et il y a toujours des bonnes choses dans Le Retour du Roi, oui… En fait, il faudrait peut-être que je revoie ces films, mais en version longue ?). Les aléas de la production sont évoqués, mais l’article se penche surtout sur le script, en traitant notamment des coupes les plus franches (et en les justifiant), celle de quatre chapitres du Livre I tournant autour de la Vieille Forêt et de l’inadaptable Tom Bombadil, et à l’autre bout celle des deux chapitres du Livre VI traitant du retour à la Comté et de ce qui s’y est déroulé – elles se défendent assurément. D’autres modifications sont cependant envisagées. Certaines sont toujours imposées par le rythme (le décalage de chapitres en ouverture ou conclusion, par exemple), mais il y en a de bien différentes, portant notamment sur les personnages : les gags à la con, très puérils, autour des Hobbits Pippin et Merry (mais admettons, en partie du moins) et (surtout, en ce qui me concerne, là j’ai trouvé ça vraiment affligeant) du Nain Gimli, sont plutôt critiqués (encore que le ton soit tout sauf à l’invective), de même que l’attitude ambiguë de Faramir transformé en simple obstacle sur la route de Frodo et Sam. L’auteur se montre étonnamment plus favorable à la dimension amoureuse accolée au film, via la surreprésentation d’Arwen, et les différences que sa présence entraîne chez Aragorn (avec son putain de sourire en coin ! Pourtant, j’avais été très agréablement surpris par l’interprétation de Viggo Mortensen dans le premier film…) – y voyant, à travers l’infidélité au roman, finalement un hommage bienvenu à Tolkien et au récit qu’il préférait entre tous au sein de son « Légendaire », celui de Beren et Lúthien… Mouais, pas convaincu – la dimension « faut de la romance, bordel, on est à Hollywood » me paraît bien plus prégnante en l’espèce, et ça m’avait considérablement agacé à l’époque… Par ailleurs, j’ai eu un autre souci (dans Les Deux Tours essentiellement, du coup) avec la conception de Saruman dans le film, qui ne suscite pas vraiment de commentaires ici (au-delà de la question du sort du mage blanc, forcément différent du roman puisque les ultimes chapitres sur la Comté ne sont pas repris) ; peut-être est-ce que ma lecture du Seigneur des Anneaux remonte trop loin (j’ai de toute façon l’envie de le relire, mais en anglais, depuis quelque temps déjà, et le ferai un jour), mais j’ai du mal à concevoir le bonhomme comme un serviteur zélé de Sauron… Notez que ce n’est pas le choix de Christopher Lee que je critique, hein. Quoi qu’il en soit, les films de Peter Jackson atteignent des proportions inenvisageables auparavant, et ont apporté une contribution essentielle à l’imagerie tolkiénienne (et je reconnais volontiers, avec l’auteur, que la plupart des choix visuels opérés dans la trilogie sont plutôt bien vus). Mon opinion, après cet article au ton modéré, demeure la même : ça aurait incontestablement pu être bien, bien pire ; est-ce que c’est une bonne adaptation pour autant ? Je ne sais pas… Il faudrait que je retente, à froid.
Gaspard Delon et Sandra Provini poursuivent la problématique avec « ʺLe Hobbitʺ de Peter Jackson : du roman pour la jeunesse au prequel du ʺSeigneur des Anneauxʺ (2001-2003) » : ici, je suis un peu embêté, cet article portant sur l’adaptation, en trois volets là encore, du Hobbit par Peter Jackson (en fait seulement les deux premiers, l’article ayant été rédigé avant la sortie en salles de La Bataille des Cinq Armées) ; or je n’ai rien vu de tout cela… J’étais un brin curieux à la sortie du premier, encore que mon expérience ambiguë et pétrie de contradictions avec Le Seigneur des Anneaux adapté par le même Peter Jackson m’incitait à la méfiance ; mais le déferlement de critiques unanimement négatives, de toutes parts, m’a dissuadé de tenter l’expérience… Peut-être me faudra-t-il pourtant, un jour, regarder tout ça – pour ma culture ou mon édification, disons… Les problèmes soulevés par Le Hobbit sont à l’opposé de ceux ayant marqué la réalisation du Seigneur des Anneaux : là où les auteurs avaient dû élaguer, il leur faut maintenant délayer – le diptyque originellement envisagé (déjà long pour un roman autrement plus bref) ayant vite été transformé en triptyque… Mais faire une trilogie à partir du Hobbit changeait forcément la donne ; ainsi que le titre de l’article le signale, la nouvelle trilogie a pris des allures de prequel du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson, plutôt que d’adaptation du roman écrit par Tolkien avant même que ce dernier ait la moindre idée qu’il lui adjoindrait à terme une suite autrement monumentale… La comparaison avec la saga Star Wars s’impose. Le ton, dès lors, ne peut qu’être différent : il faut susciter une parenté entre les deux trilogies, là où les romans de Tolkien, et ce quand bien même le second constitue la « suite » du premier, sont fondamentalement différents – je ne vous apprends rien, Le Hobbit était un récit conçu à la manière d’un conte, destiné au premier chef aux propres enfants de Tolkien, et son ton léger et empreint d’humour n’a pas grand-chose à voir avec la sublime majesté et la grandeur épique du Seigneur des Anneaux… Les auteurs ont donc adapté Le Hobbit à la sauce du Seigneur des Anneaux de Jackson ; ce changement de ton s’accompagne nécessairement d’un bouleversement de la signification de l’œuvre : les auteurs décortiquent donc ces changements (dans les deux premiers films seulement, rappelons-le), montrant notamment, outre les nombreux clins d’œil assurant la continuité, comment le choix de focaliser la quête des Nains sur l’Arkenstone instaurait, plutôt qu’un parallèle, une symétrie avec Le Seigneur des Anneaux, la figure de Thorin se muant progressivement en anti-Aragorn, tandis que la compréhension de ce qu’est au juste l’Anneau (évidemment absente du roman original, où il n’avait en rien cette signification) corrompt – c’est approprié – la nouvelle trilogie… Et, étonnamment, sur le papier en tout cas, je me dis que c’est peut-être bien vu. Cet article m’incite donc, en dépit de mes préventions, à tenter le visionnage de la chose – un jour… Je n’en fais pas une priorité non plus, et redoute de souffrir le martyre le moment venu…
Bilan ? Globalement positif. À l’exception de quelques rares articles plus faibles (et en relevant quelques erreurs çà et là), l’ensemble est de bonne tenue, avec des textes qui, pour revenir parfois sur des lieux communs relatifs de l’analyse des deux auteurs et de leurs œuvres respectives, apportent cependant bel et bien quelque chose, et parviennent à conserver un équilibre appréciable entre la présentation des thématiques, adaptée aux néophytes curieux, et d’autres choses plus approfondies, et avec pertinence. La partie consacrée à Tolkien me paraît cependant un peu plus roborative (même si je regrette qu'elle se focalise autant sur les romans de Hobbits), là où la partie consacrée à Lovecraft, à mon sens, brille surtout dans les articles de Denis Moreau et Denis Mellier, et notamment dans le traitement de la problématique de l’indicible. Mais j’ai mentionné au début de cet article une certaine frustration, qui demeure à terme : ces « demi-dossiers », en évacuant presque systématiquement l’analyse comparée des deux œuvres, ont bien un arrière-goût de trop peu, sans doute renforcé d’ailleurs par les excursions du côté des adaptations les concluant ; en même temps, la question de l’adaptation et/ou de la continuation est sans doute un trait important chez les deux auteurs, et permet probablement, là aussi, une certaine « initiation » à l’analyse des œuvres personnelles au sens strict… Ceci ne doit donc pas dissuader de lire ce numéro d’Europe, dont la simple existence est déjà appréciable, mais qui ne s’arrête pas là. C’est tout à fait bienvenu.