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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (16)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (16)

Seizième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo, dans la pègre irlandaise d’Arkham. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente.

 

Tous les joueurs étaient présents : les PJ étaient donc Dwayne, Leah McNamara, Michael Bosworth, le perceur de coffres Patrick, et ma « Classy » Tess, maître-chanteuse.

 

[Dwayne] Dwayne, dans la cour à l’arrière de la boutique de fleurs de Tina Perkins, Le Jardin d’Éden, continue à ramper tant bien que mal vers le mur ; il est en effet à demi paralysé, mais a tout de même l’impression que ce mal cesse de progresser, ou du moins le fait plus lentement. Mais la poudre qu’il avait reniflée malgré lui (en ouvrant le paquet dans le tiroir sous le comptoir de la boutique) commence quant à elle à faire effet : il a une sensation de joie malsaine et sadique, mêlée pourtant d’une certaine culpabilité, en se rappelant toutes les fois où il a commis le mal (par exemple, à l’armée, quand il s’était vengé contre un officier qui le saquait)… Ses visions permanentes rendent ses mouvements plus difficiles, et un rictus étrange se fige sur ses lèvres.

 

[Leah, Michael, Patrick] À l’intérieur de la serre, Michael soutient Leah, qui est dans un état comparable à celui de Dwayne. Ils comptent sortir de la bâtisse, mais Patrick, de son côté, reste obnubilé par le miroir. Par ailleurs, ils ont tous entendu comme un frémissement végétal, distinguant dans le bruit des feuilles une voix faible et interrogative : « Maman ? » Patrick demande à Leah et Michael s’ils ont entendu la même chose que lui, ils acquiescent. Mais Michael est à vrai dire plus inquiet de l’état de Patrick que de cette étrange voix… Il insiste : « Partons d’ici. » Mais Patrick est plus que jamais attiré par la luminosité et les cercles concentriques qui sont apparus dans le miroir après son dernier coup. Il s’en rapproche, le caresse à ce niveau ; cela interrompt l’effet de perturbation, mais, comme Leah avant lui, il discerne une sorte de creux carré au centre de la glace (invisible, seulement perceptible au toucher) – à l’évidence un logement pour une des petites boîtes de Templesmith ; Patrick retire brusquement sa main. Michael insiste, il faut partir ! Patrick voudrait démolir le miroir avant… Michael essaye de le raisonner (en arguant de l’état de Leah, et de ce qu’ils ne savent même pas où est Dwayne, outre la possibilité que quelqu’un arrive…). Mais Patrick lui demande de l’aider, très rapidement, et Michael accepte ce compromis à contrecœur… mais le miroir est scellé au sol, Michael en conclut aussitôt qu’ils ne peuvent rien faire de plus, et Patrick l’admet enfin.

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Michael se dirige donc vers la sortie, en soutenant Leah. Une fois dehors, ils entrevoient Dwayne au sol, qui rampe avec difficulté ; ils lui viennent en aide, et Patrick de même. Dwayne et Leah ont tous deux la bouche un peu empâtée, ce qui ne leur facilite pas la communication… Patrick assiste Dwayne comme Michael le fait pour Leah (Michael lui demande s’il s’en sent capable du fait de ses douleurs internes, mais Patrick lui répond qu’il n’y a pas de problème à cet égard). Ils approchent ainsi tous du mur. Michael commence à l’escalader, mais Dwayne se méfie, craignant que le bruit ait attiré du monde… Et Patrick dit qu’il a à nouveau eu une vision ; Michael lui demande ce qui se passe, Dwayne dit que ce n’est pas le moment… Mais Patrick fait surtout remarquer qu’il y a comme une odeur de poisson dans l’air… Dwayne la perçoit aussi, et appuie donc sur ses craintes : il y a peut-être un comité d’accueil de l’autre côté… Mais Michael, qui s’était interrompu dans son escalade, s’y remet ; il aperçoit toutefois bientôt, de l’autre côté, quatre individus en imperméables et borsalino, dont deux sont armés de Thompson, tandis que les autres ont des armes de poing… Ils les attendaient, et font feu aussitôt ! Michael, qui avait grimpé prudemment, redoutant le coup fourré, évite les tirs – c’est tout juste si une balle l’érafle. Il parvient à redescendre rapidement, et dit aux autres qu’il faut partir… mais pas par-là. Tous reprennent donc la direction de la serre, pour chercher une autre issue, mais ils sont lents…. Patrick ressent à nouveau la douleur dans ses viscères, qui le plie en deux ; Dwayne, qu’il soutenait, manque de se casser la figure. Leah s’emmêle les jambes du fait de sa paralysie partielle, ce qui ralentit également Michael. Les types armés derrière eux grimpent sur le mur…

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Ils ont cependant le temps de rentrer dans la serre ; ils ferment la porte derrière eux, puis, en faisant la chaîne, la barricadent avec des sacs d’engrais. Leah entend quelqu’un tomber dans l’escalier de la boutique. Mais tous entendent en même temps des pas de course dehors, derrière la porte… Dwayne cherche un endroit où se planquer, au moins le temps de reprendre son souffle ; Leah fait de même, qui s’abrite au milieu des sapins ; quant à Patrick et Michael, ils s’avancent vers la boutique – ils entendent un juron féminin qui en provient. Michael se cache derrière la porte. Patrick, lui, la franchit ; de l’autre côté se trouve une femme dans la quarantaine, qui tient gauchement un fusil de chasse, et qui l’oriente aussitôt dans sa direction. Patrick se jette à terre… mais sans effet : elle lui tire dessus à bout portant ! Le ventre de Patrick explose littéralement, et il sombre aussitôt dans l’inconscience – il est au mieux à l’agonie… La femme se fait menaçante : elle en a d’autres pour tous ceux qui tenteraient de passer la porte ! Michael essaye d’en profiter pour la localiser précisément et lui jeter sans qu’elle s’en rende compte un couteau de lancer – il y parvient, logeant sa lame dans le bras gauche de la fleuriste, après quoi il retourne s’abriter derrière la porte ; il entend un cri de douleur, et des bruits de pas remontant l’escalier. Mais, plus inquiétant, Michael et Leah entendent, d’une part des sirènes de police, d’autre part le tambourinement violent des sbires derrière la porte…

 

[Dwayne, Leah, Michael] Dwayne et Leah rejoignent Michael – ils gardent tout de même un œil en arrière. Il faut se barrer, par n’importe quel moyen ! Alors Dwayne retourne auprès du miroir – disant aux autres que c’est peut-être la seule issue… Michael lui demande ce qu’il compte faire, et Dwayne lui répond qu’il veut essayer de loger une boîte dans le creux du miroir, même si Patrick en était terrorisé ; Leah approuve d’un hochement de tête silencieux ; Michael va d’abord jeter un œil dans la boutique. Mais Dwayne le prévient : si la porte du jardin est défoncée, il n’hésitera plus et utilisera aussitôt le cube… Michael ne répond pas, se contentant de ramener le corps de Patrick (ou plutôt son cadavre, cela ne fait plus aucun doute maintenant) dans la serre… Le gond supérieur de la porte du jardin lâche – ils voient des doigts d’une longueur variable et déconcertante qui se glissent dans l’entrebâillement, puis une main qui redescend à la recherche de la poignée… Dwayne fait donc comme il disait : il s’empare d’un cube, et le glisse dans le creux du miroir (les autres sont à ses côtés, Patrick y compris – Michael avait en outre pris soin de fermer la porte donnant sur la boutique). Le verre du miroir devient aussitôt liquide, et absorbe le cube en générant des cercles concentriques, qui semblent peu à peu sortir du miroir, comme des vagues vertes, d’abord très claires puis plus sombres… Les bruits, que ce soit ceux des hommes de main derrière la porte ou des sirènes de police, s’arrêtent subitement.

 

[Dwayne, Leah, Michael] Ils se retrouvent dans une pièce tout d’abord indiscernable, un monde-reflet d’un blanc aveuglant au point qu’ils en viennent à l’envisager comme une « obscurité blanche », dans laquelle ils ne voient tout d’abord absolument rien, même pas leurs mains ; Dwayne, instinctivement, se demande s’il est mort… À quelque distance, cependant, les radiateurs de la serre originelle sont devenus des sortes de lampes – et, dans cette blancheur, c’est leur lumière noire qui permet de voir (quand Dwayne cherche à utiliser sa lampe torche, elle émet la même « obscurité blanche », ce qui la rend inutile). C’est ainsi qu’ayant accommodé ils peuvent constater que le sol, les murs et le plafond sont faits de gazon… Ils n’ont pas à proprement parler traversé le miroir, mais, en l’activant, ils ont intégré un reflet différent de la serre. Le miroir est par ailleurs toujours à la même place. Juste à côté se trouve une table avec des petites boîtes de même format, fermées ; mais, surtout, il y a une grande table, au bout de laquelle se trouvent trois autres de ces boîtes, mais ouvertes celles-ci, et contenant respectivement une oreille, des cordes vocales et un nez frémissant – les trois sont raccordées par des sortes de veines artificielles rosâtres. Au centre de la table, reliée aux boîtes, il y a comme une silhouette humanoïde en creux, remplie de végétaux qui l’environnent en outre de part et d’autre… La boîte des cordes vocales émet clairement : « Maman ? Il y a quelqu’un ? Je sens quelqu’un… Maman est là ? » C’est une voix inquiète, timide (par ailleurs, impossible de déterminer son sexe, à supposer que la créature en ait un – et c’est peu probable). Leah est très affectée par ce spectacle… Ils demandent à la créature qui elle est : « Maman m’a appelé Hope… » [En raison tant de ce prénom que du qualificatif de « créature », je vais utiliser le féminin par la suite en ce qui la concerne, mais c’est une pure convention narrative.] Leah lui demande qui est sa mère. « Vous ne la connaissez pas ? Que faites-vous ici si vous ne la connaissez pas ? J’ai peur… Je sens la mort… » Michael lui dit de ne pas s’inquiéter : sa mère a un empêchement, mais elle va bientôt venir ; quant à eux, ils sont de nouveaux amis : Wilfried, John…

 

[Tess] Je suis quant à moi restée à la ferme de Danny O’Bannion – sans vraiment parvenir à quoi que ce soit… Ma frustration, et l’anxiété dans laquelle je suis sempiternellement plongée depuis quelque temps, m’incitent à franchir le pas, et à céder enfin à l’impulsion de la cocaïne (drogue que je perçois comme « sociale », évoquant les classes supérieures les plus fantasques – Hollywood, etc. –, « justifiant » ainsi que je m’y mette…). J’en découvre les effets – sans trop de prudence, mais sans verser immédiatement dans l’excès non plus. Et ça me réconforte instantanément, je me sens mieux, beaucoup mieux, j’ai même un vague sentiment de supériorité…

 

[Tess] Et ça m’incite à me remettre au travail, en dépit de mes échecs constants depuis que je m’y suis mise dans la soirée. J’ai les derniers rapports de Stanley à consulter. La venue de Jasmine l’a-t-elle aidé ? En tout cas, il a arrêté de retranscrire l’autobiographie lourde de romance de l’auteur de Magie véritable, pour se concentrer sur « l’étrange » : il rapporte ainsi une improbable « recette », celle de la « poudre d’Ibn-Ghazi », supposée révéler l’invisible (des créatures, des lieux, des « portails »…), effet qui se maintient pendant dix battements de cœur seulement ; le mode d’emploi est très strict, impliquant des ingrédients saugrenus (de la belladone, un œil humain frais, trois grammes d’améthyste broyée, etc. – les doses sont toujours très précises) ; après quoi il faut faire « cuire » cette mixture dans un chaudron (dont les combustibles doivent être des objets à valeur sentimentale pour le créateur de la poudre ; quant à l’objet utilisé pour remuer le mélange, il doit avoir servi à causer la mort d’au moins un être humain…). La poudre, ensuite, peut être rendue plus liquide en la mêlant de sang ou de larmes ; il semble possible de l’utiliser alors à l’aide d’un pulvérisateur (je pense aussitôt à du parfum)… L’effroi de Stanley retranscrivant ce délire est palpable.

 

[Tess] Je décide alors de récupérer tous les livres se trouvant dans la chambre de Stanley (je l’entends gémir « Maman… » mais n’y prête pas plus attention) afin de poursuivre mes recherches selon une méthode différente (qui m’est suggérée par la « clarté d’esprit » que m’a procuré la cocaïne) : plutôt que de me focaliser sur un seul ouvrage à la fois, je vais tâcher d’établir des corrélations entre les différents textes, en m’appuyant notamment sur les schémas, dessins, écritures illisibles, etc. (un peu comme avec une Pierre de Rosette, disons). Outre les notes de Charles Reis sur lesquelles j’avais vainement travaillé en début de soirée, je dispose donc de Magie véritable, des notes de thèse de Mortimer Campbell, du livre de mathématiques ésotériques de Stuart, ainsi que d’un manuscrit cylindrique arborant une écriture incurvée, visiblement très ancienne. Je parviens bel et bien à discerner des schémas similaires, mais tout cela est décidément bien trop compliqué pour moi, et j’enrage… Je n’en retire qu’une chose – plus une confirmation qu’une découverte : tout cela, même sous les oripeaux scientifiques, relève bien de la magie, des sortilèges, etc.

 

[Tess] Puis Fran pénètre dans la pièce où je travaille. Elle me demande où sont les autres ; je lui réponds que je n’en sais rien, je n’en ai pas eu la moindre nouvelle depuis que nous nous sommes séparés – en tout cas, ils ne sont pas rentrés… Je lui demande si sa virée au Art’s Billard a été fructueuse ; c’est le cas : elle y a flirté avec l’étudiant en médecine Lewis Garden (notre médecin occasionnel), et celui-ci semble pouvoir nous faire accéder à une salle d’opération du campus – il demande cependant 100 $ en échange, et/ou une « protection » à haut niveau dans le milieu ; Fran pense pouvoir négocier de meilleures conditions en continuant à flirter. Je la félicite – sincèrement (et d’autant plus que je ne suis quant à moi arrivée à rien, je ne le cache pas…). Cette réaction la surprend profondément tout d’abord, puis, quand elle en vient à y croire, elle apprécie visiblement mon geste. Elle reste sur place – elle semble vouloir papoter, et je suis réceptive.

 

[Dwayne, Leah, Michael] Leah s’approche des boîtes, elle veut communiquer directement avec Hope. Elle lui demande quel est le secret de sa maman pour qu’elle soit aussi belle… Pendant ce temps, Dwayne passe derrière la petite table pour s’armer de son fusil ; sur le meuble se trouvent quatre petites boîtes fermées, du même format ; il en en ramasse une, la secoue doucement, a une sensation de froid et d’humidité, et ça fait « splotch » à l’intérieur ; il les met dans son sac à dos. Michael va fouiller dans les placards ; il trouve tout d’abord deux combinaisons hermétiques, de petite taille (équivalente à celle de Tina Perkins). Hope demande, par la boîte aux cordes vocales, pourquoi ils émettent une odeur de peur : « Pourquoi est-ce que je vous fais peur si vous me trouvez belle ? » Leah lui dit qu’elle se trompe, ils n’ont pas peur…

 

[Dwayne] Dwayne s’appuie sur son fusil comme sur une béquille, et va fouiller dans la pièce à l’ouest (correspondant aux plants de courges dans le monde « réel ») : il y a des râteliers à outils… mais surtout des corps humains, des cadavres pour la plupart, qui sont enfouis dans le sol et dont jaillissent des plantes étranges et animées qui semblent s’en nourrir ; parmi ces corps se trouve celui de Harvey (le clochard/bouquiniste), peut-être encore vivant, mais perdu à jamais et comme mangé de l’intérieur…) ; Dwayne referme instinctivement la porte, dégoûté…

 

[Michael] Michael passe à un autre placard, ne contenant que des outils de jardinage.

 

[Leah] Leah s’adresse à Hope : non, ils n’ont pas peur, c’est simplement qu’ils n’ont pas l’habitude de se trouver en face d’une personne aussi belle… Elle étudie les boîtes en même temps qu’elle parle. « Est-ce que ta maman chante pour toi ? » Hope répond : « Parfois ; elle dit que ça aide à la croissance des plantes… L’odeur de mort que je sens, est-ce que c’est encore de la nourriture ? » Leah lui demande si c’est avec cela que sa maman la nourrit ; elle sent à vrai dire elle aussi une odeur de cadavres, en provenance de là où se trouvaient les sacs d’engrais dans la serre… et voit qu’il y a ici, à la place, un amas de cadavres découpés, avec des outils tels que des scies à côté !

 

[Dwayne] Dwayne trouve des plantes étranges au milieu de la pièce… et identifie de la marijuana blanche, dite « albinos », une vraie légende chez les dealers… Il en prend un plant.

 

[Michael] Michael enfile une combinaison hermétique, mais sans le masque, toutefois. Il remarque qu’il n’y a aucune porte sur le mur sud (correspondant à celle donnant sur le jardin dans le monde « réel »). Il suit les câbles alimentant Hope (et toutes les autres plantes de cette pièce, d’ailleurs)… jusqu’à une cuve au fond de laquelle des pales découpent de la chair humaine. À côté se trouve un générateur, à l’emplacement exact de celui de la serre, mais il est parfaitement incompréhensible ; Michael relève cependant que deux petites boîtes y sont logées sur le côté.

 

[Leah] Leah ne répond pas à la dernière question de Hope, et préfère changer de sujet : elle demande donc à la créature si elle a des amis, des gens qui viennent lui rendre visite. « Non, maman dit que c’est trop tôt, qu’ils ne comprendraient pas et qu’ils chercheraient à me détruire, or elle a quelque chose à faire… » Quoi ? « Les végétaux influencent les mammifères de plein de façons qu’ils ne sentent même pas. Si mon instruction est efficace, je produirai des phéromones pour aider les mammifères, pour les rendre plus doux, plus compréhensifs ; c’est pour cet espoir d’un monde meilleur que Maman m’a appelée Hope : ce sera la paix, il n’y aura plus de douleur… Est-ce que vous êtes des amis ? » Leah répond qu’elle aimerait être son amie…Mais Hope reprend aussitôt : « Le mort à côté de vous, est-ce que je vais devoir le manger ? » Elle désigne bien entendu Patrick… Leah lui dit que non, pas du tout. Hope poursuit : « Je n’aimerais pas le manger… » Pourquoi ? « J’aime pas manger les gens, Maman dit que c’est normal de le faire, mais je comprends pas : pourquoi les manger si je dois les aider ? » Et puis, dans le cas de Patrick, elle sent encore un peu d’électricité dans son cerveau - c’est beau, elle ne veut pas le manger…

 

[Dwayne, Leah, Michael] Leah, stupéfaite, lui demande : « Tu crois qu’on peut le ramener à la vie ? » Hope dit qu’elle n’a jamais essayé, mais qu’elle aimerait bien… Leah va l’aider, et suit les instructions de Hope, qui lui dit de disposer le corps de Patrick sur la table, à côté d’elle (Michael et Dwayne la voient faire, et, s’ils ne comprennent pas forcément, ils viennent toutefois l’aider). Leah insiste et dit à Hope qu’elle ne doit pas manger Patrick. Hope palpe le visage du perceur de coffres de ses « mains » – et gémit de douleur, sa « main » droite tremble, elle a le réflexe de la retirer, mais persiste pourtant, et c’est alors le corps de Patrick qui se met à trembler. Hope geint : « C’est dur… ça m’aspire… ça me vide… » Son feuillage s’assèche et brunit. Patrick est alors pris de convulsions. Hope pousse un hurlement déchirant et retire cette fois sa « main » ; elle sombre dans l’inconscience…

 

[Patrick] Et Patrick s’éveille… Il est conscient, mais très faible ; il tousse, et crache du sang avec des glaires verdâtres ; il ressent toujours la douleur dans son ventre ainsi qu’à son œil droit. Mais le trou dans son ventre, suite à l’explosion de la cartouche tirée à bout portant par Tina Perkins, est obturé par une sorte de tissu, verdâtre lui aussi. Patrick s’est dressé sur la table, mais se recroqueville sous l’effet de la douleur persistante. Il est aussi affecté mentalement : il sait qu’il est passé de « l’autre côté »… et sait en fait surtout que cette expression est absurde ; parce qu’il a d’une certaine manière obtenu ainsi la confirmation qu’il n’y avait absolument rien de « l’autre côté » ; et, bien que n’étant pas porté sur la religion, cette « révélation » ne manque pas de le perturber…

 

[Tess] De retour à la ferme. Fran est visiblement un peu éméchée… Elle me dit qu’elle veut vraiment se rendre plus utile, ne pas être un poids mort – et elle exprime une certaine rancœur rentrée envers elle-même. Je lui dis que nous comprenons très bien qu’elle ne soit pas au mieux et ait besoin d’encore un peu de temps, après ce qu’elle a traversé ; et je ne doute pas qu’elle saura se rendre utile. Elle me demande alors si ça va, l’air intriguée ; elle trouve que j’ai les yeux « changés »… Je fais celle qui ne comprend pas, mais ça ne la leurre pas bien longtemps : « Je ne savais pas qu’il y avait du… ʺmaquillageʺ, ici… » L’allusion est transparente, et je ne cherche pas nier ; en fait, je lui offre de suite de partager… Elle sniffe un rail de coke à l’aide d’un billet. Elle est probablement elle aussi une débutante en la matière ; elle me confie que c’était une chose qu’elle s’était promise de faire depuis très longtemps, quand elle aurait su s’émanciper de son père… Son discours m’évoque une ado rebelle contre ses parents, et qui ressent maintenant une forte culpabilité, le père haï ayant disparu… Des remords, j’en ai moi aussi : je m’en veux de ne pas avoir suivi les autres (même si nous étions trop nombreux pour une infiltration, ce qui avait décidé de mon comportement), et d’autant plus que je n’ai peu ou prou rien trouvé en travaillant ici ; maintenant, je ne sais pas où ils sont, et pas davantage ce que je pourrais faire pour les aider, si seulement c’était possible… Mais Fran s’étonne, de manière générale, de notre comportement à tous : après avoir vécu tout cela, nous restons ici ? Des gens sensés seraient partis au plus tôt pour le Mexique, ou plus loin encore… Oui, c’est sans doute ce que feraient des gens sensés, j’en conviens ; sans doute ne sommes-nous pas très sensés… Mais nous avons des choses à faire ici. Fran en est convaincue – et sa haine à l’encontre de son bourreau Hippolyte Templesmith a peut-être pris un tour plus violent encore à la suite de ce qu’elle a constaté à Arkham : personne ne semble douter qu’il sera le prochain maire de la ville, les journaux en sont convaincus et en ont convaincu tout le monde, ils le traitent comme si c’était déjà fait… Et ce sale type décide déjà de tout pour tout le monde ? Dans son Europe de l’Est natale, Fran n’a sans doute pas eu une grande expérience de la démocratie, mais si la démocratie c’est ça… Je suis d’accord avec elle ; mais je maintiens : peut-être pouvons-nous faire quelque chose pour empêcher cela. Nous ne sommes pas des « Bons Samaritains », je ne prétendrais pas un seul instant une chose pareille, ce serait absurde ; mais nous pouvons quand même, quoique de manière un peu biaisée, arranger les choses pour tout le monde… Fran (qui ne partage pas tout à fait mon point de vue sur les « Bons Samaritains », à vue de nez), me confie aussi que la joie cruelle qu’elle a ressentie en tuant la mère de Hippolyte Templesmith ne la quitte pas un seul instant… et qu’elle s’en délecte. Chose que je comprends très bien ! Je n’insiste pas là-dessus pour autant. Mais Fran veut tuer Templesmith. ; je lui rappelle que Danny O’Bannion nous l’a interdit, mais pour le moment… À vrai dire, je suis persuadée qu’on en arrivera là tôt ou tard (comment l’arrêter autrement ?), et ce n’est sans doute pas pour me déplaire…

 

[Tess] Est-ce l’effet de la cocaïne ? Je me sens étonnamment lucide… Et derrière la fenêtre (fermée, mais les volets sont ouverts), j’aperçois une main qui se promène sur le rebord… Fran n’a a priori rien vu ; je poursuis la conversation comme si de rien n’était. Puis je me lève, en proposant à Fran de lui servir un thé (je lui fais signe discrètement, indiquant la fenêtre, et elle comprend mon allusion), mais me rends en fait à la porte. Je sors lentement de la maison, et vois bel et bien une main qui bouge toute seule, et sur laquelle se trouvent deux petites boites… Elle semble retourner à la fenêtre ; je m’avance à pas de loup… et l’écrase d’un coup de crosse – je broie le petit doigt, et atteins l’os ; je maintiens la main contre le rebord de la fenêtre – elle cherche à se dégager de mon emprise, mais je l’écrase de mon autre poing, et Fran, qui est sortie à son tour, lui donne des coups de tisonnier. J’ouvre alors les boîtes : dans l’une se trouve un œil, dans l’autre un cerveau (les deux boîtes sont reliées par une « veine ») ; j’arrache aussitôt l’œil. J’entends un des gardes qui sort, attiré par le bruit, et le vois bientôt, Thompson à la main.

 

[Leah, Patrick] Leah, émue aux larmes, remercie Hope (inconsciente…) pour le miracle qu’elle a opéré sur Patrick – toujours très faible.

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Dwayne suggère de ne pas s’attarder ici plus longtemps, et retire de sa propre initiative la boîte du creux du miroir. Des cercles concentriques apparaissent de nouveau, qui les englobent, et ils se retrouvent dans le plan précédent. La pièce est vide – mais ils entendent bientôt une voix en provenance de la boutique (Michael reconnaît un flic d’Arkham, mais pas un ripoux – un des « incorruptibles » de Harrigan…) : « Ils sont là-dedans ! On y va ! Madame, restez là… »

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Dwayne remet aussitôt la boîte dans le miroir – et ils sombrent tous dans l’inconscience ; Michael et Leah s’entrechoquent violemment au passage…Dwayne succombe quant à lui à un soudain coup de fatigue d’une extrême violence…

 

[Dwayne, Patrick] Patrick, s’il est dans un sale état, est donc le seul conscient ! Il sent quelque chose de moite à côté de lui, et perçoit une odeur familière – il entend aussi Dwayne ronfler… Patrick n’est pas vraiment en état de se déplacer lui-même. Il parvient quand même à se rapprocher des trois autres, et fait en sorte de réveiller Dwayne.

 

[Dwayne] Celui-ci perçoit une odeur de fumée qui émane de la boîte logée dans le miroir, et une chaleur en irradie. À travers le miroir, il aperçoit trois flics ainsi que Tina Perkins, qui lui adresse un regard meurtrier : elle voit Dwayne, aucun doute là-dessus, mais sans doute est-elle la seule ; elle passe son index sous sa gorge dans un geste éloquent… Mais Dwayne la menace tout autant, lui faisant comprendre que, s’ils n’ont pas moyen de partir, ils tueront Hope… Tina Perkins discute avec les policiers (impossible d’entendre leur conversation, seule l’image franchit le miroir).

 

[Dwayne, Patrick] Patrick, affamé, se traîne difficilement jusqu’à la table de Hope, et y grimpe tant bien que mal. Et il se nourrit alors en suçant le contenu d’un câble, avec avidité ! Dwayne est horrifié par ce spectacle cannibale, il veut l’arrêter (« Ce sont des humains ! »), mais Patrick ne l’écoute pas, s’interrompant à peine un instant pour dire combien c’est bon… Et il y retourne. Dwayne essaye de le dégager de force, mais Patrick ne se laisse pas faire… et essaye même de le mordre ! Dwayne parvient à esquiver cette défense surprise, tandis que Patrick retourne au contenu du câble… Il ne s’arrête que quand il est rassasié, et « rebranche » alors Hope.

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Tous les autres s’interrogent : peut-être Patrick est-il devenu comme Hope ? Mais Michael laisse entendre que ce n’est pas le moment d’en débattre, il leur faut sortir d’ici ! Leah, pourtant, se met à chanter une berceuse à Hope… Dwayne reste devant le miroir, montrant à Tina Perkins qu’il tient Hope en joue. Michael lui demande ce qu’il se trouve derrière la porte du mur ouest, et Dwayne lui répond laconiquement, sans un geste, qu’il y a là-bas des plantes qui se nourrissent d’humains… Patrick s’est assis au bord de la table où Hope gît inconsciente : « C’est cette chose qui m’a ramené ? » Leah répond que Hope lui avait dit qu’elle pensait pouvoir le faire, et elle avait alors tenté le coup… Patrick a senti son contact en lui ; il saisit la main de Hope et lui demande qui elle est, ce qu’elle a fait, pourquoi, comment… mais c’est peine perdue : Hope est toujours évanouie. Il la presse néanmoins de plus en plus, comme s’il était désireux de se fondre en elle ; il sent la densité d’un squelette métallique sous le végétal étrangement tiède.

 

[Dwayne, Michael] Dwayne voit Tina Perkins raccompagner les policiers (qui n’ont rien vu d’eux dans le miroir à l’évidence). Puis elle revient, et tend devant le miroir un papier sur lequel elle a inscrit : « Vous ne sortirez jamais d’ici vivants. » Dwayne et Michael usent à leur tour de ce procédé pour communiquer, appuyant sur la menace qu’ils font peser sur Hope ; Tina Perkins leur dit que, s’ils lui ont fait du mal, ils n’ont pas idée des conséquences qui pèseront sur eux… Dwayne répond : « Si on sort d’ici, il ne lui arrivera rien, alors ne fais rien de stupide. » Michael s’éloigne pour retirer les boîtes du générateur étrange – mais les lampes cessent alors d’éclairer de leur « lumière noire », et ils se retrouvent dans « l’obscurité blanche » (le miroir n’est par contre pas affecté). Dwayne laisse à Michael le temps de revenir à tâtons, puis enlève la boîte du miroir : rien… Mais il en a trois autres sur lui, et Michael a aussi les boîtes du générateur (qu’il lui donne) ; un nouvel essai avec une nouvelle boîte fonctionne.

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Ils se retrouvent tous dans le monde « réel ». [Dwayne et Leah ont perdu chacun un point de POU en raison des téléportations successives…] Tina Perkins n’est pas là, et la pièce est totalement vide. Ils sortent dans la cour, où flotte toujours une vague odeur de poisson, mais rien de comparable à la puanteur des sbires quand ils étaient sur place. Michael entend un clochard bourré, à distance, qui chantonne ; a priori, la voie est libre. Ils passent par-dessus le grillage, et se retrouvent dans la ruelle encombrée de détritus. Dwayne se dirige vers sa voiture… qui n’est plus là !

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Depuis French Hill Street, ils aperçoivent alors une voiture qui avance lentement dans leur direction, et dont les vitres sont fumées. Ils cherchent à se planquer par réflexe, mais Dwayne est très maladroit, et les autres guère plus lestes… La voiture s’arrête, la vitre descend ; Dwayne arme son fusil, tandis que Michael prépare un lancer de couteau ; Leah se réfugie quant à elle derrière des ordures… Un visage apparaît derrière la vitre – un visage noir arborant des cicatrices ; se trouve une autre silhouette plus fine derrière. Ils entendent alors : « Je t’avais dit que ça pourrait être utile de rester dans le coin… » Dwayne reconnaît la voix de Snake, et comprend que l’autre est son comparse plus massif, Weedy ; et il range son fusil. Snake, blagueur, leur dit : « Vous me devez pas une lampe ? » Mais Weedy s’adresse à Michael sur un ton plus grave : « Blanche-Neige, ne tente rien de stupide avec ton couteau, tu le regretterais… » Michael range son arme : il ne s’en prend pas aux amis de Dwayne. Snake leur dit alors de monter dans la voiture. C’est peut-être le moment de faire des présentations plus complètes ? Mais, avant toute chose, Dwayne sort un plan de cannabis albinos qu’il avait prélevé… et les deux Noirs en restent cons. « Vous avez trouvé ça là-bas ? » Oui, mais c’est plutôt compliqué pour y retourner… Dwayne offre le plant à Snake, qui le remercie ; il sait sur qui « tester » la chose, mais eux n’y toucheront pas. Et ça vaut amplement le prêt de la lampe… Snake et Weedy en disent plus long sur eux, se présentant comme des « entrepreneurs » ; en tant que nègres, c’est dur… Snake suppose que les Irlandais ont un certain rang dans le milieu ? Qu’ils passent le mot : Snake et Weedy sont respectables, et s’occupent désormais du trafic de marijuana ; ils ont toujours été réglos, et le resteront. Leurs amis irlandais y gagneront eux aussi, nul doute qu’ils pourront négocier un pourcentage avec leur chef… Dwayne en prend bonne note (littéralement), et dit qu’il transmettra le message. Snake et Weedy les conduisent alors hors de la ville, les déposant en périphérie, à environ un kilomètre de la ferme de Danny O’Bannion.

 

À suivre…

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Hana-bi, de Takeshi Kitano

Publié le par Nébal

Hana-bi, de Takeshi Kitano

Réalisateur : Takeshi Kitano

Titres alternatifs : Hana-bi – Feux d’artifice ; Fireworks

Année : 1997

Pays : Japon

Durée : 103 min.

Acteurs principaux : Beat Takeshi, Kayoko Kishimoto, Ren Osugi, Susumu Terajima…

 

Je serais bien incapable de dire aujourd’hui quel est le film qui m’a fait découvrir Takeshi Kitano – à vrai dire, je ne sais même plus si je l’ai découvert d’abord en tant que réalisateur, ou en tant qu’acteur… Mais, quoi qu’il en soit, c’est un artiste multiforme qui m’a régulièrement comblé et mieux encore ; pourtant, j’ai de grosses lacunes dans sa filmographie – et, notamment, je n’ai vu aucun de ses films postérieurs à Zatoichi (j’ai l’impression qu’il a ensuite nettement moins été diffusé en Occident…), retard qu’il va falloir que je rattrape, et de toute urgence encore… Me reste néanmoins des images fortes, empruntées aux films qui avaient correspondu, sans doute, à son pic de popularité de par chez nous : outre Hana-bi qui va faire l’objet de cet article, et qui demeure mon préféré, il y a bien sûr Sonatine, L’Été de Kikujiro, Aniki, mon frèreViolent Cop, son premier film en tant que réalisateur (il avait remplacé au pied levé Kinji Fukusaku, le célèbre réalisateur de films noirs, mettant souvent en scène les yakuzas), est sans doute plus anecdotique, même s’il ne manque pas d’intérêt (le scénario préexistait, faut dire…). Je garde un peu à part Zatoichi, que j’ai beaucoup aimé, mais qui me paraît néanmoins un cran en dessous ; quant à Dolls, je me souviens qu’il est d’une très grande beauté plastique, mais il me faut le revoir avant d’en dire quoi que ce soit d’autre – ça ne devrait pas trop tarder… Bien sûr, il faut aussi mentionner Takeshi Kitano en tant qu’acteur (généralement sous son nom d’humoriste et d’animateur de télévision, Beat Takeshi, quand ce n’est pas Takeshi tout court) : au premier chef, son incroyable performance dans Furyo, dont j’avais parlé assez récemment, et, pour le même et immense Nagisa Ōshima, il y a bien sûr Tabou ; autre rôle fameux, même si c’est pour un film (de Kinji Fukusaku, là encore – son dernier à bien des égards) qui m’avait un peu déçu sur le moment (mais il faut que je le revoie, celui-là aussi) : le prof psychopathe de Battle Royale – ça lui allait comme un gant…

 

Takeshi Kitano, c’est bien d’autres choses encore : avant tout connu au Japon en tant qu’humoriste et animateur star de la télévision, quand ses films, à l’époque où les Occidentaux se l’arrachaient, lui donnaient une image autrement sombre, presque systématiquement associée en outre à un goût marqué pour l’ultra-violence, il est une personnalité complexe – il est tout ceci, oui, mais aussi davantage ; d’autant que son activité artistique s’étend à une multitude de domaines en dehors du cinéma et de la comédie, comme la littérature et, de manière plus marquée, tout spécialement dans ce film, la peinture…

 

Quoi qu’il en soit, pour ce que j’en ai vu, Hana-bi est clairement à mes yeux le sommet de sa filmographie ; et ce n’est pas seulement mon Kitano préféré : c’est aussi, et de manière générale, un de mes films préférés tout court. Une œuvre complexe, d’une grande beauté, incroyablement poignante, triste sans doute mais tout en ménageant de délicieuses séquences humoristiques voire burlesques, violent par éclats soudains tranchant sur une tendresse autrement fondamentale à bien des égards… Une somme, qui est tout Kitano ou presque – si quoi que ce soit puisse être « tout Kitano » –, et donc beaucoup de choses à la foi, mais avec pourtant une cohérence de tous les instants, une précision dans la narration, le jeu d’acteurs et la réalisation qui m’ont fait l’effet d’être sans égales dans sa carrière (j’imagine que, sous cet angle, il soit assez légitime pour beaucoup de valoriser davantage l’inattendu, la très légère imperfection foncièrement rafraichissante d’un Sonatine, ou peut-être même de L’Été de Kikujiro, mais le caractère presque millimétré de Hana-bi me fascine, car il n’a rien d’une limitation).

 

Beat Takeshi incarne ici un certain Nishi – à la croisée exacte de certains fantasmes de Kitano sur les flics et les yakuzas. Flic à l’origine, il a été durement marqué par la vie : le décès de sa fille, comme de juste, l’a beaucoup affecté ainsi que sa femme – et celle-ci, gravement malade, est même en phase terminale… Au point, en fait, où le docteur qui s’occupe d’elle, avouant son impuissance, suggère à Nishi de la ramener chez elle, où elle sera bien mieux qu'à l'hôpital ; peut-être pourraient-ils même entreprendre un voyage ?

 

Mais nous n’en sommes pas encore là – il faut revenir un peu en arrière. Une bonne partie du film, la première moitié si ça se trouve, use en effet d’un jeu temporel assez complexe, alternant présent et passé au travers de flashbacks parfois très brefs mais toujours intenses, et même traumatiques, d’autres fois un peu plus longs ; cela rend peut-être le tout début un brin hermétique, mais la construction adroite et quelques gimmicks visuels (notamment, bien sûr, le costume et les lunettes noires du Nishi du présent, à l’opposé du flic bonhomme et un brin pataud, yeux tristes dégagés, du passé traumatique) permettent d’intégrer le propos avec un grand naturel.

 

Un jour, donc, son collègue Horibe – associé de tous les instants, chacun gérant l’autre, et notamment la colère de l’autre – lui suggère de le laisser quelques instants tout seul en planque pour aller rendre visite à sa femme à l’hôpital tout proche ; mal lui en prend : en l’absence de Nishi, le criminel frappe, et, si Horibe y survit, c’est néanmoins en tant que paraplégique, condamné à la chaise roulante… après quoi sa femme et sa fille l’abandonnent. Ses perspectives d’avenir, on s’en doute, sont plutôt déprimantes…

 

Mais la tragédie ne s’arrête pas là : la traque de l’agresseur se finit mal à son tour. Un jeune policier est abattu par le malfrat que Nishi n’a pu maîtriser – et s’il l’abat par réflexe, c’est un peu tard ; il n’en vide pas moins son chargeur sur le cadavre du tueur…

 

Durement affecté par tous ces drames, et souffrant pour chacun d’entre eux d’un remord inextinguible, Nishi quitte la police – et il en vient même à fricoter avec des yakuzas… C’est qu’il entend racheter ses torts (à supposer qu’il en ait vraiment ? Lui n’a probablement aucun doute à ce sujet…). Il compte ainsi tout faire pour venir en aide à son ami Horibe, qui n’accepte pas sa condition d’infirme et est tenté par le suicide… Il compte faire de même pour la veuve du jeune policier abattu sous ses yeux… Enfin, il entend offrir à sa femme cet ultime voyage qu’on lui avait suggéré, pour susciter et se réjouir d’ultimes moments de tendresse et de complicité…

 

Pour ce faire, il a besoin d’argent – il ne s’embarrasse plus de la légalité, les cadeaux qu’il destine à chacun dépendant à certains égards d’un ordre normatif différent et supérieur. Nishi est passé de l’autre côté de la barrière.

 

Taciturne voire bougon (il ne parle quasiment jamais dans le film – Kitano tirant d’ailleurs au mieux partie de la paralysie qui l’affecte depuis son célèbre accident de moto : il fixe la caméra, impassible en apparence derrière ses lunettes noires, quelques tics pourtant parcourant son rude faciès – l’effet est impressionnant d’aura inquiétante…), Nishi exprime pourtant une étonnante empathie, ainsi lorsqu’il achète à Horibe du matériel de peinture (le paraplégique lui avait dit qu’il se cherchait un hobby, et avait envisagé cette orientation – jusqu’au béret de peintre qu’il voulait s’acheter…), ce qui débouche sur des scènes d’une incroyable beauté et d’une incroyable poésie, mettant en valeur des tableaux joliment naïfs dus à Kitano lui-même (des œuvres qu’il avait justement créé alors qu’il se remettait de son accident de moto…). Il lui est plus délicat, sans doute, de venir en aide à la jeune veuve – mais au moins lui fera-t-il quelques cadeaux, lui donnera-t-il un peu d’argent… Quant à sa femme, en dépit de sa tendance instinctive, jusqu’en ces derniers moments partagés, de refuser timidement tout contact corporel, il lui offrira pourtant le plus beau des cadeaux, au terme d’un périple de la dernière minute (ses anciens collègues flics comme ses plus récents contacts dans la pègre, dangereux au possible, sont sur sa trace, ce qui ne lui facilite pas la tâche…), périple qui en dévoilera pourtant une autre facette : celle d’un homme profondément doux et tendre à l’égard de celle qu’il aime, profondément drôle aussi, enchaînant les petits gags absurdes et complices sous les yeux de son épouse à l’agonie, suscitant son sourire quand elle n’a plus que bien peu de raisons de sourire…

 

Je ne sais pas s’il s’agit à proprement parler d’un SPOILER, j’en doute un peu, même, mais au cas où, prudence…

 

Le voyage de Nishi et de son épouse, au-delà des séquences violentes qui l’émaillent et ce de plus en plus (au début du film, on revient sans cesse sur la seule tuerie du centre commercial – dans un ralenti éprouvant, et avec un travail du son et plus encore du silence incroyablement efficace – mais d’autres scènes de violence suivront), s’inscrit sans doute (du moins j’en ai l’impression, contredisez-moi si jamais) dans une tradition japonaise marquée, qui a abondamment imprégné l’art du Pays du Soleil Levant (littérature et cinéma tout particulièrement) : il s’agit du shinjū, terme que l’on rend en français par « double suicide », et qui est notamment un thème classique du bunraku, ou théâtre de marionnettes (sur lequel Kitano reviendra bien sûr dans Dolls) ; le shinjū implique souvent l’amour contrarié de jeunes gens, qui ne peuvent s’unir sur cette terre, notamment en raison des conventions sociales et obligations familiales, ou giri, et qui décident donc de s’unir à jamais dans un autre monde ; si le couple formé par Nishi et sa femme ne correspond pas pleinement à cette définition, on peut néanmoins supposer que les magouilles criminelles de Nishi, et les soucis qu’elles entraînent en lançant sur sa piste tant les policiers que les yakuzas, ont notamment pour rôle de recréer, quand bien même de manière transfigurée, cette situation de base (et c’est bien pour cela que je mentionnais tout à l’heure la possibilité que Nishi se débarrasse de la légalité pour s’en tenir à un ordre normatif différent et supérieur) ; d'autant bien sûr que la maladie de l'épouse permet d'envisager l'amour impossible sous un autre angle... En outre, le shinjū a presque systématiquement un préalable, le michiyuki, qui est à proprement parler un « voyage », thème qui intervient souvent, de manière plus générale, dans le théâtre japonais – en tant que prologue dans le , et en tant que dernier acte dans le kabuki, ce qui correspond davantage à Hana-bi. Ici, la parenté avec le film de Kitano est immanquable, justifiant par ailleurs l’humour complice de ces scènes d’errance heureuse, à la montagne enneigée, dans tel monastère grandiose (la cloche s’en remettra peut-être, le jardin zen un peu moins), à la mer enfin (un classique chez Kitano…). Le michiyuki est traditionnellement émaillé de danses (d’où, je suppose, les séquences burlesques de Hana-bi), ainsi que de conversations plutôt apaisées – certes, l’épouse de Nishi ne dit pas un mot de tout le film, jusqu’au tout dernier moment, et c’est alors on ne peut plus poignant ; certes, Nishi lui-même est taciturne, mais sans doute bien moins dans ces scènes-là que dans toutes les autres ; et c’est bien pour cela qu’il entend user de toutes les méthodes possibles pour rasséréner son épouse à l’agonie, l’émerveiller devant les « fleurs de feu » (littéralement « hana-bi ») du feu d’artifices, la faire rire enfin… La conclusion, dès lors, est inévitable – et d’une beauté extraordinaire : la dernière scène du film fait partie des plus beaux moments de l’histoire du cinéma en ce qui me concerne (bénéficiant en outre de la musique éventuellement légère de Joe Hisaishi, pourtant d'un à-propos remarquable, le célèbre compositeur souvent associé à Takeshi Kitano mais aussi à Hayao Miyazaki signant peut-être là sa plus belle partition). Cette obsession du suicide chez Kitano est pour le moins troublante (on pense ici sans doute au premier chef à Sonatine, bien sûr, mais on en trouve bien d’autres exemples dans sa filmographie), et va sans doute au-delà des clichés associés au Japon, via kamikazes et seppuku (que la culture japonaise l’ait marqué dans ce sens, c’est plus que probable, mais, dans les motivations et questionnements, c’est tout autre chose, du moins j’en ai l’impression) ; peut-être est-ce vrai qu’il en est venu à percevoir son accident de moto comme une tentative inconsciente de suicide (la question apparaît dans le documentaire qui accompagne Hana-bi dans cette édition, Takeshi Kitano, l’imprévisible, hélas un brin médiocre)... Quoi qu'il en soit, il joue ici au mieux du thème, en évacuant peut-être son rapport personnel à la mort pour le sublimer dans une inscription dans la tradition littéraire du Japon, transfigurée cependant à son tour par le déplacement du procédé dans un cadre contemporain, où la violence, sans cesse, vient contrebalancer la tendresse, suscitant (encore un mot du réalisateur dans le documentaire précité) l’oscillation du pendule – et si le pendule n’oscillait pas, à quoi bon ?

 

L’intelligence, l’astuce et l’empathie du film sont indéniables – il passe sans cesse du rire aux larmes, de la violence à la tendresse, sans que jamais cela ne sonne faux, mais bien au contraire en déployant d’autant mieux son incroyable précision, son incroyable justesse, qui n’ont pour autant rien de froid ou de sec. La réalisation impeccable de Kitano (son sens du cadrage, notamment – tout particulièrement saisissant dans la mise en valeur des peintures de Horibe – mais aussi l’élégance et la lenteur de ses mouvements de caméra, parfois inattendus, jamais gratuits cependant) s’associe à une brillante direction d’acteurs et interprétation (comment Kitano parvient à exprimer autant de choses en restant de marbre, et comment son épouse – superbement incarnée par Kayoko Kishimoto – parvient à être aussi vivante dans sa douleur, et émouvante sans prononcer le moindre mot jusqu’à la fatale conclusion, sont des choses qui me dépassent ; il faut aussi saluer la performance de Ren Osugi dans le rôle de Horibe – qui est bien plus qu’un simple air de chien battu) pour donner un incroyable chef-d’œuvre, une somme qui joue de bien des thèmes et des traditions pour livrer en définitive un résultat unique et formidable, où la beauté et la justesse formelles n’ont d’égales que la beauté et la justesse du fond.

 

Hana-bi est un film parfait, un monument du cinéma contemporain. Quant à moi, j’en tire cette conclusion relevant de l’évidence : il me faut revoir les films de Kitano que j’avais adorés à l’époque, et voir aussi tout ce que j’en ai manqué. De toute urgence. Au boulot !

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The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft, de James Van Hise (ed.)

Publié le par Nébal

The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft, de James Van Hise (ed.)

VAN HISE (James) (ed.), The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft, Yucca Valley, CA, James Van Hise, 1999, 186 p.

 

The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft est un curieux et enthousiasmant objet, un pur produit du fandom à maints égards. Conçue et éditée (à son nom) par James Van Hise, fan notoire, passionné par les pulps et au moins autant par Star Trek (personne n’est parfait), cette anthologie critique rassemble des articles très divers, pour certains publiés originellement dans Lovecraft Studies, Crypt of Cthulhu, etc., ou bien des fanzines moins spécialisés, mais aussi d’autres encore pour lesquels il s’agit de la première publication, outre quelques archives remontant à fort longtemps mais toujours pertinentes. L’objet étonne par son grand format (une sorte de A4), qui n’en facilite peut-être pas la lecture, mais s’avère adapté en ce qu’il met bien valeur une abondante iconographie, très diverse là aussi. La forme est donc sympathique (et par ailleurs très « pro », quoi qu’il en soit des conditions de publication), et le fond l’est tout autant, voire davantage encore – on y trouve bien des articles aussi passionnants que passionnés, le plus souvent d’une érudition assez pointue, sans toutefois que ce soit au point de larguer le lecteur : il s’agit plutôt du témoignage enthousiaste et communicatif de fans prenant très au sérieux leur sujet, et à raison.

 

Le premier article, signé Will Murray (le nom qui revient le plus souvent au sommaire, et de loin – six articles sont de sa plume !), s’intitule « H.P. Lovecraft : Pulp Hound », et c’est un très gros morceau, tout à fait passionnant. Aujourd’hui, on associe instinctivement Lovecraft aux pulps, et tout particulièrement à Weird Tales. Mais l’article, en se penchant en long et en large sur le rapport de l’auteur à son « marché », montre bien combien cette relation s’avère complexe, et ce que Lovecraft en disait lui-même, le plus souvent, ne fait que compliquer encore les choses ! La correspondance de Lovecraft (notamment celle figurant dans les Selected Letters) est riche de virulentes diatribes contre les pulps et les « auteurs professionnels » (qui, de ce seul fait, ne peuvent prétendre être des « artistes »), et Lovecraft maintenait sans doute à cet égard, plus ou moins consciemment, une certaine pose. On sait cependant qu’il était, au moins dans les années 1910-1920, et quoi qu’il ait pu prétendre par ailleurs, un grand lecteur de pulps (et il continuera ensuite à lire au moins Weird Tales, où ses amis sont publiés – souvent des gens qu’il a lui-même introduits dans la revue, et qui y figurent alors bien plus souvent que lui…) – quand bien même volontiers critique : d’ailleurs, c’est à l’occasion d’une polémique qu’il avait initiée dans le courrier des lecteurs d’un de ces titres qu’on lui a fait connaître le monde du journalisme amateur, dans lequel il allait trouver un premier champ de publication, avant de saisir l’occasion de Weird Tales pour publier lui-même dans ces pulps dont il disait, suite à la polémique évoquée plus haut, pis que pendre. Pendant les premières années de la revue, Lovecraft est une « star » du « Unique Magazine », et est très régulièrement au sommaire. La situation change quand Farsnworth Wright devient le rédacteur en chef de la revue ; parfois « capricieux », très conscient des attentes de son lectorat par ailleurs, ce dernier n’accepte presque jamais un texte à première soumission, suggérant en lieu et place des révisions autorisant une éventuelle acceptation ultérieure – chose que Lovecraft vivait très mal, lui qui rechignait à ce genre d’exercice, et préférait généralement lâcher l’affaire… Par ailleurs, Wright a rejeté sur cette base bon nombre des plus grands textes de Lovecraft, quitte à y revenir – sans révisions, pourtant ! – quelques années plus tard… Parallèlement, les récits de Lovecraft tendaient à devenir de plus en plus longs et complexes, ce qui ne lui facilitait pas exactement la tâche pour les placer ici ou là : Wright, toujours lui mais il n’est pas le seul, refuse plusieurs récits très ambitieux (dont At the Mountains of Madness, et Lovecraft, qui y voit son meilleur texte, le vit horriblement mal et ruminera longtemps à ce sujet, y revenant sans cesse, et justifiant par-là son abandon de la « profession ») parce qu’ils sont trop longs, et par ailleurs impossibles à découper pour une publication en serial. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Lovecraft, dans ses lettres privées, se montre aussi farouchement hostile à Wright, voire carrément haineux… Et, à vrai dire, quand par exception il lui soumet malgré tout un texte (ou tient compte du fait accompli quand un de ses amis en a soumis un à sa place, cela arrive plusieurs fois), il emploie dans les lettres qu’il lui adresse un ton volontiers sarcastique et amer, pointant du doigt ses rejets systématiques… Mais cet article a aussi pour intérêt de montrer une chose qui, semble-t-il, n’apparaît pas forcément dans les Selected Letters (peut-être délibérément ?) : Lovecraft n’a pas soumis des textes qu’à Weird Tales… Quoi qu’il ait pu prétendre à ce sujet, il a régulièrement tenté de trouver d’autres débouchés, d’autant plus nécessaires que son capital était de plus en plus rongé, que ses révisions ne lui rapportaient quasiment rien, qu’il n’avait pas d’autre activité professionnelle, et que la revue qui lui est aujourd’hui associée, loin d’avoir à l’époque son aura quasi « mythique », payait mal, à publication et non à acceptation (avec de longs délais, pouvant dépasser un an), et était qui plus est dans une situation économique très précaire au cœur de la Grande Dépression… Mais Lovecraft subit refus après refus, auprès de revues il est vrai plus « commerciales » et « vulgaires » encore que Weird Tales (et ses lettres débordent de haine à leur égard) ; sans doute a-t-il à l’occasion tenté des choses, fait quelques « concessions » pour parvenir à être publié (suscitant de douloureuses séquences d’auto-flagellation dans sa correspondance), mais sans grand succès (et, bien contraint d’accepter le fait, il s’enferme alors d’autant plus dans sa pose d’artiste qui n’a que mépris pour cette « littérature prolétarienne ») ; un passage sur ces « concessions » m’a tout spécialement intéressé, portant sur l’action dans « The Shadow Over Innsmouth », texte que Lovecraft lui-même considérait « expérimental » (il expliquait par ailleurs que l'action dans cette nouvelle, fuite et poursuite, était la seule qu'il se sentait éventuellement de mettre en scène, précisant nommément qu'il se sentait incapable de faire du Robert E. Howard avec plein de combats)… Astounding, après sa reprise, aurait pu inaugurer une nouvelle ère d’écriture pour Lovecraft, au sortir d’une période difficile où il avait abandonné, plus amer que jamais, la production de fictions (mais il consacrait beaucoup de temps aux révisions, notamment celles pour Hazel Heald, qu’il essayait là encore de caser un peu partout), dans la mesure où plusieurs de ses textes, soumis à la revue sans lui demander son avis par des camarades, avaient été acceptés. L’accueil du public, cependant, était assez mitigé… Mais, de toute façon, Lovecraft meurt peu après, et, par une cruelle ironie, la revue « weird » plus prestigieuse, plus Dunsany-Machen-Blackwood, qu’il appelait de ses vœux, ne naîtra que peu après sa mort (Unknown), tandis que Campbell, dès qu’il parvient à la tête d’Astounding, émet des commentaires définitifs quant à ce qu’il compte publier dans la fameuse revue de science-fiction, citant nommément Lovecraft comme exemple de ce qu’il ne faut surtout pas faire, un très mauvais écrivain, et une relique du passé à oublier au plus tôt… L’article est passionnant à bien des niveaux, notamment dans l’étude du caractère complexe de Lovecraft, et son insertion dans une histoire éditoriale très riche, qu’on aurait bien tort de limiter au seul Weird Tales – en résulte peu ou prou un panorama des pulps de l’imaginaire. Vraiment chouette.

 

Suivent trois brefs textes de H.P. Lovecraft lui-même, tirés de sa correspondance. Le premier, « Story-Writing : a Letter from HPL », répondant à une question d’un lecteur, détaille la méthode d’écriture de l’auteur ; pour l’essentiel, on y trouve surtout des indications de « bon sens » (l’une d’entre elles et non la moindre étant de ne pas s’enfermer dans une méthode stricte…). C’est néanmoins une synthèse intéressante, d’autant que Lovecraft illustre son propos par certains de ses propres récits. Deux points sont plus particulièrement notables à mes yeux : le mépris pour la fiction « commerciale », qui renvoie à l’article précédent, et surtout cet aspect souvent cité, la rédaction au préalable de deux synopsis – le premier dans l’ordre où ont lieu les événements, le second dans l’ordre de leur présentation au lecteur.

 

Suivent deux extraits. Tout d’abord, « Some Self-Criticism », un passage d’une lettre où Lovecraft se livre à une autocritique, donc, revenant sévèrement sur quelques-uns de ses textes antérieurs (mais, de manière plus ou moins implicite, c’est bien l’ensemble de sa production qu’il dénigre ainsi), et considérant que ce n’est qu’à partir de « The Colour Out of Space » qu’il a pu livrer quelque chose de « décent »…

 

Le dernier de ces brefs textes, « Lovecraft as an Illustrator », témoigne de l’inaptitude au dessin de l’auteur – quoi qu’on ait pu lui suggérer, comme par exemple de faire lui-même un frontispice pour « The Colour Out of Space »… Suivent quelques pages tirées des manuscrits de Lovecraft où il griffonnait cependant tel ou tel monstre… Des documents plutôt intéressants, par ailleurs.

 

On retrouve Will Murray, avec « Lost Lovecraftian Pearls : The ʺTarbisʺ Collaboration », un article assez palpitant, prenant quelque peu la forme d’une enquête policière, ou d’archéologie littéraire… L’étude par l’auteur de la correspondance de E. Hoffmann Price (coauteur avec Lovecraft de « Through the Gates of the Silver Key », suite à la nouvelle de Lovecraft « The Silver Key », sur une base conçue par Price sous le titre « The Lord of Illusion », puis considérablement révisée par Lovecraft) l’a amené à repérer, à son grand étonnement et à celui de S.T. Joshi qui l’accompagnait dans ses recherches, des allusions concernant une autre « collaboration », antérieure – une nouvelle simplement appelée « Tarbis » dans les échanges épistolaires entre les deux écrivains, et identifiée ensuite comme étant « Tarbis of the Lake », nouvelle publiée sous le seul nom de Price dans Weird Tales en 1934, où elle avait semble-t-il rencontré un certain succès, à en croire les louanges de lecteurs dans le courrier de la revue, « The Eyrie », la qualifiant de « truly weird » à une époque où la revue s’essaye à des récits plus conventionnels (policiers, notamment) pour assurer ses ventes, ce qui ne plait pas à son lectorat traditionnel réclamant du « weird » avant toute chose ; la nouvelle a plus tard été reprise dans un recueil de Price. Déterminer la part de Lovecraft dans tout cela n’est sans doute pas chose aisée, mais une étude approfondie de la correspondance de Price laisse supposer que les choses se sont probablement passées comme cela : à l’origine, « Tarbis of the Lake » était un des premiers, voire le premier, textes professionnels de Price ; il avait été rejeté, et avait dormi dans des cartons ; mais Price, qui y tenait, l’a ressorti bien des années plus tard, et, lors d’une épique session de travail de 25 heures (mention qui revient tout le temps dans ses lettres) à l’occasion d’une visite de Lovecraft à Price à la Nouvelle-Orléans, les deux hommes l’ont semble-t-il entièrement révisée ; la nouvelle, sous cette forme, a été rejetée par plusieurs pulps ; Farnsworth Wright de Weird Tales, à son habitude, l’a rejetée lui aussi, mais en suggérant des révisions (voir plus haut) ; Price en était furieux – et Lovecraft semble-t-il plus encore –, mais le premier s’est attelé à la tâche, sans l’assistance du gentleman de Providence, et a considérablement réécrit et « clarifié » une fois encore le texte, lui ajoutant 1500 mots (il en faisait 4000 suite à la collaboration Price-Lovecraft) ; il a alors été accepté par Wright, qui a mis beaucoup de temps à le publier (à tel point que Price envisageait de le soumettre à une autre revue, même s’il s’en est abstenu en définitive), ce qui arrivera enfin en 1934 – soit plus de dix ans après la première soumission du texte par Price entamant sa carrière d’auteur professionnel. Pour l’anecdote, Price le cannibalisera encore plus tard, pour en tirer un récit « spicy » destiné à un tout autre marché ; il avait suggéré à Lovecraft de s’impliquer dans l’affaire, mais ce dernier a bien évidemment refusé… Will Murray décortique ensuite la nouvelle telle qu’elle a été publiée, la citant abondamment… et, dois-je dire, ça m’a l’air assez calamiteux ! La nouvelle se passe en France (cocorico ?) – elle commence à Lourdes, et implique une aristocrate du nom de Tarbis Dulac, en laquelle le héros, très enquêteur de l’étrange (son nom, Rankin, est par ailleurs un renvoi évident à l’illustrateur de Weird Tales Hugh Rankin, qui est justement amené à livrer un dessin pour cette histoire, reproduit ici…), devine la vieille reine éthiopienne Tarbis, rejetée par Moïse, et qui aurait ensuite gagné ce qui serait un jour la France, où son nom serait resté, notamment dans la désignation d’une ville (Tarbes, je suppose…) ; la tournure « weird » s’exprime surtout dans l’emploi d’une momie et de longues considérations sur la magie égyptienne… En l’état, Will Murray cite plusieurs passages, trahissant selon lui clairement la patte de Lovecraft par endroits, là où le style plus conventionnel de Price ne fait aucun doute en d’autres occasions – notamment dans des dialogues semble-t-il assez laborieux, et absolument pas lovecraftiens pour un sou… Le texte tel qu’il a été publié est sans doute davantage de Price que de Lovecraft – mais demeure le vague espoir de dénicher un jour la version « intermédiaire » du texte, résultant de la collaboration des deux auteurs, qui pourrait permettre de déterminer avec plus d’assurance qui a fait quoi… Beaucoup aimé cet article – même s’il peut paraître ultra-pointu présenté comme ça, il est finalement très ludique… Un point tout personnel, par contre : les nombreuses citations de lettres de E. Hoffmann Price me laissent, à l’instar de ses deux textes dans The Last Celt compilés par Glenn Lord, l’image d’un type plutôt désagréable, notamment en ce qu’il ne se prenait vraiment pas pour de la merde… Il a beau user d’un ton humoristique, qui pourrait en théorie amoindrir cette image, j’ai vraiment l’impression d’un pénible et d’un arrogant…

 

Robert Weinberg, dans « H.P. Lovecraft in Astounding », livre un article assez déconcertant quant à la place de deux récits de Lovecraft dans les pages d’Astounding Stories, célèbre pulp consacré à la science-fiction ; c’est en effet dans cette revue qu’ont été publiées deux œuvres essentielles de Lovecraft, et effectivement plus tournées vers la SF, même si Lovecraft ne semble pas les avoir conçues à cet effet (ce n’est même pas lui qui les a soumises à la revue…), à savoir At the Mountains of Madness et « The Shadow Out of Time ». Le problème de cet article est qu’il pèche un peu dans l’analyse, insistant sur la dimension « rendez-vous manqué » entre Lovecraft et le lectorat de SF, quand la suite de l’article, autant que la biographie de l’auteur, laissent supposer que les choses étaient plus compliquées que ça. Et l’assertion voulant que le rédacteur en chef de la revue n’ait même pas lu ces deux textes avant de les accepter et publier (!) mériterait pour le moins d’être plus étayée… On peut en retenir, effectivement, que les conditions de publication étaient déplorables, les textes étant affligés de coupes et de coquilles qui avaient rendu Lovecraft furieux. Mais le vrai intérêt est ailleurs, dans la simple citation d’extraits du courrier des lecteurs de la revue : quelques-uns y voyaient déjà des textes brillants et destinés à perdurer, et se félicitaient de ce que Lovecraft ait rejoint les pages de la revue… mais bien plus nombreux étaient ceux qui avaient détesté et ne se privaient pas de le dire – avec un reproche permanent : trop de descriptions, il ne se passe rien… Et, bien sûr, ce n’était pas pour eux de la science-fiction. Rien de bien surprenant sans doute.

 

L’article de Donald R. Burleson intitulé « Humour Beneath Horror : Some Sources for ʺThe Dunwich Horrorʺ and ʺThe Whisperer in Darknessʺ » était censé figurer dans le n° 12 de Lovecraft Studies, à en croire les références, mais mon compte rendu n’en fait pas état ; j’ai l’impression qu’il se trouvait en fait dans le n° 2, que je n’ai pas lu… Peu importe. Quoi qu’il en soit, parler d’ « humour », ici, est sans doute un peu fort – et même le terme « in-jokes » n’est pas forcément pertinent. Si Lovecraft disait que l’humour et l’horreur ne pouvaient pas ou ne devaient pas être mêlés, on trouve pourtant des traits parodiques çà et là dans son œuvre, aucun doute à cet égard (et gommons l’image du sinistre « reclus », tous les témoignages comme sa correspondance font état d’un personnage volontiers blagueur) ; et l’on y trouve encore plus d’allusions cryptiques à ses amis (Clark Ashton Smith, Robert E. Howard, Robert Bloch bien sûr pour l’exemple le plus éloquent…) ou ennemis (l’article évoque notamment une allusion transparente à Farnsworth Wright, encore lui). C’est sur cette base que Burleson entame son enquête, portant pour l’essentiel sur les noms de famille figurant dans deux nouvelles, « The Dunwich Horror » (où certains n’ont justement pas manqué de voir une dimension parodique – Burleson lui-même, en fait, à en croire S.T. Joshi dans The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos…) et « The Whisperer in Darkness ». On sait que ces deux nouvelles ont été inspirées par les voyages de Lovecraft, respectivement dans le nord du Massachusetts et dans le Vermont – il ne s’en est jamais caché. Il n’a par contre rien dit des noms y figurant… Burleson s’est donc lancé dans une enquête de terrain (passant aussi par des entretiens ou une correspondance avec des personnes qui avaient vu Lovecraft en ces occasions, toujours vivantes à la fin des années 1970), et a pu déterminer avec certitude que tous les noms de famille figurant dans « The Dunwich Horror » apparaissent dans l’histoire locale d’Athol, la bourgade du nord du Massachusetts où il s’était rendu (les paysans d’un côté, de l’autre les professeurs toujours associés Rice et Morgan – dont les deux noms sont justement associés dans l’histoire d’Athol) ; il n’y a en fait que deux exceptions – les personnages centraux que sont Wilbur Whateley et Henry Armitage (Burleson avance que Lovecraft aurait pu emprunter ces noms à deux évêques bien réels, mais on manque ici d’éléments pour affirmer quoi que ce soit, et je ne suis pas vraiment convaincu… On suppose par contre qu’il a probablement emprunté le nom de Dunwich au poète Swinburne, lequel faisait référence dans une de ses œuvres à un village anglais bien réel, depuis longtemps submergé ; mais le nom apparaît aussi dans le récit d’Arthur Machen « The Terror »). Même chose ou presque pour « The Whisperer in Darkness », notamment en ce qui concerne Akeley, avec ses variantes (là encore, pour ce qui est de Wilmarth, la source, s’il y en a une, est plus douteuse). Reste enfin des extrapolations, voulant voir dans le personnage d’Henry Akeley son ami Vrest Orton qui l’avait accueilli dans le Vermont, et avait à cette occasion livré un des premiers articles critiques sur Lovecraft – ce qui en ferait un prédécesseur de Robert (Bloch) Blake dans « The Haunter of the Dark »… mais à mes yeux c’est là une supposition bien hardie. Mais que faire de tout ça ? L’enquête de Burleson révèle sans doute quelque chose, mais j’ai du mal à voir ce qu’il serait possible d’en tirer… D’autant que je ne trouve pas que cet emploi de noms piochés dans les histoires locales ait vraiment un caractère d’ « in-jokes » : qui aurait bien pu en rire ? Même les gens qui avaient accueilli Lovecraft dans ses pérégrinations dans le nord du Massachusetts et dans le Vermont sont probablement passés à côté… Alors parler d’ « humour » et de « blagues »… On est vraiment là dans l’exégèse la plus pointilleuse, en tout cas.

 

Retour à Will Murray pour le très étrange article qu’est « Lovecraft, Blackwood and Chambers : a Colloquium of Ghosts ». Un article si étrange, en fait, que je me suis demandé s’il n’y avait pas là-dedans une part de canular… Mais il semblerait que nom : en tout cas, le livre que cite l’auteur, Fiction Writers on Fiction Writing, existe bel et bien ; il s’agit d’une réflexion sur l’écriture, aux allures de méthode, où l’éditeur, Arthur Sullivant Hoffman (notamment en charge de la revue Adventure), pose des questions sur leur art à divers écrivains, parmi lesquels deux nous intéressent tout particulièrement (ou devraient nous intéresser…), à savoir Algernon Blackwood et Robert W. Chambers. Lovecraft n’a probablement jamais lu ce livre (paru en 1923, l’année du lancement de Weird Tales), mais peu importe : l’objectif de Will Murray est de rassembler plusieurs textes sur l’écriture de fictions dus à Lovecraft, généralement issus de ses lettres, et d’en faire un montage de « réponses » aux questions de Hoffman, en les comparant aux véritables réponses (autrement courtes…) des deux autres auteurs – il pense pouvoir ainsi afficher une parenté supplémentaire entre Lovecraft et Blackwood (et Lovecraft mentionne d’ailleurs régulièrement Blackwood dans ses « réponses »), là où Chambers, bien loin du Roi en jaune, répond en quelques mots à peine, et son laconisme a quelque chose de passablement méprisant (autant dire que ses « réponses » sont inutiles). Le montage est plutôt bien fait… Mais s’il est une chose qui en ressort, à mon sens, et bien avant la parenté avec Blackwood, c’est à quel point les conceptions esthétiques de Lovecraft pouvaient être aux antipodes de sa pratique réelle, en bien des occasions : on retrouve la pose de l’aristocrate des lettres, écrivant pour son seul plaisir et n’ayant que mépris pour la canaille des pulps et l’écriture « professionnelle », l’auteur aussi qui prône un style « simple », ce genre de choses… Un bien curieux objet que ce « colloque de fantômes », mais cette synthèse des idées de Lovecraft concernant l’art de l’écriture est sans doute bien vue.

 

Suit un bref article de Stanley C. Sargent, « Howard Phillips Whateley ? ». Lovecraft a somme toute peu écrit sur lui (même si l’on dispose de brefs textes autobiographiques, bien connus par ailleurs), mais on a pu interpréter certaines de ses nouvelles comme comportant une part d’auto-analyse. L’auteur cite « The Outsider », forcément, mais d’autres textes pourraient aussi être mentionnés (comme « The Silver Key » et The Dream-Quest of Unknown Kadath, sinon l’ensemble du « cycle de Randolph Carter »). Et pourquoi pas « The Dunwich Horror » ? Quand l’auteur résume la biographie de Wilbur Whateley en deux paragraphes, on peut difficilement s’empêcher de penser qu’il a touché quelque chose… Il y a bien du Lovecraft dans le monstrueux personnage (consciemment ou non) ; mais je suis moins convaincu par la suite, et, s’il y a sans doute du vrai dans les implications du personnage de Henry Armitage, les développements concernant le jumeau invisible de Wilbur me paraissent un peu trop tordus… C’est néanmoins une grille de lecture assez intéressante – montrant que ce texte presque unanimement décrié par la critique joshiesque n’est pas aussi unilatéralement creux qu’elle le prétend ?

 

Dans « H.P. Lovecraft : Problems in Critical Recognition » (article publié originellement en 1990), Peter Cannon constate que Lovecraft, quand on veut bien parler de lui (il est selon l'auteur peu ou prou inconnu des milieux universitaires), suscite des réactions on ne peut plus contrastées, d’aucuns y voyant un génie, d’autres (plus nombreux sans doute…) un tâcheron à oublier au plus tôt… Il dresse alors un parallèle entre Lovecraft et « son dieu » Poe, dont l’acceptation au fil du temps varie elle aussi, mais les différences sont en fin de compte peut-être plus frappantes que les ressemblances… Il ne me semble pas possible de tirer grand-chose de plus de cet article, conçu à un instant précis pour constater une situation précise. Il y a sans doute bien du chemin à accomplir, mais, un quart de siècle plus tard, j’ai l’impression qu’il y a eu certains changements à cet égard – aux États-Unis comme en France, d’ailleurs. Du moins ai-je l’impression que l’auteur n’est plus autant « ignoré » dans les milieux académiques…

 

Dans « Weird Tales in Retrospect », article publié initialement en 1956, August Derleth revient sur les trente ans de parution de « The Unique Magazine ». Il a comme de juste tendance à le juger plus que positivement, le plaçant clairement au-dessus du lot (tout en louant quelques concurrents tardifs, et notamment The Magazine of Fantasy and Science-Fiction) et louant la revue pour ses auteurs les plus brillants, qu’elle a révélés et soutenus (au premier rang desquels Lovecraft, bien sûr, mais aussi Clark Ashton Smith, et ultérieurement Ray Bradbury ; notons l’absence de Robert E. Howard, loué à demi-mots pour « The Black Stone », mais sévèrement jugé par ailleurs, et notamment pour ses populaires récits consacrés à Conan, que Derleth juge très pauvres sur le plan littéraire…), mais il se montre finalement suffisamment pondéré à l’occasion – ainsi quand il critique, sans doute à bon droit, les ronchons qui regrettent les « good old days » : des trois éditeurs de la revue, tous ont publié des drouilles au milieu des réussites, et les deux derniers n’ont pas manqué d’être critiqués comme étant infiniment moins bons que leur(s) prédécesseur(s)… sans véritable raison. Derleth s’arrête notamment sur le cas de Farnsworth Wright, et, s’il ne se montre pas aussi haineux à son encontre que Lovecraft lui-même, il lui reproche néanmoins d’avoir publié quantité de textes médiocres tout en refusant des chefs-d’œuvre, sans doute parce qu’il avait bien trop en tête les attentes supposées des lecteurs (son attitude à l’égard des textes refusés de Lovecraft, surtout après la mort du gentleman de Providence, est par ailleurs implicitement critiquée). D’autres sujets « polémiques » sont abordés – comme la place de la science-fiction dans la revue, celle qu’elle accordait à des récits « trop horribles » (citant notamment « The Loved Dead » de C.M. Eddy, Jr., nouvelle révisée par Lovecraft), ou encore l’effet des couvertures sexy de Margaret Brundage. Mais, finalement, ce qui m’a le plus marqué ici, c’est l’oubli absolu dans lequel sont tombées toutes les stars de la revue, notamment dans ses premières années… Sans doute à bon droit, en même temps. Lovecraft, Howard et Bradbury (sans doute plus que Clark Ashton Smith) sont ici vraiment des exceptions.

 

Après quoi James Van Hise, qui édite donc cette anthologie critique, livre un « H.P.L. Visits New York – And Runs Screaming ! ʺThe Horror at Red Hookʺ and ʺHeʺ » guère satisfaisant… Le titre a peut-être quelque chose d’amusant, mais, gros problème, il ne correspond absolument pas au contenu : si l’auteur résume hâtivement « The Horror at Red Hook » et « He » (certainement pas les meilleurs textes de Lovecraft – même si je veux bien concéder que, dans mon souvenir, il y a un certain travail sur l’atmosphère dans la seconde de ces nouvelles…), il n’en fait absolument rien – il n’y a pas le moindre aspect critique de quelque sorte que ce soit, et même le rapport à New York, qu’on pourrait supposer central à en juger par le titre de l’article, le thème des nouvelles, et ce que l’on sait de la biographie de Lovecraft, n’est absolument pas envisagé ! En fait, le propos essentiel de James Van Hise dans cet article bancal est tout autre : il entend surtout singulariser l’originalité de Lovecraft par rapport aux pastiches fainéants qui l’ont suivi, et qui se contentent bien trop souvent de procéder mécaniquement en « cochant des cases » de ce qui est censé être « du Lovecraft », sans surtout chercher à y glisser le moindre semblant de voix personnelle. Oui, sans doute – ou du moins ça a été très vrai, peut-être un tout petit peu moins maintenant… Mais, là encore, on ne va guère plus loin. Et si l’article insiste sur l’originalité de Lovecraft, paradoxalement, en l’inscrivant (à raison) dans l’histoire de la littérature « weird », et en ajoutant (bien sûr) qu’on aurait tort d’analyser son œuvre au seul crible de son prétendu « Mythe de Cthulhu » quand d’autres textes mériteraient bien qu’on s’y attarde (c’est vrai – mais probablement pas « The Horror at Red Hook » et « He », pour autant…), là encore, il se contente de la déclaration, ne cherchant en rien à l’étayer. Enfin, vers la conclusion, l’article aborde encore une autre dimension absolument sans rapport avec le titre : il dit que Lovecraft ne se contente pas de faire des allusions à l’horreur, mais qu’il la montre dans toute sa matérialité ; James Van Hise précise que Robert Weinberg, à ce sujet, lui avait dit qu’il se trompait du tout au tout – mais je ne lui donne pas tout à fait tort pour ma part : si je ne ferais pas de cette « monstration » l’élément essentiel de la singularité de Lovecraft – James Van Hise le prétend quant à lui –, je le rejoins volontiers au moins pour dire qu’on a bien trop souvent mal interprété le rôle de « l’indicible » dans les œuvres du gentleman de Providence ; car, oui, bien souvent, Lovecraft montre… N’empêche : cet article de bric et de broc manque de structure comme de propos – c’est peu dire ; c’est incomparablement moins brillant ou même utile qu’à peu près tout le reste dans ce volume…

 

On retrouve ensuite Will Murray pour « Roots of the Miskatonic », un article de géographie et toponymie lovecraftienne – à peu près contemporain de l’article qui suit immédiatement, et qui adopte une approche plus globale sur ce thème. L’auteur cherche donc à établir le cours du fleuve Miskatonic d’après les nombreuses nouvelles où Lovecraft le mentionne, cours qui évoque à bien des égards celui du Connecticut, mais pas seulement, et qui, outre quelques bizarreries qui affectent toujours son parcours, a sans doute été « déplacé » au fil des textes (on y revient dans l’article suivant). Après quoi, se basant sur une vague déclaration de Lovecraft disant que le nom de Miskatonic était « un méli-mélo de racines algonquines », Will Murray étudie les toponymes issus de cette langue (et des dialectes qui en dérivent), dans l’espoir d’obtenir une traduction… Je suis plutôt sceptique pour ma part – j’aurais tendance à croire que Lovecraft a emprunté une racine ici et un suffixe là, sans avoir de vraie signification en tête ; mais Will Murray avance, dans une étude assez complexe quand bien même l’article est assez bref, qu’il était peut-être parfaitement conscient de ce que son lieu mythique désignait… Ce genre d’articles est amusant, quand bien même « extrême » à sa manière : ça oscille entre l’exégèse de pointe dans la quête des sources, d’une part, et d’autre part plus ou moins de délire spéculatif louchant sur l’absurde ; mais c’est amusant…

 

J’avais déjà lu la première version de l’article suivant, toujours de Will Murray, « In Search of Arkham Country I » (dans Lovecraft Studies, no. 13), et mon appréciation à l’époque ressemblait pas mal à celle que je viens d’exprimer pour « Roots of the Miskatonic », et pour les mêmes raisons : cette enquête de terrain ultra-pointue me paraît quelque peu absurde dès sa raison d’être. Pourtant, je ne peux nier que Will Murray marque bien des points, en démontrant – car pour le coup cela tient bien de la démonstration – que les explications données par Lovecraft lui-même à ce sujet (identification de Arkham à Salem, de Kingsport à Marblehead, etc.) ne sauraient s’avérer toujours pertinentes – ne serait-ce que parce que, dans le cas d’Arkham, la plus importante de ces villes de fiction, on trouve très souvent la mention conjointe des deux villes, en évoquant des migrations de Salem à Arkham, etc. L’identification est donc impossible, puisque les deux villes, apparaissant en même temps, sont nécessairement distinctes – mais l’inspiration pas forcément invalidée pour autant, ce me semble… En fait, ce que je retiens surtout de cet article, ce qui me paraît en constituer l’apport le plus intéressant, c’est que la « géographie mythique » de Lovecraft est fluctuante : si, comme dans l’article qui précède immédiatement, le Miskatonic a sans doute vu son cours changer au fil des années et des récits, il ne fait absolument aucun doute qu’il en va de même pour Arkham, d’abord clairement présentée comme se trouvant à l’intérieur des terres, et plus tard seulement comme une ville portuaire – et c’est alors seulement que Lovecraft, dans sa correspondance, mettra en avant l’assimilation à Salem. Cet aspect me paraît effectivement intéressant, et sa mise au jour justifier à elle seule l’article, en ce qu’elle participe d’un constat plus global : quoi que l’on ait longtemps pu en dire, en tirant des conséquences un peu forcées des allégations de Lovecraft lui-même dans sa correspondance, puis en subissant une lecture derlethienne de son œuvre, tendant à la systématisation à tous les niveaux, la géographie mythique de Lovecraft, à l’instar de sa pseudo-mythologie, n’est en fait pas un système parfaitement cohérent – ses frontières, au sens littéral comme au sens figuré, ont évolué au gré des récits de Lovecraft et de ce qui lui paraissait le plus pertinent, de manière spécifique, pour chaque texte. Jusqu’ici, l’article de Will Murray est donc très convaincant, et son travail (de titan) tout à fait admirable. Mais l’article ne manque pas, ultérieurement, de pousser le bouchon un peu loin à mon goût – et d’une manière finalement paradoxale puisque, une fois le caractère « non systémique » de la géographie lovecraftienne démontré, l’auteur réintroduit pourtant ce « système », d’une certaine manière, en cherchant à déterminer précisément quelle ville réelle correspond à quelle ville imaginaire. Or, pour une recherche de ce genre, immanquablement, il a recours à des spéculations bien hardies, avec leur lot de coïncidences forcément significatives, et de toponymes « ressemblants » de manière « déterminante » ; du coup, un certain nombre de ses suppositions dans les pages les plus hypothétiques de cet article me paraissent guère étayées, au mieux – outre qu’elles ne sont sans doute guère significatives (ainsi, par exemple, la volonté de voir dans le patelin d’Oakham, non seulement la source du nom Arkham, mais encore la situation originaire la ville hantée…). Reste une chose, pourtant, qui me paraît plus intéressante, quand bien même hautement spéculative là encore : pourquoi Lovecraft a-t-il ainsi « déplacé » sa région d’Arkham et le cours du Miskatonic ? Will Murray avance que cela pourrait être une conséquence de l’aménagement du « Quabbin Reservoir », amené (après la mort de Lovecraft, mais les travaux avaient bien commencé un peu avant l’époque où il a procédé au « déplacement » d’Arkham et du Miskatonic, vers 1929) à submerger toute la région initialement envisagée – et notamment ce Massachusetts bosselé et sauvage où réside bel et bien l’inspiration (englobante de plusieurs endroits réels) du village maudit de Dunwich (qui, lui, ne réapparaît pas ultérieurement). On évoque d’ailleurs, dans « The Colour Out of Space », un projet similaire… Que cet aménagement du territoire ait influé sur la géographie lovecraftienne est donc assez crédible – mais l’article s’égare peut-être en ce qui concerne d’autres « assimilations », qui me paraissent plus hasardeuses…

 

« In Search of Arkham Country II » n’est pas la deuxième partie de l’article qui précède, mais un retour sur la question, trois ans plus tard ; Will Murray fait état des suppositions faites en la matière par des individus externes aux cercles critiques lovecraftiens, mais revenant sur la question de ce Massachusetts imaginaire. Un premier article, jugé assez sévèrement dans l’ensemble (car reprenant largement les propos de Lovecraft sur Arkham qui serait Salem, etc.), l’amène à revoir quelque peu sa thèse sur l’Arkham située à l’intérieur des terres – et qu’il cherchait donc à Oakham : la journaliste mentionne en effet une bourgade du nom de New Salem, qui aurait été fondée – comme il est souvent dit dans les récits lovecraftiens portant sur Arkham (mais on retrouve aussi cette idée dans « The Dunwich Horror ») – par des colons exilés de Salem suite aux procès de sorcellerie… Will Murray en vient donc à dire que cette Arkham originelle, si elle a emprunté son nom à Oakham, a peut-être bien emprunté sa genèse voire sa situation géographique à New Salem (par ailleurs, il revient sur une relation pas si évidente que cela, mais qui peut faire sens : si l’on retient aujourd’hui le nom de Salem pour les procès de sorcellerie, à bon droit, c’est en oubliant toutefois que les faits incriminés avaient en fait eu lieu dans le patelin de Danvers…). Après quoi Will Murray évoque la lettre, publiée dans un journal local, d’un vieux bonhomme disant avoir croisé Lovecraft à l’époque de « The Dunwich Horror », et, en tout cas, avoir exercé en tant qu’instituteur dans la région que l’écrivain avait décrite sous le nom de Dunwich, avec ses alentours ; il confirmerait ainsi que la région en cause reposerait bien désormais sous les eaux du « Quabbin Reservoir » ; lui aussi, à son tour, se livre cependant à quelques spéculations hardies (par exemple en envisageant que Lovecraft aurait pu dissimuler des noms et envisager à terme que sa Dunwich soit submergée… de crainte de poursuites légales, ce qui me paraît pour le moins improbable !). Mais Will Murray voit dans tout cela l’occasion d’affiner son analyse dans « In Search of Arkham Country I », de la confirmer globalement, et de la préciser à travers la prise en compte de New Salem. Bon…

 

S.T. Joshi livre ensuite « R.H. Barlow and the Recognition of Lovecraft », qui revient sur le cas – pas forcément très connu – du (très) jeune Robert H. Barlow, que Lovecraft avait désigné comme son exécuteur littéraire, à la surprise de tous, et au grand dépit d’August Derleth, tout particulièrement excédé par ce choix qui lui semblait incompréhensible (même s’il n’était lui-même guère âgé non plus)… L’article est donc l’occasion de revenir sur ce que Barlow a pu faire pour préserver les œuvres de Lovecraft et leur assurer une reconnaissance posthume, et c’est tout sauf négligeable. Le personnage est tout de même assez fascinant ; et si Lovecraft avait nombre de jeunes correspondants, celui-ci se distingue pourtant : quand il entame une correspondance suivie avec Lovecraft, en 1931, il n’est âgé que de 13 ans ! Et il n’en a que 19 quand le gentleman de Providence décède, et qu’il lui faut donc entreprendre sa difficile tâche d’exécuteur littéraire… La jeunesse de Barlow, à bien des égards, est certes un trait caractéristique de son mode de de fonctionnement : dans les années 1930, il multiplie les projets d’édition, avec un enthousiasme flagrant… mais a tendance à papillonner un peu trop : sitôt un projet entamé, il passe à un autre sans mener le premier à terme, aussi n’en sort-il rien en définitive… Pourtant, son activité aura des conséquences cruciales pour ce qui est de la reconnaissance posthume de Lovecraft : du vivant de l’auteur, il collecte inlassablement ses manuscrits (toutes époques et tous genres : sans doute a-t-il été un des premiers à voir l’intérêt des essais ou de la poésie de Lovecraft, et, très vite après le décès de son maître, il entreprend de rassembler également ses lettres auprès de nombre de ses correspondants, autant de documents précieux qu’il confie à la garde de la Bibliothèque John Hay de l’Université Brown à Providence – pourtant plus que sceptique à l’époque, mais qui n’a sans doute pas regretté ces acquisitions précoces…) ; auparavant, il offre parfois de taper ces textes à la machine en lieu et place de Lovecraft lui-même (qui détestait cela) ; il lance quelques projets d’édition de ses œuvres (notamment The Shunned House et Fungi from Yuggoth), mais qui n’aboutissent pas ; on lui devra cependant plus tard une édition du Commonplace Book, témoignant de sa lucidité, et qui, pour être semble-t-il criblée d’erreurs, l’est cependant bien moins que celle publiée par Derleth et Wandrei via Arkham House – et, si ses relations avec ces derniers n’étaient semble-t-il guère amicales, il a joué un rôle dans les premières publications de la maison, et notamment dans l’édition des romans de Lovecraft The Case of Charles Dexter Ward et The Dream-Quest of Unknown Kadath (il avait travaillé dessus du vivant de Lovecraft), et plus tard de At the Mountains of Madness. Mais voilà : Derleth et Wandrei l’ont plus ou moins mis de côté, sans plus d’égards, au point de récupérer finalement son statut d’exécuteur littéraire (je ne me souviens plus des circonstances exactes, par contre ?) ; et, de toute façon, le jeune Barlow, qui avait la bougeotte, a eu tendance à s’éloigner du fandom d’alors, gagnant ultérieurement un certain renom en tant qu’anthropologue et archéologue, tout particulièrement au Mexique ; ses fictions « weird » ont pour la plupart été oubliées (y compris ses « collaborations » avec Lovecraft, même s’il faut peut-être accorder une place particulière à « The Night Ocean », où le rôle de chacun a longtemps fait débat, et à la révision « ʺ’Till All the Seasʺ », figurant dans The Horror in the Museum and other revisions ; mentionnons enfin la sympathique petite blague que les deux ont concoctée ensemble, « The Battle That Ended the Century »), et on l’a davantage apprécié en tant qu’anthropologue, donc, mais aussi poète. La carrière de Robert H. Barlow, dans quelque domaine que ce soit, a hélas connu une fin prématurée : il s’est suicidé en 1951, à l’âge de 33 ans seulement… Un article tout à fait bienvenu, portant sur un personnage des plus intéressants, et dont le rôle dans la perpétuation de l’œuvre lovecraftienne doit sans doute être réévalué.

 

L’article suivant, dès le titre, a quelque chose de passablement déroutant : August Derleth y dénonce les « Myths About Lovecraft », alors qu’il ne s’est certes pas privé d’en propager lui-même, et un bon paquet (la « black magic quote », les « collaborations posthumes » sur lesquelles je vais d’ailleurs revenir, etc. Voir The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos)… Mais cet article, originellement publié en 1949, dénonce effectivement certains fantasmes d’antan – ainsi que d’autres allégations qui n’étaient pas forcément si « mythiques » que cela… Non, Lovecraft n’est pas mort de faim ; non, il ne s’est pas davantage suicidé – sur ces deux points, on ne saurait contester Derleth, et il est assez navrant de constater combien la mort d’un auteur (ou de quiconque a atteint un certain statut dans quelque domaine que ce soit, sans doute) est à même de susciter les pires fantasmes… Le troisième point, cependant, est autrement problématique : Derleth y nie que Lovecraft ait été « violemment antisémite » (le contexte de l’article, un peu après la Deuxième Guerre mondiale, avait sans doute considérablement changé la donne en la matière…), défense qui ne tient toutefois guère – il n’a pas tort sur tous les points, cependant, ainsi quand il explique que Lovecraft, au départ du moins, était violemment hostile à quiconque ne s’inscrivait pas dans sa propre culture, sans faire vraiment de détail (pas dit que ça en constitue une image plus sympathique à cet égard...), et en avançant qu’il s’agissait plus là d’un sentiment de peur pour l’inconnu et pour le changement, plutôt qu’un racisme « instinctif », Derleth avançant que ce comportement relève du seul complexe d’infériorité (ce qui est sans doute à débattre, au mieux… et oublie la part de théorisation et rationalisation du racisme chez Lovecraft, qui le distingue à mon sens clairement du racisme véritablement instinctif du quidam), que ne ressentait en rien Lovecraft (à voir ?) ; apparaît aussi l’idée que Lovecraft, sur le tard, aurait considérablement modéré ses opinions en l’espèce (son tournant politique ne fait aucun doute ; sur la question plus spécifique du racisme, je suis quand même plus réservé) ; quant à l’argument utile selon lequel Lovecraft ne pouvait être antisémite, puisqu’il avait épousé une Juive, bon… Les derniers « mythes » sont en rapport avec l’activité d’Arkham House, la maison d’édition que Derleth avait fondée avec Donald Wandrei pour publier les œuvres de Lovecraft. Là aussi, la vérité est parfois un brin différente que ce que Derleth en dit… Il commence par nier que sa maison gagne « une fortune » sur le dos de Lovecraft, et c’est sans doute indéniablement une calomnie (a fortiori en 1949…) ; après quoi il s’en prend violemment aux « fans » critiquant Arkham House pour sa mainmise et ses éditions « bâclées », et prétendant pouvoir faire mieux de leur côté – mais ici, Derleth se montre très agressif, et aussi très possessif : les textes de Lovecraft seront publiés par Arkham House, point – la maison a le droit pour elle, et ne laissera certainement pas quiconque s’approprier les œuvres de Lovecraft pour générer des revenus indus et « pirates » (avouons qu’après le « mythe » précédent, et l’article de S.T. Joshi sur Robert H. Barlow, cette revendication d'exclusivité a quelque chose d’un brin déstabilisant…). Le dernier « mythe » est très étonnant, Derleth reconnaissant volontiers que, non, Lovecraft n’a pas laissé derrière lui nombre de manuscrits inachevés – il parle de l’ébauche qu’il a utilisée pour écrire The Lurker at the Treshold, ce qui est déjà une déformation notable, pourtant, mais dit qu’il n’y a peu ou prou rien d’autre… ce qui ne l’empêchera cependant pas de poursuivre l’imposture de ses « collaborations posthumes ». Un autre aspect à retenir quant à ce qui concerne ce dernier « mythe » : Derleth y annonce déjà les « derniers » projets de publication concernant Lovecraft, à savoir Something About Cats and other pieces… et les Selected Letters, en envisageant semble-t-il une publication rapide et condensée en un unique volume, quand les cinq volumes finalement édités ne commenceront à paraître que quinze ans plus tard et demanderont des années de travail ! Un document intéressant, à ne pas prendre pour argent comptant, donc, mais très éclairant sur son contexte.

 

S.T. Joshi nous propose ensuite « A Look at Lovecraft’s Letters », utile synthèse sur le sujet. C’est notoire, Lovecraft, même s’il dit s’y être mis somme toute tardivement (et sans doute sa découverte du journalisme amateur a-t-elle joué un rôle ici), était un grand épistolier – sans pareil, à vrai dire. Les cinq volumes des Selected Letters, s’ils sont déjà assez touffus, n’en donnent en fait qu’un échantillon très limité (d’autant que des coupes sont effectuées dans ces lettres – S.T. Joshi évoque par exemple une lettre à Robert Bloch dont seuls trois paragraphes ont été publiés… alors qu’elle faisait 46 pages !) ; à se fonder sur l’estimation courante d’une correspondance complète tournant autour des 100 000 lettres, Joshi avance qu’un millier de volumes de taille similaire seraient nécessaires pour l’offrir au public (si seulement c’était possible, au sens où l’on disposerait de tout ce matériau – c’est bien sûr très loin d’être le cas) ; comparant aux trente années nécessaires à l’édition de la correspondance de Voltaire en (seulement…) 107 volumes, Joshi avance que, en s’y mettant maintenant, l’entreprise ne serait pas achevée avant le tournant du XXIVe siècle…Tout ceci est amusant (autant qu’absurde – ne serait-ce qu’en raison des lettres perdues voire détruites, majoritaires, et de leur intérêt intrinsèque, sans doute variable), mais, ce qu’il faut en retenir, c’est donc que, outre le volume écrasant de la correspondance si on la compare à la fiction ou à la poésie lovecraftiennes, même avec les Selected Letters, pourtant assez uniques en leur genre (quels auteurs d’imaginaire se sont venus accorder cet honneur ?), nous sommes très, très loin de disposer d’un matériau suffisant pour appréhender au mieux Lovecraft. Ceci étant, ne fantasmons pas trop : la plupart de ces lettres, sans doute, étaient brèves (une feuille recto-verso, disons) et probablement prosaïques, sans rien de commun avec les monstres épistolaires qu’il commettait souvent par ailleurs (il a parfois envoyé des lettres de plus de 100 pages, on n’ose imaginer la réaction de ses destinataires à la réception de pareils courriers…), même si ce sont bien sûr le plus souvent ces derniers qui nous intéressent – des lettres aux allures d’essais, cependant écrites au fil de la plume (même si sans doute moins que ce que Lovecraft prétendait – on a retrouvé à l’occasion des notes de rédaction, avec des esquisses de plans), et pouvant aborder une infinité de sujets, des plus sérieux aux plus triviaux, en employant par ailleurs une multitude de tons : dans le fond comme dans la forme, Lovecraft, en effet, s’adaptait à ses correspondants (mais il ne s’agit certainement pas d’hypocrisie pour autant ! Cela relève bien plus de l’attention et du jeu, dans une égale mesure) – aussi une lettre adressée à Elizabeth Toldridge n’a-t-elle sans doute pas grand-chose à voir avec une lettre à Frank Belknap Long, ou une lettre à August Derleth avec une lettre à Robert E. Howard… Par ailleurs, si l’abondante correspondance avec ce dernier a un statut particulier (qui fait l’objet de l’article suivant), et si Joshi considère que « le pinacle de l’art épistolaire » de Lovecraft réside dans ses échanges avec Frank Belknap Long et Clark Ashton Smith, il avance aussi que les noms moins connus ayant fait l’objet d’une correspondance suivie (notamment des personnalités du journalisme amateur, des correspondants réguliers éventuellement membres des cercles de correspondance tel que le Kalem Club) sont régulièrement ceux qui ont occasionné les échanges les plus enrichissants (pour ce qui est des auteurs « weird », par ailleurs, Howard et Smith sont sans doute des exceptions – les lettres de Lovecraft à des auteurs en place ne sont semble-t-il guère édifiantes). Quoi qu’il en soit, ces monstres aux allures d’essais (et dont, parfois, des essais ont bel et bien été tirés ultérieurement) sont aussi très instructifs quant à l’évolution du style de Lovecraft – bien plus que ses fictions ou poésies : Joshi s’étend ainsi sur le parasitage (ponctuel) du XVIIIe siècle, voyant Lovecraft vainement tenter de sonner comme ces auteurs qu’il appréciait tant, et qui, tels Walpole, Johnson, Dryden, etc., sont aujourd’hui connus, d'après Joshi… bien plus pour leur correspondance que pour leurs fictions ou leur poésie (certains, à l’évidence, rédigeant d’ailleurs leurs lettres en ayant à l’esprit qu’elles seraient un jour compilées et publiées…). Joshi, à vrai dire, semble exprimer que Lovecraft, à ses yeux, mériterait d’être bien davantage connu pour sa correspondance que pour ses fictions… Sans dénigrer ces dernières, bien sûr, mais c'est quand même une déclaration hardie. Il semble d'ailleurs croire que cela pourrait bien être le cas à terme (j’en doute, quand même…). Une certitude en tout cas : si nombre de critiques n’ont cessé de colporter l’idée que Lovecraft était beaucoup trop accaparé par ses lettres, qu’il perdait son temps à s’épancher ainsi dans une littérature « privée », qu’il aurait dû en écrire moins, et – le syllogisme est un peu bancal… – qu’ainsi il aurait écrit davantage de fictions (aucune certitude à ce sujet, vraiment aucune !), car ce sont elles qui comptent vraiment, Joshi n’est vraiment pas d’accord ; outre que personne sans doute n’a à dire à qui que ce soit ce qu’il doit écrire, cette vison bien courte néglige la richesse stylistique autant que philosophique des lettres, parfois d’ailleurs des ateliers pour ses fictions, qui, au-delà de leur poids minime comparé à celui de la correspondance, bénéficiaient ainsi considérablement des échanges de Lovecraft, lesquels, parfois, les suscitaient…

 

Suit un autre article consacré à la correspondance, mais à un de ses aspects plus précisément : « The Lovecraft/Howard Correspondence », dû à Rusty Burke. Ce dernier est sans doute plus un howardien qu’un lovecraftien et, à l’occasion, ça se sent… Ceci dit, bien qu’étant pour ma part de l’autre côté du détroit, je ne me sens finalement guère souvent de lui donner tort, jusque dans ses perfidies ! La correspondance entre Lovecraft et Howard, quoi qu’il en soit, bénéficie d’une certaine aura – rien d’étonnant à cela : nous y voyons après tout deux des plus importants auteurs d’imaginaire du XXe siècle converser et débattre au fil de très longs et très complexes échanges… Les débuts de cette correspondance sont bien sûr rappelés (un point de détail linguistique et anthropologique qui avait intrigué Howard lorsqu’il avait lu – et adoré – la réédition de « The Rats in the Walls » dans Weird Tales) ; se met alors en place une correspondance suivie (Farnsworth Wright ayant transmis à Lovecraft), qui se montre souvent, et dès le début, d’une extrême érudition – tout d’abord centrée sur des questions historiques, ethnologiques et linguistiques, mais dépassant somme toute assez vite ce seul cadre. La grande particularité de cette correspondance, au-delà, réside dans l’attitude de Howard, qui tranche sur celle de bon nombre des correspondants de Lovecraft – a fortiori parmi les plus jeunes : si, dans les premiers temps, il joue volontiers le rôle de l’admirateur, face à un Lovecraft qui, à son habitude sans doute, endosse quelque peu de lui-même un rôle de maître et de mentor (à plus ou moins bon droit…), cette première étape de la correspondance ne s’éternise pas ; car Howard n’a rien d’un fan transi, au fond – et, surtout, il ne se laisse pas faire… C’est ainsi qu’on en arrive progressivement à la longue et complexe controverse opposant barbarie et civilisation – y sont corrélés d’autres débats, portant sur l’importance respective du physique et du mental, ou encore sur le maintien de l’ordre et le rôle des autorités à cet égard. Lovecraft est ici égal à lui-même : l’admirateur de Rome est nécessairement porté sur la défense de l’ordre social, et, par ailleurs, l’aristocrate de l’intellect confère une bien plus grande importance aux facultés de l’esprit, recherche scientifique et art, qu’aux vulgaires « qualités » physiques, reliquats d’un âge antérieur où la brute avait son rôle – un passé à déplorer, ou plutôt y a-t-il tout lieu de se féliciter de ce que la civilisation ait permis de passer à autre chose… Ici, il y a peut-être un vague paradoxe : notre gentleman foncièrement conservateur, voire carrément réactionnaire, a beau vivre souvent dans le passé, il en vient malgré tout à priser un certain progrès ! Mais il est vrai que ses opinions politiques ont évolué durant toute la période de cette correspondance (1930-1936), et peut-être même Howard n’y est-il pas pour rien… Ce dernier, sans doute, est lui aussi égal à lui-même : le Texan loue la Frontière et son esprit, admire autant (si ce n’est plus, ce que semble croire Lovecraft, et peut-être Howard en rajoute-t-il) les performances physiques que les performances intellectuelles ou artistiques, et défend contre vents et marées la liberté individuelle – ce qui passe notamment par la dénonciation de la corruption des autorités en place et de leurs sbires policiers, mais tout autant par la vigoureuse critique des sympathies politiques de Lovecraft concernant ses « amis fascistes »… Mais ce qui explique cette farouche opposition – parfois aux extrêmes limites de la cordialité, d’ailleurs (mais les deux hommes s’estimaient et admiraient assurément : d’un paragraphe à l’autre, ils passent à tout autre chose, et le feu de la controverse laisse la place à une amitié sincère et enjouée – avec éventuellement des excuses concernant les assauts les plus virulents suscités par le débat, d’ailleurs…) –, du moins en partie, réside dans les manières d’êtres (plus ou moins inconscientes, sans doute) des deux correspondants : Lovecraft, assumant du moins au début son rôle de mentor, ne rechigne pas à l’étalage d’érudition, qui s’avère parfois teinté d’une vague condescendance ; or Howard n’étant ni idiot, ni inculte (ou en tout cas sans doute bien moins qu’il le disait), finit par réagir à ce travers avec fougue… Parallèlement, Lovecraft a sans doute quelque chose d’obtus, en bien des circonstances : il tend à tirer des généralités des propos de Howard quand cela n’avait pas lieu d’être, déforme plus ou moins consciemment ce que son « adversaire » dit (c’est tout particulièrement flagrant dans le débat annexe opposant le physique au mental), et tend par ailleurs – c’est ici qu’il est tout particulièrement borné – à enrober ses propres idées d’une aura de rationalité scientifique les rendant incontestables (autant pour l’épistémologie de la falsification, hein, même si ça doit venir plus tard), là où, avec un mépris sans doute guère conscient, il relègue les allégations de Howard, quelles qu’elles soient, au rang d’ « opinions », par essence moins solides… En face, Howard, donc, ne se laisse pas faire ; et, là encore, sa manière d’être l’amène à s’opposer vigoureusement à Lovecraft, probablement de deux manières : d’une part, il « romance » ses exemples, en rajoutant sans cesse, en narrateur passionné qu’il est… mais au point parfois de déformer radicalement la vérité (ainsi quand il traite de la violence inhérente à la Frontière, en mélangeant les époques sans vergogne – mais sans doute parce que la différence lui paraissait sincèrement nulle et non avenue –, et en dressant l’étrange tableau d’un Texas des booms pétroliers largement plus violent qu’il ne l’était en réalité ; d’où une opposition radicale avec la Nouvelle-Angleterre de Lovecraft, le gentleman de Providence étant par nature porté au régionalisme au point de faire de son petit coin de terre l’alpha et l’oméga en toutes matières, et le pinacle de la civilisation autant que le cadre privilégié de l’horreur…) ; d’autre part – c’est plus délicat sans doute, la question a fait débat chez les exégètes howardiens –, je ne me sens pas d’exclure une certaine tendance à la paranoïa de la part de Howard (ce qui renvoie donc à la question de ses « ennemis », voir le Blood & Thunder de Mark Finn pour une contestation de cet aspect – qui ne m’a pas totalement convaincu, mais je ne suis certes pas un expert en la matière) ; en tout cas, des fois, il sur-interprète clairement les propos de Lovecraft, ce qui étonne considérablement ce dernier, ne comprenant pas quelle mouche pique subitement son ami : il est vrai qu’il était porté sur le sarcasme fielleux, mais comme un comportement social n’empêchant certainement pas la cordialité globale, et ne prêtant guère à conséquence… Mais Howard, lui, en vient à déceler des attaques partout, et ses réponses s’en ressentent, souvent bien plus perfides que ce qu’il avait cru, à tort, lire dans les lettres de Lovecraft… Les malentendus, de part et d’autre, sont donc légion ; pourtant, globalement, le débat vole étonnamment haut et s’avère des plus intéressants. Sans doute, par ailleurs, a-t-il joué un rôle crucial dans l’évolution des récits de Robert E. Howard (probablement moins du côté de Lovecraft, même si ce n’est pas totalement exclu pour autant). Les dissertations, au début de la correspondance entre les deux hommes, portant sur le peuplement antique des îles britanniques et les légendes du « Petit Peuple », avaient sans doute déjà joué leur rôle (par exemple dans « Les Vers de la Terre », et d’autres récits figurant de même dans Bran Mak Morn), sans même parler des variations « cthuliennes » de Howard, ce qui va bien au-delà du seul pastiche « La Pierre Noire ». Le débat, toutefois, va tout changer en la matière – l’influence relevant alors plutôt des encouragements de Lovecraft et des frustrations de Howard, autorisant enfin le développement d’une voix toute personnelle. Ainsi, à en croire Rusty Burke, si Howard a écrit « Au-delà de la Rivière Noire » et « Les Clous rouges », probablement les deux meilleures histoires de Conan (et sauf erreur les dernières), c’est en bonne partie du fait de cette controverse – Howard cherchant à clarifier et à exprimer au mieux son ressenti sur la question, y trouvant l’occasion de récits d’une profondeur indéniable, tranchant tout particulièrement sur les nouvelles « à formule » qu’il avait été amené à vendre en profitant de l’engouement déjà sensible pour le plus célèbre de ses héros récurrents (ce qui a pu aussi jouer sur des textes plus mineurs, et notamment Almuric semble-t-il, pas évoqué ici toutefois) ; mais une autre raison d’aborder la fiction sous cet angle réside dans cette correspondance : les acclamations enjouées de Lovecraft concernant les récits « western » qui émaillent les lettres de Howard (et qui, effectivement, vont bien au-delà de la simple évocation historique, pour devenir recréations artistiques, donnant l’impression d’un « Two-Gun Bob » qui aurait assisté lui-même aux événements qu’il rapporte) ; assez tôt, en effet, Lovecraft incite son correspondant à écrire dans cette direction, et si Howard concède que c’est là une chose qu’il aimerait faire un jour, il semble tout d’abord douter de sa capacité à produire une histoire intéressante dans ce cadre, et en tout cas à la hauteur de sa fascination… Dès lors, outre les textes cités, l’orientation tardive des récits de Howard, portant de plus en plus sur le « sud-ouest » des États-Unis, a peut-être quelque chose à y voir – c’est même assez probable en ce qui concerne certains textes fantastiques figurant dans Les Ombres de Canaan (où, d’ailleurs, si le cadre ne correspond pas tout à fait, la nouvelle « Les Pigeons de l’enfer » relève bien elle aussi de la « réponse » à Lovecraft) ; cela vaut peut-être aussi pour les westerns « légers » à la Breckinridge Elkins qui l’occuperont les dernières années de sa vie ; quant à des récits « western » plus « graves »… peut-être Howard n’a-t-il pas eu le temps de s’y mettre (même s’il en existe bien quelques-uns, comme « The Vultures of Wahpeton », que je n’ai toutefois pas lu). Son suicide, à n’en pas douter, a beaucoup affecté Lovecraft – et peu importe que les deux écrivains ne se soient jamais rencontré : leurs échanges, uniques en leur genre, d’une ampleur et d’une profondeur rares, étaient assurément à même de créer un lien très fort, bien au-delà des rancœurs et des exaspérations qui en venaient à les émailler au fil de l’interminable et pourtant passionnante controverse. Le gentleman de Providence y reviendra, d’ailleurs, y compris dans sa nécrologie – et peut-être est-ce même là qu’il en viendra à avouer, à demi-mots, que Howard était, si ça se trouve, dans le vrai, et que lui-même se trompait peut-être…

 

Rien à dire ici sur l’article de John Haefele, « Chronogical Listing of H.P. Lovecraft Photographs : Where Reproductions Have Been Published » : tout est dans le titre, c’est un outil de recherche…

 

Après quoi Ben Indick livre « The EOD », pour « Esoteric Order of Dagon » ; mais rien à voir en fait avec la secte apparaissant dans « The Shadow over Innsmouth » : il s’agit là d’une variante tardive du mouvement du journalisme amateur (pas tout à fait un fanzine, donc, l’auteur parle d’ « APAzine » – « APA » pour « Amateur Press Association » ; l’idée étant que les numéros de la revue compilent les propres fanzines des participants pour en former un gros recueil, quatre fois par an – les contributeurs sont en principe tenus d’y participer à chaque fois, et le recueil circule entre les différents « acolytes » ; je ne sais pas s’il existe un terme français pour rendre cette notion ?). Il m’est difficile d’en retirer grand-chose, toutefois – non que le texte soit intrinsèquement mauvais, mais il témoigne d’une activité on ne peut plus fandomique, et qui ne fait sans doute guère sens pour qui n’en a pas été – d’autant plus après tout ce temps, et au-delà de l’Atlantique encore… Tout au plus puis-je relever quelques collaborateurs notoires – au milieu d’un grand nombre d’inconnus en ce qui me concerne. Le premier à me parler, dès le départ, est Dirk W. Mosig – un des principaux artisans du renouveau de la critique lovecraftienne dans les années 1970 (voyez Mosig at Last), mais qui, dans ce milieu qu’il ne comprenait guère, avait sans doute tout du chien dans un jeu de quilles… Plus tard, on relèvera l’apparition de la plupart des grands noms de l’exégèse lovecraftienne – comme S.T. Joshi, qui succèdera à Mollie Burleson à la tête de l’entreprise (celle-ci ne s’appelait pas Burleson au départ, mais Werba – c’est justement dans le cadre de cette activité qu’elle a rencontré Donald R. Burleson et l’a épousé), mais aussi David Schultz, Darrel Schweitzer, Robert M. Price, et bien d’autres encore. Une autre époque, tout de même – Ben Indick, qui a vécu tout cela de l’intérieur, en témoigne assez, même s’il tendait alors (l’article initial date de 1992, mais a été révisé pour cette publication de 1999) à croire, ou vouloir croire, que l’entreprise se poursuivrait encore longtemps (je ne sais pas ce qu’il en est, mais ai tendance à croire que l’informatique et Internet lui ont été fatales…?).

 

On passe à tout autre chose avec « A Pre-Lovecraft Cthulhu Dreamer », de Leon L. Gammell, article traitant d’un éventuel prédécesseur de Lovecraft largement sombré dans l’oubli (mais pas forcément une influence à proprement parler, c’est même peu probable, si pas impossible), à savoir le roman The Rod of the Snake, publié en 1917, et dû à Vere Shortt (en fait, en partie seulement, quand bien même l’essentiel : Shortt est mort au Front pendant la Première Guerre mondiale, et le roman a été achevé par sa sœur, Frances Matthews). Un roman sans doute guère satisfaisant dans l’ensemble, d’autant que son propos « weird » souffre d’un parasitage de romance (rien à voir avec Lovecraft, pour le coup… On a pu relever toutefois que le personnage de la grande-prêtresse pouvait faire penser à la terrible négresse de « Medusa’s Coil », c’est assez vrai), qui plus est très convenue, et peut-être encore davantage quand Mme Matthews prend le relais (la fin du roman ne faisant clairement pas montre du même imaginaire que le début). Mais on y trouve des éléments qui, pour l’auteur, anticipent bien le « Mythe de Cthulhu », avec des divinités inconnues (et « extérieures »), issues des temps anciens de la Lémurie (présentée comme étant la plus vieille partie de l’Atlantide), et qu’une association grand-guignolesque de mulâtres (nous sommes en France, au passage) entend bien rappeler dans notre dimension pour asseoir sa domination sur la planète… Oui, il y a bien quelque chose là-dedans, c’est indéniable – mais en fait, et Leon L. Gammell le reconnaît en un endroit, c’est peut-être plus « pré-derlethien » que « pré-lovecraftien » à proprement parler (avec l’idée de ces dieux extérieurs plus ou moins « bannis », et d’une lutte millénaire opposant les dieux « bons » de la Lémurie – ici un serpent, qui orne la baguette du titre, artefact bénéfique dont la fonction a quelque chose du « signe des Anciens » façon Derleth – et ses dieux « mauvais » – ici un singe, aperçu via une statuette, qui, pour le coup, entre en résonance avec la statuette de Cthulhu dans « The Call of Cthulhu ») ; du coup, même si la ressemblance mérite bien d’être relevée, je tends à ne la considérer que comme superficielle (au sens où l’apport essentiel de Lovecraft ne consiste pas forcément en cette célèbre pseudo-mythologie, quoi qu’on en ait dit, mais en la philosophie indifférentiste, matérialiste et imprégnée d’horreur cosmique qui la fonde – c’est à débattre, toutefois) ; mais elle peut indiquer, j’imagine, qu’il y avait quelque chose dans l’air du temps ? Le plus ennuyeux dans cette histoire, cependant… c’est que les longs extraits de The Rod of the Snake qui sont ici repris sont très peu enthousiasmants, pour rester poli ; le style est au mieux terne, et l’intrigue, au fur et à mesure qu’elle progresse, se montre de plus en plus tristement convenue – jusqu’à un climax assez navrant (dû à Frances Matthews, donc) à base de jeune fille (la fiancée du héros, ben oui) enlevée (ben oui) pour être sacrifiée aux Puissances des Ténèbres (ben oui) par les mulâtres (ben oui), lesquelles Puissances, frustrées de leur cadeau par l’intervention opportune des « gentils » (ben oui), se retournent contre la prêtresse impie (ben oui), et ouf, la morale est sauve, et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants (les « gentils », pas les Puissances des Ténèbres, hein…). Dommage. Une dernière remarque en passant, quand même : la scène où le héros s’entretient avec un occultiste de la Lémurie et de ses dieux m’a beaucoup fait penser à la nouvelle de Colin Wilson « The Return of the Lloigor », dans Tales of the Cthulhu Mythos – ce n’est sans doute qu’une coïncidence, mais ça m’a quand même interloqué.

 

Suit « Rusty Chains », un article publié initialement dans un fanzine en 1956, et dans lequel un tout jeune écrivain de science-fiction (âgé de 22 ans alors, mais qui avait commencé à publier quatre ans plus tôt), peu ou prou inconnu alors, dit tout le mal qu’il pense de Lovecraft ; ledit écrivain est un certain… John Brunner. Il explique que Lovecraft, comme bien d’autres auteurs (dont par exemple Robert Heinlein, tout de même), jouissait d’une excellente réputation dans le fandom SF, qui l’a fait s’attendre à quelque chose d’extraordinaire et d’inégalé ; rude déception, du coup, quand il s’est mis à le lire (ou du moins à essayer, il ne semble pas avoir vraiment creusé la question, de manière générale)… Pour lui, Lovecraft est un très mauvais écrivain, et cela va même plus loin : il n’est pas une simple déception à ses yeux, pure question d’opinion, mais bien un auteur objectivement entièrement dépourvu du moindre intérêt (Brunner va jusqu’à dire que c’est le premier auteur « réputé » à lui avoir fait cette impression). Sa diatribe contient sans doute du vrai à l’occasion, mais pèche à bien des égards – notamment en ce que, d’une part, Brunner n’a finalement pas assez lu Lovecraft pour en dire quoi que ce soit (il fait des allusions à quelques tentatives çà et là, mais le seul texte qu’il cite véritablement est At the Mountains of Madness, et pour dire qu’il n’a jamais pu le lire en entier), et, surtout, de toute évidence, il ne le comprend pas – effectivement, au sens le plus strict, il ne « voit » pas ce qui en fait l’intérêt, et un certain nombre de ses critiques tombent complètement à côté de la plaque ; par exemple, quand il critique le manichéisme de Lovecraft, ses créatures étant à ses yeux « maléfiques », y compris les Choses Très Anciennes de At the Mountains of Madness (sacré contresens…), quand il critique son « fantastique » comme passéiste (autant pour la dimension SF pourtant marquée de ce texte précisément), ou encore quand il consacre d’assez longs développements à « démontrer » que la seule véritable horreur est par essence psychologique (rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pas apprécié le matérialisme et « l’objectivité » de Lovecraft, avec ses personnages archétypaux réduits à leur fonction de perception…). Ce texte très violent, sans doute guère convaincant dans l'ensemble, suscite immanquablement des réponses, auxquelles Brunner répondra à son tour ; le problème est sans doute que les trois zélotes de Lovecraft qui montent hardiment à l’assaut (encore que le ton reste globalement courtois) ne se montrent pas forcément beaucoup plus pertinents ; c’est du moins le cas, assez clairement, en ce qui concerne Sam Moskowitz et Edward Wood (une note précise que « This is not the same Ed Wood who made bad movies »…), qui colportent eux aussi des interprétations douteuses, en usant d’une rhétorique parfois maladroite ; entre les deux, toutefois, il y a Fritz Leiber – écrivain déjà reconnu, et que Brunner admirait… Leiber touche juste à l’occasion, notamment en citant d’autres « classiques » qui peuvent faire un effet similaire à celui qu’évoque Brunner par rapport à Lovecraft – le plus amusant dans tout ça étant que les œuvres citées par Leiber… sont justement admirées par Brunner, joli retournement de situation ! J’ajouterais, à titre personnel, que je ne peux totalement jeter la pierre à Brunner en l’espèce, quand bien même j’adule Lovecraft : sa réaction n’a pas manqué de me ramener à la mienne, quand j’ai essayé de lire Van Vogt, auteur loué et célébré dans le milieu comme un merveilleux « classique », un « incontournable », et que j’ai pourtant systématiquement détesté – et j’ai quand même poussé le vice jusqu’à en lire sept bouquins, maso de moi ; beuh… Et puis un truc amusant dans la réponse de Leiber, par ailleurs – parmi les œuvres « difficiles » et « lentes » qu’il énumère, en appuyant sur leurs défauts… figure déjà Le Seigneur des Anneaux de Tolkien, alors que les trois volumes n’en étaient parus qu’au cours des deux années précédentes ! Sacrée surprise, là – mais Leiber ne se montre pas vraiment enthousiaste… Quoi qu’il en soit, sa réponse n’est pas beaucoup plus convaincante que les autres, en définitive… Les quatre participants, en fait, témoignent d’un certain embarras, chacun à sa manière. Suit un retour tardif de James Van Hise, dont je retiendrai surtout une chose assez juste : à l’époque de cette petite controverse fandomique, si, à en croire Brunner, on présentait Lovecraft comme un grand auteur du genre, c’était dans le milieu très restreint des lecteurs les plus curieux de l’imaginaire ; on peut comprendre, dès lors, que Brunner, à cette époque, ait prétendu que Lovecraft, en triste et poussiéreuse relique d’un passé qui n’a rien de glorieux (et là je veux bien le rejoindre : cette tendance des fans a toujours se tourner vers un supposé « Âge d’Or » est aussi vaine qu’agaçante), ne manquerait pas de sombrer bientôt dans les limbes… alors que c’est justement durant la décennie suivante qu’il émergera de plus en plus, jusqu’à bénéficier d’une célébrité posthume inouïe, et l’on voit bien ce qu’il en est maintenant.

 

Un dernier article en guise de postface : « Amateur Affairs », signé par Hyman Bradofsky, et publié durant l’été 1937, peu après la mort de Lovecraft. Cet article, non exempt d’une certaine maladresse à l’occasion, et qui s’étend sur l’investissement de Lovecraft dans le milieu du journalisme amateur, s’avère pourtant étonnamment juste et lucide (par exemple en mettant en avant la dimension « scientifique » de l’auteur, et en subodorant les trésors de sa correspondance d’une manière qui n’est pas sans évoquer les allégations de S.T. Joshi plus haut dans le recueil) – et, bien sûr, il se montre aussi assez touchant…

 

Ces derniers articles, en y incluant cette « postface », mettent bien l’accent sur une dimension essentielle de cet ouvrage : il émane du fandom, et s’assume pleinement en tant que tel, avec même un certain zèle tenant peu ou prou de l’apologie sinon de la croisade. Mais c’est un aspect intéressant de la chose et qui, finalement, se mêle très bien à l’exégèse érudite des articles les plus pointus le composant ; en même temps, dès le départ, Will Murray nous gâtait avec son long article sur Lovecraft et les pulps… La boucle est ainsi bouclée, et d’une manière, non seulement pertinente, mais aussi tout à fait sympathique. The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft est une très chouette anthologie critique, et même mieux que ça. Très recommandable.

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Contes d'Ise

Publié le par Nébal

Contes d'Ise

Contes d’Ise, [Ise Monogatari], traduit du japonais, présenté et annoté par G. Renondeau, traduction relue par Bernard Frank, [Paris], Gallimard – Unesco, coll. Connaissance de l’Orient, série japonaise – coll. Unesco d’œuvres représentatives, série japonaise, [1969, 1988] 2016, 181 p.

 

Mon regain d’intérêt pour la littérature nippone a des conséquences effroyables, notamment celle-ci : il me faut lire de la poésie…

 

Cela fait sans doute quelque temps que ce n’est pas revenu en ces pages, mais les plus préhistoriques des lecteurs de ce blog se souviennent peut-être d’un pathétique running gag à ce propos – et se souviennent peut-être aussi que j’en rajoutais délibérément… Le fait est que j’ai du mal avec la poésie ; bien souvent, son intérêt me dépasse, et ses jeux de sonorités autant que la subtilité de ses images me laissent de marbre. Il y a des exceptions, bien sûr (dont Une saison en enfer de Rimbaud, ou, pour des choses plus classiques, un peu de Hugo, un peu de Baudelaire, je ne crache pas dessus ; la poésie en prose, c’est autre chose, et ça peut très bien passer) ; parfois, d’ailleurs, une poésie découverte par le plus grand des hasards peut bel et bien me faire vibrer à la hauteur de ses prétentions – voyez, ici, Le Fou de Laylâ, par « Majnûn »…

 

Mais la poésie japonaise, c’est encore autre chose. Si elle se déploie sur plusieurs formes, les plus célèbres d’entre elles sont généralement très courtes, et obéissent avant toute chose à une structure rigide comptant les syllabes – la réalisation d’un poème japonais, ainsi qu’on aura l’occasion de le vérifier à propos de ces Contes d’Ise (le terme « contes » ne doit pas tromper sur le contenu exact du livre, j’y reviendrai), relève aussi en partie de la virtuosité technique, de l’exercice de style rendu plus ardu et palpitant par les contraintes imposées (forme du poème, thème précis, sur le moment, etc.). Ceci vaut pour le plus célèbre en Occident de ces styles poétiques, les haiku, mais aussi pour d’autres, et notamment les tanka, juste un peu plus longs, plus vieux par ailleurs (on en a même fait, parfois, les ancêtres des haiku ; la désignation sous le nom de tanka, cependant, est semble-t-il assez tardive, qui vise à les distinguer tant des kanshi – poèmes « à la chinoise » – que des chôka, ou poèmes longs), et qui constituent la forme essentielle dans le présent ouvrage : ces waka (poèmes japonais) sont ainsi composés de 31 syllabes, réparties sur cinq vers (5 – 7 – 5 – 7 – 7). Cette forme très particulière, cette focalisation sur la brièveté, débouche sur un art poétique de la miniature, où la précision et la concision sont essentielles – pas de place, ici, pour de longues métaphores filées, ou des évocations grandioses : il faut exprimer un sentiment, une image, une idée, en cinq courts vers – ce qui, au-delà de l’esprit brillant indispensable à la composition sur le moment d’un tel poème en cas de « défi », nécessite de manière générale une grande subtilité (il va de soi qu’un poème qui se contenterait paresseusement de jouer le jeu formel des 31 syllabes sans rien exprimer au fond serait vilipendé par ses lecteurs ou auditeurs – à vrai dire, c’est parfois le cas dans ces Contes d’Ise, qui témoignent à l’occasion de réactions violentes contre les « mauvais poèmes », avec une louche de mépris supplémentaire s’ils ont été commis par des « provinciaux » ou des gens « du commun »…). Autant d’aspects qui distinguent la poésie classique japonaise de la poésie occidentale, ne la rendant que plus déconcertante à nos yeux – fascinante aussi, à certains égards, mais je n’en demeure pas moins persuadé que l’appréciation de ces poèmes courts, tanka ou haiku, passe aussi par une éducation personnelle, requérant sans doute bien des années d’application, afin de se forger une sensibilité adéquate ; à vrai dire, cette éducation est d’autant plus essentielle que l’appréciation de la poésie japonaise implique aussi d’intégrer des référents culturels très précis – leur exotisme est déjà une difficulté à cet égard, mais le caractère souvent allusif et lapidaire de ces poèmes, qui ne peuvent se permettre de gaspiller de la place pour exprimer une chose que tout Japonais sait forcément, en rajoute une couche : les commentaires civilisationnels sont donc les bienvenus, à n’en pas douter…

 

Quoi qu’il en soit, tout ceci explique sans doute la difficulté presque insurmontable que représente à mes yeux la poésie japonaise. Son format si particulier, auquel il faut donc ajouter la question du contexte culturel, m’a longtemps fait supposer qu’elle ne pouvait, par essence, être traduite – ce qui est sans doute excessif… Mais il faut, du moins, de sacrés traducteurs pour parvenir à en tirer quelque chose. Cette méfiance originelle provient peut-être d’un scepticisme encore plus marqué portant sur l’élaboration de haiku en français – une importation pas toujours bienvenue, car pas toujours bien comprise (à la manière du zen ?)… Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que mes premières tentatives d’aborder véritablement la poésie nippone (il y a de cela douze ans environ, lors de ma première frénésie en la matière) se sont soldées par un échec cuisant : j’ai bien évidemment lu les Cent-Onze Haïkus de Bashô, généralement considéré comme le plus grand maître du genre, et n’y ai rien panné, n’y ai rien ressenti, rien de rien… Sans doute me faudra-t-il retenter. Mais j’avais aussi – très brièvement… – tenté une expérience tout aussi terrifiante, même si d’un autre ordre, avec les trois premiers livres du Man.yôshû, la fameuse et énorme anthologie de poésie japonaise primordiale, compilée vers le VIIIe siècle de notre ère, et dont le contexte culturel, si hermétique, nécessite des notes, disons, « conséquentes »… Or, si les Contes d’Ise mettent en avant la forme tanka (que l’on croise déjà dans le Man.yôshû, mais de manière bien moins systématique), ils n’en figurent pas moins, eux aussi, parmi les témoignages les plus fondamentaux d’une poésie japonaise archaïque (ce qui ne signifie pas dénuée de charme ou de subtilité, loin de là), finalement guère plus tardive : on a tout lieu de croire que les Contes d’Ise ont été rassemblés sinon conçus au Xe siècle (et ils décrivent des événements ayant eu lieu au IXe siècle) ; je redoutais donc de crouler à nouveau sous les notes, ce qui ne pourrait que nuire à mon appréciation… Mais, autant le dire de suite, ce ne fut pas le cas : les notes sont bien nombreuses et indispensables, mais remarquablement bien conçues, d’une précision et d’un à-propos constants – j’y reviendrai plus tard.

 

J’avais de toute façon envie de tenter – pour mon édification et ma culture personnelles, mais aussi, peut-être, parce qu’une expérience récente avec la poésie japonaise m’a bien plus parlé que toute tentative antérieure en la matière : j’ai en effet été séduit par la lecture d’Insectes, de Lafcadio Hearn, qui rapporte nombre de courts poèmes nippons tout à fait charmants… Alors c’était peut-être bien le moment de m’y (re)mettre…

 

Sans doute faut-il commencer par évoquer la forme adoptée par ce livre. Depuis tout à l’heure, je vous cause de « poésie » et de tanka, mais c’est une chose qui n’apparaît pas d’emblée dans le titre de l’ouvrage, parlant de « contes ». Il y a même un certain paradoxe, puisque, par « contes », on traduit ici monogatari, terme récurrent dans l’histoire littéraire du Japon, mais qui, en principe, désigne justement, au-delà de son rendu français par « récit », « choses racontées », ou, bien sûr, « dit »… des œuvres en prose, et non en poésie ! Même si, bien sûr, les œuvres en prose peuvent contenir de la poésie, et c’est sans doute là que se joue le titre… Le format, par ailleurs, n’a pas grand-chose à voir avec les plus célèbres des monogatari traduits dans les langues occidentales : les 125 Contes d’Ise occupent rarement plus d’une page chacun, autant dire qu’on est bien loin des colossaux Dit du Genji ou Dit des Heiké… Le terme de « contes », ici, renvoie en fait à la forme particulière de l’ouvrage, qui ne se contente pas de reprendre des poèmes, mais – originalité qui, sans doute, fait tout le sel de l’œuvre – les enrobe de prose ; si les tanka (au moins un par « conte », parfois plus, jusqu’à quatre ou cinq) constituent la matière essentielle du livre, celui-ci relève du monogatari en raison de cet écrin d’anecdotes justifiant et parfois expliquant les poèmes. Concrètement, on se trouve en présence de 125 « contes » (n’impliquant par ailleurs pas d’histoire « suivie », et ce en dépit d’un cadre généralement précis et de la récurrence de certains personnages, qu’elle soit affichée ou simplement discernable au travers d’allusions plus ou moins cryptiques ; bien sûr, il ne faut pas en outre faire l’erreur d’y associer une connotation de « merveilleux », totalement absent ici – je n’ai relevé qu’une occasion où un dieu s’exprime pour répondre à une prière, c’est tout…) qui débutent presque tous de la même manière : « Jadis un homme… » ou quelque variation de même sens ; sur cette base, on construit une anecdote – le plus souvent amoureuse, pour ne pas dire libertine, j’y reviendrai – qui, en posant brièvement personnages et contexte, explique comment et pourquoi untel a produit tel tanka, suscitant éventuellement telle réponse sous la forme d’un autre tanka, etc. Notons enfin que le texte, si l’on sait avec certitude qu’il date du Xe siècle, n’a été conservé qu’au travers de manuscrits postérieurs de quelques siècles (XIIe ou XIIIe au mieux), pouvant contenir des interpolations (généralement sous la forme de commentaires du copiste).

 

Ainsi que je l’ai mentionné plus haut, les Contes d’Ise se déroulent au IXe siècle de notre ère, sous le règne, sauf erreur, de trois empereurs (Nimmyô, Montoku et Seiwa). Ils mettent en scène quelques personnages récurrents, généralement issus, soit de la dynastie impériale, soit du clan des Fujiwara, parmi lesquels on relèvera tout particulièrement Takako (fille d’un haut-fonctionnaire Fujiwara, concubine puis épouse de l’empereur Seiwa, mère de l’empereur Yôzei, un temps auréolée du titre d’impératrice-douairière, puis déchue en raison de sa conduite « pas vraiment irréprochable » – sans doute les Contes d’Ise en témoignent-ils, d’ailleurs…), et plus encore Ariwara no Narihira (825-880), issu de la dynastie impériale, et qui fut en son temps un fonctionnaire de haut rang, notamment au travers d’attributions militaires prestigieuses, mais qui était aussi loué en tant que poète. Narihira est le personnage essentiel des Contes d’Ise, qui narrent donc, au fil d’anecdotes, les nombreux poèmes qu’il avait conçus (avec parfois des jugements portant sur leur qualité, d’ailleurs). Tout laisse à croire, en fait, que Narihira est bel et bien l’auteur de bon nombre des tanka recueillis dans ce monogatari, peut-être même la majorité, mais probablement pas tous (outre le fait que nombre de ces poèmes sont attribués, du fait des anecdotes, aux femmes qu’il courtisait, ou aux nobles qu’il fréquentait, etc.). Il y a là une difficulté peut-être insoluble… Mais qui que soit l’auteur des Contes d’Ise (on a pu mentionner aussi une poétesse du nom d’Ise, d’ailleurs, même si le mot renvoie plus probablement, je suppose, à un lieu ?), Narihira est bien son « héros ». Mais, pour s’en assurer, il faut fouiller dans les chroniques, et percer les allusions (sauf erreur, le nom de Narihira n’apparaît pas une seule fois dans le texte – mais on peut l’identifier par ses fonctions, ses périples, éventuellement un surnom, ce genre de choses)… D’autant que le texte met en avant une certaine « humilité » peut-être un brin forcée, diminuant la valeur poétique du « général », et, pour ce qui est des récits témoignant des dernières années de sa vie, en insistant peut-être faussement sur la déchéance du « vieillard »…

 

« Vieillard », comme de juste, il ne l’a pas toujours été… Et le noble personnage, militaire et poète tout à la fois (je ne peux m’empêcher, ici, de me laisser envahir par des images parasites, d’une noblesse européenne de l’époque, passablement moins raffinée, même si cela tient un peu du cliché j’imagine…), avait d’autres attributs : à l’évidence, il était aussi un chaud lapin… Les 125 chapitres des Contes d’Ise, et les 209 poèmes qu’ils contiennent, sont pour l’essentiel consacrés à l’amour. Nobles seigneurs et nobles dames (ou moins nobles, parfois…) y multiplient les aventures, infidélités et autres amours interdites et censément discrètes (elles ne le sont finalement guère, parfois – l’hypocrisie est régulièrement de la partie…), et, tout au long de cette cour obéissant à bien des « passages obligés », les amants composent de petits poèmes, témoignant de la ferveur de leurs sentiments… ou, bien plus souvent sans doute, critiquant l’inconstance et la cruauté de l’être aimé mais infidèle, dans des démonstrations larmoyantes de jalousie qui tiennent sans doute pas mal du théâtre en bien des occasions. La grande élégance des poèmes, leur pudeur aussi (apparente du moins – mais peut-être contestable si l’on s’y attarde un brin), ne trompent sans doute guère le lecteur/auditeur : c’est là un monde de libertins, qualificatif qui revient régulièrement dans le texte en prose, qui convient à n’en pas douter à Narihira lui-même (le jeune homme, en tout cas, mais il y a quelques indices laissant supposer qu’il en va toujours de même pour le vieillard…), et qui pourrait tout à fait s’appliquer à d’autres – ainsi cette Takako que j’avais mentionnée plus haut, personnage tout à fait romanesque, qui a grimpé les échelons de la hiérarchie sociale via l’amour… avant que sa conduite « pas irréprochable », donc, ne l’en fasse déchoir. Tout ceci donne une image assez séduisante, d’une aristocratie volontiers hédoniste, et que l’on n’a même pas vraiment envie de qualifier de « décadente » – le terme est presque inévitable quand on traite de ce genre de sujets en ayant en tête de nobles débauchés français, par exemple, mais il est porteur d’une condamnation morale qui n’a sans doute pas lieu d’être ici, et, par ailleurs, la période des Contes d’Ise n’a rien, au regard de l’histoire japonaise, d’une ère de « décadence » : c’est bien au contraire un « Âge d’or »… Enfin, la pudeur des anecdotes et des poèmes – ou leur affectation de pudeur – évacue du texte toute connotation scabreuse pour s’en tenir au raffinement du jeu amoureux.

 

Mais, si l’amour est le thème central des Contes d’Ise, tous ses tanka, pourtant, ne relèvent pas du genre amoureux, et on y relève un certain nombre d’exceptions, de plus en plus fréquentes d’ailleurs à mesure que l’on se rapproche de la fin (même si la chronologie n’est pas de mise, sauf erreur) : dans ces poèmes-là, par ailleurs ceux où l’on peut le plus facilement identifier Narihira (en raison de ses fonctions à la cour, notamment), on évoque plutôt des réceptions seigneuriales, des voyages d’émissaires, ou des parties de chasse au faucon – on est cette fois dans un cadre strictement masculin (au passage, on relève aussi de temps à autre des « poèmes d’amitié » entre deux hommes – les commentaires étant silencieux à cet égard, je ne sais pas s’il faut y voir, prosaïquement, une « amitié » au sens le plus strict, ou un peu plus que cela ? Disons que je me suis posé la question…), et c’est dans ce cadre que les nobles personnages se livrent à l’exercice poétique, ce que j’avais qualifié un peu abusivement peut-être de « défi » au début de ce compte rendu : untel suggère à ses camarades de composer un poème, au format défini, et donc en principe des tanka ici, évoquant les lieux qu’ils viennent de traverser ou celui auquel ils sont parvenus, en imposant éventuellement une contrainte supplémentaire – par exemple, le poème doit évoquer la fin du printemps, etc. Les nobles poètes composent sur le vif et se succèdent pour faire la démonstration de leur art, jusqu’à ce que l’un d’entre eux, en brillant d’une façon singulière, remporte tacitement le « concours », ses compagnons n’ayant plus rien à y ajouter – évidemment, c’est le plus souvent Narihira qui l’emporte…

 

Dans tous les cas (ou presque), il en résulte des poèmes tout à fait délicieux, et charmeurs. Si les anecdotes qui les enrobent ne se préoccupent pas d’élégance, et posent hâtivement un bref contexte, leur sécheresse et leur laconisme mettant d’autant plus en valeur les tanka, ceux-ci se montrent quant à eux d’une grande finesse ; ils n’ont à cet égard rien d’archaïque – au sens où, trop souvent, on accole à ce qualificatif des connotations associées de brutalité, de rudesse, voire de barbarie. Les Contes d’Ise n’ont absolument rien de barbare ; s’ils témoignent d’un art poétique ancien, presque primordial (mais sans doute pas autant que le Man.yôshû, et, du moins j’ai cette impression mais je peux me tromper, d’une manière plus spécifiquement japonaise que la célèbre anthologie), il en ressort pourtant l’impression d’une tradition déjà bien ancrée, et qui fait ses délices des contraintes qu’elle se réjouit de s’imposer – d’où des « passages obligés », voire des « clichés » (déjà !), mais qui sont pleinement assumés et sans doute même envisagés comme étant autant d’occasions supplémentaires de briller, en en usant de manière inattendue, ou en y répondant de manière très ludique. Il y a souvent dans ces poèmes une certaine superficialité hédoniste, mais je n’emploie pas ce terme en ayant quelque reproche en tête : bien au contraire – il s’agit d’un jeu, vécu comme tel, et, au-delà de la sincérité des sentiments, et plus encore des douleurs (parfois indéniable cependant, je le suppose du moins), domine l’impression d’une heureuse et lumineuse compétition, agréablement frivole, pudique pour la forme, mais étonnamment libre au milieu même des contraintes.

 

Un jeu, oui, où, par ailleurs, les femmes ont comme de juste leur rôle – je suppose que la société japonaise était déjà fortement patriarcale, et que le passé mythique liant l’Empereur à Amaterasu était déjà mythique, justement, mais je peux me tromper, n’hésitez pas à me corriger le cas échéant ; quoi qu’il en soit, nous voyons ici de très beaux personnages de femmes (Takako en tête), qui, dans ces joutes amoureuses, n’ont rien de créatures soumises, bien au contraire, et ont l’occasion de briller au moins autant si ce n’est plus que le Narihira volage qui les poursuit toutes de ses assiduités. Si j’osais une absurde et anachronique comparaison, je dirais que ces libertines ont quelque chose de Merteuil en sympathique – à supposer que « Merteuil en sympathique » veuille dire quelque chose, bon… Disons que je n’ai pas osé cette comparaison, hein.

 

Bien entendu, on ne saurait traiter de cette édition des Contes d’Ise sans s’attarder sur la traduction… La traduction classique (1969) est due au général Renondeau (qui avait auparavant traduit nombre de ), et elle est relue ici par Bernard Frank ; quoi qu’il en soit, elle est remarquable : conserver l’élégance des tanka en les transposant dans une langue dénuée de tout lien avec le japonais et ayant généré une tradition poétique aux antipodes (littéralement…) n’avait sans doute rien d’évident, mais le fait est que le texte est ici des plus galants, faisant avec adresse la balance entre simplicité éventuellement crue et une certaine sophistication, rendant bien l’astuce joueuse du texte original (enfin, je le suppose…). Comme dit plus haut, j’ai tout à fait apprécié l’appareil de notes, un vrai modèle du genre : érudit, mais juste ce qu’il faut, quand c’est vraiment utile à la compréhension de l’anecdote et des poèmes, en précisant tel trait culturel nécessaire à l’appréhension des images et métaphores, en identifiant les personnages et lieux mentionnés, et surtout en faisant part des difficultés insurmontables de la traduction, notamment en raison des très nombreux jeux de mots parcourant le texte originel – c’est d’autant plus admirable qu’il y a un véritable effort pour rendre autant que possible ces complexes jeux littéraires, et avec une jolie pertinence…

 

L’heure est grave, oui – on me l’a dit, et c’est vrai : que je me mette à apprécier de la poésie, et peut-être tout particulièrement cette poésie-là… L’apocalypse est proche, les cavaliers sont en route, et l’on entend sonner les hérauts de la Fin : tout est foutu…

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Infinités, de Vandana Singh

Publié le par Nébal

Infinités, de Vandana Singh

SINGH (Vandana), Infinités, [The Woman Who Thought She Was a Planet and other stories], traduit de l’anglais (Inde) par Jean-Daniel Brèque, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, [2008] 2016, 277 p.

 

Je ne vous apprends rien : pour ce qui est de la science-fiction et des autres genres de l’imaginaire, en France en tout cas, il n’y a guère de salut en dehors de l’abondante production anglo-saxonne, pondérée par un quota national de bon aloi. Et c’est sans doute très regrettable, tant je ne doute pas que d’autres pays, d’autres cultures le cas échéant, auraient bien des trésors à nous offrir en la matière. On mettra parfois en avant les difficultés liées à la découverte puis à la traduction, certes… Mais, parfois, cette barrière de la langue disparaît heureusement – ce qui nous amène à l’étonnant recueil dont je vais vous causer aujourd’hui.

 

Vandana Singh est une auteure de langue anglaise (fille de deux professeurs de littérature), et réside maintenant aux États-Unis – à vue de nez, elle participe donc du modèle dominant évoqué plus haut. Et pourtant pas tout à fait : car elle est d’origine indienne, et c’est bien la culture indienne qui est au cœur des dix nouvelles (et un essai) constituant ce recueil – l’Inde est la plupart du temps le cadre de ces récits et, les très rares fois où ce n’est pas le cas, du moins les principaux personnages en viennent-ils. Et ce simple aspect change considérablement la donne : l’Inde, après tout, n’est probablement pas le premier pays auquel on pense quand on évoque la science-fiction… Ce qui ne veut pas dire qu’elle est totalement terra incognita pour les auteurs occidentaux : dans cette même collection Lunes d’encre, après tout, on ne manquera pas de citer les ouvrages de Ian McDonald consacrés à ce pays, le roman Le Fleuve des Dieux et le recueil de nouvelles La Petite Déesse (que je n’ai toujours pas lus, aheum…). L’intérêt, ici, est cependant d’en déployer une vision de l’intérieur – sans doute plus à même d’éviter les clichés touristiques pour appréhender au mieux la réalité de la culture et de la société indiennes. Aussi la dimension exotique n’est-elle pas absente d’Infinités, loin de là – et le dépaysement est assuré pour le lecteur occidental lambda –, mais sans procéder à un catalogage externe, affadissant les particularismes à la façon d’un cabinet de curiosités… avec éventuellement à la clef le sentiment que tout ceci, pour être « joli » et « curieux », n’en est pas moins quelque peu de la pacotille. Vandana Singh est dans une position tout autre, et procède avec une très grande subtilité, une très grande délicatesse : l’Inde de ses nouvelles bénéficie d’un appréciable effet de réel, notamment dans la mesure où les détails y font sens, et surtout avec un grand naturel – à titre d’exemples récurrents, l’évocation de la cuisine ou de l’habillement indiens participe bien du dépaysement, mais n’apparaît pas dans le texte dans cette seule optique : il s’agit bien davantage de dépeindre une Inde véritable, où la nourriture et les vêtements ont leur place comme éléments nécessaires d’un quotidien dès lors en rien « curieux », mais parfaitement normal.

 

Sans trop en savoir davantage, j’ai vite été très alléché à l’idée de cette publication – j’avais pu constater qu’elle était globalement bien accueillie, mais sans m’attarder véritablement sur les critiques avant d’en entamer la lecture, histoire d’en préserver tout le sel. La collection, le traducteur, l’illustration de couverture (Aurélien Police, what else ?) ont tous participé de ce préjugé hautement positif. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que j’en aie entamé la lecture avec la conviction qu’il s’agirait d’un chef-d’œuvre. Et ça, c’est rarement une bonne idée… À la clef, du coup, une certaine déception – non que le recueil soit mauvais, loin de là ! Il est à n’en pas douter bon, et même plus que cela. Mais passablement déconcertant, aussi – et pas seulement en raison de son cadre… À vrai dire, je ne suis même pas certain que l’emploi de ce terme de « déception » soit véritablement pertinent ; ce n’est en effet pas tant l’œuvre qui est en cause que ma réception – surtout du fait que j’ai régulièrement eu le sentiment de passer à côté de quelque chose…

 

Cela vient sans doute de l’approche très particulière de Vandana Singh. Le goût de l’auteure pour les littératures de l’imaginaire ne saurait faire de doute : la première nouvelle, « Faim », est assez éloquente à ce sujet, avec son personnage de femme indienne prisant par-dessus tout les romans de SF même les plus cheap, à la plus grande consternation de son entourage ; le bref essai concluant le recueil, « Un manifeste spéculatif », éloge des mythes, de la science-fiction et de la fantasy, achève d’en convaincre (même s’il n’y a sans doute pas grand-chose à dire d’autre de ce texte – je suppose que, si vous lisez ce compte rendu, c’est que vous êtes déjà un convaincu, comme je l’étais moi-même…). Il n’en reste pas moins que son usage de l’imaginaire (pas toujours facile, d’ailleurs, de le ranger précisément, pour chaque texte, dans telle ou telle case précise, science-fiction, fantastique…) a quelque chose de très subtil et souvent discret, au point parfois de s’effacer, ou de ne consister qu’en un discours parallèle à la trame véritable (réaliste) du texte. On est ici très, très loin de la quincaillerie science-fictive (je n’y vois qu’une exception, contestable par ailleurs), et Vandana Singh atténue régulièrement ses effets, pour privilégier la justesse et l’émotion sur le spectacle, disons ; par ailleurs, l’imaginaire donne ici régulièrement l’impression de constituer un prétexte, au sens où Vandana Singh entend avant tout parler de l’Inde, des hiérarchies sociales et des drames qu’elles suscitent, et aussi et même surtout de la condition des femmes. L’apparition dans les rues de New Delhi d’un « Big Dumb Object », la malédiction familiale d’une femme, les visions de temps partagés d’un clochard errant dans la ville tentaculaire… Autant de moyens, finalement, de parler d’autre chose. C’est un trait commun de la science-fiction, je ne vous apprends rien : bien souvent, ses empires galactiques, ses robots empathiques ou ses excursions dans le temps ou les dimensions parallèles n’ont finalement pas d’autre objet que de traiter de notre monde – tarte à la crème, hein. Pas de problème, à cet égard ; le problème, c’est sans doute quand ça se voit un peu trop – et c’est parfois le cas ici… La subtilité globale de ces récits, conjuguée aux éléments que je viens de lister, « explique » enfin à certains égards (le mot est mal choisi, du coup…) un certain hermétisme de bon nombre d’entre eux, leur caractère plus ou moins « obscur »… Sans réclamer que l’auteure me prenne par la main, loin de là, je dois pourtant avouer que Vandana Singh, à l’occasion, m’a un peu (trop) largué – me laissant parfois en bouche la désagréable sensation d’être passé à côté de l’essentiel…

 

Cependant, cette approche en elle-même n’est pas pour me déplaire – vraiment pas. D’autant que, tout en prenant en compte les spécificités qui lui sont propres, l’auteure ne manque pas, au fil de ses contes, de renvoyer le lecteur à des références précises et souvent plus qu’enthousiasmantes. Elle-même, dans ses remerciements en fin de volume, cite pour l’essentiel des écrivains indiens, mais il y a bien une exception – flagrante et éloquente : Ursula K. Le Guin. Et c’est à bon droit, tant sa manière et plus encore ses thématiques ont quelque chose de tout à fait similaire. La quatrième de couverture, quant à elle, mentionne Ray Bradbury et Theodore Sturgeon, et c’est là encore tout à fait pertinent, tant Vandana Singh livre une science-fiction sensible et empreinte d’émotion, essentiellement humaniste. Dès lors, ses personnages ne peuvent qu’être riches et complexes ; ajoutons enfin qu’elle a un joli brin de plume (sans doute bien rendu par la traduction de Jean-Daniel Brèque) : en dépit de la vague déception évoquée plus haut, plus ou moins justifiable, vous aurez compris que ce recueil mérite amplement d’être lu.

 

Dans la quasi-totalité de mes comptes rendus les plus récents portant sur des recueils, j’ai adopté la solution de facilité consistant à traiter de chaque texte à la suite, dans l’ordre où ils figurent – ce qui n’est pas forcément très pertinent… Je préfère cette fois « trier » quelque peu, en commençant par les quatre nouvelles qui m’ont le plus séduit.

 

Ma préférée est peut-être bien « Delhi », nouvelle aussi habile que touchante, et débordant d’empathie au-delà de son prétexte incongru. Nous y suivons un jeune homme qui a bien des soucis, et qui est sur le point de se suicider… Mais un inconnu aux allures de clochard l’en empêche au dernier moment, l’assurant que ce qu’il comptait faire n’a rien d’une solution, et qu’il a par contre une raison de vivre – il lui confie une carte, renvoyant à l’adresse d’une étrange officine évoquant immanquablement une secte, et où un ordinateur tire pour notre jeune homme la photographie d’une femme : il doit vivre pour elle, ils se croiseront un jour, et tout s’éclaircira. Le jeune homme est d’abord sceptique… mais se met finalement assez vite à écumer les rues de la ville tentaculaire, et est amené à son tour à donner de ces cartes à des désespérés dans son genre – ils sont nombreux… La nouvelle se complique en outre du fait que, tandis qu’il arpente la ville, notre héros du quotidien y croise bien des « fantômes », en fait des échos du passé ou du futur, égarés dans un oppressant creuset temporel – tout s’y mêle, absurdement, et pourtant le jeune homme est jour après jour plus tenté d’y voir du sens : il trouvera un jour la femme, et tout s’éclaircira… On devine, bien sûr, une nécessaire boucle de rétroaction sublimant la quête acharnée du jeune homme ; ça n’en est pas moins très bien vu. Outre le traitement de la dépression et du suicide, qui ne pouvait manquer de me toucher, j’ai beaucoup apprécié cette nouvelle pour deux raisons en apparence contradictoires – en apparence seulement : le caractère angoissant et étouffant de la ville, pondéré toutefois par la quête de sens des personnages – l’atout, bien sûr, étant que ce sens, cette raison d’être, n’a sans doute rien d’objectif, mais est intimement construit, comme un outil de choix pour poursuivre le combat, jour après jour…

 

Au deuxième rang, je vais placer « Infinités », un très beau récit d’un ordre bien différent, et où la dimension proprement imaginaire est finalement discrète, si la science est bien au cœur du propos. On y évoque un vieil homme, ancien professeur et passionné par les mathématiques depuis son plus jeune âge, qui se retrouve confronté à la cruauté absurde d’un monde hostile par essence à tout ce qui diffère. En l’espèce, il s’agit des tensions religieuses divisant l’Inde en opposant les hindous et les musulmans… Le professeur est musulman – mais son meilleur ami est hindou, et a une approche du monde bien différente : pour lui, c’est la poésie qui remplit le rôle des mathématiques… Dans les deux cas, il s’agit de langages complexes, dont l’apprentissage n’est jamais achevé, et qui peuvent, chacun à sa manière, décrire le monde et, de ce fait, toucher au divin, bien davantage assurément que les brutes fanatiques qui, tout en braillant le nom de leur idole, la desservent de la pire des manières en massacrant ceux qui ont eu le tort inacceptable d’en adorer une autre – et ce n’est parfois même pas nécessaire… La fascination pour certains aspects à jamais étonnants des mathématiques – des nombres premiers aux infinis – produit sans autre quincaillerie le « sense of wonder » de la meilleure science-fiction (même s’il a pu me rappeler, dans un genre bien différent, le roman de Yōko Ogawa La Formule préférée du professeur), tandis que l’évocation parallèle de sortes de figures angéliques participant de la réalité du monde louche un peu plus vers le fantastique (et peut-être même son versant psychologique – la santé mentale du professeur pouvant sans doute être remise en question). Au-delà, le texte a quelque chose de fondamentalement triste, peut-être même mélancolique (un sentiment que l’on met souvent en avant en traitant de ce recueil), et le tableau qu’il dépeint avec force d’un monde absurde et cruel touche au cœur ; pourtant, là encore, je n’ai pas eu le sentiment d’un texte dénué de tout espoir : en fin de compte, dans la beauté des langages mathématique et poétique, demeure quelque chose, et peut-être même une forme de rédemption…

 

La troisième meilleure nouvelle à mon goût est « Le Tétraèdre » (que j’avais en fait déjà lue, dans une autre traduction, dans le n° 8 de Fiction – mais c’était il y a longtemps, et j’avais oublié…). Elle use d’un procédé ô combien classique de la science-fiction : le « Big Dumb Object ». En l’occurrence, un tétraèdre qui apparaît instantanément en plein New Delhi (faisant disparaître les véhicules qui se trouvaient à cet endroit, et leurs occupants avec). Le personnage principal de la nouvelle est une jeune étudiante qui assiste au phénomène, et est fascinée par l’étrange apparition – dont le propos fait débat, d’aucuns y voyant un complot gouvernemental, une arme secrète pakistanaise ou la tête de pont d’une invasion martienne… Quoi qu’il en soit, cet « objet » improbable va bel et bien changer sa vie, et c’est tant mieux : la jeune femme était visiblement oppressée à l’idée du futur que la société indienne ne manquerait pas de lui imposer – notamment un pénible mari, arrogant et condescendant, le genre d’hommes dont sont bien obligées de s’accommoder ses rares camarades de fac (si elle en a) ainsi que ses sœurs… Obsédée par le tétraèdre – au point d’en oublier toutes ses « obligations », dont les études –, elle se met à fréquenter (innocemment) un étudiant qu’elle avait parfois croisé, un astrophysicien qui discute avec elle des implications éventuelles du mystérieux artefact ; parmi elles, la possibilité d’autres mondes, on ne saurait plus éloignés de celui-ci – notamment en raison des dimensions inaccessibles à la perception humaine (on pense forcément à Flatland, lisez Flatland). « Le Tétraèdre » est probablement, des nouvelles du recueil, celle qui accomplit le mieux l’alchimie entre prétexte SF et questionnement de la société indienne et de la condition des femmes, avec une part d’expression intime non négligeable. Le récit est fort et juste ; si « Delhi » et « Infinités » m’ont un peu plus parlé, pour des raisons toutes personnelles sans doute, « Le Tétraèdre » a quelque chose d’harmonieux qui le rend susceptible de toucher bien au-delà (rien d’étonnant si, dans les critiques que j’ai pu parcourir, c’est sans doute le seul texte du recueil à faire totalement l’unanimité).

 

Une dernière très bonne nouvelle : « La Femme qui se croyait planète » (qui donnait son titre au recueil anglais). Et c’est un texte tout particulièrement étrange, à la mesure de son titre… Nous y voyons une femme, issue d’une « bonne famille », déclarer dans l’enthousiasme qu’elle est une planète – or une planète se passe de vêtements, pour absorber la lumière vitale du soleil… Le personnage point de vue est son mari, austère vieux bonhomme fier de son rang (voire de sa caste), et qui s’avère bien vite autrement affecté par la mauvaise image sociale que pourrait susciter son excentrique de femme si quiconque la voyait succomber à ce délire obscène, que par le phénomène en lui-même… Le comportement de l’épouse, dans les premières pages, a quelque chose de fondamentalement burlesque, mais le texte est bien plus que cela, accumulant en fait les procédés comme les ressentis qui en font quelque chose de très différent. Ainsi, le burlesque est bientôt pondéré par une dimension vaguement horrifique (avec les « habitants » de la « planète »), qui a cependant quelque chose de grotesque, tirant, là encore, délibérément, la nouvelle dans la direction du rire. Mais ce n’est pourtant pas tout, loin de là – et la satire sociale impliquée par la panique de l’époux, au-delà du rire, a quelque chose d’une amertume douloureuse, qui vient considérablement noircir le tableau… Tandis que « l’émancipation » de l’épouse devenue planète porte en elle un improbable espoir. La nouvelle oscille ainsi en permanence entre le rire et l’angoisse, la satire enthousiaste et l’amertume inepte, pour un résultat hautement déconcertant, mais aussi tout à fait convaincant. Ce texte est du coup le plus original du recueil, et ce n’est pas pour rien dans mon appréciation.

 

Les quatre nouvelles citées sont vraiment de grande qualité, et justifient sans doute la lecture d’Infinités. Je vais moins m’étendre sur la suite, c’est probablement moins nécessaire… Continuons donc de descendre l’échelle, du meilleur au moins bon. Je rassemblerais deux nouvelles au deuxième rang – ce qui en fait des nouvelles plus que bonnes, simplement moins bonnes que celles qui précèdent. Tout d’abord, « Soif » (titre qui entre étrangement en résonance avec celui de la première nouvelle, « Faim », même si je serais bien en peine de dire ce qu’il faut en tirer, et si seulement il y a quelque chose à en tirer…), qui, en traitant d’une femme victime d’une malédiction familiale voulant que l’eau lui sera un jour fatale, comme à ses aïeules, a quelque chose de lovecraftien, que je ne m’attendais certes pas à trouver dans ce recueil (on peut penser au « Cauchemar d’Innsmouth », ou peut-être au « Festival » ; les serpents du texte pourraient aussi avoir un rapport avec « La Malédiction de Yig », mais c’est sans doute un peu trop tordre la référence…) ; par contre, la nouvelle brode encore sur le thème central de la condition des femmes en Inde, avec une pertinence indéniable.

 

Je placerais aussi à ce rang « Les Lois de la conservation », tout en relevant que c’est probablement la nouvelle la plus convenue (relativement) du recueil. Impression renforcée, sans doute, par le fait qu’elle emploie exceptionnellement la quincaillerie du genre : le récit débute sur la Lune colonisée depuis pas mal de temps déjà, avant qu’un des personnages discutant dans ce cadre narre à son auditoire ce qui lui est arrivé quand il a exploré Mars. La structure, à cet égard, est d’ailleurs un peu déconcertante, avec sa mise en place finalement guère exploitée par la suite… Pour le reste, c’est un récit efficace, non dénué d’une certaine angoisse cosmique là encore – ça passe bien, mais sans remuer outre-mesure.

 

Troisième rang, trois nouvelles, qui, sans être fondamentalement mauvaises, ne m’ont pas vraiment emballé – que ce soit en raison d’une certaine médiocrité intrinsèque, ou, plus probablement, parce que je suis passé à côté… Je constate par ailleurs que ce sont les nouvelles du recueil où la dimension imaginaire est la plus limitée (voire inexistante). Celle qui s’en tire le mieux est probablement la dernière, « La Chambre sur le toit », avec son artiste entretenant une relation complice avec des enfants, même si c’est la douleur du départ que l’on retient en définitive – ça se lit, oui, et ne laisse pas totalement indifférent. Je suis plus sceptique en ce qui concerne la première nouvelle du recueil, « Faim », pas inintéressante dans sa dimension de critique sociale, ainsi que dans le portrait du personnage féminin (accro, donc, à la SF), mais dont je n’ai finalement retenu rien d’autre. Quant à « L’Épouse », si elle dresse un poignant portrait de femme à l’abandon, exilée qui plus est bien loin de son Inde natale mais sans avoir pour autant de raison d’y retourner, elle me paraît cependant moins forte à cet égard que d’autres nouvelles figurant dans le recueil, abordant elles aussi le thème de la condition des femmes dans une société patriarcale (même si ici le cadre américain rend ce questionnement amèrement ironique), peut-être parce que ces autres nouvelles ont une dimension de « récit » plus affirmée là où celle-ci relève plus de la tranche de vie et de la peinture…

 

Rien de mauvais cependant. Je ne vois qu’un texte qui pourrait être qualifié ainsi, et encore, sans en être bien certain, et il s’agit du plus court : « Trois Contes de la rivière du ciel. Mythes de l’ère des astronautes » ; comme l’indique assez le titre, ce sont en fait trois histoires différentes qui sont ici associées, dans un cadre extraterrestre, quand bien même on est de ce fait porté à chercher des liens les unissant. Ici, de manière assez flagrante, j’ai le sentiment que Vandana Singh veut faire du Le Guin – mais, à mon sens, elle n’y parvient pas… Sans doute est-ce, là encore, que je suis passé à côté de quelque chose, mais ces petits contes ne m’ont en rien intéressé, et je n’en ai rien retenu…

 

Reste le bref essai « Un manifeste spéculatif », à propos duquel je ne vois donc pas grand-chose à dire…

 

Du côté des annexes, mentionnons un glossaire, renvoyant à des expressions indiennes ou à des personnalités (pas toujours indiennes, elles) figurant dans les nouvelles ; pas indispensable à proprement parler, mais appréciable, et ça peut être utile – en fonction des habitudes de lecture de chacun.

 

Bilan ? Un bon recueil à n’en pas douter – voire très bon. Simplement pas aussi bon que ce que j’en attendais, pour des raisons qui ne me sont pas très claires… Mais Vandana Singh est bien une auteure à suivre, dont l’élégance et l’empathie sont très appréciables, et Infinités un recueil habile et juste, poignant parfois, dépaysant toujours mais tout en demeurant authentique. Très recommandable, donc.

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Sandman, vol. 7, de Neil Gaiman

Publié le par Nébal

Sandman, vol. 7, de Neil Gaiman

GAIMAN (Neil), Sandman, volume 7, [Sandman #70-75, The Absolute Sandman Volume 4-5, The Last Sandman Story, The Dream Hunters, Endless Nights, The Sandman Companion], illustré par Michael Zulli, John J. Muth, Charles Vess, Bryan Talbot, Dave McKean, Yoshitaka Amano, P. Craig Russell, Milo Manara, Miguelanxo Prado, Barron Storey, Bill Sienkiewicz, Glenn Fabry et Frank Quitely, préface de Shelly Bond, traduction [de l’anglais] de Patrick Marcel, [s.l.], Urban Comics, coll. Vertigo Essentiels, [1995-1996, 1999, 2003, 2011] 2016, 560 p.

 

Les meilleures choses ayant une fin, et Sandman étant assurément une des meilleures choses que l’on puisse concevoir, la série mythique de Neil Gaiman devait s’achever, à terme. À bien des égards, d’ailleurs, la fin de la série se trouvait dans le volume président, consacré au très ambitieux arc des Bienveillantes, qui rassemblait mille ficelles pour aboutir à la conclusion inévitable, à y regarder après coup, de la série, à savoir la mort de son héros-titre, le Rêve lui-même. Mais ce récit méritait bien un épilogue à la démesure de son génie, et c’est le propos du tout dernier arc de la série, La Veillée, qui ouvre cet ultime volume (encore qu’il adopte une forme assez particulière à ce sujet : la veillée à proprement parler occupe les trois premiers chapitres de l’arc seulement, les trois derniers constituant à leur tour des codas plus resserrées).

 

Mais, si la série s’achève bien là, Neil Gaiman y ayant posé le point final (et DC/Vertigo n’ayant pas poursuivi cette série emblématique et lucrative en la confiant à quelqu’un d’autre, ce qui n’était peut-être pas gagné à la base), demeurait la possibilité de raconter, toujours, des histoires liées, encore que d’un autre ordre. Ce qui explique que ce dernier tome soit aussi volumineux : outre La Veillée, on y trouve notamment le récit Les Chasseurs de Rêves, superbement illustré par Yoshitaka Amano (on en avait trouvé l’adaptation en bande dessinée par P. Craig Russell, postérieure, dans le volume 5 de cette intégrale), ainsi que le spin-off Nuits d’Infinis, revenant sur la famille du Rêve avec une maestria graphique tout à fait remarquable – disons-le d’emblée, même si j’aurai l’occasion d’y revenir : ce tome 7, à tous les niveaux, est clairement à mes yeux celui qui brille le plus sur le plan du dessin ou de l’illustration, et de loin…

 

On y trouvera enfin les habituels et toujours aussi passionnants commentaires tirés pour l’essentiel du Sandman Companion, mais plus amples que jamais, puisqu’il ne s’agit pas d’y envisager uniquement La Veillée, mais bien l’ensemble de la série (notamment au travers de ses personnages emblématiques et de leurs sources – remarquons cependant que Nuits d’Infinis, étant postérieur au Sandman Companion, ne bénéficie pas de ces précieuses analyses : en ce qui le concerne, il faut s’en tenir aux postfaces de Gaiman lui-même).

 

Commençons donc par La Veillée. Ainsi que mentionné plus haut, cet ultime arc a une forme un peu particulière, puisqu’il mêle plus que jamais trame suivie et histoires courtes. Encore que « mêler » ne soit pas le bon terme : il ne s’agit pas ici d’alterner, ou – ce que faisait systématiquement Gaiman au début de la série – de couper la trame suivie avec une ou plusieurs histoires courtes ; ici, les trois premiers épisodes se suivent, concluant la trame générale, tandis que les trois derniers, pour être globalement indépendants les uns des autres, confèrent pourtant un sens supplémentaire à tout ce qui précède, le dernier jouant à cet effet pleinement son rôle de dernier, en autorisant Neil Gaiman à poser le point final, via un saisissant flashback en forme de présage autant que de récapitulation (et peut-être pas dénué d’une certaine mégalomanie…).

 

Les trois premiers chapitres rapportent donc la veillée funèbre du Rêve à proprement parler. En tant que tels, il est sans doute absurde de ne serait-ce que tenter de les résumer – l’histoire étant par essence relâchée ; Neil Gaiman, à plusieurs reprises, a pu dire combien, et tout particulièrement dans Sandman, il accordait plus d’importance aux personnages qu’aux histoires ; cela peut sembler quelque peu paradoxal au regard de sa maestria de conteur (et voyez par exemple ce que Stephen King en disait dans sa préface au volume 5), et, à vrai dire, on peut en douter de manière plus générale, mais c’est assurément le cas ici.

 

L’histoire est donc minimaliste : on y voit les frères et sœurs du Rêve, les Infinis, organiser la cérémonie funéraire du disparu – approchant la nécropole de Litharge (voir le volume 5), concevant un golem qui se rend là où eux-mêmes ne se rendent pas (et qui y entend une voix mystérieuse, ajoutant à certains égards un degré supplémentaire dans la profondeur cosmique de la série, déjà oppressante pourtant…), construisant un mausolée démesuré pour y accueillir les veilleurs, etc.

 

Mais, au fond, il s’agit avant tout de parler. De se souvenir du défunt, et pas uniquement pour le louer, loin de là – demeure après tout l’image de cet « homme » sévère et obtus, rétif au changement et morbide de tempérament, à tel point qu’il était hors de question pour lui de finir autrement. C’est bien, globalement, le propos de la série – à la relecture, j’ai plus que jamais perçu (il était temps…) combien le « héros » n’en était pas un, combien il n’était somme toute guère sympathique, et parfois même horripilant dans son caractère têtu (et conservateur) autant que dans sa tendance à l’autoflagellation… Il a de toute évidence changé – suite à son emprisonnement durant la majeure partie du XXe siècle ; mais, la BD commençant peu ou prou avec sa libération, c’est là une chose que le lecteur ne perçoit qu’occasionnellement, au fil d’allusions portant sur le comportement antérieur du Rêve.

 

Mais tout ceci doit sans doute être envisagé au regard de la famille dysfonctionnelle (et donc normale ?) des Infinis. Quand la Mort secoue les puces du Rêve abattu à la fin du tout premier arc de la série, le thème de la dépression est on ne peut plus joliment introduit, qui constituera un sous-texte essentiel de tout ce qui suivra, mais, au fond, la question du changement est tout aussi fondamentale, si ce n’est plus. Et elle apparaît notamment dans les complexes pour ne pas dire pathétiques rapports du Rêve avec ses amantes (les autres Infinis ne s’embarrassent semble-t-il pas de ce genre de liaisons…), ce qui, bien sûr, est l’occasion idéale d’opposer le Rêve au Désir, en faisant de ce dernier le « Méchant » de la série, même si les choses sont sans doute plus compliquées que cela, et si le Rêve souffre au fond autant si ce n’est plus de son romantisme pathologique que des manipulations ludiques et sadiques de son cruel frère/sœur…

 

Les autres Infinis ont eux aussi leur rôle à jouer dans tout ça, même si deux d’entre eux sont relativement effacés. Le moins présent est sans doute le Désespoir, mais cela s’explique sans doute, et de deux manières éventuellement : d’une part, le Désespoir est porté sur la passivité, et est donc peut-être moins démonstratif que ses frères et sœurs ; d’autre part, le Rêve est désespéré – sans qu’il soit nécessaire pour sa sœur d’agir visiblement : il est d’emblée sous son emprise… Le Destin est lui aussi assez discret – mais son rôle est tout à fait notable… Le premier des Infinis, l’aveugle qui poursuit sa marche obstinée dans ses labyrinthiques jardins perpétuellement remodelés, le froid personnage qui est enchaîné à son grimoire comprenant tout ce qui a été, est et sera (à moins que ce soit le grimoire qui est enchaîné à lui ?), celui qui n’est par essence jamais surpris de quoi que ce soit, qui sait déjà tout… s’avère finalement moins rigide que le Rêve lui-même ! Car le Rêve, aussi paradoxal que cela puisse paraître du fait même de son domaine, est pourtant obnubilé par les règles – la logique des rêves, aussi improbable soit-elle, est bel et bien une logique, et il s’y raccroche en permanence… On pourrait croire que le Destin serait encore plus rigide à cet égard… mais justement, ce n’est pas le cas ! Le Destin, parfois, se dédouble – laissant entendre que l’avenir est fait de possibles divergents et même incompatibles, malgré tout… Son austérité, sa froideur, ne sont plus parfois qu’un masque, et on devine même, derrière ses yeux aveugles et masqués par sa capuche de moine, des émotions ! Son masque, dès lors, est-ce une manière de s’exonérer de ce que subit son petit-frère ? Peu probable : les Infinis ne jouent pas ce jeu-là. J’en retiens bien davantage l’idée que le Rêve lui-même est responsable de sa perte, du fait de son intransigeance et de ses lubies dont il ne parvient pas à se débarrasser (car persuadé d’emblée que c’est impossible) ; au fond, quoi qu’en dise le grimoire du Destin, le Rêve a fait des choix, et ce sont ces choix, et non quelque gribouillage cosmique qui avait toujours été là, qui l’ont anéanti à terme…

 

Deux autres des Infinis ont un rôle autrement essentiel, cependant – et ce sont les plus sympathiques, à n’en pas douter (avec bien sûr la Mort, qui est nécessairement sympathique et réconfortante). Le Délire, tout d’abord – la petite-sœur fantasque, qui était le Plaisir, mais qui a changé… Le thème est donc d’entrée essentiel. Le Délire, à bien des égards, est infréquentable – ses pulsions, forcément irrépressibles, peuvent même l’amener à commettre des horreurs… Mais c’est en toute innocence, globalement. Son intérêt est ailleurs : elle est concrètement, des Infinis, la seule finalement à tenter de venir en aide à son grand-frère (la Mort s’y essaye aussi, au début, mais peut-être est-elle amenée à baisser les bras, devinant le terme et connaissant bien trop son petit-frère pour supposer qu’il puisse y échapper), même s’il n’est pas dit qu’elle en ait seulement conscience – leur odyssée dans Vies brèves (tome 4), après tout, est le moment où la trame globale bascule ; on pourrait en retenir, sans doute, que ce sont les choix commis par le Rêve dans cet arc qui l’ont en définitive mené à sa perte, et c’est parfaitement exact ; mais l’important n’est-il pas, justement, qu’ici le Rêve a choisi ? Et, en choisissant, il a changé – peu importe dès lors que ces choix débouchent sur une pente fatale pour le personnage, ils n’en restent pas moins connotés de rédemption…Comment en est-on arrivé là ? Eh bien, la sagesse du Délire n’y est sans doute pas pour rien – car elle incarne avec superbe l’étonnante sagesse qui se niche au cœur même de la folie… On a dit plusieurs fois que le Délire s’arrogeait les meilleures répliques de la série, et c’est sans doute très vrai – mais pas seulement parce qu’elles sont drôles : tout autant, en fait, parce qu’elles font sens. Bizarrement, oui, mais sens, quand même. Finalement, quel autre Infini pourrait prétendre avoir un lien aussi fort, quand bien même de circonstance, avec le Rêve ? Le Délire est sans doute le plus à même de prendre sa défense – tout en pestant régulièrement contre lui, contre sa pénible rigidité… Elle aussi, à l’instar de la Mort, remonte les bretelles au Rêve, à l’occasion – mais elle va bien plus loin, allant jusqu’à sermonner de manière impressionnante le Destin lui-même ! Et, même si ce n’est pas avec la même fougue (et, pour le coup, la même lucidité), sans doute a-t-elle aussi bien des choses à dire à la Mort… Par ailleurs, la quête du Rêve et du Délire dans Vies brèves porte sur les retrouvailles avec la Destruction – des Infinis, le Délire est la seule à penser que la Destruction manque à la famille, et à refuser le « fait accompli » de sa désertion : tous les autres font avec, ayant décrété une bonne fois pour toutes que leur frère avait disparu et qu’il ne servait à rien de le retrouver ; et si le Rêve s’engage dans la quête du Délire, c’est, dit-il, pour se changer les idées, il ne croit pas un seul instant qu’ils seront en mesure de retrouver la Destruction, et il sait, bien sûr, que ce n’est de toute façon pas souhaitable… Pourtant, c’est bien ce qui se produira – et, la Destruction incarnant le changement avant tout autre chose, le thème de la série sera alors plus éloquent que jamais. Bien sûr, l’artiste médiocre et colosse jovial fait à certains égards figure de dernier argument en faveur de la possibilité pour un roi d’abandonner son royaume (thème déjà important auparavant dans la série, qui y était revenu à plusieurs reprises – même si l’exemple le plus flagrant autant que complexe est, à n’en pas douter, dans La Saison des Brumes, celui de Lucifer quittant l’Enfer en en laissant la clef… au Rêve), mais Morphée n’en tient bien sûr pas compte… Il admet pourtant, contraint et forcé, qu’il lui faut changer, au moins un peu – et l’arc Vies brèves s’achève sur la bascule au cœur de la série, quand le Rêve s’humanise enfin (un degré supplémentaire après sa relation à Nada, qui avait introduit le thème du « pardon » dans la série, mais en illustrant peut-être plus encore la cruauté froide du Rêve « d’avant »…), et libère enfin son fils Orphée de la malédiction idiote qu’il lui avait infligée au nom des sacro-saintes Règles… en le tuant.

 

Tous les Infinis, bien sûr, participent à la veillée – à l’exception nécessaire de la Destruction, fort peu désireux de porter le deuil du Rêve avec ses frères et sœurs, mais qui n’en passe pas moins rendre une petite visite au Songe, sous la forme d’un éternel vagabond de bon conseil. Les autres assistent à la cérémonie, dont ils sont les maîtres d’œuvre, et tous ont leur mot à dire. Les Infinis étant ce qu’ils sont, sans doute ne sont-ils guère portés à l’extroversion, et les circonstances s’y prêtent moins que jamais… Notons quand même deux choses : la robe rouge de la Mort, qui ne saurait porter son noir habituel en cette occasion, et la simple vérité qui sort de la bouche du Délire – lapidaire, contrastée, juste.

 

Mais la veillée dépasse largement les seuls Infinis : des milliers de gens s’y rendent, qui, d’une manière ou d’une autre, ont été en relation avec le Rêve. Au premier chef, bien sûr, les habitants du Songe – qui ont aussi à gérer la transition avec le nouveau maître des lieux, Daniel, qui est plus humain que son prédécesseur, plus empathique (des traits qui apparaissent dans son comportement avec les gardiens de son palais, ou à l’occasion de quelques « recréations » de rêves abattus par les Bienveillantes – le cas le plus touchant étant celui de Gilbert, qui veut rester mort). Certains s’en accommodent sans trop de difficultés, comme Lucien, mais c’est plus difficile pour d’autre – l’exemple le plus éloquent étant Matthew, le corbeau du Rêve ; il avait entretenu une relation très forte avec Morphée, quand bien même largement fondée sur des incompréhensions et des allusions sibyllines ; il est bouleversé par la mort de son maître… et n’accepte pas son remplacement par Daniel. Pourtant, à terme, il devra bien prendre en compte la succession – et admettre, ainsi que les autres habitants du Songe, que si ce Rêve n’est pas son Rêve, il n’en est pas moins le Rêve. Et que le monde continue. La vie aussi, par-delà la mort…

 

Daniel, comme il se doit, ne participe pas à la veillée de son prédécesseur ; mais, le lendemain, il est là – nouveau frère des Infinis, poursuivant une tâche toujours à reprendre… et tout laisse à croire qu’il fera un très bon Rêve, plus sympathique et moins obtus que son prédécesseur.

 

Ces figures proprement mythologiques sont cependant rejointes par une foule considérable d’individus souvent plus ordinaires – encore que dieux et fées et anges et démons soient de la partie. C’est, pour les auteurs, l’occasion de faire réapparaître une multitude de personnages, parfois à peine entrevus dans les épisodes précédents (et parmi lesquels les super-héros de DC, ce qui renvoie à l’inscription de Sandman dans cet univers partagé, sensible dans le premier arc, nettement moins par la suite…). Les témoignages ne manquent pas, souvent émouvants, et peu importe que nombre de ces individus n’aient au fond pas la moindre idée de ce qu’ils font là, et de ce qui se déroule au juste… Relevons, tout particulièrement, les discours des amantes du Rêve – toutes ne parlent pas (ainsi Nada ressuscitée), mais Calliope et Thessaly s’avèrent tout particulièrement touchantes ; la relation du Rêve avec cette dernière n’avait jusqu’alors été mentionnée qu’au travers d’allusions hermétiques, elle devient explicite ici seulement – et si la sorcière grecque tente toujours d’arborer un masque sévère et dur, à son habitude, ses larmes, enfin, trahissent la réalité du personnage, autant que la douleur de l’amour…

 

Mais comment mettre en scène tout ceci ? Ce qui est narré dans ces trois épisodes n’a pas grand-chose à voir avec tout ce qui précède – ni, probablement, avec quoi que ce soit qui ait alors figuré dans des comics… Mais les auteurs ont eu une excellente idée, qui a marqué une certaine émancipation par rapport aux traditions les plus tenace de l’édition de BD américaine. Tout d’abord, Michael Zulli a employé un style graphique radicalement opposé à celui qu’avait employé Marc Hempel dans l’arc précédent, Les Bienveillantes : là où ce dernier usait d’un style « simple », expressionniste, d’une abstraction louchant parfois sur la caricature, à travers une mise en page sobre et enchaînant les petites cases, Michael Zulli a pour sa part fait usage d’un graphisme plus réaliste, mais aussi plus majestueux, avec une mise en page plus complexe et privilégiant les grandes cases. Mais cela ne s’arrête pas là : la meilleure des idées, en l’espèce, a été de recourir à des crayonnées, et non à l’encrage habituel des comics, à base de lignes noires bien marquées instituant des frontières infranchissables… Cet encrage traditionnel des comics s’expliquait par des raisons largement techniques, issues des premiers temps de l’édition de BD américaine ; mais Gaiman et Zulli ont avancé que, les moyens techniques ayant changé, on pouvait tenter de passer outre cet encrage. DC s’est d’abord montrée sceptique, mais a tenté le coup… et constaté que l’intuition des auteurs était parfaitement fondée. Il en résulte un dessin tout à fait splendide, à l’opposé de tout ce que l’on avait pu voir jusqu’alors dans Sandman. La série a souvent été critiquée pour son graphisme inégal, voire « moche », et, je ne prétendrai pas le contraire, j’ai moi aussi hurlé avec les loups, notamment lors de ma découverte de la BD ; cette relecture m’a fait considérablement réviser mes préjugés en la matière, peut-être en partie parce que l’encrage et les couleurs ressortent mieux maintenant que dans mes vieux exemplaires plutôt pâlichons… Mais j’ai régulièrement eu l’impression que c’était bien l’encrage et les couleurs qui posaient problème, le plus souvent, d’une manière que je ne m’expliquais pas forcément très bien. La perfection graphique de ce dernier arc tend à me conforter dans cette opinion… mais j’imagine qu’une relecture ultérieure pourrait encore changer la donne.

 

Si la veillée au sens strict s’arrête là, l’arc se poursuit cependant sur trois ultimes épisodes, des codas supplémentaires, épilogues à l’épilogue. Il ne s’agit pourtant pas de rajouts destinés à prolonger un peu artificiellement la sauce : ils font sens, et s’avèrent d’une grande (très grande) qualité. Dans « Dimanche de deuil », toujours dessiné et avec autant de réussite par Michael Zulli, nous suivons pour une dernière fois Hob Galding, l’immortel (revenu plusieurs fois dans la série) qui pouvait peut-être se targuer d’être ce qui se rapprochait le plus d’un ami pour le Rêve (avec Matthew dans le Songe même, mais c’est une relation d’un autre ordre – d’autant que lien avec Hob se passe de l’ambiguïté perturbant toujours le rapport entre un maître et son serviteur). Hob se trouve dans une situation absurde : sa compagne (une Noire – qui pour une fois ne brûle pas…) l’emmène participer à un « village Renaissance », où des cosplayeurs avant l’heure reconstituent à grands renforts de clichés ineptes une Renaissance idéalisée, bien loin de la réalité de l’époque (que Hob avait bien connue, et pour cause…) ; la situation a quelque chose de comique, mais Hob – sans doute affecté par la mort du Rêve, encore qu’il n’en ait pas bien conscience – a quelque chose d’un peu aigri, d’autant qu’il lève volontiers le coude… Mais la journée fantasmée, avec ses rencontres improbables et pourtant plus authentiques que toute la reconstitution naïvement hollywoodienne qui leur offre un cadre grotesque, amènera pourtant Hob à dépasser ses nombreux remords autant que ses tout aussi nombreux doutes ; à l’horizon : un futur riche de possibles, de tendresse et d’amour – et la Mort qui se tient à l’écart, parce que, décidément, Hob n’a aucune intention de mourir. Un épisode touchant et juste.

 

On atteint cependant un niveau de qualité encore supérieur avec l’épisode suivant, et c’est peu dire : cet « Exilés » illustré par John J. Muth est de toute beauté. Graphiquement, le dessinateur a là encore complètement retourné la tendance par rapport à ce qui précédait immédiatement : là où Michael Zulli ravissait en passant outre l’encrage, John J. Muth, lui, décide de se baser tout spécialement sur l’encre… de Chine. Car il s’agit d’un conte chinois, reprenant le thème des « zones floues » déjà envisagé auparavant, avec Marco Polo (volume 3) ; aussi l’illustrateur a-t-il joué sur l’utilisation de l’encre pour livrer une œuvre de toute beauté, fort éloignée des canons des comics, mais usant au mieux de l’imagerie chinoise classique ainsi que du noir et blanc, et c’est de toute beauté – peut-être le plus beau de tous les épisodes de Sandman ? Le scénario n’est cependant pas en reste, qui brille dans sa dimension de conte chinois – jouant d’une plume délicate et poétique, agréablement connotée –, mais aussi en tant qu’épilogue à la série : en effet, les « zones floues » étant ce qu’elles sont, il n’est pas impossible d’y croiser tant Morphée que son successeur Daniel… Et il y a nombre d’autres choses appréciables dans ce très bel épisode – ainsi, par exemple, le sort ultime des cavaliers perdus dans le désert : quel meilleur moyen de célébrer le changement et la fin ? Superbe, parfaitement superbe.

 

Et on en arrive (à regret ?) au dernier épisode de Sandman, le soixante-quinzième, après huit années de parution mensuelle… Un épisode en forme d’ultime flashback, où Morphée est une dernière fois le Rêve, et qui permet de jeter un regard global en arrière, sur ce que la série a accompli, sur ce qu’autorise le rêve, sur l’art enfin de raconter des histoires, ce qui lui confère quelque chose de « post-moderne », et appuie peut-être encore davantage sur sa relative « mégalomanie »… On aurait pu dire « prétention », j’imagine, mais non – parce que Neil Gaiman sait très bien ce qu’il fait, et a le talent pour le faire. Voici donc « La Tempête ». Où nous retrouvons bien sûr un autre personnage récurrent de la série, un certain William Shakespeare… Nous l’avions croisé dans le premier tome, avide de talent littéraire et de la gloire qui va avec, et désespérant de sa médiocrité – mais le Rêve était là, qui a proposé au Barde en devenir un pacte faustien (la présence de Marlowe dans la scène accentuant cette dimension) : il aura le talent qu’il désire tant, il racontera les plus fortes des histoires, avec les mots les plus justes, et on se souviendra éternellement de lui, comme étant le meilleur d’entre tous… En échange, l’écrivain lui offrira deux pièces. Nous avons vu ce qu’il en était de la première, vers le début de sa carrière, dans l’épisode « Le Songe d’une nuit d’été » (volume 2), où la troupe de Shakespeare se produisait en plein air devant un public de choix, tandis que l’art du dramaturge l’éloignait cruellement de son fils Hamnet (ce qui, au vu des événements ultérieurs, entre bien sûr en résonance, mais à la relecture seulement, avec le rapport entre Morphée et Orphée…) ; un épisode célébrissime, lauréat du World Fantasy Award de la meilleure nouvelle (une première pour un épisode de BD, et même, sauf erreur, un cas unique), mais dont j’avouais dans ma recension que je n’étais cependant pas en mesure de l’apprécier au mieux, pour cause d’inculture crasse concernant tout ce qui touche à Shakespeare ou presque… Un aspect qui, bien sûr, m’affecte aussi pour cet ultime épisode, où le Barde de Stratford accomplit sa promesse, en livrant la seconde pièce au Rêve – cette Tempête qui sera aussi la dernière de ses œuvres (écrites seul, du moins). Le dessin est ici plus varié que ce qui précède (et probablement moins convaincant à mes yeux, bon…) : Charles Vess est le principal illustrateur, mais il est assisté de Bryan Talbot et Michael Zulli. Le style est globalement réaliste, non sans réussite, mais brille surtout à l’occasion de peintures illustrant la pièce de Shakespeare en cours de rédaction. Le contenu de la pièce a bien sûr quelque chose de la métaphore filée, disons, éclairant la biographie de Shakespeare autant que la trame de Sandman ; peut-être a-t-elle aussi quelque chose à voir avec la biographie de Gaiman, j’imagine… Quoi qu’il en soit, cette évocation d’un Maître Will approchant de sa fin, auteur apprécié et vaguement bedonnant, retiré cependant dans sa province de Stratford, et entretenant une relation étrangement tendre avec son épouse plus âgée et un brin acariâtre (mariage forcé) et sa fille passablement naïve, ne manque pas de toucher. Au-delà de sa vie, cependant, il y a son art – ce talent unique, discuté avec le sage et sot Ben Jonson (type-idéal du critique littéraire inepte – du coup j’imagine que c’est un peu mon modèle), et dont les ramifications insoupçonnées sont plus subtiles qu’on ne le croirait au premier abord. Mais Shakespeare avance, quand bien même lentement, sur cette ultime pièce, la confiant enfin au Rêve – lequel le rassure une dernière fois : non, il n’est pas Méphistophélès, et Shakespeare n’est pas davantage Faust. Mais, de toute façon, Shakespeare en Prospero a gagné sa rédemption, si tant est qu’elle était nécessaire, en brisant son bâton de magicien, en abandonnant sa sorcellerie – en s’arrêtant, en somme, ce qui est changer. Le Rêve, lui, confie à son protégé qu’il ne change pas… Prémonition de son sort ultime, par un Morphée plus strict encore que celui qui s’est échappé de sa cage de verre à la fin du XXe siècle ? Demeure la joie de la création, la communication des sentiments et du sens et de la vérité via un art dépassant l’artiste ; et, sans doute, à la fin, le sentiment réconfortant du devoir accompli : Shakespeare met le point final à son œuvre, et Gaiman à la sienne. Arrogance ? Peut-être… Mais la subtilité et la finesse de l’ensemble laissent entrevoir de tout autres raisons, plus sympathiques, à cette conclusion d’une série de bande dessinée qui a bouleversé le monde, et demeure aujourd’hui encore un modèle peu ou prou indépassable – et sans doute Gaiman en a-t-il conscience. Ce tremplin pour sa carrière, à partir du moment où il a choisi de « finir », lui a bel bien permis de « changer » : à venir, ses romans et recueils de nouvelles, des scénarios de films ou d’autres bandes dessinées, une œuvre multiforme qui, si elle n’a à mon sens jamais tout à fait retrouvé le brio de Sandman, n’en a pas moins confirmé l’auteur comme un géant de l’imaginaire contemporain.

 

Point final.

 

Pourtant, il reste des choses, et pas des moindres… Du matériel directement en relation avec la série de base, qui est repris dans ce gros dernier volume de l’intégrale de Sandman, mais aussi d’autres choses, un peu plus éloignées, comme les mini-séries consacrées à la Mort (j’espère qu’Urban Comics en fera quelque chose…), ou encore la série The Dreaming (que je ne connais pas du tout) ; sans même parler de The Sandman : Overture, « préquelle » toute récente qui est semble-t-il au programme de traduction.

 

Mais restons-en à ce qui figure dans ce volume. Tout d’abord, nous avons « La Dernière Histoire de Sandman », un très bref épisode hors-série qui, en fait d’ « histoire de Sandman », est bien davantage un mélange de souvenirs et de réflexions de Neil Gaiman sur sa célèbre création, passant par l’évocation de coïncidences troublantes, mettant en scène des rencontres entre l’auteur et ses personnages (comme la Mort, bien sûr, mais aussi quelqu’un de bien autrement secondaire, comme le démon Choronzon). L’intérêt, cependant – au-delà de cette ambiance certes pas désagréable – réside surtout dans le graphisme : c’est Dave McKean lui-même qui s’en charge, avec sa maestria coutumière. Collaborateur privilégié de Gaiman tout au long de leurs carrières respectives, il a réalisé maints chefs-d’œuvre avec son style si particulier (ce qui vaut aussi, bien sûr, pour ses travaux avec d’autres, comme par exemple l’indispensable Batman : Arkham Asylum avec Grant Morrison, ou en solo, comme l’étonnant Cages), mais son rôle dans Sandman consistait surtout en l’élaboration des couvertures (pour le moins marquantes et inédites alors…), puis en l’assemblage et l’habillage des TPB de la série ; ici, il narre une histoire, et son style s’avère tout aussi approprié, pour un résultat fantastique.

 

Comme vous avez déjà pu le noter au fil de ce (long, très long…) compte rendu, ce volume 7 de Sandman brille tout particulièrement sur le plan graphique – et cela ne cessera de se vérifier jusqu’à la fin. D’ores et déjà, cependant, après Michael Zulli, John J. Muth et Dave McKean, il faut accorder une place toute particulière à Yoshitaka Amano, qui illustre le récit de Neil Gaiman Les Chasseurs de Rêves avec un brio incroyable – à vrai dire, en passant de la bande dessinée à l’illustration, on change complètement de domaine, et l’appréciation est à son tour d’un autre ordre… Je ne vais pas revenir ici sur l’histoire narrée par Neil Gaiman, l’ayant déjà présentée à l’occasion du cinquième volume de cette intégrale, où figurait l’adaptation en bande dessinée, par P. Craig Russell, du présent récit. Je l’avais beaucoup appréciée, et aussi en matière de graphisme : P. Craig Russell est à n’en pas douter un des plus talentueux dessinateurs à s’être succédé sur Sandman. Mais là… C’est autre chose. P. Craig Russell a fait quelque chose de beau et bien vu, aucun doute à cet égard – mais Yoshitaka Amano joue dans une tout autre catégorie, et son travail sur le conte nippon fantasmé de Gaiman est pour ainsi dire extraordinaire… Au passage, on n’oubliera pas de s’attarder sur la postface du récit par Neil Gaiman lui-même, un très joli canular. J’y note aussi la déclaration d’intention de Yoshitaka Amano, annonçant de futures collaborations avec Gaiman… mais c’était il y a un bail.

 

Reste un gros morceau (avant les annexes bien dodues), un recueil d’un genre très particulier, bien postérieur à la fin de la série : il s’agit de Nuit d’Infinis, un ensemble de sept histoires, chacune étant consacrée à un membre différent de la famille des Infinis, et chacune étant en outre illustrée par un auteur différent dans un style bien à lui – d’où une grande variété d’approches, des plus classiques au plus expérimentales, pour un résultat souvent épatant.

 

Cependant, je suis convaincu que c’est un recueil à lire après la fin de la série – précision qui me paraît utile en raison des bizarreries de la publication avortée de Sandman en français chez Delcourt, qui affirmait sur chaque quatrième de couverture que les recueils de Sandman étaient indépendants et pouvaient être lus dans le désordre (alors que non, non, franchement pas…) ; et, s’appuyant sur cette allégation douteuse, la maison d’édition avait publié les divers TPB dans le désordre : Delcourt avait commencé par La Saison des Brumes (en arguant qu’il fallait débuter par là parce que ce n’est qu’ici qu’apparaît la famille des Infinis, quelle bêtise…), puis était passé à ces Nuits d’Infinis (Nuits éternelles, alors) peu ou prou incompréhensibles dans cet ordre, avant de revenir au tout début de la série, en publiant enfin Préludes & Nocturnes, puis les deux TPB suivants faisant la jonction avec La Saison des Brumes… et s’arrêtant là. Si l’on y ajoute des couleurs passées et une traduction parfois déficiente (avec entre autres le gag sur Mike Hammer qui me hantera toute ma vie), on comprend assurément que cette édition avait tout pour énerver – au point sans doute de se retourner contre elle-même, en fâchant les lecteurs français avec Sandman (en fin de compte, cette édition intégrale par Urban Comics est donc une première… quelque chose comme un quart de siècle après la publication de la série et son succès international !). Mais revenons-en à Nuits d’Infinis : pourquoi cette publication précoce, avant la série à proprement parler, et au mépris du bon sens ? Peut-être en raison du prestige de certains des participants – je dirais en priorité Milo Manara, et peut-être Bill Sienkiewicz… Je ne sais pas. Demeure cette certitude : si les événements narrés dans Nuits d’Infinis se répartissent sur bien des époques et dans le désordre, ils ne font cependant sens que si l’on a découvert les Infinis au fil de la série, avec toutes les nuances s’y rapportant et assurant leur complexité. Et c’est sans doute bien pour cela que je n’avais finalement guère apprécié ce recueil lors de ma première lecture… Mais les choses ont changé, heureusement.

 

On commence avec la Mort – dessin de P. Craig Russell, réussi donc… et pourtant un brin faiblard tant il y a des merveilles par la suite ; enfin, « faiblard » n’est pas le terme – disons « classique », c’est surtout ça, en fait. Cet épisode suit les pas d’un militaire américain en permission, arpentant Venise où il avait vécu quelque temps étant enfant, et désireux d’y retrouver cette jolie jeune fille d’allure gothique, qui patientait le sourire aux lèvres à côté d’une porte infranchissable… L’histoire est bien conçue, qui met en valeur la Mort en tant que personnage et en tant que fonction, dans un cadre complexe où les époques s’entremêlent – d’autant que se cache derrière la porte un jour éternellement parfait, car libéré de la réalité de la Mort, où la débauche de libertins du XVIIIe siècle célèbre à sa manière une vie perdant pourtant de son sens à être débarrassée de son terme. Mais cela va au-delà : le narrateur est un « prêtre de la mort », en bon soldat… et le scénario a été écrit peu après les attentats du Onze-Septembre. Un récit intéressant, parfois dérangeant, mais on trouvera bien mieux ensuite, globalement (et le graphisme me paraît décidément trop sage au regard de ce qui suit).

 

L’Infini suivant est le Désir – et qui d’autre que Milo Manara pour illustrer le Désir ? Dessinateur inévitablement associé à l’érotisme en bande dessinée, il est probablement le plus célèbre de tous ceux qui se succèdent sur Nuits d’Infinis. Mais je ne suis pas certain que ce soit à bon droit… En fait, j’ai un vague préjugé à l’encontre de Manara – parce que j’ai tendance à trouver son érotisme vulgaire et trop brutal pour vraiment me parler. Cela se ressent ici : ces femmes qui prennent systématiquement la pose la plus excitante, de manière très matérielle, leurs formes d’une perfection plastique inhumaine, leurs lèvres toujours horriblement pulpeuses… Manara a du talent, je ne le nie pas – et certaines de ses cases, ici, sont vraiment de toute beauté, et vraiment érotiques ; son dessin très reconnaissable, par ailleurs, bénéficie de son don pour la couleur – là encore, on est de suite dans une tout autre catégorie par rapport aux canons des comics en général, mais aussi de Sandman en particulier. Disons que je trouve ça un brin inégal, tout de même… Par ailleurs, le récit, s’il n’est pas dénué d’intérêt – amour et vengeance dans un cadre assez archaïque, j’y ai trouvé quelque chose de gaulois(erie) mais sans certitude, peut-être faut-il plutôt chercher du côté des tribus germaniques voire des vikings (mais là j’en doute un peu) – est globalement un peu convenu ; ça reste au-dessus du lot – c’est du Gaiman, et c’est du Sandman – mais quand même…

 

Le Rêve est lui-même de la partie – après tout, il fait bien partie des Infinis, on n’allait pas s’en débarrasser comme ça… C’est Miguelanxo Prado qui illustre son histoire, avec un style tout à fait séduisant, et des couleurs qui lui sont propres, pour un résultat d’une grande élégance et qui relève à certains égards plus de la peinture que du dessin. L’histoire n’est pas en reste, qui parvient, chose improbable, autant à fasciner par son ampleur cosmique qu’à émouvoir par son contenu intime… Cela se passe il y a bien, bien longtemps – bien avant tout épisode de Sandman, hormis le passage kawaï inoubliable du « Parlement des freux » (volume 4), où Abel évoquait brièvement l’apparition de la Mort et du Rêve. L’univers est pourtant sans doute déjà vieux… Mais nous y voyons le Rêve se rendre à un « parlement d’étoiles », parmi lesquelles notre Soleil n’est qu’un gamin maladroit, rêvant de porter un jour la vie sur une de ses planètes… Le Rêve ne vient toutefois pas seul à cette assemblée hors-normes (où les autres Infinis aussi sont présents – dont le Plaisir qui n’est pas encore le Délire, ou la Mort qui, à l’époque, ne sourit pas encore) : il a (déjà) une compagne… qui, bien évidemment, le trompera avec son propre soleil. Le Désir n’y est pas pour rien, comme de juste – le Rêve, au début, remercie chaleureusement son frère/sœur pour le merveilleux don de l'amour qu'il lui a accordé, mais le lecteur sait déjà comment tout cela va se finir… cette fin étant tout autant celle de l’épisode que celle de la série. Le Rêve s’en rend bien compte, et c’est le début de sa dangereuse discorde avec le Désir – si cruciale dans Sandman. Pour autant, le plus navrant est sans doute que le Rêve, malgré cet épisode mythologique primordial, n’en tire pas la moindre leçon : il recommencera, encore et encore… Il n’a rien appris, et ne change pas – sans doute s’en est-il déjà convaincu, posture navrante qui simplifie absurdement le monde… Un récit important et merveilleux – à l’évidence un de ceux qui ne peuvent être compris si on lit Nuits d’Infinis prématurément, et peu importe qu’il soit chronologiquement antérieur à tout le reste…

 

Suivent les deux épisodes les plus étranges de ce recueil, et à tous points de vue… À vrai dire, l’épisode consacré au Désespoir n’a rien d’un épisode – et même rien d’une bande dessinée – et ce n’est pas non plus un récit, mais une succession de quinze « portraits ». Autant d’approches du Désespoir (le plus jeune membre de la famille des Infinis à certains égards, puisque le Désespoir originel avait péri et été remplacé), qui glacent le sang dans leur prose poétique suintant la douleur et la tristesse, et sont sublimées par un graphisme étrange et fou, indiscernable à vrai dire, conçu à la base par Barron Storey et « monté » par Dave McKean (cela évoque d’ailleurs pour une bonne part son propre style). Le résultat est parfaitement déconcertant, difficile, pourtant étrangement séduisant et d’un à-propos constant. Mais ce n’est donc pas de la bande dessinée – ça relève plutôt de l’art contemporain, académique et pourtant iconoclaste.

 

Après quoi nous passons au Délire, et pouvons reprendre une sentence antérieure : qui d’autre que Bill Sienkiewicz pour illustrer le Délire ? J’admire vraiment le travail de cet illustrateur hors-normes (notamment pour son bluffant Elektra Assassin avec Frank Miller, ou, en solo, son parfaitement dingue Stray Toasters), et c’est à n’en pas douter l’homme de la situation : son graphisme subtil et complexe, mêlant bien des techniques différentes (et usant notamment avec brio des collages) est d’une pertinence indéniable pour mettre en scène le « sauvetage » du Délire enfermé dans sa psychose par des fous égarés dans son domaine, et dont les obsessions et hallucinations contaminent les planches… C’est très bien vu, à tous les niveaux, tout en étant plus accessible que le chapitre précédent : cette fois, il s’agit bien de bande dessinée – une bande dessinée folle et ne ressemblant peu ou prou à rien d’autre, une bande dessinée néanmoins. Le subtil équilibre entretenu par cet épisode déconcertant entre mille et une tendances du récit et mille et une tendances du graphisme en fait probablement celui qui me parle le plus dans l’ensemble du recueil.

 

Les deux derniers chapitres sont bien plus sages… Glenn Fabry met en scène la Destruction ; il emploie cependant ici un graphisme assez « banal », certes pas mauvais, mais qui fait un peu terne après les délires expérimentaux de Storey et Sienkiewicz… Pas grand-chose à voir non plus, d’ailleurs, avec ses célèbres couvertures pour Preacher. De tous les épisodes de ce recueil, c’est à vrai dire probablement celui qui me séduit le moins. L’histoire de base – très science-fictive – sonne étrangement, et la Destruction retraitée (avec le Délire à ses côtés, en vacances/convalescence) manque finalement un brin de charisme, et, surtout, son essence est un peu trop laissée en retrait (cela peut s’expliquer par son abandon de poste, certes, mais il manque de raison d’être – là où son rôle dans la trame générale de Sandman était justement d’interroger la raison d’être au-delà de la fonction). Ce n’est pas mauvais, mais plutôt médiocre – pour moi, hein.

 

Reste un très court chapitre consacré au Destin – qui, d’une certaine manière, ne peut pas vraiment avoir d’histoire lui-même… Dès lors, contrairement à ce qui précède immédiatement, la fonction domine ici sur l’être. Sur le plan du scénario, on n’en retirera pas grand-chose, mais j’aime beaucoup le dessin de Frank Quitely – que j’ai apprécié dans des comics tels que The Authority, Ultimates ou All-Star Superman, mais qui livre ici quelque chose d’encore différent, plus personnel sans doute, même si pas « expérimental » pour autant : c’est un bel exercice d’équilibre et d’expression personnelle, plus que satisfaisant.

 

Bilan sans appel : ce septième et ultime volume est à la hauteur de tout ce qui précède – voire meilleur encore sur le plan graphique, irréprochable et plus que cela. Le travail admirable d’Urban Comics permet enfin de disposer d’une véritable intégrale, soignée, à la mesure de la qualité hors-normes de ce monument de la bande dessinée – il était bien temps… Autant finir, dès lors, par où nous avons commencé : Sandman est un objet à part, d’une perfection rare, et très probablement ce que Neil Gaiman a fait de mieux – lui dont on ne peut pourtant pas dire qu’il aurait ultérieurement enchaîné les drouilles…

 

Lisez Sandman, relisez Sandman.

 

Et faites de beaux rêves.

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Séance, de Kiyoshi Kurosawa

Publié le par Nébal

Séance, de Kiyoshi Kurosawa

Réalisateur : Kiyoshi Kurosawa

Titre original : Kōrei

Année : 2000

Pays : Japon

Durée : 118 min.

Acteurs principaux : Kōji Yakusho, Jun Fubuki, Tsuyoshi Kusanagi …

 

Kiyoshi Kurosawa (aucun lien) est un réalisateur japonais qui a été beaucoup loué, mais qui m’a toujours ou presque laissé un peu sceptique, disons. À l’époque de son pic de popularité en France, j’en avais beaucoup aimé Cure, tandis que Kairo (fortement plébiscité, pourtant) m’avait considérablement déçu (mais il est vrai que je l’avais regardé complètement bourré, ce qui n’était probablement pas une très bonne idée – à retenter, donc…) ; quant à Charisma, je l’avais certes trouvé très joli, mais aussi très somnifère (et, à vrai dire, je ne suis vraiment pas sûr de l’avoir regardé en entier – à retenter, donc, là aussi…). Sa carrière ne s’est certes pas arrêtée là, et on en a pas mal parlé, plus récemment, pour Shokuzai, notamment (il faudra que je voie ça). Mais Séance nous ramène à cette première époque ; postérieur à Cure et Charisma, il est antérieur à Kairo (même si je crois qu’il n’a été distribué en Europe qu’après ? Mais je dis peut-être des bêtises…), et, à l’instar de ce dernier, quoique tourné à l’origine pour la télévision, il s’inscrit assez clairement dans la vague dite « J-Horror », constituant un de ces films fantastiques nippons exportés dans la foulée du succès colossal de Ring de Hideo Nakata – une parenté sans doute plus complexe que ce que l’on pourrait croire de prime abord.

 

En tout cas, on retrouve dans Séance tous les codes esthétiques du genre, et sans doute pas mal de ses codes narratifs. L’emploi d’une petite fille en yūrei, avec forcément ses cheveux sales qui lui tombent sur la gueule, s’avère éloquent à cet égard, renvoyant à la fameuse Sadako de Ring, ou peut-être plus encore au fantabuleux Dark Water (postérieur, cependant), qui figure parmi mes films préférés tous genres et toutes origines confondus ; le cadrage, le son, l’emploi (ou pas) de la musique (mais sans le brio d’un Kenji Kawai, hélas), renvoient toujours à ces canons esthétiques, tandis que la dimension de drame social, essentielle, procède d’une même méthode – passant notamment par le rôle central conféré à une femme entre deux âges, en l’espèce Jun Fubuki, incarnant Junko Sato, tandis que son époux, Koji Sato, est joué par Kōji Yakusho, acteur fétiche de Kiyoshi Kurosawa ; mais on y reviendra en temps utile… après avoir relevé que tous ces codes, d’une certaine manière, sont subvertis.

 

Mais cela implique d’aborder tout d’abord le scénario – or, il est peu ou prou impossible d’en dire quoi que ce soit sans SPOILER. Vous êtes donc prévenus… Une note au passage : le film se base sur un roman anglais de Mark McShane, Seance on a Wet Afternoon, paru au début des années 1960, et qui avait déjà donné lieu à un film du même titre en 1964 ; on en retrouve bien des aspects, mais d’autres passent à la trappe, et l’adaptation au cadre japonais contemporain ainsi qu’au fantastique à base de yūrei change considérablement la donne.

 

Le tout début du film tourne beaucoup autour de la « parapsychologie » (ce qui renvoie peut-être à Cure ?), via Hayakawa (Tsuyoshi Kusanagi), un étudiant en psychologie (tout court ?) qui travaille sur ce genre de sujets surnaturels, avec la bénédiction un peu sceptique de son directeur de recherche, lequel accepte de poursuivre dans ce champ guère étayé au seul motif de la compétence du jeune homme, qui ne fait aucun doute à ses yeux.

 

C’est dans ce cadre que nous rencontrons Junko Sato (Jun Fubuki), une femme dans la quarantaine et médium de son état, qui, où qu’elle se trouve, croise régulièrement la route de fantômes, et ce depuis sa plus petite enfance – elle fait donc avec… Bien sûr, le film, dans un premier temps du moins, encore qu’on en trouve des échos jusqu’à la fin, invite le spectateur à questionner la santé mentale de Mme Sato.

 

Quoi qu’il en soit, Junko forme, avec son époux Koji (Kōji Yakusho), qui est preneur de son, un vieux couple (sans enfant, je suppose que cela a son importance), qui a depuis longtemps dépassé le stade de la démonstration amoureuse pour se blottir dans une routine mollement tendre, sans surprises, et sans vrais coups d’éclat ou autres moments à marquer d’une pierre blanche… Koji, effacé de nature, s’en accommode très bien, mais Junko beaucoup moins, encore qu’elle affiche instinctivement une certaine soumission à l’ordre du monde ; si elle organise pour ses clients des « séances » où elle entre à la demande en contact avec des défunts, elle aimerait visiblement avoir une autre activité – aussi répond-elle à l’annonce d’un restaurant cherchant une serveuse (mais là encore, les fantômes qu’elle voit ne lui facilitent pas la tâche ; par ailleurs, le mépris teinté de machisme des clients du restaurant est assez appuyé, et si Junko se plie aux déplorables règles du jeu, sans doute en garde-t-elle une certaine rancœur, même s’il n’est pas toujours évident de trouver à l’exprimer).

 

Une sordide affaire criminelle va changer la donne : une petite fille a disparu, et la police, manquant de pistes, acquiesce étrangement à la suggestion incongrue de Hayakawa de recourir aux talents de la médium – lui semble ne pas douter un seul instant de sa faculté hors-normes. Jusqu’ici, le film, avec une certaine lenteur pas désagréable, relève surtout de la chronique sociale, qui se teinte au fur et à mesure d’éléments relevant peut-être plus du thriller que du fantastique à proprement parler.

 

Et c’est alors que le scénario prend une tournure inattendue, muant subitement le film en une sorte de farce macabre – ô combien… Tout part d’une coïncidence on ne peut plus improbable : Koji est parti enregistrer le vent sur les pentes boisées du Fuji Yama, précisément là où le ravisseur a emmené la fillette (à la robe verte elle aussi improbable) ; d’une manière ou d’une autre, la gamine a échappé à son kidnappeur, et se réfugie dans la caisse où Koji transporte son matériel de prise de son – il n’en a pas le moins du monde conscience, et, n’ouvrant pas la caisse au moment de partir, il ne sait rien de la présence de la petite fille à l’intérieur ; rentré chez lui, il laisse la caisse dans le garage sans y prêter davantage attention…

 

C’est alors que les facultés surnaturelles de Junko s’affichent sans la moindre ambiguïté : guidée par le mouchoir de la gamine, que lui avait laissé Hayakawa, elle la trouve dans la caisse – à sa très grande surprise, et à celle, plus encore, de son époux… Que faire ? La fillette n’est pas morte, simplement inconsciente. Mais que raconteront-ils à l’hôpital, et à la police ? On ne les croirait jamais s’ils disaient la vérité ! La panique les conduit à différer toute décision en l’espèce. Puis – et c’est semble-t-il là que l’on rejoint au plus près le propos du roman – Junko avance une idée ; quand Koji lui avait dit, sur un ton blagueur, que ses talents de médium en feraient un jour une célébrité, elle avait fait celle qui n’y croyait guère, mais sans doute l’idée d’avoir ainsi, véritablement, une autre vie, celle qu’elle désire de toutes ses forces mais ne parvient pas à susciter, ne l’avait-elle pas laissée indifférente… Se met ainsi en place une complexe machination, orchestrée par la médium frustrée : les Sato gardent la fillette chez eux, et Junko contacte régulièrement Hayakawa pour mettre la police sur sa piste, à partir d’indices dont ils disposent eux-mêmes ; à terme, ils laisseront quelque part la gamine endormie, la police la retrouvera grâce aux indications truquées de Junko, qui sera félicitée et célébrée pour son talent hors-normes… et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes.

 

Inévitablement, un plan aussi tordu que celui-ci ne peut que tourner au fiasco… La nécessité de garder au secret la fillette, qui s’est réveillée et crie régulièrement, suscite des scènes étrangement burlesques, mais ne cachant en rien, aux yeux du spectateur, la pente fatale empruntée par le couple sous le coup de la panique, quand bien même celle-ci se teinte à terme d’ambitions inavouables : forcément, un jour, Koji, qui maintient la gamine silencieuse à l’étage tandis que Junko livre ses faux indices à la police au rez-de-chaussée, est amené, bien malgré lui, à tuer la fillette…

 

Et le film prend encore une autre tournure : forcément, dans ces conditions, le couple ne peut qu’être hanté par le fantôme de la gamine… À la différence peut-être de Sadako et de ses nombreux avatars, la yūrei, ici, ne constitue pas forcément en tant que telle une menace, et sans doute n’a-t-elle pas la possibilité de tuer les Sato. Mais sa seule présence, permanente, suffit amplement à terrifier les époux criminels malgré eux : ils portent en fait la peur en eux – et c’est cet effroi perpétuel, suscité par le remord, qui constitue véritablement le danger, les concernant. Comment dépasser cette hantise ? La fillette est partout – et l’exorcisme pratiqué par un prêtre shinto dans la maison du couple a quelque chose d’un brin ridicule (sciemment, sans doute), qui laisse supposer son inefficacité ; en fait, le plus important dans ce passage est sans doute la réponse du jeune prêtre à un Koji à bout, lui demandant si l’Enfer existe : le prêtre répond qu’il existe si l’on y croit… Et c’est sans doute là la pure vérité, concernant ce meurtrier malgré lui, littéralement obsédé par l’omniprésence de la fillette, et qui la supplie vainement de laisser en paix Junko, proclamant sans cesse qu’elle est « innocente »… Ce qui, là encore, suscite des scènes étonnamment burlesques dans ce cadre pourtant lourd d’angoisse et de douleur.

 

Séance vire de plus en plus à la parabole sur le destin, en dépit de ces écarts plus ou moins humoristiques. Là encore, Koji en témoigne, qui dit craindre plus que tout le destin, et aimerait bien davantage que la vie d’un homme résulte de ses seuls choix… Ce qui nous conduit pourtant à la dernière scène, quand Junko tente le tout pour le tout, revenant à son plan tordu alors même que la police et Hayakawa viennent la voir, après avoir déniché le cadavre de la petite, que les Sato avaient enterré dans une forêt : la médium, cette fois, simule son dialogue avec les esprits – et ça ne trompe personne, certainement pas Hayakawa, qui lui en fait la remarque. Koji, extrêmement perturbé tout au long de la séance, demande enfin à sa femme d’arrêter tout ça – convaincu, sans doute, que nulle échappatoire n’est envisageable, et qu’il leur faudra bien payer pour ce crime qu’ils ont commis sans le vouloir, au motif de rêver d’une vie meilleure… Et le film s’arrête là, très brusquement, sans s’étendre sur la question ou préciser quelque réponse aux yeux du spectateur.

 

Pour mettre en scène cette histoire, Kiyoshi Kurosawa use donc de bien des techniques associées au genre – notamment un cadrage soigné, qui laisse toujours une ouverture, angoissante en elle-même, sur la possibilité d’une apparition ; l’emploi du son et de la musique joue de cette ouverture perpétuelle en l’étendant au hors-champ. Il y aurait sans doute bien des choses à dire de l’emploi du son dans ce film – d’autant que la profession de Koji lui confère une certaine importance narrative (quitte à recourir à des expédients un peu gratuits sur les sons discernés dans un bouillonnement ou dans les feuilles d’une forêt agitées par le vent) ; son et musique sont associés, et, si l’on ne retrouve pas ici la perfection de la collaboration entre Hideo Nakata et Kenji Kawai, on peut relever par contre que l’emploi du silence est généralement très pertinent dans Séance ; en fait, le plus souvent, c’est quand on n’entend rien que l’on sait que l’horreur est tout juste dissimulée derrière la porte… et qu’elle s’affichera à l’écran, inévitablement, dans une lenteur appuyée connotant d’autant plus de fatalité l’avancement de l’histoire.

 

Tout, cependant, ne fonctionne pas toujours très bien à cet égard – nombre d’apparitions fantomatiques sont finalement plus risibles qu’angoissantes, en raison de parti-pris visuels d’un à-propos discutable ; encore que : je n’évacue pas la possibilité que ce soit parfaitement délibéré, et que cela participe d’une dimension cruellement humoristique du film… Quoi qu’il en soit, difficile de prendre au sérieux le fantôme de femme au pull rouge qu’aperçoit Junko dans le restaurant – surtout quand ledit fantôme part à la suite du client qu’il hante, les jambes absurdement gommées, la démarche pourtant rapide, et les bras en avant comme quelque zombie de pacotille ou plus encore vampire chinois… Le cas se répète régulièrement, parasitant étrangement l’angoisse suscitée par d’autres scènes. Ainsi, par exemple, quand Koji, dans un restaurant, aperçoit à l’épaule de Junko le bras de la fillette (reconnaissable à son vêtement vert quasi fluorescent), tandis que le reste de son corps n’apparaît pas… Mais la scène la plus troublante à cet égard est sans doute celle où Koji, à l’extérieur de sa maison, aperçoit son double (Kiyoshi Kurosawa adore le thème du doppelgänger), assis sur une chaise, et y met le feu – la scène, accompagnée à la cornemuse (?!), a là encore quelque chose de profondément burlesque, qui laisse le spectateur indécis…

 

La dimension sociale est plus intéressante. Les acteurs imprègnent bien les personnages (que leurs prénoms soient les leurs n’est probablement pas tout à fait innocent), et en livrent de belles compositions, mettant en valeur la routine et la frustration du couple, jusqu’à en faire, à n’en pas douter, une composante essentielle du film. À vrai dire, les deux personnages crèvent l’écran – d’autant qu’ils sont les seuls à être mis en avant et définis dans toute leur complexité (Hayakawa ou le policier ne sont que des fonctions). Ici, Kiyoshi Kurosawa travaille de la même manière que Hideo Nakata dans ses adaptations de Koji Suzuki (je ne crois pas pour autant qu’on puisse déterminer une influence de l’un sur l’autre, dans quelque ordre que ce soit : cinéastes contemporains, formés dans les mêmes conditions – notamment la réalisation de « pinku eiga », des films érotiques –, je tends à croire que leur exploration des mêmes thèmes a quelque chose de conjoncturel) ; si Nakata, d’emblée, mettait au cœur de ses films d’horreur des personnages de femmes entre deux âges – quitte à les créer totalement, rappelons que dans le roman Ring le personnage principal est un homme –, afin d’exprimer un discours social appuyant sur la condition des femmes et des mères dans un Japon très patriarcal, et décalant subtilement l’accent des films sur les angoisses et les frustrations de personnages bien réels, le yūrei étant finalement un prétexte pour confronter une humanité médiocre à ses échecs et ses ambitions abandonnées, tout particulièrement quand intervient la douloureuse et complexe question de la filiation, Kiyoshi Kurosawa, ici, fait sans doute de même, avec sa Junko frustrée et à demi-folle, la douleur de son quotidien si morne, l’impossibilité de s’en sortir, et les rancœurs injustes que le drame horrifique l’amène à exprimer à l’encontre de son mari littéralement absent, pétri de remords lui aussi, mais peut-être davantage porté au fatalisme, ayant depuis longtemps abandonné tout rêve pour subir de plein fouet la réalité de son monde, impitoyable et par essence injuste.

 

En résulte un film bien plus étrange qu’on pourrait le croire au premier coup d’œil, qui surprend régulièrement, parfois dans le mauvais sens, globalement plutôt dans le bon. Tout n’y fonctionne pas, à l’évidence, mais on peut néanmoins en retirer nombre d’éléments tout à fait intéressants. Ce petit budget télévisé n’est certainement pas un chef d’œuvre, et n’est certainement pas la production la plus plébiscitée de Kiyoshi Kurosawa – on n’en fera pas un film à regarder à tout prix. Mais dans son genre, et avec ses limitations de série B, il parvient pourtant à exprimer bien plus qu’une horreur presse-bouton, de pure exploitation (et je n’ai par ailleurs rien contre tout ça, hein). Mon scepticisme à l’égard de Kiyoshi Kurosawa, et la réputation semble-t-il un brin médiocre de Séance, faisaient que je n’en attendais pas forcément grand-chose… Et, en définitive, j’ai été plutôt agréablement surpris. Il faudra bien que j’approfondisse ce réalisateur dans les mois qui viennent – que je revoie les films qui m’avaient laissé de marbre à l’époque, et que j’en voie d’autres, notamment parmi les plus récents… Je vais tâcher de.

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CR Imperium : la Maison Ptolémée (12)

Publié le par Nébal

CR Imperium : la Maison Ptolémée (12)

Douzième séance de la chronique d’Imperium.

 

Vous trouverez les éléments concernant la Maison Ptolémée ici, et le compte rendu de la première séance . La séance précédente se trouve ici.

 

Tous les joueurs étaient présents, et ont donc continué d’incarner le jeune siridar-baron Ipuwer, sa sœur aînée Németh, l’Assassin (Maître sous couverture de Troubadour) Bermyl, ainsi que le Docteur Suk, Vat Aills.

 

[Cette session a toutefois été considérablement écourtée – en gros de moitié sur ce qui était prévu. Ma faute : je tombais de fatigue… Toutes mes excuses…]

 

Németh et Ipuwer accueillent leurs visiteurs : outre leur mère Dame Loredana, il s’agit de Linneke Wikkheiser, demi-sœur du comte Meric, femme de tête aussi subtile que belle, techno-progressiste notoire, et de la Révérende-Mère du Bene Gesserit Taestra Katarina Angelion. Le Docteur Suk, Vat Aills, est également dans l’assistance, ainsi que le Conseiller Mentat Hanibast Set, parmi bien d’autres (Bermyl est pour sa part à Heliopolis).

 

Németh s’adresse tout d’abord à Dame Loredana, se dit heureuse de la revoir aussi tôt (ce qui a surpris tout le monde), et accueille avec grâce ses invitées de haut rang ; Dame Loredana suppose avoir accompli la mission que lui avait confiée sa fille, et pense que Taestra Katarina Angelion pourra faire bénéficier de sa sagesse à la Maison Ptolémée – elle ajoute pour la forme qu’elle espère que son geste de l’inviter elle aussi n’a pas été trop cavalier… Németh, comme il se doit, la « rassure » publiquement à cet égard.

 

La Révérende Mère, à l’instar de Linneke Wikkheiser avant elle, se montre extrêmement courtoise et bien disposée envers les Ptolémée – mais il y a, dans son attitude corporelle, pour ceux qui savent les voir, des signes qui ne trompent pas : elle ne se laissera certainement pas bercer par les belles paroles de Németh, et n’est en rien impressionnée par le protocole et le faste (Németh en a bien conscience, de même que Hanibast Set ; peut-être Ipuwer s’en rend-il compte à sa manière…).

 

Si Németh agit en maîtresse de cérémonie compétente, elle sait bien qu’il faudra, le moment venu, laisser la parole à son frère le siridar-baron ; elle lui ménage adroitement une occasion de s’exprimer, et Ipuwer s’en rend compte… mais il se montre d’une extrême maladresse, lui qui n’est guère au fait des subtilités de l’étiquette et sans doute encore moins de la rhétorique. Il a voulu broder sur le thème de la « réputation », initié par sa sœur… mais il se perd dans ses propositions, perçoit avec un temps de retard que ce qu’il dit peut être interprété de sorte à lui nuire, après quoi il bafouille… C’en est très gênant, et Németh, si elle se contrôle suffisamment pour ne pas le montrer, n’en ressent pas moins une certaine honte. Vat Aills, lui aussi incommodé par ce navrant spectacle, a pensé un temps intervenir pour rattraper le désastre, mais il se rend bien compte que le protocole et les faufreluches n’autorisent guère un domestique, d’un rang aussi élevé soit-il, à prendre la parole en un moment pareil ; son intervention risquant donc d’aggraver les choses, il s’abstient…

 

Németh, catastrophée mais qui ne pouvait reprendre son frère sur le moment, essaye de rattraper les dégâts, mais n’a guère le choix : dans ces circonstances, mieux vaut couper court à la scène – elle invite donc les invitées à prendre possession des lieux, les confiant au soin du maître de cour, et laissant entendre qu’il sera bien temps, ensuite, d’organiser des rencontres plus « intimes », et moins protocolaires…

 

Linneke Wikkheiser accède à sa suggestion – non sans laisser transparaître une certaine morgue qui lui colle à la peau – et le maître de cour la conduit dans ses quartiers (d’ores et déjà choisis avec soin par Németh : ils correspondent à son rang prestigieux et sont tout à fait luxueux, mais pas au point où l’étalage dont les Ptolémée sont coutumiers tourne à la vulgarité de parvenus…).

 

Taestra Katarina Angelion laisse clairement entendre – de par son langage corporel encore une fois – qu’elle souhaite s’entretenir au plus tôt avec Németh, puis elle gagne elle aussi ses quartiers ; forcément, Németh n’avait rien pu prévoir à cet égard, l’arrivée de la Révérende Mère étant une surprise, mais le Palais dispose de chambres plus sobres voire austères, qui, pour trancher sur leur environnement fastueux, s’avèrent tout à fait à propos pour des visiteurs dans son genre.

 

Dame Loredana, pour sa part, ne prend pas immédiatement congé après avoir « livré » ses invitées ; elle reste pour l’heure dans la salle du trône, auprès de ses enfants. Németh la remercie à nouveau, de manière moins protocolaire maintenant, et l’invite à rejoindre ses propres quartiers (qui ont été laissés en l’état dans le Palais, Dame Loredana n’y séjournant que très rarement, mais cela s’est déjà produit), en l’assurant qu’elle l’y verra au plus tôt.

 

Ipuwer, quant à lui, boude sur son trône…

 

En chemin, toutefois, le Docteur Suk Vat Aills prend sur lui d’aborder Linneke Wikkheiser alors qu’on l’accompagne à ses quartiers. La dame de très haut rang est tout d’abord quelque peu choquée qu’un domestique l’aborde ainsi, et aussi tôt, mais se montre souriante après un bref temps d’arrêt, et a priori ouverte à la conversation. Vat évoque son techno-progressisme notoire, en glissant comme il se doit des allusions aux préceptes butlériens (laissant entendre que, sur ce point, les Maisons Wikkheiser et Ptolémée ont des approches assez similaires, avec des contraintes de même nature). Si Linneke Wikkheiser n’est certainement pas du genre à nier ses idées ainsi que celles de sa prestigieuse Maison, elle ne s’aventure pas en terrain trop glissant avec cet homme qu’elle ne connaît en rien. Vat brode alors sur la situation particulière de Gebnout IV, et sur les contrastes qui caractérisent le fief planétaire des Ptolémée – plus encore dans le cadre du colloque que souhaite organiser Németh à l’Université de Memnon. Linneke Wikkheiser lui demande des détails à ce sujet, et le Docteur Suk évoque alors le poids de la religion sur la planète, entrant peu ou prou toujours en contradiction avec les intérêts de la science ; la demi-sœur du comte Meric – qui s’est de toute évidence penchée sur la question avant de faire son apparition à la cour de Gebnout IV – n’apprend sans doute rien ici, mais se montre intéressée ; toutefois, elle ne comprend pas ce qu’entend dire Vat quand il mentionne ouvertement la problématique de la « résurrection », ce qui lui fait hausser un sourcil : n’est-ce pas là, justement, une question plus religieuse que scientifique ? Elle s’étonne de ce que le Docteur Suk, avec son conditionnement et sa formation rationaliste, trouve quoi que ce soit de « fantastique » et enthousiasmant dans ce débat ; mais Vat lui répond que la question l’intéresse justement sur un plan scientifique, non religieux : il s’agit, avec les outils de la science de l’Imperium, de trouver comment vaincre la mort… au-delà, sans doute, des seules méthodes connues, et notamment de la consommation d’épice gériatrique. Linneke Wikkheiser est visiblement intriguée, sans s’engager pour autant ; parvenue à ses quartiers, elle prend congé du Docteur Suk, en lui disant qu’il sera sans doute possible de reprendre cette intéressante conversation ultérieurement.

 

Bermyl, quant à lui, se trouve toujours à Heliopolis. Il s’occupe pour l’essentiel de préparer le raid sur le camp des Atonistes de la Terre Pure, destiné, soit à s’emparer des cartes de Sabah, soit à exfiltrer tout bonnement la cartographe. Mais il ne veut pas agir de manière précipitée, et s’en entretient donc tout d’abord, à distance, avec Ipuwer. Celui-ci lui concède que l’opération n’est pas urgente à proprement parler – mais elle est bien d’une importance capitale. Ce qui compte avant tout aux yeux du siridar-baron, outre la récupération de ces précieux documents, est la certitude que l’on ne puisse en rien imputer cette action à la Maison Ptolémée, aucun soupçon ne doit peser sur elle. Faut-il alors agir quand même dès ce soir ? Non : il faut être sûr de son coup, quitte à passer quelques jours encore à peaufiner le raid.

 

Après quoi Bermyl aborde un autre sujet : l’attitude à adopter à l’égard d’Elihot Kibuz, le Maître-Assassin fantoche dont il a récupéré les attributions, et dont la loyauté a pu être fortement questionnée, les soupçons de Bermyl à son égard étant en partie confirmés par l’interrogatoire déguisé que lui a imposé Vat Aills sous couvert d’examen médical. Peut-être serait-il possible de tourner son ressenti et sa rancune en leur faveur ? Bermyl suggère de mettre en scène une houleuse séance de réprimande, où Ipuwer blâmerait Bermyl de ses nombreux manquements (l’Assassin avance humblement que le siridar-baron n’aurait sans doute guère à se forcer…) en présence de Kibuz ; après quoi un Bermyl amer se confierait à son homme de paille, lui confessant qu’il regrette le précédent siridar-baron, Namerta… Il s’agirait dès lors de jouer sur cette tendance de Kibuz, de le pousser à l’enquête façon « baroud d’honneur », et d’en faire en quelque sorte un peu un « agent double », sinon de l’amener à des révélations potentiellement utiles… Ipuwer, dans cette suggestion, voit surtout l’occasion d’éliminer définitivement le Maître-Assassin fantoche… mais ce n’est de toute façon pas une priorité : d’abord, les cartes ; les rapports de Nefer-u-pthah, l’espionne que Bermyl a assigné à la tâche de filer Kibuz, détermineront ultérieurement la marche à suivre en ce qui concerne le vieux domestique aigri. Sans doute faudra-t-il aussi jouer du lien de confiance qui subsiste entre Kibuz et Vat Aills ?

 

Bermyl demande enfin à Ipuwer s’il a d’autres instructions à lui confier, mais ce n’est pas le cas – il se contente d’insister à nouveau sur la discrétion absolue requise dans le cadre du raid sur le camp des Atonistes de la Terre Pure. Le siridar-baron suggère à son assassin de requérir aux services du Conseiller Mentat Hanibast Set pour organiser au mieux l’opération, sans laisser la moindre imprécision aux conséquences éventuellement fatales. Bermyl s’attèle à la tâche, s’en entretenant d’ores et déjà avec son agent Kambish dans un lieu secret (et extérieur au camp de Thema Tena, où la couverture de l’agent a été grillée de manière certaine…)

 

Au Palais de Cair-el-Muluk, Németh va rendre visite à sa mère Dame Loredana, à l’heure du thé. Si l’ancienne baronne n’est pas d’une nature expansive, Németh, qui la connaît bien au-delà de leurs rapports parfois conflictuels, n’a pas manqué de constater sur ses traits un léger malaise en rapport avec la présence de la Révérende-Mère Taestra Katarina Angelion. Aussi mentionne-t-elle d’emblée cette prestigieuse invitée, demandant à sa mère qu’elle lui confie ce qu’elle sait de cette « vieille amie », et Dame Loredana n’est pas dupe… Après un temps d’arrêt, elle confie à sa fille la vérité à son sujet : elle n’a pas rencontré par hasard la Révérende-Mère sur Wikkheim ; et, si elle la connaît depuis longtemps, c’est parce qu’elle est en poste permanent sur Gebnout IV… En secret, bien sûr ; et qu’elle ait choisi de profiter de cette occasion exceptionnelle pour se montrer publiquement à la cour n’a pas manqué de l’étonner… et de l’inquiéter : pour qu’elle agisse ainsi, la situation doit être extrêmement grave ! Mais il faut que Németh lui parle – Dame Loredana n’a au fond rien de plus à dire à ce sujet, il faut s’adresser directement à la vieille Révérende-Mère. Németh se dit tout à fait désireuse de s’entretenir avec elle, tout en affichant clairement qu’elle ne tolèrera aucune ingérence de l’Ordre dans les affaires de la Maison Ptolémée. Dame Loredana comprend fort bien cette attitude de principe – mais si, à la différence de sa fille, elle n’a jamais prisé la politique, son expérience auprès du siridar-baron Namerta lui a cependant appris une chose essentielle : à terme, les concessions de part et d’autre sont inévitables ; il faut accepter des compromis – ce qui n’est pas la même chose que des compromissions… Németh, la situation l’imposant, mentionne son rapport ambigu au Bene Gesserit : elle a longtemps gardé une dent contre l’Ordre après ses épousailles ratées avec un Ophelion et sa coucherie avec Cassiano Drescii, quinze ans plus tôt (l’Ordre l’avait sèchement sermonnée, et n’était pas pour rien dans son retour honteux sur Gebnout IV, sans autre forme de procès…) ; mais la situation a changé : l’accession au trône de son frère Ipuwer l’a amenée à assurer la gouvernance effective, nécessitant une approche autrement pragmatique – en politique aussi consciente qu’habile, Németh sait très bien qu’une rancune toute personnelle à l’encontre des sœurs du Bene Gesserit ne saurait décider de ses choix et de ses actions les concernant. Elle peut donc entendre les suggestions ou demandes de l’Ordre – à la condition qu’il ne se montre pas d’une arrogance intraitable, toutefois… En fait, Németh est très curieuse des intentions des Sœurs, et ne le dissimule en rien…

 

Par ailleurs, les paroles échangées avec sa mère lors de leur dernière rencontre – tout particulièrement celles portant sur Namerta – l’ont beaucoup marquée, voire perturbée. Elle se demande, devant sa mère, s’il n’y aurait pas « d’autres moyens » d’obtenir des réponses dans cette complexe affaire ? L’allusion est extrêmement voilée… mais Dame Loredana comprend où sa fille veut en venir : c’est la Prescience qui l’intrigue… Sans répondre très clairement à cet égard, Dame Loredana ne peut réprimer un geste instinctif, tournant la tête vers la simple commode de sa chambre relativement austère – où l’élément le plus luxueux est très probablement, et bien en évidence, son jeu de Tarot du Gollam (que Németh connaissait bien : petite fille, elle passait beaucoup de temps à admirer les lames, d’une finition remarquable, et voyait régulièrement sa mère y recourir, si elle ne l’a jamais vraiment formée à l’interprétation des tirages)… Dame Loredana ne dit pour l’heure rien à ce sujet, mais voit très bien où sa fille veut en venir ; et cette simple allusion, étrangement, lui a fait entrevoir des possibles insoupçonnés… Németh, jouant de son avantage, avance que cette douloureuse affaire, d’une manière inattendue, pourrait rapprocher une nouvelle fois la mère et la fille ?

 

Autre chose cependant : que faut-il penser de Linneke Wikkheiser ? Dame Loredana, là encore, ne se mouille pas trop – se contentant pour l’heure de lister des évidences : la femme est indéniablement de très haut rang, elle a un caractère marqué qui joue en sa faveur, son intelligence, à l’instar de sa beauté et de sa grâce, ne saurait faire de doute… Elle concède enfin que ce serait assurément un très beau parti pour Ipuwer – mais doute que l’union envisagée se concrétise… Németh met en avant le rapport des Wikkheiser à la technologie, pour elle une raison essentielle de tenter un rapprochement avec la prestigieuse Grande Maison ; mais c’est là un point de désaccord, voire de discorde, avec Dame Loredana : la mère et la fille ne se sont jamais entendues sur cette question, et ça n’est pas prêt de changer… Dame Loredana se contente, plus froidement, de répéter que Linneke Wikkheiser est sans doute « une femme très bien », et coupe court à la discussion. Németh n’insiste pas, et se retire, après avoir assuré sa mère qu’elle s’entretiendrait bientôt avec Taestra Katarina Angelion.

 

Ipuwer, bien conscient de son ridicule lors de la réception des nouvelles invitées de la Maison Ptolémée, boude dans ses quartiers… Toutes ces affaires l’ennuient au plus haut point – ce n’est pas son monde, ça ne l’a jamais été, et ça ne le sera très probablement jamais. Aussi tue-t-il le temps en se consacrant à sa seule vraie passion : l’escrime – il visionne des holos de fameux duels…

 

Il admet cependant, au bout de quelque temps, qu’il a lui aussi des tâches à mener – bien loin de ces faufreluches qui l’agacent, il peut peut-être avoir son utilité… Aussi contacte-t-il le régiment qu’il avait laissé derrière lui, dans la région du Mausolée, sur le Continent Interdit. Hélas, cette communication s’avère pour le moins frustrante : les interrogatoires supplémentaires de Taa, la commandante des Gardiennes du Mausolée, n’ont rien donné de plus, et pas davantage ceux de ses sœurs… Sur un plan plus pratique, Ipuwer revient sur l’organisation militaire sur place – organisant notamment l’envoi périodique d’équipement pour consolider leur position sur place (il perçoit qu’il y a de fâcheux cafouillages en l’espèce, qu’il ne peut guère rattraper pour l’heure), et suggère à ses hommes de former plus « militairement » les Gardiennes du Mausolée…

 

Il commence par ailleurs à organiser des enquêtes concernant la face habitée de Gebnout IV : les priorités, pour lui, sont d’abord d’obtenir des renseignements exploitables (par son Conseiller Mentat Hanibast Set, notamment) portant sur l’activité des Maisons mineures de la planète (au premier chef, et dans l’ordre, les Maisons Nahab, Menkara et Set-en-isi) ; il s’interroge aussi quant à l’attitude à adopter à l’encontre d’Apries Auletes, le chef de la police notoirement corrompu – et s’il a longtemps toléré ce fâcheux trait de caractère, il y est de moins en moins enclin eu égard aux nombreux dangers de la situation présente…

 

Le Docteur Suk Vat Aills se remet lui aussi au travail. Il commence par rédiger une note à l’intention de Németh portant sur sa brève conversation avec Linneke Wikkheiser, et mentionnant l’intérêt plus ou moins avoué de la dame concernant la problématique de la « résurrection ».

 

Après quoi, il poursuit son enquête visant à repérer sur Gebnout IV des laboratoires « suspects » (en raison de leur consommation étrange de tel ou tel produit, par exemple des matériaux a priori sans rapport avec leurs objectifs affichés ; de même pour des commandes non honorées, ce genre de choses…). La masse d’informations à prendre en compte est telle que Vat doit recourir aux indispensables services de Hanibast Set – le Conseiller Mentat se met au travail avec sa compétence habituelle, et le Docteur Suk ne doute pas que son enquête s’avèrera très instructive.

 

Le Docteur Suk est toujours fortement intrigué par la « cargaison perdue », partie de Khepri mais jamais arrivée à Heliopolis – il a appris depuis que cette commande était au nom d’une certaine Antarta Tes-amen, à Cair-el-Muluk, de toute évidence un prête-nom, et ses entretiens avec Ra-en-ka Soris lui ont permis de comprendre qu’il s’agissait là d’une cargaison unique, très volumineuse, et d’un contenu probablement organique. Mais il ne sait pas vraiment que faire de tout ça pour le moment…

 

Il décide alors d’agir sur un autre tableau, en cultivant son « amitié » avec Elihot Kibuz. Il va rendre visite au Maître-Assassin fantoche dans son bureau, et discute avec lui de choses et d’autres, d’un ton jovial et chaleureux. Après quoi il mentionne au vieillard son « assistant personnel » Armin Modarai (Kibuz sait très bien de qui il s’agit, le jeune homme suivant peu ou prou toujours le Docteur Suk) ; Vat le dénigre d’une manière un peu gênée, disant qu’il ne sait pas quoi en faire : le petit n’est guère expérimenté, et sans doute pas très malin… Il ne s’intéresse pas à grand-chose en dehors de l’athlétisme, des armes, etc. – autant de sujets qui dépassent complètement le Docteur Suk, mais il suppose que c’est bien là le domaine d’Elihot Kibuz : le vieil assassin ne pourrait-il pas lui trouver une « vocation » ? Kibuz s’étonne de cette requête : n’est-ce pas le garde du corps du Docteur Suk ? Certes – mais Vat dit avoir de sérieux doutes sur sa compétence, et avance que l’Assassin pourrait le faire bénéficier d’une instruction bienvenue dans ces questions… Kibuz ne contredit pas ouvertement Vat – mais ce dernier a bien conscience de ce que le vieil homme n’est pas dupe : il est au mieux sceptique, au pire inquiet de cette requête – et sans doute au point de réviser quelque peu à la baisse la confiance qu’il voue instinctivement au Docteur Suk… Il accepte de « former » Armin Modarai – précisant cependant qu’il le « gardera à l’œil »… Autant dire que le jeune homme ne sera pas en mesure de « surveiller » Kibuz et de rapporter quoi que ce soit de suspect à son vrai maître. Vat se retire après quelques paroles destinées à détendre l’atmosphère, mais sait qu’il a fait un faux pas – et se rend compte, trop tard pour aujourd’hui, qu’il a un bien meilleur moyen de cultiver la confiance du Maître-Assassin fantoche, et peut-être même d’en tirer des confidences : il faut jouer sur son propre terrain, la médecine – la tendance à l’hypocondrie de Kibuz, autant que la compétence indéniable du Docteur Suk en la matière, impliquent une relation de confiance d’une tout autre envergure…

 

À suivre…

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