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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (21)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (21)

Vingt-et-unième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo, dans la pègre irlandaise d’Arkham. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente .

 

Le joueur incarnant Michael Bosworth a abandonné la campagne. Tous les autres joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Dwayne, l’avocat Chris Botti, la chanteuse Leah McNamara et quant à moi « Classy » Tess McClure, maître-chanteuse.

 

[Chris, Leah : Michael Bosworth] Chris et Michael grelotent, après leur plongée dans les eaux gelées du Miskatonic. Leah s’occupe d’eux du mieux qu’elle peut. Chris voit bien que Michael lui en veut pour ce qui vient de se passer …

 

[Dwayne/« Michael Doung », Tess/« Jane Fitzpatrick » : Lisa ; Leonard Border, Sidney Morrison, Hippolyte Templesmith] Aux bureaux de la Gazette d’Arkham, Dwayne et moi sommes accueillis pas la secrétaire (« Lisa », d’après son badge) ; nous lui demandons la permission d’accéder aux archives du journal. Elle nous demande nos noms, sans exiger de papiers pour autant, simplement pour en garder une trace ; nous répondons nous appeler Jane Fitzpatrick et Michael Doung. Elle va en référer à son patron ; a priori, nous supposons qu’elle n’a rien soupçonné nous concernant. Dwayne va voir les photographies des journalistes affichées sur le mur, et y reconnaît Leonard Border. Nous identifions bien celui qui le sermonnait dans le restaurant comme étant le rédacteur en chef, Sidney Morrison. Sur un autre mur donnant sur l’entrée, je remarque qu’il y a aussi des photos nous concernant, et tout particulièrement moi : celle qui avait été prise automatiquement par le dispositif de sécurité conçu par Hippolyte Templesmith à sa résidence, mais aussi un certain nombre de clichés de moi, enfant ou jeune femme… Il n’y a cependant pas de photographies de mes collègues présents. La secrétaire revient, et nous demande sur quoi portent nos recherches – pour en informer son patron. Je réponds qu’elles sont essentiellement d’ordre mondain, et, quand elle me demande des détails supplémentaires, je m’en étonne tout en restant très courtoise – c’est l’attitude convenable, Lisa se satisfait de ma réponse. Elle va chercher les clefs des archives, et nous demande quelle période nous comptons étudier ; les dix dernières années. Et de combien de temps avons-nous besoin ? Difficile à dire… mais devant son insistance, j’avance que deux ou trois heures devraient faire l’affaire. Cela lui convient, et elle nous laisse dans les archives en fermant la porte derrière elle (pas à clef).

 

[Leah, Chris : Anna-Marie Reis, Michael Bosworth ; Danny O’Bannion, Herbert West] Les autres se rendent chez Chris, qui réside lui aussi au Guardian’s. En arrivant sur le parking, ils constatent que le gardien discute avec une femme assez âgée et plutôt véhémente – ils reconnaissent Anna-Marie Reis. Aucun des deux ne les a repérés, et la vieille dame s’en va, mais guère loin (et elle se casse la figure dans la neige…). Chris dit à Leah qu’il ne faut surtout pas la croiser (dans la mesure où il a joué aux agents doubles), et suggère de rentrer à la ferme de Danny O’Bannion. Michael suggère de faire d’abord un saut à la boîte postale d’Herbert West.

 

[Dwayne, Tess : Lisa ; Diane Pedersen, Hippolyte Templesmith, Kristen Johnson, Leonard Border] Nos recherches, à Dwayne et à moi, portent d’abord sur les Pedersen. Nous ne trouvons rien à Arkham les concernant, à part quelques brèves d’ordre financier. C’est une famille riche, disposant d’un solide réseau, et ayant fait fortune dans l’industrie alimentaire. Mais nous apprenons que le père de Diane est mort dans un accident de voiture il y a quelques années, tandis que sa mère a été internée à l’hôpital psychiatrique – Diane étant fille unique, elle a donc hérité et gère les biens des Pedersen. Elle a dans les 25 ans. Dwayne obtient confirmation de ce que j’avais appris via mon réseau de femmes de ménage : les parents Pedersen et Templesmith avaient tenté d’organiser un rendez-vous galant entre Diane et Hippolyte, mais il n’en est rien résulté – les journalistes de la rubrique des potins demandent naïvement qui pourra gagner le cœur de ces riches jeunes gens… Nous tentons des recherches supplémentaires concernant Hippolyte Templesmith, tant que nous y sommes, mais ça ne donne absolument rien… Reste à envisager les Johnson : c’est une famille de rentiers, un couple assez âgé avec une fille, Kristen, mais nous ne trouvons que très peu de choses concernant cette dernière, une jolie jeune femme à en croire les photographies, qui doit tout juste avoir la vingtaine ; l’absence de potins la concernant a quelque chose de bizarre, voire suspect – nous savons juste qu’elle a étudié les mathématiques à l’Université Miskatonic, et c’est à peu près tout ; c’est comme si elle avait disparu de la circulation… Nous n’avons pas été très soigneux dans notre manipulation des journaux, et deux en ont fait les frais… Lisa revient nous chercher, disant que les bureaux de la Gazette d’Arkham ne vont pas tarder à être fermés au public. Nous sortons de la pièce et retournons à la voiture. Je glisse alors à Dwayne qu’il pourrait être utile de nous entretenir avec Leonard Border, mais je ne me sens pas de l’aborder en public – peut-être pourrait-on le suivre pour trouver un endroit plus approprié à une petite conversation ? Dwayne est partant ; on pourrait guetter sa sortie depuis la voiture, mais ça serait peut-être un peu voyant – un bar tout proche ferait peut-être davantage l’affaire.

 

[Leah, Chris : Danny O'Bannion, Herbert West, Patrick O’Brien] Les autres retournent à la ferme de Danny O'Bannion, après avoir récupéré un courrier d’Herbert West à sa boîte postale – une enveloppe comprenant, outre une lettre, quelque chose de plus solide, encore que minuscule. Tandis que Leah conduit, Chris ouvre l’enveloppe : il y a dedans des sortes de graines ainsi qu’une lettre manuscrite – Herbert West dit qu’il a fait de son mieux sur Patrick, qui est maintenant disponible, à une adresse indiquée (un entrepôt dans la périphérie d’Arkham) ; les graines, extraites de la créature, ont germé ; le docteur ajoute qu’il quittera bientôt Arkham, à moins qu’on connaisse un chimiste ou botaniste aussi compétent que « curieux » ; et il nous souhaite enfin bonne chance. Chris suppose qu’il pourrait être intéressant de lui trouver ce chimiste ou botaniste, afin d’étudier ces graines…

 

[Chris, Leah : Jamie, Jerry, Michael Bosworth ; Danny O’Bannion] Ils parviennent à la ferme de Danny O’Bannion, et rentrent la voiture dans le garage. En en sortant, ils croisent Jamie et Jerry, qui ramenaient du bois de chauffage… mais Jerry fait une nouvelle crise, plus violente que jamais, tandis que Jamie affolé lui donne des gifles pour tenter, sans succès, de le réveiller… Chris n’y prête pas la moindre attention, il n’a qu’une envie, et c’est de se calfeutrer au chaud – de même pour Michael. Leah est désemparée, mais rejoint Jamie, terrorisé à l’idée que Jerry avale sa langue ; à l’en croire, ses crises sont de plus en plus fréquentes, et le regard du simplet évoque alors de terribles cauchemars… Mais Leah ne sait absolument pas quoi faire, et, après s’être excusée, elle rejoint Chris et Michael à l’intérieur.

 

[Chris, Leah : Michael Bosworth ; Tina Perkins] Chris, changé et remis, évoque enfin le miroir qu’il a vu au fond de l’eau, à côté de l’île d’Arkham. Michael grince des dents à cette idée, et cela parle aussi à Leah, de toute évidence. Elle dit avoir vu un miroir du même type chez « une fleuriste » (ne donnant pas le nom de Tina Perkins). Chris lui demande quelle peut bien être son utilité – est-il simplement décoratif ? Leah reste évasive : non, pas tout à fait… Il ne faut pas s’en approcher, c'est tout.

 

[Chris, Leah : Dwayne, « Classy » Tess McClure, Hippolyte Templesmith, Margaret Hoover, Charles Reis] Ils s’interrogent ensuite sur ce qu’ils pourraient bien faire – même s’ils supposent d’ores et déjà qu’il vaut mieux attendre que Dwayne et moi revenions. Chris ne cache pas qu’il a besoin de repos… Leah se demande si, en tant qu’artiste, il ne lui serait pas possible de se faire embaucher pour le gala de Hippolyte Templesmith ; certes, ce gala est tout proche, et un homme tel que lui n’engagera que les meilleurs artistes… Peut-être cependant Leah connaitrait-elle des gens en mesure de la faire embaucher, ne serait-ce qu'en tant que jolie blonde faisant de la figuration. Chris rappelle que Mme Hoover connaît Leah comme étant sa femme et la cousine de Charles Reis, or elle sera au gala… Leah, dans ces circonstances, n’aura certainement pas la même allure, mais en tant qu’artiste il est assez probable, même dans un rôle de figuration, qu’elle attirera une certaine attention…

 

[Tess, Dwayne : Leonard Border, Anna-Marie Reis] Les restaurants ne sont pas directement en face des bureaux de la Gazette d’Arkham, tout juste y a-t-il un petit snack bar ; mais notre présence prolongée y serait aussi suspecte que de rester dans la voiture, aussi préférons-nous finalement cette dernière possibilité. Un petit groupe d’enfants passe à côté de nous, et une petite fille me regarde, ses traits se décomposant bientôt sous l’effet de la peur ; m’a-t-elle reconnue ? Elle rejoint deux de ses copains, leur chuchote quelque chose à l’oreille, et ils semblent presser un peu le pas… Mais Dwayne voit alors Leonard Border sortir de l’immeuble, une sacoche en main. Il monte dans sa voiture et démarre prudemment – il ne semble pas nous avoir repérés. Il roule très lentement – au point d’agacer d’autres automobiliste, qui le doublent brusquement. Il fait un détour, probablement pour éviter les embouteillages du centre-ville, et se rend… au Guardian’s, où il réside lui aussi. Anna-Marie Reis est toujours là – je la reconnais. Elle surveillait les véhicules, mais sans avoir trouvé ce qu’elle cherchait. Nous suivons Leonard Border dans le parking – la vieille dame nous inspecte à notre tour, mais sans reconnaître personne.

 

[Tess, Dwayne/« Michael Doung » : Leonard Border ; Burt, Danny O’Bannion] Je reste au volant tandis que Dwayne descend pour intercepter le journaliste, il lui faut un peu presser le pas à cet effet. Leonard Border, interpellé, se retourne : « Monsieur ? » Dwayne lui dit qu’il souhaiterait, ainsi que son amie, s’entretenir avec lui, s’il en a le temps. Border répond : « Oh, je vois… Vous avez des informations utiles pour moi ? » Il suggère un endroit discret où nous pourrions le retrouver après le repas – il s’agit d’un restaurant miteux, Chez Burt, en bordure d’un quartier ouvrier, il s’y trouvera entre 21h et minuit ; il suffit d’aller voir Burt, et de lui dire que nous avons rendez-vous avec « Leo » ; en échange d’un billet ou deux, on nous conduira alors dans une arrière-salle de toute discrétion. Dwayne tente de proposer un autre endroit : il s’agit d’informations sensibles, il préfèrerait s’entretenir de tout cela dans un endroit qu’il connait mieux… Il pense à un club de vieux Irlandais, où l’entrée est réservée ; il ne le présente pas ainsi, se contente de donner l’adresse à Border ; le journaliste n’est pas très chaud à cette idée, il commence à dire qu’il enverra son assistante… avant de se rendre compte qu’elle a été virée. Dwayne joue sur cette évocation : nos informations lui tiennent à cœur… Border se dit intéressé, mais l’adresse suggérée par Dwayne suffit à lui faire comprendre qu’elle se trouve dans un quartier aux mains des Irlandais – et il est bien placé pour savoir que c’est un endroit propice aux faits-divers… Il tremble un peu – peut-être seulement en raison du froid, mais peut-être aussi du fait d’une certaine peur… Dwayne lui assure qu’il ne lui arrivera rien, et que nos informations l’intéresseront – ajoutant que « son informatrice » ne se rendra pas ailleurs… Mais Dwayne est d’accord pour une position de compromis : il retrouvera Leonard Border Chez Burt, jaugera l'endroit, et déterminera s’il sera possible de s’y rencontrer ou s’il vaut mieux aller ailleurs – proposition qui rassure le journaliste. Il demande à Dwayne son nom, pour le signaler à Burt, et il reprend le pseudonyme de Michael Doung. Il laisse ensuite Border rentrer chez lui, et, d’ici au rendez-vous, nous décidons de retourner à la ferme d’O’Bannion.

 

[Leah] Leah a réfléchi à ses possibilités d’embauche, elle connait deux personnes qui pourraient l’aider : la première est une meneuse de revue âgée mais qui avait eu un certain succès en son temps ; il n’est pas certain toutefois qu’elle la favorisera. L’autre personne fait également officie de meneur de revue… mais c’est un sale type, extrêmement glauque, connu pour exiger des contreparties sexuelles en échange de ses services, et rien que l’idée d’aller le voir la révulse…

 

[Tess : Jamie ; Danny O’Bannion, Fran Sandowski, Patrick O’Brien] Nous nous retrouvons tous à la ferme de Danny O’Bannion. Jamie, quand il me voit, me tend un morceau de papier où Fran a écrit un message : elle a trouvé une place de serveuse au Art’s Billiard, et nous donnera toutes les informations utiles qui pourraient parvenir à ses oreilles. Je remarque le ton assez froid du message – et me rappelle qu’on ne lui a pas vraiment parlé depuis le décès de Patrick, avec qui elle s’était liée…

 

[Tess, Chris : Stanley] Le garde en faction auprès de Stanley descend nous rejoindre ; il me tend une liasse de feuillets, la suite des recherches du bibliothécaire, et ajoute que ce dernier a faim… Chris dit qu’il va lui apporter de quoi manger ; il se rend auprès de lui avec un bon repas, mais Stanley, toujours très inquiet, ne dit pas un mot. « Eh bien, c’est comme ça qu’on accueille son avocat ? » Pas de réponse. « Bon appétit… » Stanley lâche à peine un « Merci » étranglé d’angoisse ; Chris tente vainement de faire un brin de causette, puis déclare forfait – Stanley continuant à travailler tant qu’il est là, sans le regarder, aussi redescend-il.

 

[Tess, Dwayne : Stanley] J’étudie les feuillets de Stanley, la suite de la traduction de Magie véritable ; en dehors des passages en aklo qui lui résistent, le bibliothécaire a pu reproduire un nouveau sortilège, qu’il a traduit par « Sortilège de change-forme » : il implique un sacrifice humain, le « sorcier » devant égorger sa victime et récupérer son sang dans un récipient orné d’un symbole aklo (assez simple) dans le fond, après quoi il faut se rincer/laver/baigner dans ce sang, tout en méditant sur l’apparence choisie (des dessins ou portraits peuvent se montrer utiles), et en chuchotant une incantation à laquelle je ne comprends rien… Le sort, s’il est réussi, confère au « sorcier » l’apparence méditée, à ceci près qu’il ne s’agit pas vraiment d’une modification de la forme, plutôt d’une « incurvation de la lumière » – l’ombre du change-forme, ainsi, peut le trahir, de même que le toucher. J’en parle aux autres, et confie la liasse à Dwayne, qui ne la comprend cependant pas mieux que moi.

 

[Chris : Herbert West, Patrick O’Brien] Chris évoque le message de Herbert West… et s’étonne de ce que ce qu’il dit à propos de Patrick ne semble pas nous remuer plus que cela – lui en est très perturbé… Ils nous donne l’adresse de l’entrepôt mentionné par le docteur, mais oublie de parler des graines.

 

[Leah, Chris, Dwayne, Tess : Hippolyte Templesmith, Herbert West] Leah parle de son idée concernant le gala de Templesmith : si elle parvient à se faire embaucher pour une représentation artistique, elle se débrouillera pour attirer l’attention des gardes de l’extérieur vers l’intérieur, afin de nous libérer la voie. Chris avait mentionné la possibilité de recourir à une bombe… mais Dwayne et moi ne sommes vraiment pas enthousiastes à cette idée… Le produit que nous a confié West est visiblement supposé anéantir l’image de Templesmith ; mais des « dégâts collatéraux », outre qu'ils exciteraient la sécurité et pourraient entraîner la conclusion précipitée du gala, retomberaient une fois de plus sur la communauté irlandaise… Chris remarque que Dwayne, moqueur, met régulièrement en avant ses origines italiennes, mais ça le laisse complètement indifférent.

 

[Chris : Seth ; Anna-Marie Reis, Margaret Hoover] Seth arrive à la ferme avec les journaux du soir. Il dit à Chris qu’une petite vieille fait le pied de grue au Guardian’s, désireuse de tomber sur lui – que faut-il faire, s’en débarrasser ? Chris, qui comprend qu’il s’agit toujours d’Anna-Marie Reis, dit qu’il ne faut surtout pas qu’elle le voie, du fait de son double jeu – ce qu’il lui avait dit est incompatible avec ce qu’il a dit à Margaret HooverSeth lui demande s’il s’agit d’un souci personnel, ou qui concerne la « famille » ; Chris répond qu’elle ne présente pas le moindre danger tant qu’elle ne le voit pas. Mais que fait-elle au Guardian’s ? Chris avait donné son adresse à Margaret Hoover, et sans doute a-t-elle transmis… révélant le pot aux roses. Seth conclut que, dans ce cas, c’est à Chris de s’en charger.

 

[Dwayne : Seth, Danny O’Bannion, Vinnie ; Brienne] Seth dit ensuite à Dwayne qu’il lui faut appeler Danny ; il le fait aussitôt, après s’être mis à l’écart : il tombe sur Vinnie, qui va chercher Danny ; O’Bannion une voix calme, voire musicale : il a une bonne nouvelle, ou peut-être plutôt une mauvaise qui a donné lieu à une bonne… Brienne, la compagne de Dwayne, a fait des soucis à la prison, et du sang a coulé – mais elle va bien. La décision a été prise de la transférer dans un autre pénitencier, mais les hommes d’O’Bannion ont intercepté le convoi, et elle se trouve maintenant dans sa garçonnière de French Hill, dont nous avons la clef ; elle est cependant très déstabilisée… O’Bannion suppose que Dwayne est bien conscient des problèmes qui peuvent arriver quand on mêle l’amour et le travail ? Est-il bien certain qu’elle ne posera jamais aucun souci ? Il espère bien, et va la voir dans la soirée… O’Bannion préfère que, le cas échéant, ce soit l’homme qui l’aime qui « s’en charge »… « On s’est bien compris ? »

 

[Tess/« La Rouge » : Leonard Border, Hippolyte Templesmith, Kempton, Margaret Hoover] De mon côté, je survole la Gazette d’Arkham avant notre rendez-vous avec Leonard Border, en m’attardant notamment sur les articles qu’il a signés – mais rien d’autre qu’un navrant marronnier sur les opérations de déblaiement de la neige… Il y a cependant d’autres choses dans le journal, et notamment plusieurs « témoignages » me concernant, provenant de noms incomplets, et portant sur les derniers méfaits de « La Rouge » : j’aurais séduit un homme dans la rue, après quoi je l’aurais mordu à la gorge avant de m’envoler grâce à mes ailes de chauve-souris ; on parle d’une main ensanglantée jaillissant des égouts pour enlever un jeune homme ; un époux, qui s’était mis à sortir plus souvent ces derniers temps au point d’inquiéter sa femme, a prétendu que je l’avais hypnotisé… Le maire d’Arkham a évoqué dans un discours un renforcement des mesures de sécurité, mais cela fait sourire le camp Templesmith (dont la Gazette), qui n’y voit que de la poudre aux yeux, témoignant de sa panique… La mairie est aussi affectée par des révélations de scandales portant sur les employés de mairie et leur rémunération. Le médecin légiste Kempton, qui avait disparu, a été arrêté pour perversion sexuelle, et Margaret Hoover s’en désolidarise aussitôt. Un article sobre évoque les funérailles des parents de Hippolyte Templesmith, qui figure sur une photographie très digne. Son gala continue de susciter la curiosité, mais rien de nouveau. Les travaux du réservoir de la Lande Foudroyée, financés par lui, se poursuivent. Quant à son usine de Miska-Tonic !, elle a presque achevé son recrutement.

 

[Chris, Leah : Patrick O’Brien, Michael Bosworth ; Herbert West] Chris y revient sans cesse : il est curieux de ce que Herbert West a dit à propos de Patrick, et convainc Leah de l’accompagner à l’entrepôt – Michael se joint à eux. Ils roulent à travers les champs autour d’Arkham, et atteignent enfin un petit entrepôt délabré, très isolé. La double-porte est cadenassée. Chris demande à Michael de lui faire la courte échelle pour monter sur le toit, lequel a été rafistolé vite fait avec de la tôle qui se déchausse par endroits ; il soulève un pan de tôle pour jeter un œil à l’intérieur… mais se casse la figure, le toit étant glissant à cause de la neige. Michael, un brin narquois, tente le coup lui aussi, et y parvient. Il siffle, il n’y a personne à l’intérieur, mais comme une armoire allongée sur le dos… Chris se relève péniblement, tandis que Michael cherche à descendre par le toit – ajoutant que, vu comment Chris est doué pour la grimpette, il ferait sans doute mieux de tenter le crochetage… Chris approche son pistolet du cadenas et tire dessus, ce qui suffit à le briser. Leah s’aperçoit un peu tard… que le cadenas n’était pas verrouillé.

 

[Chris, Leah : Michael Bosworth, Patrick O’Brien ; Herbert West] Chris et Leah rejoignent Michael à l’intérieur, qui est agenouillé devant « l’armoire ». La pièce est autrement vide, mais y flotte une légère odeur de formol et de putréfaction ; ils distinguent quelques traces de pas au sol. Chris, hésitant, ouvre enfin « l’armoire » – d’où proviennent les odeurs. S’y trouve le cadavre de Patrick, bien retapé, même si sa peau a une déconcertante nuance vert de gris ; ses vêtements ont été changés (ils sont de qualité moyenne). Une enveloppe est épinglée sur son torse, qui contient une seringue d’un produit vert pâle, ainsi que des instructions manuscrites de Herbert West ; Chris s’en empare – le message dit qu’il ne manque plus qu’une injection à la jugulaire pour « ranimer » Patrick ; mais c’est à eux de la faire, parce que le mort-vivant obéira à la première personne qu’il verra après avoir été ramené. Herbert West ajoute qu’il a travaillé au mieux, mais que Patrick n’est pas dans un état parfait : la détérioration, à terme, peut le rendre psychotique, et il faudra alors l’abattre (Herbert West souligne « ne pas hésiter ») ; il avance la possibilité que des effets déclencheurs pourraient précipiter cette issue fatale, aussi nous faut-il rester sur nos gardes. Chris tend la seringue à Leah : « C’était votre ami ? » Il ajoute : « Un chevalier servant, ça peut être intéressant… » Leah dit l’avoir peu connu, mais oui, plus que ChrisLeah hésite un peu, tandis que Chris recule en entrainant Michael. Puis Leah se décide et injecte le produit – guère fluide, il faut y aller en douceur et cela prend un certain temps… Elle perçoit au bout d’un moment une légère respiration, et a la sensation d’un pouls qui redémarre…

 

[Tess, Dwayne/« Michael Doung » : Burt] Nous avons rejoint le quartier ouvrier – les usines sont toutes proches (mais la concurrence du Texas a coulé l’industrie textile d’Akham…). Il y a du monde devant Chez Burt, des ouvriers qui boivent des bières sans s’inquiéter de la police ; certains d’entre eux, plus particulièrement éméchés, semblent chercher la bagarre… Je me rends compte que ma voiture fait un peu trop « classe » dans un environnement pareil – j’imagine qu’elle risque d’être un peu dégradée (après tout, enfant dans mon quartier, je n’aurai pas fait autre chose…). Je reste au volant tandis que Dwayne entre à l’intérieur du restaurant… ou plutôt essaye, mais une bagarre éclate à côté de lui : le type qui gueulait le plus s’est pris une grosse tarte et lui tombe dessus, mais Dwayne le voit venir au dernier moment et évite le choc, l’ivrogne s’écroule derrière lui.

 

[Dwayne/« Michael Doung » : Leonard Border, Burt ; « Classy » Tess McClure, Kelly Gillian] Dwayne ne s’attarde pas dehors et entre dans le restaurant ouvrier, équipé de longues tables avec des bancs ; ça sent la bière, la sueur et le tabac, et il y a de l’animation à l’intérieur. Il approche du comptoir et dit qu’il a rendez-vous avec « Leo », tout en glissant un pourboire. Burt empoche le billet et siffle un serveur, qui fait ensuite signe à Dwayne de le suivre – il le conduit dans une toute petite arrière-salle, où Leonard Border attend, assis sur une chaise devant une table. Le journaliste est peut-être un brin angoissé, mais pas mal à l’aise à proprement parler. Il reconnaît Dwayne (« Michael Doung ») et se lève pour l’accueillir. Le serveur disant à Dwayne qu’ici, il faut consommer, il lui commande une bière (Border, de son côté, a pris un whisky qu’il sirote très lentement). Le journaliste dit : « Je vous écoute. » Dwayne explique que son « informatrice » est à l’extérieur, et que lui est rentré pour jauger l’endroit ; Border lui dit que c’est un endroit sûr, il paye bien – plusieurs scoops y ont été réalisés… Il supposait que « l’informatrice » était Kelly Gillian, et Dwayne le détrompe – mais nous sommes bien venus pour parler d’elle. Dwayne dit qu’il espère qu’il n’y aura pas d’entourloupe, puis sort me rejoindre.

 

[Tess, Dwayne : Joey] J’observe les effets de la bagarre à l’extérieur – outre l’ivrogne qui s’est affalé sur Dwayne, d’autres poivrots ont été soit ramenés à l’intérieur, soit déposés dans des voitures. Mais ceux qui restent debout s’approchent de la mienne, comme des pies attirées par un objet brillant… Je sors, et reste à attendre à côté du siège conducteur. Les types, complètement bourrés, ne manquent pas de me siffler, et l’un d’entre eux surjoue le dandy lourdaud, s’approchant de moi en déclamant maladroitement des vers à demi oubliés – pathétique… Quand il est un peu trop prêt à mon goût, je lui fais signe de s’arrêter – tandis que les autres encouragent « Joey ». Il poursuit sa récitation, s’approche encore de moi, et a droit à mon légendaire coup de genou : il tombe à terre dans un râle de douleur et vomit – ses camarades s’en offusquent et se mettent à m’insulter. Je ne suis « pas drôle »… Ils s’approchent à leur tour, agressifs. Dwayne ressort à ce moment-là, et leur demande de se calmer, propose même de leur offrir des bières, mais ils sont trop bourrés pour faire attention à lui, et veulent clairement en découdre… Deux s’approchent finalement de lui, tandis que les deux autres poursuivent dans ma direction. Un type attaque maladroitement Dwayne mais rate complètement son coup ; Dwayne tente de lui faire un croche-pied, mais sans plus de succès. J’essaye vaguement de calmer le jeu… mais ne peux m’empêcher en même temps de jouer la menace, disant qu’ils savent très bien comment tout cela va se terminer… Le plus ivre des deux s’avance toujours, mais l’autre s’arrête, et, après un temps, dit à son collègue de ne pas déconner… Il tente de le retenir par sa ceinture, mais l’autre s’effondre sur ma première victime, et dans son vomi… Reste celui qui me regarde terrorisé ; je m’avance, lui proposant à mon tour un verre pour oublier tout ça – mais il s’en va en fuyant : sans doute les journaux me dépeignant en succube ont-ils fait leur effet sur lui… Dwayne dit à l’un de ceux qui restent de ramener ses potes, en lui tendant un billet ; l’ouvrier dit qu’il va s’en occuper, s’empare du billet puis s’en va. L’ivrogne qui avait vomi s’est endormi, celui qui avait trébuché sur lui a disparu à son tour. Dwayne me rejoint, me disant que pour lui l’endroit est « clean » ; je mentionne les types qui sont partis en courant, surtout le premier, mais Dwayne n’y voit pas une menace : qui croirait un type aussi bourré ? Admettons. Je suis Dwayne dans le bar, et nous rejoignons l’arrière-salle – j’ajoute un billet et commande un verre.

 

[Tess, Dwayne/ « Michael Doung » : Leonard Border ; Kelly Gillian, Burt, Hippolyte Templesmith] Border demande à « Michael Doung » si je suis son « informatrice », et il confirme. Le journaliste est tout ouïe. Nous échangeons vaguement sur Kelly Gillian… Mais [échec critique en Psychologie] ce premier contact me déplait profondément, je suis porté à haïr ce personnage, efféminé, faible, inquiet – sans trop savoir pourquoi, même si la possibilité que je l’envisage ainsi en reportant sur lui les traits les moins flatteurs de mon fiancé décédé ne m’échappe pas totalement, et en rajoute à mon trouble… J’abandonne bientôt toute diplomatie, et me montre agressive. Je lui parle de la ferme des Tulliver, où je l’ai vu, avec sa collègue… Et je sais ce qu’ils y ont trouvé, même s’il n’en a rien dit dans son pathétique article. Dwayne est sur ses gardes… Quand Leonard Border m’interroge une fois de plus sur ma « profession », je lui dis que mon milieu, c’est les cadavres qu’il a trouvés – et je le menace clairement. Il se lève, angoissé : « Bonne nuit. » Je lui interdis de partir, Dwayne le maitrise et le bâillonne – mais Border avait commencé à crier : « Burt ! » Dwayne lui cale son flingue dans les côtes : il va libérer sa bouche et, quand le serveur arrivera, Border finira sa phrase, demandant simplement « plus de boissons »… Ils y passeront tous s’il dit quoi que ce soit d’autre ! Border fait signe qu’il va coopérer. Quand le serveur arrive, il lui commande trois White Russians, c’est lui qui paye… Quand le serveur s’en est retourné, j'ordonne au journaliste de me parler de Kelly Gillian, qu’il accouche enfin : qu’est-ce qui s’est passé, qui est en cause ? Il lâche enfin le nom de Templesmith – mais de toute façon tout le monde travaille pour lui dans cette ville ! Le serveur revient avec les trois White Russians… et la lumière s’éteint aussitôt. Dwayne entend la chaise de Leonard Border tomber en arrière, et le journaliste se précipiter dans la direction opposée à l’entrée où se tient le serveur – j’entends que ce dernier arme un fusil de chasse… Je quitte ma chaise et vais me caler contre le mur à côté de la porte, tandis que Dwayne se précipite dans la direction suivie par Border – de son bras en avant, il heurte une surface de bois coulissante, une sortie dérobée dont il entend le mécanisme de fermeture… Le serveur dit qu’ils sont cinquante et que nous sommes deux : on la joue comment ? Dwayne se jette par terre et dégaine son arme. La lumière se rallume…

 

[Leah, Chris : Patrick O’Brien, Michael Bosworth ; Hippolyte Templesmith] Dans l’entrepôt, la main de Patrick jaillit soudain et saisit Leah ; il ouvre les yeux (se rendant compte qu’il a une orbite vide, qu’il explore de son index…), et son crâne se dresse, bouche bée. Il émet un beuglement léger, dans lequel Leah distingue son nom : « Leeeeeeeeeeaaaaaaaaaaaaaaaah… » Elle lui demande gentiment de la lâcher ; il se tourne vers elle et obéit. Chris demande à Patrick si « ça va ». Il enlève son index de son orbite, se passe la main sur le crâne, hausse les épaules… Sa voix est chargée d’une vague antipathie : « Iiiiiiiiiiiiiitaaaaaaaaaaaalien ? » Leah le ramène à lui, le détournant de Chris ; le mort-vivant poursuit : « Besoin aaaaaaaaaaarmes… Nous tuer Templesmiiiiith ? » Leah confirme. « Bieeeeeen… » Leah dit qu’elle lui donnera une arme quand ils seront près de lui. Patrick est plus pressé : « Besoin arme pour me défeeeeeendre… » Mais Leah dit que non, pas pour le moment : nous sommes ses amis – même l’Italien. Patrick enlace amicalement Leah ; son corps est maintenant tiède. Elle se laisse faire, puis : « On va rentrer ; on s’occupera de Templesmith dans quelques jours. » Leah constate que Patrick a une préhension ferme – pas menaçante, mais témoignant d’une étonnante puissance musculaire… Il la lâche, se tourne vers Michael et lui tend sa main ; Michael hésite, mais la serre enfin (et, oui, décidément, Patrick a une sacrée poigne !). Le mort-vivant se tourne enfin vers Chris, tend à nouveau sa main, et Chris, bien que méfiant, l’accepte (même sensation). Patrick revient alors à Leah, prêt à lui obéir. Faut-il rentrer à la ferme de Danny O'Bannion, demande-t-elle ? Chris le confirme. Leah dit alors à Patrick de la suivre. Chris prend Michael en aparté : « J’ai l’impression qu’on n’a pas fini d’avoir des emmerdements avec ce truc… » Michael est assez d’accord – même si c’est une bonne chair à canon… Et Patrick chantonne maladroitement : Leah se souvient de son anniversaire fêté au Paddy’s, elle l’avait fait monter sur scène pour qu’il chante avec elle, cette ballade précisément…

 

À suivre…

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Publié le par Nébal

Le Faste des morts, de Kenzaburô Ôé

ŌE Kenzaburō, Le Faste des morts, [Shisha no ogori, Hato, Seventeen], nouvelles choisies et traduites du japonais par Ryōji Nakamura et René de Ceccatty, notice des traducteurs, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1957-1958, 1963, 2005, 2007] 2013, 195 p.

 

Ōe Kenzaburō est le deuxième (et pour l’heure dernier) Prix Nobel de littérature japonais, après Kawabata Yasunari, dont j’avais lu il y a peu Les Belles Endormies. Ç’aurait peut-être été une raison suffisante pour le lire, mais son nom m’avait de toute façon interpelé avant même que j’aie connaissance de cette haute distinction – végétaient dans ma bibliothèque de chevet deux de ses titres, tout particulièrement loués par les camarades, à savoir ce Faste des morts, ainsi qu’Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants (ce titre !), dans les deux cas des œuvres « de jeunesse », l’auteur ayant à peine la vingtaine, ce qui ne l’empêche pourtant pas de briller et d’être reconnu comme tel : il reçoit le prestigieux prix Akutagawa en 1958, à l’âge de 23 ans, pour sa nouvelle « Gibier d’élevage », et les trois textes rassemblés dans ce Faste des morts en sont donc contemporains.

 

Notons que, du coup, ces divers récits sont exempts de traits et thèmes plus tardifs dans la carrière de l’auteur – et tout particulièrement son rapport à son fils handicapé mental (Hikari naît peu après, en 1963), qu’il mettra constamment en scène par la suite. Pour autant, ils inscrivent déjà l’œuvre dans un contexte précis, historique, politique, littéraire, etc., et témoignent déjà d’un rapport à la langue et d’un rapport à l’imaginaire sans doute typiques. Par ailleurs, ils mettent tous en scène de jeunes garçons (à peine un peu moins âgés que l’auteur lui-même), qui, entre autres caractères communs, sont souvent affectés par une profonde humiliation, où l’autodénigrement, suscité par la violence sociale, a une part essentielle ; sans doute faut-il mentionner globalement l’importance de la thématique sexuelle, qui, en termes assez crus d’ailleurs, obnubile ces jeunes gens, à peine la découvrent-ils – son refoulement comme son expression adoptant régulièrement des aspects morbides et misérables.

 

« Le Faste des morts », première nouvelle de l’auteur à avoir été publiée dans un cadre « professionnel » introduit le recueil éponyme. Nous y suivons un jeune étudiant, au-delà de l’espoir comme du désespoir à l’en croire, qui a décroché un singulier petit boulot pour s’assurer une petite paye exceptionnelle : il s’agit, à la morgue de l’hôpital universitaire, de transférer des cadavres, conservés pour les séances de dissection, d’une cuve de formol à l’autre… Travail absurde – et pour cause ! – mais qui a pourtant quelque chose de séduisant, voire fascinant, dans son étrangeté. Le ballet des corps flottant dans les cuves – les plus récents du moins, les « vétérans » ont irrémédiablement sombré depuis longtemps – suscite de belles descriptions morbides, et il n’y a sans doute rien d’étonnant à ce que notre « héros » échange des pensées sinon des paroles avec les défunts patientant pour le scalpel des étudiants. Rien d’étonnant non plus à ce qu’il développe, au cours de l’expérience, un questionnement d’ordre métaphysique sur la vie, la mort, leur importance relative, leur sens s’il y en a un. Il est d’autant plus incité à le faire qu’il est accompagné, dans ce petit boulot, par une étudiante qui lui explique bientôt qu’elle est enceinte, et entretient un rapport confus avec son enfant à naître… ou pas. Elle aborde en effet sans fard son désir d’avorter, encore qu’elle se montre finalement hésitante à cet égard – mais, de toute façon, un garçon ne peut pas comprendre et c’est facile pour lui. Il est vrai que le jeune homme, essayant de converser avec l’étudiante, laquelle passe volontiers du coq à l’âne, exprimant ses pensées au fur et à mesure qu’elles s’emparent d’elle, se heurte en permanence à un véritable mur de la compréhension. Mais la seule présence de l’étudiante, d’autant plus incongrue dans ce cadre improbable, amène le jeune homme à réévaluer son rapport aux corps, à ces « choses », qui se teinte de plus en plus d’une vaine interrogation sur la conscience… Demeure pourtant, au premier plan, et parallèle à l’absurde de la situation, un rejet social et plus ou moins intégré tenant de l’humiliation – thème essentiel du recueil : le gardien, compagnon des morts depuis des décennies, ne cesse de rabrouer le jeune homme pour son incompétence, tandis qu’un sinistre professeur faussement amical dans ses toutes premières répliques ne tarde guère à faire montre de son mépris pour ce jeune homme, cet étudiant, qui a choisi de se livrer à une activité aussi honteuse ! Il y a d’autant moins d’échappatoire que le travail reste à reprendre…

 

L’ambiance morbide et passablement irréelle de cette nouvelle, son côté organique et cru n’empêchant certainement pas l’expression poétique, ont pu me rappeler, à tort ou à raison, des écrits japonais plus récents – notamment La Jeune Fille suppliciée sur une étagère de Yoshimura Akira, peut-être aussi L’Annulaire d’Ogawa Yōko (voire Le Musée du silence, de la même ?)… La mise en avant de l’absurde, et sans doute aussi de l’humiliation donc, change toutefois pas mal la donne (encore que, côté Ogawa Yōko, il y aurait peut-être quelque chose du genre dans La Piscine, ce genre de textes ?). « Le Faste des morts » est à n’en pas douter une bonne nouvelle, elle brille, outre son cadre morbide et dérangeant, dans la cruauté des relations qu’elle dépeint – dans cette incompréhension permanente alourdie par une multiplicité de préjugés (sexuels, de classe, etc.). Mais je dois confesser que, bizarrement, elle ne m’a pourtant pas parlé plus que ça – d’autant que je l’ai trouvée formellement un peu terne, peut-être… Certainement pas mauvaise ! Mais si l’ensemble du recueil avait été de cet acabit, il ne m’aurait pas emballé outre-mesure…

 

Or les deux nouvelles suivantes m’ont paru bien meilleures – et d’une plume autrement plus virtuose, mais peut-être simplement car plus démonstrative, toujours avec à-propos cependant. Sans doute sont-elles plus cruelles encore… et peut-être d’autant plus que leurs protagonistes sont de plus jeunes encore adolescents, avec tout ce que cet âge ingrat implique.

 

« Le Ramier » adopte d’emblée un cadre d’une extrême rudesse : une maison de redressement pour délinquants juvéniles (ce qui rapproche semble-t-il cette nouvelle de Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants). La vie quotidienne dans ce camp est décrite de manière très crue mais sans pathos. Les adolescents s’y retrouvent comme par nature enfermés dans une seconde prison, constituée par une hiérarchie sociale étouffante, opposant, parmi ces jeunes gens de 14 ou 15 ans pour la plupart, les « aînés » et les « novices », entre lesquels se trouve une masse tirant plus ou moins d’un côté ou de l’autre en fonction de sa réputation ponctuelle et de ses actes, ce groupe entier étant cependant et comme de juste subalterne aux gardiens du camp, et ces derniers à la direction de l’établissement. Mais, pour s’en tenir aux seuls pensionnaires de la maison de redressement, la distinction sociale repose aussi pour une bonne part sur la sexualité – qui, pour être naissante, n’en a pas moins d’emblée un caractère obsessionnel et sans doute morbide : la disposition de tout un chacun dans ce jeu qui n’a rien d’amoureux et de tendre, quoi qu’on puisse à l’occasion prétendre à ce sujet, est bien un ressort impitoyable de domination. Celle-ci trouve une autre manière de s’exprimer – sans doute liée à la précédente, eros et thanatos, tout ça : un jeu inepte auxquels se livrent volontiers les adolescents, mais aussi le fils adoptif – le « métis » – du directeur de l’établissement, consistant à pendre des cadavres d’animaux dans des mises en scène macabres : le nombre et l’originalité des cadavres ainsi traités débouche sur une nouvelle hiérarchisation, qui affecte tout particulièrement le narrateur, violemment moqué par un de ses congénères, qui n’est autre que « la femme » du « Marin », un « aîné » tout particulièrement puissant. Dans sa quête pour améliorer son statut, le narrateur va pourtant être amené à faire tout autre chose… et en retirera un statut de « héros » dont il a la conviction de ne pas être digne et la certitude qu’il en fera les frais tout prochainement. Par un étrange retournement, la dynamique d’oppression et d’humiliation politique et sexuelle interne au fonctionnement du camp s’avère ainsi toujours affecter le « héros » grimpant les échelons : l’humiliation originelle ne l’épargne certainement pas, et se transmute même, davantage insupportable encore, avec la crainte que son statut « usurpé » en rajoute à terme dans son impossibilité de vivre – l’angoisse d’un avenir indéfini mais instinctivement supposé pire que tout écrase la vague possibilité, pourtant autrement fondée, d’un bonheur présent, même relatif, même précaire. Et se méprendre aussi unanimement sur ce qu’est et ce que vaut le narrateur, n’est-ce pas, de la part des détenus comme du personnel, la pire des insultes, la pire des humiliations ? En résulte tout naturellement une rage de destruction, et sans doute d’autodestruction, parfaitement logique si ses sources peuvent paraître paradoxales – un thème sans doute encore développé dans la nouvelle suivante.

 

Quoi qu’il en soit, Ōe Kenzaburō livre ici une nouvelle très forte, aussi poétique que crue (avec un style à l’avenant, qui m’a bien plus séduit que dans « Le Faste des morts »), et faisant des merveilles tant dans l’exploration de la psyché torturée du narrateur que dans son exposition au lecteur, bien plus subtile qu’un bête diagnostic, et mettant en avant la complexité inhérente à l’homme ; parallèlement, le quotidien au mieux morose, au pire cruel, des délinquants juvéniles, est rendu avec une sobriété et une justesse qui forcent le respect – d’autant plus sans doute que l’on en vient ainsi vite à appréhender ce cadre, supposément hors-normes pour la plupart des lecteurs, comme étant parfaitement « normal » à sa manière : une mécanique de pouvoir et d’humiliation qui en vaut bien une autre.

 

La dernière nouvelle, et semble-t-il la plus connue (pour des raisons sur lesquelles je reviendrai le moment venu), reprend et développe ses thématiques. Il s’agit de « Seventeen ». Le narrateur fête ses dix-sept ans… ou pas – car autour de lui tout le monde semble s’en foutre, au sein de cette famille de peu de mots ; seule sa sœur, qui occupe la position honnie d’infirmière dans un hôpital des Forces de Défense non moins honnies, y pense vaguement. Pour notre adolescent, de gauche, c’est d’autant plus inacceptable… Mais qu’en sait-il au juste ? La révélation ne tarde guère : s’il se dit de gauche, notre Seventeen, sans doute parce qu’ « on n’est pas sérieux quand on est Seventeen », se rend bien vite compte qu’il est parfaitement ignorant des tenants et aboutissants de la politique nippone : il n’a pas d’arguments, ne comprend rien à tout cela malgré qu’il en ait, et sa terne sœur lui montre avec habileté combien il ne sait absolument rien de ce dont il parle… Il faut dire que Seventeen a d’autres préoccupations – une surtout : la branlette. Il se branle en permanence, il est un onaniste compulsif, un virtuose de la masturbation. Cette activité fétiche comporte cependant son lot de culpabilité… Et, si Seventeen prétend qu’il a appris comment faire avec, dans les faits il est sous le coup d’une humiliation perpétuelle – ou plutôt d’une suspicion d’humiliation, laquelle ne manquera pas, un jour, de l’affecter frontalement, en public, quand on révèlera au grand-jour ses prédispositions secrètes… Ce qui nous renvoie pas mal à la nouvelle précédente. Il faut dire que l’humiliation fait partie du quotidien du narrateur – avec une succession de gouttes d’eau qui à terme (et ce terme est tout proche) ne manqueront pas de faire déborder le vase. Le bac blanc sera dès lors fatal au personnage : il arrive en retard à l’épreuve de japonais, n’y comprend absolument rien, et se ruine encore davantage, l’après-midi, avec l’épreuve de gym, où il arrive bon dernier au 800 mètres – sous les quolibets des badauds, venus ici tout spécialement pour se gausser des élèves les plus minables, tel que lui, et, pire encore, sous le regard des filles, ces filles inaccessibles qui savent forcément qui il est vraiment et le peu qu’il vaut. Pas d’échappatoire, là encore ? Eh bien, si : la politique. Embauché par un camarade charismatique, mais autrement difficile à saisir, pour faire la claque en faveur d’une groupuscule d’extrême droite contre rémunération, le jeune homme trouve une véritable libération dans les discours vengeurs, excessifs mais d’un écho sans doute limité, du vieux Sakakibara Kunihiko, leader de l’Action Impériale ; abandonnant sa posture mal assise et dans un sens réflexe de gauche, il s’affiche maintenant comme pleinement de droite – et plus encore : les conservateurs, autant d’arrivistes d’un égocentrisme impensable, s’attirent sa haine, autant et peut-être même plus, que les libéraux « à l’américaine » tel son père indifférent (dont la philosophie politique prétendue n’est qu’un artifice, qui ne trompe personne, supposé dissimuler sa médiocrité et son je-m’en-foutisme instinctif), et les communistes bien sûr, en plein débat sur l’occupation américaine et les Forces de Défense. Vêtu de son uniforme de droite évoquant celui des SS, notre héros n’est plus la petite bête humiliée, le masturbateur frénétique ratant tout le reste : il est de droite – il a une identité ; et on le respecte.

 

Dit comme ça, la nouvelle semble bien caricaturale sans doute, et elle n’est certes pas exempte de traits parodiques. Mais Ōe Kenzaburō, tout jeune qu’il soit, est déjà quelqu’un de fin, et son étude de la psyché fragile de Seventeen tombant dans les bras de l’extrême droite ultra-nationaliste, où il trouve à s’accomplir dans une société qui ne lui offre guère d’alternative, s’avère donc bien plus subtile que cela. Ce tableau – encore que ce ne soit probablement pas le terme le plus adéquat, tant l’aspect dynamique est essentiel – a cependant suffisamment déplu à l’extrême droite nippone pour que l’auteur, marqué à gauche et pacifiste notoire, en reçoive des menaces de mort…

 

Mais les choses ne s’arrêtent pas là. « Seventeen » est en effet une nouvelle incomplète – toujours publiée sous cette forme depuis bien longtemps, pourtant. La nouvelle intégrale, « Ainsi mourut l’adolescent politisé », poursuivait en fait le mouvement de cette première partie jusqu’à dépeindre l’assassinat par le narrateur d’un leader socialiste japonais, et son suicide dans la foulée. Or Ōe Kenzaburō s’inspirait ici d’un fait réel : l’assassinat, le 12 octobre 1960, du chef du parti socialiste japonais, Asanuma Inejirō, par un jeune militant d’extrême droite… justement âgé de 17 ans. La nouvelle intégrale suscitant plus que jamais la polémique, et les menaces de mort s’accumulant, Ōe Kenzaburō a décidé d’arrêter la publication de ce texte (dont les seules éditions « intégrales » disponibles sont pirates, ainsi la traduction italienne de 1997), et son éditeur… a même présenté ses excuses.

 

Quoi qu’il en soit, même en l’état, la nouvelle est très forte, très juste – et on dépasse bien vite les traits caricaturaux (moins sensibles sans doute dans la nouvelle en elle-même que dans tout résumé à la façon d’un pitch, comme ici…) pour apprécier la finesse du rendu. D’autant que, si les opinions politiques du jeune alors Ōe Kenzaburō sont bien connues et l’étaient déjà à l’époque, il ne « juge » pas ici – l’emploi de la première personne le prohibant peut-être… Si les nationalistes « de base », casseurs de rouges, dans leur naïveté et leur violence brute, ne sont pas loin de susciter les sarcasmes du narrateur (qui n’en embrasse pas moins ladite violence, alimentée par une haine de tous les instants, comme moyen de se réaliser enfin), d’autres pourtant, et bien sûr Sakakibara en tête, forcent la sympathie sinon le respect… L’accomplissement de Seventeen dans la plus radicale militance tient sans doute au moins autant, si ce n’est plus, de la quête égocentrique d’identité et de renforcement de soi contre un monde décidément hostile, que de l’engagement sincère et de la foi politique, mais sans doute ne faut-il en fait pas opposer ces deux dimensions : elles se complètent, et c’est bien le propos. L’inscription de la nouvelle dans un cadre historique et politique précis, au-delà du seul fait-divers qui la fonde, participe enfin de sa réussite – et, à bon droit ou pas, cela n’a pas manqué de me rappeler un autre immense texte de la littérature contemporaine japonaise, publié quelques années plutôt à peine (1956)… et justement dû à un auteur d’extrême droite : Le Pavillon d’or, de Mishima Yukio (un livre qu’il faudra que je relise, d’ailleurs). J’ai le sentiment qu’on est dans un registre assez proche…

 

Si « Le Faste des morts » ne m’a pas forcément convaincu plus que cela, « Le Ramier » et « Seventeen » ont bien autrement emporté mon adhésion. Il n’est sans doute pas donné à tout le monde d’écrire des textes aussi forts et subtils – car ils sont bien plus subtils qu’ils n’en ont l’air, et surtout « Seventeen » qui, répétons-le, n’est pas la caricature que l’on suppose tout d’abord –, a fortiori à un âge aussi précoce. Mes premiers doutes ont donc été balayés, et, là encore, j’ai tout une œuvre à découvrir – éventuellement bien différente de ce recueil « juvénile », d’ailleurs ; encore qu’Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants, qui patiente dans ma bibliothèque, s’inscrive probablement toujours dans ce registre ou un registre assez proche ; on verra…

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The Dark Barbarian That Towers Over All, de Don Herron (ed.)

Publié le par Nébal

The Dark Barbarian That Towers Over All, de Don Herron (ed.)

HERRON (Don) (ed.), The Dark Barbarian That Towers Over All, foreword by Charles Hoffman, [s.l.], The Cimmerian Press, [1984, 2004] 2014, 634 p.

 

The Dark Barbarian That Towers Over All est une de ces grosses compilations plus ou moins improbables en arbre mort, mais qui trouvent parfaitement leur raison d’être en numérique ; il s’agit, pour l’essentiel, de la reprise en un unique volume de deux anthologies critiques howardiennes, toutes deux éditées par Don Herron : The Dark Barbarian, tout d’abord et surtout, qui, en 1984, a semble-t-il constitué un tournant en étant le premier livre chez un éditeur « académique » à prendre Howard et son œuvre au sérieux (Don Herron y revient sans cesse, et peut-être d’autant plus parce qu’il déteste les « professeurs »…), et ensuite son complément de 2004, The Barbaric Triumph ; autant dire que l’on trouve là de très gros morceaux de critique howardienne – probablement indispensables à l’appréhension contemporaine de l’œuvre. Cette édition numérique autorisant tous les compléments, Don Herron y a enfin ajouté des textes de son seul fait : tout d’abord le bref recueil au nom improbable (mais expliqué) « Yours For Faster Hippos » : Thirty Years of « Conan vs Conantics », et ensuite des articles épars, publiées après The Barbaric Triumph… et qui, hélas, donnent une très vilaine image de l’auteur, aussi infect en tant que personne que pertinent en tant que critique.

 

Avant d’entamer tout cela, nous avons droit à une préface globale, « Hard-Boiled Heroic Critic », signée Charles Hoffman – un nom important de la critique howardienne, sans doute, et qui revient en tout cas abondamment sur son propre article, antérieur, « Conan the Existentialist » (révisé plus tard en « Conan the Existential », et repris sous cette forme dans The Barbaric Triumph), avec somme toute assez peu d’humilité… Mais il est vrai, à en juger par ce qui suivra, que l’humilité n’est probablement pas une vertu cardinale des critiques howardiens – ce en quoi ils ressemblent tout à fait aux critiques lovecraftiens (certains, dont Hoffman, sont les deux, d’ailleurs : le lien entre Howard et Lovecraft favorise les études comparées). Quoi qu’il en soit, Charles Hoffman insiste sur l’intérêt de The Dark Barbarian, effectivement un tournant majeur dans la critique howardienne, dépassant le seul champ des fanzines spécialisés pour conférer à son contenu une « légitimité académique » qui ne laissait sans doute pas Don Herron indifférent, quoi qu’il ait pu dire par la suite concernant cette approbation officielle. Cet ouvrage essentiel permettait donc de revenir en volume sur quelques mythes, d’assurer le « sérieux » de l’œuvre howardienne autant que de son étude, en mettant aussi en valeur les nombreuses facettes d’une production littéraire intense, qu’on aurait bien tort de limiter aux seuls récits de Conan – sans dénigrer ces derniers pour autant, hein… Hoffman note en tout cas combien la matière a évolué, tout particulièrement en revenant sur l’article qui donne son titre à l’anthologie, et dû à Don Herron lui-même : ce dernier cherche à y exprimer la substantifique moelle des récits de Conan, en les distinguant de ses déviations du côté des comics ou du cinéma – entreprise hardie, pour un résultat peut-être un brin confus… De manière très significative, le préfacier y préfère largement, et nombreux semble-t-il sont dans ce cas, un autre article, « Robert E. Howard : Hard-Boiled Heroic Fantasist », plus pointu à certains égards, et démontrant que Howard, quoi qu’on ait pu en dire, ne devait pas être rangé dans la famille des auteurs de fantasy d’alors et de quelque temps après encore (de William Morris et Lord Dunsany à J.R.R. Tolkien, bien sûr, et peut-être au-delà), famille dans laquelle il ne pouvait d’une manière ou d’une autre s’intégrer : s’il y avait un « groupe » à déterminer, pour lui, ce serait bien davantage celui, contemporain et bien éloigné de toute fantasy, du polar « hard-boiled », à la Hammett et Chandler – avec cette remarque bienvenue, opposant Sherlock Holmes et Sam Spade : on transpose à la fantasy, et c’est de suite très éloquent. Cet article était signé « George Knight », inconnu au bataillon – en fait, il a fallu attendre bien longtemps après l’aveu de Don Herron (repris en bonus) : « George Knight », c’était lui ! Il avait employé ce pseudonyme pour éviter de signer de son nom deux articles dans son anthologie critique – mais, ainsi que le fait remarquer Charles Hoffman, qu’il ait conservé son vrai nom pour un article très ancré dans son temps et plus ou moins satisfaisant en définitive, et employé un pseudonyme pour sa contribution la plus essentielle et appelée à être commentée et développée, témoigne des changements radicaux dans la critique howardienne depuis la parution originale de The Dark Barbarian.

 

Le préfacier, bien sûr, aborde bien d’autres questions également étudiées dans les deux anthologies… Mais cela reste du domaine de la présentation, n’appelant sans doute pas davantage de commentaires ici. Et il en va de même, comme de juste, pour l’ « Introduction » de Don Herron à The Dark Barbarian – passons (enfin, en relevant quand même que, même dans cet ouvrage jugé essentiel et autrement plus au fait que tout ce qui précédait, la « légende noire » à la Lyon Sprague de Camp, colportée au fil d’articles avant d’intégrer la biographie polémique Dark Valley Destiny, ne manque pas de perturber les vagues éléments biographiques rapportés – avec par exemple le petit Robert chétif et brimé par ses camarades, et, à l’autre bout, son suicide « romancé »).

 

Le premier critique à intervenir ici n’est certes pas le moins connu : Fritz Leiber, avec « Howard’s Fantasy », dont le titre est assez explicite. Cet autre grand nom du genre « sword and sorcery » livre ici une lecture (plutôt qu’une analyse) très personnelle des récits de fantasy de Howard – en mettant cependant au premier plan les Conan, ce que tous les critiques (depuis, surtout ?) ne sont pas forcément enclins à faire. Quoi qu’il en soit, si Leiber s’attarde un instant sur Kull en tant que figure macbéthienne, il ne traite pour ainsi dire pas de Bran Mak Morn ou Solomon Kane – sans parler, du coup, des récits moins « cycliques »… L’article, à vrai dire, m’a quelque peu déçu – et, sur le tard, tourne probablement un peu trop au « catalogue », distinguant les « bons » Conan (qui sont aussi les meilleurs Howard, à l’en croire) et les « mauvais » Conan (qui seraient ce que Howard a commis de pire – tout cela est sans doute à débattre). Ceci étant, ce « catalogue » n’est pas totalement dépourvu d’aspects intéressants : ainsi, si Leiber prise avant tout « Beyond the Black River », qui se trouve être ma nouvelle de Conan préférée (nous sommes Légion), on peut s’étonner de ce qu’il dénigre autant « Red Nails » (mais c’était semble-t-il un trait assez répandu à l’époque, la nouvelle ayant été considérablement réévaluée par la suite ?), comme à vrai dire la plupart des Conan « à formule » jouant sur le thème de la civilisation disparue. Pour autant, Leiber se montre très bon public dans l’ensemble, et ce quand bien même il a régulièrement quelque chose de taquin (voir notamment les développements portant sur le lesbianisme chez Howard, et tout particulièrement son usage ô combien répétitif des séquences où telle jeune et jolie fille nue fouette telle autre jeune et jolie fille nue ; mais rappelons que Leiber lui-même, dans les textes entourant son « cycle des Épées », était volontiers revenu sur la dimension sexuelle de sa propre production, qu’il lui jugeait essentielle – chose qui devient on ne peut plus flagrante avec les deux derniers livres du cycle, qui hélas ne m’ont pas du tout convaincu…). Les « critiques » n’en sont donc pas forcément, et quand Leiber qualifie la majeure partie de la production de Howard de « boyish », il ne faut pas nécessairement y voir un blâme. Par ailleurs, on le voit louer sans ambiguïté aucune la prose de l’auteur (ou sa poésie en prose ?), aspect qui, pour le coup, ne me convainc pas forcément tout le temps… mais d’autres y reviendront, et tout de suite, même.

 

En effet, Donald Sidney-Fryer, surtout connu en tant que spécialiste de Clark Ashton Smith, livre immédiatement après un « Robert E. Howard : Frontiersman of Letters » très court (d’autant plus qu’il cite abondamment, et sans commenter – il y a même probablement plus de citations que de paragraphes dus à l’auteur), et qui cette fois ne m’a vraiment pas convaincu. Pluie d’éloges sur les poèmes en prose de Howard – y a pas mieux en anglais, sauf Clark Ashton Smith of course. Moi je veux bien, hein – mais j’aurais aimé que l’auteur me le démontre, plutôt que de se contenter de me le dire… Mais il est vrai que je ne suis sans doute pas très réceptif à cette dimension de l’œuvre des deux stars de Weird Tales – les développements sur le poème en prose comme genre peu ou prou spécifiquement français m’ayant assuré que je ne connaissais absolument rien à tout cela…

 

Steve Eng poursuit dans cette voie avec son long article « Barbarian Bard : The Poetry of Robert E. Howard », ultérieurement considéré comme l’étude essentielle en la matière ; si le sujet n’est pas forcément si éloigné que cela de l’article précédent, l’auteur se montre autrement plus ambitieux et solide, s’étendant à longueurs de pages sur l’abondante production poétique de Robert E. Howard, mais sans négliger l’analyse pour autant – on évite ainsi le piège de la paraphrase, qui aurait rendu ce gros morceau pénible… d’autant qu’il a bien malgré tout un aspect « catalogue », tout particulièrement quand il s’agit de « classer » les poèmes de Howard en fonction de leur genre : héroïque en tête, comme de juste, mais pouvant aussi traiter de la guerre (et non, ce n’est pas tout à fait la même chose – voir notamment les poèmes sur une Première Guerre mondiale que le poète n’avait certes pas vécue, ce qui ne l’empêchait pas de livrer à l’occasion telle ou telle évocation noire des combats dans les Flandres), de la sorcellerie et du satanisme (touche « weird » dans le premier cas, sans doute plus « décadente » dans le second), de l’horreur au sens plus large (on y évoque l’influence possible de Lovecraft, et notamment de son cycle de sonnets Fungi From Yuggoth ; par la bande, on mentionne aussi à ce moment Justin Geoffrey, le poète fou de Robert E. Howard, et les jeux d’emprunt qu’il a suscité), de l’errance (très souvent – beaucoup de poèmes traitent de l’appel de la route, de l’évasion qu’elle pourrait ou devrait procurer, même si notre barde n’avait pas forcément très souvent quitté Cross Plains et encore moins le Texas), de paysages et de nature (Texas toujours – et, amusant à noter, la mer, rejoignant la thématique de l’errance, sauf que, ai-je cru comprendre, Howard n’a vu la mer qu’une seule fois au cours de sa courte vie), ou encore de sa propre personne (ici, comme de juste, on s’étend tout particulièrement sur le thème du suicide…), etc. Tout ceci est fort bien fait, même si la classification, par essence, achoppe à l’occasion sur des entre-deux (je pense par exemple au thème de la résurrection ou « mémoire raciale ») – et il en va sans doute de même pour la dernière partie de ce long article, plus « technique », traitant de versification, de métrique, de rythme, etc. ; autant de notions qui me dépassent largement dans la poésie française, alors forcément, dans la poésie anglo-saxonne… Là, j’étais clairement largué. Entre les deux, nous trouvons des analyses un peu plus marquées des thèmes, plutôt que des seuls registres, et là j’ai été moins convaincu, globalement – fâcheuse impression que l’auteur tend à calquer sa propre philosophie sur celle de Howard ? Il ne serait pas le seul dans The Dark Barbarian That Towers Over All… Mais, au fond, je ne saurais dire, ne connaissant peu ou prou rien à la matière. Certes, la présence de BHL dans la biblio ne m’a pas laissé indifférent, mais c’est parce que je suis mesquin. Demeure l’idée d’un poète quelque peu anachronique, prisant à l’heure où la poésie de langue anglaise se révolutionne (référence incontournable semble-t-il : The Waste Land de T.S. Eliot) des formes jugées plus archaïques, si sa manière de les approcher et les thèmes qu’il développe sont peut-être plus « modernes », finalement. Demeure parallèlement l’éloge du sens du rythme de l’auteur, nombre de ses poèmes étant des courses ou du moins évoquant le mouvement, avec une métrique plus instinctive que précise, mais finalement plus appréciable que le portrait qu’en tirait Howard lui-même, d’un rimailleur amateur, ne connaissant rien à la technique, et ne passant jamais plus d’une demi-heure sur un poème… ce qui n’est peut-être pas tout à fait exact – comme nombre de ses allégations portant sur son travail.

 

Après quoi Dennis Rickard nous ramène en des territoires autrement parlants en ce qui me concerne, avec « Through Black Boughs : The Supernatural in Howard’s Fiction ». Le surnaturel est ici entendu au sens large, pouvant couvrir tant la fantasy que l’horreur, même si, pour éviter des redondances, je vais surtout m’intéresser ici à la seconde (ou disons au fantastique) – et si l’influence de Lovecraft y est nécessairement discutée, elle peut cependant apparaître plus limitée qu’on ne le croirait au premier abord. Bien sûr, il y « The Black Stone », qui est un pur pastiche (et plutôt convaincant par ailleurs, même si je n’irais certes pas jusqu’à me montrer aussi admiratif que l’auteur et d’autres howardiens qu’il cite ; en même temps, je serais nettement moins sévère que le sévère S.T. Joshi, hein, qui n’apprécie visiblement guère Howard…). L’idée générale, cependant, est le caractère relativement accessoire du surnaturel chez l’auteur – dont les récits sont avant tout d’aventure. Certes, ce n’est pas toujours le cas… Mais ses tentatives de livrer des récits contemporains où le surnaturel est au premier plan ont globalement donné des échecs, ou du moins des textes mineurs. Deux exceptions au moins, plus longuement discutées : « Pigeons From Hell », bien sûr, mais aussi « Black Canaan » (qui contient certes des choses assez remarquables, si son racisme outrancier m’en a rendu la lecture pénible…) ; que ces deux récits assez longs jouent autant de l’atmosphère n’a par contre rien d’un hasard. Des autres nouvelles du genre, les meilleures sont sans doute celles qui usent d’un cadre « régional », on le répète – ce qui vaut notamment pour « The Horror From the Mound », qui est ainsi bien plus qu’un énième récit de vampire, et qui introduit également le thème « western » de l’œuvre howardienne, détaillé dans l’article suivant. Le rapport de Howard au surnaturel soulève en tout cas nombre de questions intéressantes – bien abordées dans l’article, encore que certaines appelleraient probablement des développements supplémentaires ; j’en relèverai ici deux : comment expliquer que Howard, dans ces conditions, et alors qu’il n’a jamais cherché à se faire une culture dans le genre (ne serait-ce qu’au travers d’une collection d’ouvrages), à la différence de son correspondant Lovecraft rassemblant de la documentation pour écrire son essai Supernatural Horror in Literature et révolutionner sa propre approche (et l’approche bientôt dominante, sans qu’il en ait eu conscience), comment expliquer, donc, que Howard soit pourtant toujours (non – longtemps : les dernières années, son engagement dans le western, et surtout le western burlesque des Breckinridge Elkins et compagnie, est bien aux antipodes du « weird west ») retourné au surnaturel, même seulement à titre accessoire ? Certes, il y avait le besoin d’évasion ; certes, il y avait aussi le marché spécifique de Weird Tales – qui l’a lancé et constituait peu ou prou son unique lecture dans le genre… Mais est-ce suffisant ? Aucune idée, hein – je lance naïvement la question dans le vide… Et un deuxième sujet qui me paraîtrait intéressant (et qui a indéniablement été traité, c’est juste que je manque de références, et que les rares dont je me souviens ne sont pas assez solidement établies dans ma mémoire défaillante d’ignare…) : plutôt que de revenir à l’influence supposée de Lovecraft, qu’en est-il des influences en fait communes aux deux auteurs ? Ici, je pense tout particulièrement à Arthur Machen (peut-être aussi, dans une moindre mesure, à John Buchan – vague souvenir d’un excellent article de l’excellent Michel Meurger) : le présent essai s’attarde à bon droit sur « Worms of the Earth » et les récits relatifs au « Petit Peuple » que l’on trouve sauf erreur en français dans le volume Bran Mak Morn (celui que j’avais préféré, d’ailleurs, même si je l’avais lu à un mauvais moment, d’interruption du blog qui plus est, faudrait que je me le refasse…), et c’est un sujet tout à fait intéressant… d’autant qu’il débouche éventuellement sur d’autres questions (la dévolution, notamment – thématique qu’il pourrait être intéressant d’envisager parallèlement à celle de la dégénérescence chez Lovecraft ; de même que l’on pourrait sans doute étudier de la même manière d’autres procédés ou thèmes communs, des connotations du monde souterrain à la survivance cachée de civilisations disparues). Il y a bien d’autres choses dans cet article (les serpents, l’usage des fantômes, la thématique de la résurrection ou de la « mémoire raciale », bien sûr…), mais c’est déjà bien, non ?

 

Puis nous passons à Ben P. Indick, pour « The Western Fiction of Robert E. Howard ». Un article qui confirme que j’aimerais beaucoup lire les westerns, qu’ils soient sérieux ou humoristiques, de Howard… et peut-être bien surtout ces derniers, en fait (dont le style très familier/argotique, etc., m’effraie, me dissuadant de tenter l’expérience en anglais ; dommage que Bragelonne n’ait pas poursuivi sa collection dans ce champ…). L’article est solide, et, chose très appréciable pour le lecteur pas très compétent dans mon genre, inscrit la production howardienne de westerns dans l’histoire littéraire du genre, remontant aux prototypes d’avant l’Ouest tel que James Fenimore Cooper, pour suivre la destinée du genre au fil de l’exploration de la Frontière, à travers les dime novels, puis les pulps, ici Howard, et envisageant quelques prolongements plus tardifs (beaucoup de noms qui me sont parfaitement inconnus, même si j’ai relevé Louis L’Amour – encore jamais lu – ou, qui me parlent davantage, l’excellent Shane de Jack Schaefer, ou le plus excellent encore Larry McMurtry – mais pas encore pour Lonesome Dove, qui ne sortirait qu’en 1985, l’année suivant The Dark Barbarian, donc ; j’ai toutefois été un peu surpris que l’excellent Warlock de Oakley Hall ne figure pas dans ces références ultérieures – il me paraît très « howardien », à sa façon). Cet article me paraît bien entrer en résonance avec Blood & Thunder, la biographie bien plus tardive signée Mark Finn, détaillant le cheminement de Howard vers le « régionalisme » (encouragé d’ailleurs par un certain nombre de ses correspondants, Lovecraft inclus) – caractère qui est dès lors étudié chez les autres auteurs du genre cités. Notons cependant que, si le western est d’abord entendu au sens large, disons – incluant en tout cas des récits « weird » tels que, bien sûr, « The Horror From the Mound », mais aussi éventuellement, là encore, « Black Canaan » et « Pigeons From Hell » (on s’éloigne un peu de la Frontière, quand même), mais faisant à plus ou moins bon droit – trouvé-je – l’impasse sur les ultimes Conan, fort western au fond, et peu importe qu’ils se déroulent durant l’Âge Hyborien, tels « Beyond the Black River » et éventuellement « Red Nails », la matière devient plus strictement entendue par la suite : y triomphent les westerns burlesques et issus de la tradition du « tall tale », à la Breckinridge Elkins, donc, tandis que les westerns plus « sérieux » dans leur approche sont jugés plus « calibrés pulp » et au fond sans grand intérêt – à l’exception toujours citée de « The Vultures of Wahpeton » (qu’il faudra bien que je lise un jour).

 

On en arrive à l’article essentiel signé « George Knight » (qui est donc Don Herron lui-même ; amusant de voir les notes en fin d’article où « George Knight » remercie son copain Don Herron pour telle ou telle analyse, suggestion ou anecdote… Mentionnons aussi la biographie fantaisiste en fin de volume !), et intitulé « Robert E. Howard : Hard-Boiled Heroic Fantasist ». Et c’est certes, à la hauteur des louanges de Charles Hoffman (et de bien d’autres sans doute – autres que Don Herron lui-même, en tout cas…), un très bon article, développant une thèse que j’avais donc esquissée plus haut, affirmant la différence voire l’opposition entre la fantasy de Robert E. Howard et celle, anglo-saxonne, de « l’intellectuel » William Morris, de « l’aristocrate » Lord Dunsany ou du « professeur oxonien » J.R.R. Tolkien – Howard n’était certes rien de tout ça… D’où l’inanité des critiques parfois bien sévères, louant la « high fantasy » des trois cités et de certains de leurs continuateurs (autrement médiocres parfois, broumpf…), et recalant ainsi sans forcément le dire Howard et sa « sword and sorcery » (ou « sword and sinew » ?) dans les rangs d’une « low fantasy » – laquelle a depuis été constituée en tant que genre sans jugement de valeur, mais ce n’était probablement pas le cas alors. Apprécions une chose : l’auteur ne fait heureusement pas dans le « Howard vs. Tolkien, FIGHT ! », réflexe qu’il m’a semblé rencontrer un peu trop souvent… Mais on rejoint par ailleurs les éléments envisagés plus haut concernant le rapport de Howard à la fantasy, il est vrai. Et, du coup, non : pour « George Knight », si Howard doit appartenir à une famille, c’est, bien loin de la fantasy racée anglo-saxonne, avec ses elfes et ses dragons, à celle des auteurs de polars « hard-boiled », les Hammett et Chandler, etc., qui ont joué la carte du « réalisme » (vertu devenue cardinale chez le fantaisiste Howard, y compris dans sa fantasy et notamment ses Conan – et probablement d’une certaine manière chez Lovecraft également, mais là on s’éloigne pour ce qui est des autres attributs du genre), pour livrer une littérature ancrée dans le quotidien (prolétaire ?) des lecteurs. Et c’est très pertinent, oui – y compris dans les références plus ou moins communes à la figure du « hobo », chez Jack London ou encore Jim Tully (davantage oublié, amplement commenté), auteurs que Howard admirait profondément. Je ne suivrais pas « George Knight » partout – ainsi quand il fait de Solomon Kane une variation sur le « hobo » (le fanatisme du Puritain me paraît franchement incompatible, là, comme ça…), mais globalement il fournit bien une analyse intéressante et probablement pertinente – qu’on le suive ou non, enfin, dans sa détermination d’une littérature « américaine », par essence faite par et pour des immigrés de seconde classe, des prolos recalés et oppressés par leurs patrons, des boxeurs qui tombent et se relèvent – ces « iron men » qu’admirait par-dessus tout Howard –, des vagabonds mystiques… et des « héros » qui ne se perçoivent pas comme tels, qui vivent dans la douleur inhérente à la violence réelle, mais sont probablement moins cyniques qu’ils le prétendent. Manque peut-être une toute petite chose à cet article, encore que je n’en sois pas bien sûr – une distance critique supplémentaire ? Voyez les très intéressants et très pertinents développements sur le tout début d’Almuric : ce qui y est dit est très juste et bienvenu… mais ledit roman inachevé n’est pas franchement une réussite, et peut-être aurait-il été pertinent de tenir compte des hauts et des bas de « l’auteur professionnel » (autre dimension « américaine » sur laquelle s’étend à bon droit « Knight », et Glenn Lord y revient immédiatement après) ; mais je ne sais pas, au fond. À lire, en tout cas.

 

Glenn Lord, donc, livre ensuite un « Robert E. Howard : Professional Writer » sans doute utile, néanmoins trop factuel pour que j’en dise grand-chose ici… On y étudie les différentes étapes de la production littéraire assumée comme commerciale de l’auteur. Son refus de tout travail plus « traditionnel » étant vite posé, nous le voyons très vite écrire dans le but d’être publié et d’en tirer un revenu décent. Le rapport de Howard à Weird Tales, la revue qui l’a lancé en acceptant ses premiers textes (il n’y en aurait pas moins quelques années de vide avant que la machine se lance pleinement, années de doute et de crainte, passablement douloureuses), est bien entendu exposé sous toutes ses coutures, mais aussi ses tentatives – parfois fructueuses, et bien davantage d’ailleurs (rappelons que Weird Tales payait mal, censément à publication et non à acceptation, et malgré tout avec du retard – à la mort de l’auteur, « The Unique Magazine », auquel il avait plus ou moins arrêté de soumettre depuis quelques années déjà, lui devait encore un joli paquet, qui serait ultimement versé à son père, le Dr Isaac M. Howard), s’essayant à différents styles en fonction des opportunités ; il y affiche son goût des fictions historiques, hélas tout sauf rémunératrices (même chose probablement pour la poésie), on y évoque son succès dans le western, et on le voit même s’essayer à des registres quelque peu improbables, comme les « detective stories » qu’il exécrait globalement (et ça se sentait, visiblement), ou les récits « spicy », sur la recommandation de son compère E. Hoffmann Price – ça n’a pas duré, dans l’ensemble (même si l’érotisme ne laissait certes pas l’auteur indifférent – sa bibliothèque en témoigne, plus loin dans cette anthologie). Mentionnons quelques remarques en passant sur d’autres dimensions moins souvent évoquées, comme ses très rares (deux, semble-t-il) travaux de révision… Pour le reste, c’est assez connu dans l’ensemble, même s’il fallait bien y revenir dans ce contexte.

 

Le dernier article de l’anthologie originelle lui fournit son titre : c’est donc « The Dark Barbarian », signé Don Herron lui-même (et sans masque, cette fois). Un article assez long et complexe, qui se disperse d’ailleurs peut-être un peu à cet égard, mais n’en contient pas moins beaucoup de choses intéressantes (et quelques-unes qui me paraissent contestables, mais c’est le jeu). Dans un premier temps, l’auteur traite des apports spécifiques de Howard à la littérature de fantasy, notamment au travers de sa conceptualisation de la figure du barbare – mettant en avant des traits relativement explicites, et qui pourtant n’ont pas toujours retenu l’attention des imitateurs. Je suis un peu sceptique sur la comparaison avec les personnages de Tarzan et de Mowgli, il me semble que c’est autre chose, franchement… Par contre, la comparaison du personnage de Conan avec d’autres grands succès populaires dans des genres bien différents (tel l’inspecteur Harry, par exemple – il s’agit d’aller au-delà du personnage créé par un auteur et repris par d’autres, que ce soit Frankenstein, Dracula, Sherlock Holmes, Tarzan, James Bond, encore que ces derniers notamment permettent des comparaisons utiles), est sans doute plus juste (même si la supposée « obsolescence » du barbare, telle qu’avancée par l’auteur, me paraît pour le moins critiquable). Par la suite, on appréciera le regard porté sur la cohérence philosophique de l’œuvre (d’aucuns, longtemps, croyaient visiblement louer Howard en supposant son absence de « philosophie », et c’est une chose qui, sans surprise, agace profondément Herron…), le caractère crédible du personnage au regard d’une cohésion interne essentielle, si ce n’est au regard de la réalité historique (chose dont Howard était sans doute bien conscient), et la tonalité globale « sombre » des récits howardiens – tout ceci s’associant pour constituer la figure archétypale du « sombre barbare », voire (en référence donc à l’article de Charles Hoffman, repris plus loin dans The Barbaric Triumph) du barbare « existentiel » ou « existentialiste ». C’est une nouvelle occasion de revenir sur ce qui distingue la fantasy howardienne – peut-être même au point de lui conférer une connotation post-moderne (le goût pour les personnages sombres et torturés étant supposé plus tardif, ce qui est probablement à débattre ; mais l’exemple populaire de Star Wars me paraît pour le coup peu convaincant, si le Silver Age des comics est sans doute plus pertinent) – de la fantasy des Edward Morris, Lord Dunsany et J.R.R. Tolkien, à la manière de l’article publié sous le pseudonyme de « George Knight » déjà évoqué, pour le rapprocher, dans le fond comme dans la forme, d’autres courants (et notamment donc le polar « hard-boiled »). Ici, sans doute l’analyse côté Howard est-elle pertinente, elle l’est peut-être moins dans son approche de ceux d’en face, même si je ne saurais pas en jurer… Retenons du moins le rapport à l’histoire et à la mythologie, essentiellement différent, expliquant les divergences entre un Howard et un Tolkien, et plus encore entre la Terre du Milieu et l’Âge Hyborien (occasion de contester la notion de « monde secondaire » appliquée à Howard – cela vaudrait-il aussi pour Tolkien ? Tous deux traitent après tout d’un passé antédiluvien…). Je relève aussi la parenté supposée plus pertinente, quitte à en chercher une, avec le canular d’Ossian… Peut-être, je n’en sais rien. La deuxième partie de l’article, si elle cultive bien quelques liens essentiels avec ce qui précède, aborde pourtant un champ autrement vaste : la perception faussée de l’œuvre howardienne du fait des « collaborations posthumes » (le rôle de Derleth à l’égard de Lovecraft y est étudié, comme un préalable à l’action de Lyon Sprague de Camp, Lin Carter et d’autres encore sur les récits de Conan), rappelant une évidence qui ne l’était pas forcément alors (et peut-être même ne l’est-elle pas tout à fait aujourd’hui), à savoir qu’il serait absurde de juger Howard sur la base de textes qu’il n’a pas écrits, et qui n’ont peu ou prou rien à voir, ni avec son style, ni avec son propos (l’influence étrange de ce qui est probablement le pire récit de Conan, « The Vale of Lost Women », est par ailleurs assez amusante à étudier) ; l’article se montre sans doute très pertinent à cet égard – probablement plus, d’ailleurs, que le « Conan vs Conantics », du même auteur, antérieur, et repris en bonus dans « Yours For Faster Hippos » : Thirty Years of « Conan vs. Conantics », plus loin. Une nouvelle dimension, pourtant, s’y ajoute, concernant cette fois les adaptations à d’autres médias, pour l’essentiel en trois temps : les couvertures de Frank Frazetta (admirées – au point de dénigrer tout le reste, on aura l’occasion d’y revenir), puis les comics de la Marvel (globalement tolérés sinon appréciés, ou du moins envisagés comme constituant des adaptations « légitimes »), enfin le tout récent alors film de John Milius – et ici l’auteur ne s’étend guère, au-delà du relevé d’inévitables différences quant aux jeunes années du personnage, souvent mises en avant par les critiques howardiens, à bon droit sans doute si l’on s’en tient à la pure exégèse historique, mais dont la pertinence au-delà m’a toujours laissé un peu perplexe ; certes, il est aussi fait mention de ce qu’Arnold Schwarzenegger n’est pas davantage le Conan de Howard que Johnny Weissmuller n’est le Tarzan de Burroughs… Mais cela nous conduit en fait à la conclusion de l’article, parfois embarrassée, néanmoins intéressante : pour Don Herron, il ne fait guère de doute que l’œuvre howardienne, notamment quand elle porte sur Conan mais aussi au-delà, sera bien un jour appréciée pour elle-même, en faisant le tri des « imitateurs » ; on peut espérer que ce soit globalement le cas maintenant (Don Herron lui-même, dans le contenu bonus, semble pourtant en douter…), encore qu’il y ait sans doute bien du chemin à accomplir… Pour autant, la simple existence de ces imitateurs, et a fortiori leur succès parfois conséquent, au moins en termes commerciaux ou plus largement encore de popularité, sans même parler de leur volume écrasant par rapport aux textes « canoniques », ne saurait être balayée d’un simple geste de mépris – d’une manière ou d’une autre, ces visions de Conan, aussi contradictoires soient-elles, ont contribué à la conceptualisation du genre sword and sorcery et de la figure essentielle du barbare de fantasy, et, s’il ne faut pas les percevoir comme « du Howard », bien sûr, leur étude parallèle, consciente, pourrait néanmoins s’avérer extrêmement utile et fructueuse, aussi mauvaises ces variations soient-elles – au point en fait de rejaillir en définitive sur Howard lui-même, pour mettre d’autant plus en avant, paradoxalement ou pas, la force et la singularité de sa création.

 

The Dark Barbarian s’achève sur deux appendices. Le premier s’intitule « Robert E. Howard’s Library », et c’est un catalogue des titres de la bibliothèque de Robert E. Howard légués à l’Université Howard Payne, catalogue édité par Steve Eng après une introduction de Don Herron. Un outil de recherche pour l’essentiel – aussi n’en ai-je pas forcément grand-chose à dire… On relève quand même que la conservation et communication des titres ne se sont pas effectuées au mieux (notamment pour ce qui est des pulps ayant publié Howard, comme de juste – ils ne figurent d’ailleurs pas dans cette liste) ; à terme, la collection ou ce qui en restait sera de toute façon « rendue » aux amateurs de Robert E. Howard, à la maison de l’auteur à Cross Plains. Autrement, on notera que ce catalogue contient très, très peu de fictions – il s’agit pour l’essentiel d’essais historiques ou biographiques. Il y a peut-être quelques étrangetés dans le tas, mais je ne me sens pas de les relever – si ce n’est, d’une cruelle ironie, qu’on y trouve un machin de « motivation » promettant aux lecteurs d’apprendre à être heureux, ben tiens…

 

Le deuxième appendice, justement, « Howard’s Suicide », pourrait à vrai dire constituer un article à part entière, au-delà de sa brièveté… mais ça serait un très mauvais article, hélas. Traiter du suicide de Howard est décidément bien difficile – et si, bien sûr, je n’accepte pas le réflexe primitif consistant à attribuer ce geste fatal à la « folie » de l’auteur (c’est quoi, la « folie » ?), réflexe pouvant conduire, du fait de la gêne qu’il traduit, à évacuer tout autre question le concernant ou concernant son œuvre, le fait est que je ne me retrouve pas davantage dans ce quasi-catalogue de « suicidés géniaux », et dans l’idée plus globale que le génie favorise le suicide (Don Herron adopte à vrai dire une attitude très ambiguë à cet égard, rejetant d’abord formellement cette « thèse »… quand son catalogue, ensuite, semble pourtant l’illustrer). C’est une question trop complexe et délicate pour être expédiée comme cela (à mon sens, le « génie » vaut bien ici la « folie »…) ; quant à la tendance, presque systématique, à rationaliser le geste à tout prix… Non, franchement, non : à ce stade d’errance, c’en est embarrassant…

 

Cette ultime fausse note ne change rien à l’essentiel : en dépit de quelques moments un peu plus faibles (pour l’essentiel, à mes yeux, l’article de Donald Sidney-Fryer), le bilan de The Dark Barbarian est assurément positif – c’est là une anthologie critique ambitieuse, et à la hauteur de ses intentions.

 

Vingt ans plus tard, en 2004 donc (et dans des circonstances particulières, sur lesquelles Don Herron, très content de lui, reviendra ultérieurement, et ce n’est pas forcément pour le mieux…), The Dark Barbarian se voit attribuer une « suite », intitulée The Barbaric Triumph ; les études howardiennes ont bien changé entre-temps (sans doute en partie du fait de The Dark Barbarian), et cette nouvelle anthologie en fait état. Je note, impression peut-être erronée, qu’elle me paraît mettre l’accent sur les considérations philosophiques (et c’est que je retiens essentiellement de l’ « Introduction » de Don Herron, s’il n’y a rien d’autre à en dire) – mais avec sans doute plus ou moins de pertinence.

 

Un petit hors-d’œuvre anecdotique : l'article intitulé « A Voice from the Past : An Overture From December 1943 », en fait un plaidoyer d’un certain Paul Spencer suppliant la jeune maison Arkham House de publier les œuvres de Robert E. Howard, autrement condamnées à la disparition à brève échéance…

 

Le premier véritable article, déjà évoqué, est le séminal « Conan the Existential » de Charles Hoffman (révision d’une première version titrée « Conan The Existentialist »), qui nous immerge donc d’emblée dans la dimension philosophique de The Barbaric Triumph. Un article qui m’a paru étonnamment court… et probablement un peu décevant (au-delà de son caractère fondateur que je suis tout à fait prêt à reconnaître). J’ai le sentiment, en effet, d’une démonstration manquant un peu trop de s’appuyer sur des bases solides – et, si l’intuition me paraît globalement pertinente et bienvenue, son assise en l’état me paraît trop branlante et évasive pour pleinement convaincre. Autre problème potentiel : l’auteur n’applique-t-il pas un eu trop ses propres idées à son sujet d’étude ? Ce n’est pas forcément le cas, mais c’est une question que je serai amené à poser à plusieurs reprises dans cette deuxième anthologie critique… Cela dit, ce réflexe assez commun peut néanmoins susciter de bien bonnes choses (il n’y a pas que des Rémi Mogenet) (pardon). Mais l’intérêt, ici, est peut-être plus « simple », encore que ce qualificatif ne soit sans doute pas le plus pertinent : j’ai tout de même le sentiment qu’il s’agit d’abord pour Charles Hoffman de relever – à bon droit – l’expression d’une philosophie plus complexe qu’il n’y paraît, si globalement cohérente (là aussi, j’y reviendrai), dans une bonne partie de l’œuvre de Howard – et si l’article cite Conan dans son titre, cela va bien au-delà, l’exemple le plus éloquent portant d’ailleurs plutôt sur le morose roi Kull s’interrogeant sur la nature de la réalité et le sens de l’existence (à supposer qu’il y en ait un… mais ici la réponse ne tarde guère). Ma culture philosophique est cependant trop lacunaire, sans doute, pour me permettre d’appréhender au mieux cet article… Notons que la définition du courant, sans surprise, est postérieure à Howard – elle vient de L’Être et le néant, de Jean-Paul Sartre. Des renvois sont toutefois faits à des auteurs antérieurs à cette définition : Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche pour l’essentiel. La conviction d’un monde absurde, en même temps, me paraît insuffisante à elle seule pour qualifier tel ou tel auteur d’ « existentialiste » (même en prenant soin, comme ici, de supposer que Howard n’avait pas conscience de cette appartenance, déterminée après coup). Par ailleurs, je redoute un peu que cette conception fondamentale, malgré la pointe de Sartre supposée la fonder ou plutôt la décrire parfaitement, en étant ainsi limitée d’emblée, passe peut-être un peu à côté de la vraie singularité du personnage, ce qui n’est pas sans poser problème, et plus encore si l’on cherche à déterminer l’essence (aha) de la philosophie howardienne, notamment en ce qu’elle pouvait diverger voire s’opposer radicalement par rapport à celle de Lovecraft, disons… L’absurdité du monde et de la vie est une chose qu’ils partagent – la place de l’homme dans tout ça, par contre… L’article d’Edward A. Waterman, un peu plus loin, est sans doute plus riche à cet égard – quand bien même il peut paraître critiquable sur certains points. Enfin, les comparaisons entre l’œuvre de fantasy de Howard, les sword and planet de Burroughs et les Elric de Moorcock, pour ce que j’en connais, me paraissent franchement trop lapidaires pour pleinement me convaincre (et j’ai par exemple tiqué sur l’assimilation entre le dualisme « loi/chaos » chez Moorcock et l’opposition plus classique « bien/mal » ; bien que n’étant vraiment pas un fan d’Elric, j’ai quand même l’impression que c’est plus compliqué que ça, et que ça s’accommode mal du statut d’anti-héros du geignard albinos, qui sous cet angle n’a pas forcément grand-chose à envier à Conan, quand bien même ce serait en tant qu’anti-modèle… Après, c’est peut-être simplement que j’ai été bien trop tôt irrémédiablement contaminé par les alignements dans Donj’, hein…).

 

On passe à tout autre chose avec Mark Finn et « Fists of Robert E. Howard », article portant sur la passion de Howard pour la boxe, ce qu’elle a pu représenter dans sa vie, son importance dans son œuvre (avec pas mal de récits du marin Steve Costigan disséqués, et quelques aperçus de ses avatars sous d’autres noms, pour des raisons commerciales), enfin – on y revient quand même un peu – les aspects philosophiques qui pouvaient y être liés. Bien sûr, ayant lu il y a peu la biographie dudit Mark Finn, Blood & Thunder, qui s’étend elle aussi sur cette dimension, j’ai eu l’impression (anachronique, oui) d’une « redite », tout en relevant que, cette fois encore, l’auteur a su m’intéresser à un sujet qui ne me parle, euh, « pas vraiment » à la base, et aiguiser ma curiosité pour des textes que je ne connais pas et qui sont sans doute bien plus intéressants que ce que je (parmi d’autres) pouvais croire de prime abord. L'idée de l'écrivain professionnel comme boxeur « homme de fer » se relevant sans cesse est amusante... Un détail, peut-être : ici, Mark Finn reprend l’idée d’un Howard chétif et brimé quand il était mioche, il me semble qu’on en est revenu depuis (y compris lui-même dans sa biographie) ?

 

Edward A. Waterman livre ensuite « The Shadow From a Soul on Fire : Robert E. Howard and Irrationalism », article dont le titre prête à confusion, peut-être, et qui étend en fait le champ de recherche de l’essai antérieur de Charles Hoffman. « L’irrationalisme », ici, doit être entendu dans un sens philosophique, comme l’opposition au rationalisme des Lumières – pas dit que ce qualificatif soit forcément le plus approprié ici, en anglais comme en français (S.T. Joshi juge cela absurde, et s’en prend plein la gueule pour cette raison plus loin dans le recueil)… d’autant que, pour le peu que je crois en savoir, je trouve que l’auteur décrit une histoire de la philosophie un peu trop « mécanique », en attribuant des dates précises (?!) et successives (?!) à tel ou tel mouvement, quand la réalité était sans doute autrement ambiguë et complexe – comme l’était sans doute la philosophie de Robert E. Howard, justement ; mais c’est dans l’analyse de ce fait que réside l’intérêt de l’article. En fait, sur cette base « irrationaliste » et « romantique », qui débouche bien vite, sous la plume de Waterman, sur des noms déjà croisés auparavant (nos pré-existentialistes sinon carrément existentialistes Kierkegaard, Schopenhauer et Nietzsche – je note que les deux derniers ont pu influencer Lovecraft, parallèlement, même si les philosophies globales des deux écrivains étaient bien différentes sur nombre de points essentiels), je retiens donc surtout les variations d’un auteur qui piochait ici, et piochait là, construisant en autodidacte son propre système (avec au cœur, justement, un certain individualisme et un culte de la liberté individuelle s’accommodant plus ou moins bien de tout ça). Je ne me sentirais donc pas, pour ma part, de « définir » la ou une philosophie howardienne, a fortiori sur la seule base du qualificatif (largement péjoratif…) d’ « irrationalisme » ; mais, en fait, c’est peut-être ce qui me le rend sympathique, ici : face à lui, Lovecraft m’a toujours fait l’effet d’un homme du dogme, et des réponses certaines, aussi déprimantes soient-elles – oserais-je dire que notre athée militant, comme c’est hélas assez commun, avait quelque chose d’un religieux dans sa vision du monde ? Howard sans doute bien moins ; on le voit hésiter, parfois, dans des sujets complexes, et notamment dans une série d’oppositions dualistes (dont on trouve bien sûr des échos dans sa correspondance et sa controverse avec Lovecraft – même si, pour le coup, c’est peut-être davantage le débat physique/mental qui s’avère le plus fructueux ici, plutôt que barbarie/civilisation) : de toute évidence, le monisme, qu’il s’affiche matérialiste ou idéaliste, ne le convainc jamais assez ; tour à tour – ou en même temps ? –, Howard achoppe sur les deux antagonistes, et ses influences, comme Darwin, Haeckel, Spencer, le tiraillent régulièrement dans telle ou telle direction… Finalement, s’il est une notion que l’on peut probablement lui appliquer tout du long, c’est celle de scepticisme – les questions métaphysiques, la notion de réalité, le rôle et l’étendue de la science, sont autant d’aspects d’un même questionnement perpétuel, où intervient parfois la notion de croyance : lui « ne croit pas », mais n’exclut rien. D’où des prises de position parfois étonnantes, mais peut-être pas tant que cela, au fond : l’ « irrationalisme » au sens le plus vulgaire peut sans doute renvoyer ici aux interrogations de l’auteur portant sur la « mémoire raciale », récurrentes, peut-être aussi à ce qui touche à l’inspiration (on cite abondamment les lettres de Howard portant sur la création de Conan, ici, mais peut-être ne faut-il pas les prendre au pied de la lettre – on a eu bien des occasions de se méfier de ce qu’il prétendait à cet égard, qu’il faille y voir une variante du « tall tale » ou encore autre chose…) ; ajoutons que les références de Howard, largement autodidacte en la matière donc, étaient très diverses, parfois de première main, souvent de seconde… et incluant de temps à autre des bizarreries, tel le yogi Ramacharaka (de son vrai nom William Walker Atkinson) ou même la théosophie. Il y a cependant bien plus, et demeurent éventuellement, sous la façade volontiers brute, des concepts qui le saisissent plus profondément, tel l’instinct (autant pour l’existentialisme ? Mais je dis peut-être n’importe quoi…), qui pourrait tout autant relever de l’inconscient – et si Freud mettait probablement Howard un peu mal à l’aise (même chose pour Lovecraft ?), il n’en a pas moins fait usage des notions du père de la psychanalyse dans sa correspondance. Ce qui n’est pas sans soulever d’autres difficultés : l’éloge de la liberté individuelle, après tout, peut paraître difficilement compatible avec l’apologie de l’instinct… L’interrogation, dans cet article, n’aborde cependant qu’à peine la dimension éthique (sans doute un peu d’épicurisme, tout de même ? Il y a bien de cela, d’une certaine manière, dans certaines fameuses envolées de Conan…) – et encore moins la dimension politique. L’article, s’il est sans doute critiquable sur bien des points (dès son titre ?), demeure intéressant, et sans doute bien plus riche que ce que ce résumé hâtif tente d’en extraire – c’est un article à lire le crayon à la main (ou le clavier à portée), il faudra peut-être que j’y revienne…

 

Après quoi Steven R. Trout nous donne « Heritage of Steel : Howard and the Frontier Myth ». Le titre est peut-être un peu trompeur là encore – du moins dans la mesure où l’article, après une mise en place soignée mais relativement attendue, adopte assez rapidement des directions plus surprenantes, et avec une grande réussite. Le rapport de Howard au mythe de la Frontière est souvent mis en avant, et à bon droit. L’analyse qui en est faite ici, pourtant, non seulement ne revient pas tant que ça sur les textes qu’on pouvait s’attendre à voir cités, mais envisage la problématique avec une subtilité remarquable, lui conférant des dimensions plus amples que ce que l’on pourrait croire de prime abord. Le mythe de la Frontière est ainsi décortiqué via les travaux mythologiques de Joseph Campbell, et notamment ceux portant sur le monomythe – tels qu’ils ont été employés par des spécialistes de la question de la Frontière, ne rechignant certes pas à écumer la culture populaire comme tout particulièrement propice pour l’exprimer ; en l’occurrence, Slotkin (référence qui revient souvent dans The Barbaric Triumph) renvoyant à Edgar Rice Burroughs (or Slotkin avait connaissance de l’œuvre de Howard, et l’auteur s’étonne à vrai dire de ce qu’il n’en fasse pas usage…). L’astuce ici, pourtant, consiste très vite à s’éloigner du seul Texas et des anecdotes des « old timers » dont raffolait Howard (notons au passage que l’auteur nous montre adroitement que Howard n’avait rien de naïf en l’espèce, et avait bien conscience du caractère justement « mythique » de toute cette matière, quand bien même fascinante) pour envisager la question au regard d’une histoire américaine (et ce qualificatif est essentiel) bien plus longue, et riche d’autres symboles. Le mythe de la Frontière, ici, est en effet envisagé à la source, d’une certaine manière – avec, en préalable de l’épopée avec ses figures rocambolesques, l’idée essentielle dans l’analyse de Slotkin d’une violence régénératrice et rédemptrice (fondant éventuellement, pour certains, une « exception américaine », laquelle pour le coup me laisse au mieux sceptique – et ça aussi, ça reviendra…). On évoque donc le rapport des colons puritains à la nature forcément sauvage et donc forcément diabolique qui les environnait ; cet accent mis sur la conception puritaine du « monde neuf » qu’était à leurs yeux l’Amérique a pu me ramener à l’intéressant article de Lauric Guillaud (qu’on retrouve de suite après !) figurant dans le tout récent numéro d’Europe consacré à Lovecraft et Tolkien. En découle cette image d’un affrontement impitoyable opposant colons puritains et Indiens, les premiers déshumanisant dans un geste classique les seconds – la réciproque étant probablement tout aussi vraie, et justifiée, dans les deux camps, par leur peur de l’autre, aboutissement de leur incompréhension –, les atrocités répondant aux atrocités, dans une guerre « sauvage » où il n’y a pas de quartier – et où la victoire ne peut consister qu’en l’anéantissement total de l’autre… avec la possibilité non négligeable, voire presque logique, de la prise en compte quand il est trop tard seulement du fait que l’autre était malgré tout humain. Une histoire sanglante qui remonte en fait au moins aux temps précédant la colonisation : Howard l’irlandophile ne manquait pas, dans sa correspondance, de s’étendre sur les massacres commis par les Anglais tout au long de leur appropriation des îles britanniques… La figure, pourtant, du trappeur, du montagnard, ou plus globalement, dans le cadre américain, de « celui qui connaît les Indiens », incarne au mieux le mythe de la Frontière, aussi paradoxal cela puisse-t-il paraître – même si c’en est un aspect volontiers traité par Howard, avec ses héros solitaires et vagabonds… Cependant, pour en traiter, Steven R. Trout va en fait… s’éloigner de la Frontière texane et même américaine (bon, dans l’ensemble, hein : on cite bien, inévitablement ou presque, « Beyond the Black River », et quelques autres textes encore…). Direction l’Afrique (pour l’essentiel) avec notre cher puritain (justement) Solomon Kane ! Et ça marche très bien, en fait. L’article m’a ainsi surpris, mais tout autant convaincu. C’est une belle mécanique, riche et enthousiasmante.

 

L’article suivant… est français, signé Lauric Guillaud (traduit par Donald Sidney-Fryer), sous le titre (bien vague) de « Barbarism and Decadence ». Il s’agit en fait de la reprise de son « Le Thème de la décadence chez C.A. Smith et R.E. Howard », que j’avais déjà lu dans H.P. Lovecraft : fantastique, mythe et modernité. Il m’a sans doute fait un peu moins d’effet dans ce nouveau contexte… Au milieu de l’érudition spécifiquement howardienne, cet article assez englobant (qui traite sans doute avant tout de Robert E. Howard, mais en se référant souvent à Clark Ashton Smith, donc, mais aussi à H.P. Lovecraft), me paraît un peu trop se disperser, peut-être… On en retire cependant bien des choses : on y parle du morose Kull, puis de Conan, mais éventuellement pour renvoyer (cocorico) au Salammbô de Flaubert (voire à sa Tentation de saint Antoine) et c’est appréciable, d’autres choses diverses encore, mais la donne change heureusement pour le mieux quand on en arrive à la partie conférant véritablement son titre à l’article (disons le titre français – car c’est bien de décadence qu’il s’agit avant tout, la barbarie n’y a pas forcément plus sa place que cela, et nous ne sommes pas vraiment dans le cadre de la controverse avec Lovecraft, si celui-ci a pourtant son mot à dire ici). Le thème des cités perdues et des civilisations oubliées est sans doute un classique de l’époque, et a intéressé les « Trois Mousquetaires » de Weird Tales (je ne peux pas – encore… – m’engager plus que cela en ce qui concerne Smith, mais les exemples ne manquent pas chez Lovecraft et Howard) ; ils en ont abondamment fait usage, et souvent dans un enrobage philosophique essentiel. La décadence, ici, peut cependant prendre des formes somme toute diverses : « Red Nails » n’est pas At the Mountains of Madness, à titre d’exemple – peut-être surtout du fait d’une manière différente d’envisager l’homme sinon le cosmos, Lovecraft ne rechignant pas à décrire (avec un zeste d’utopie éventuellement) des civilisations radicalement pré-humaines, ce qui peut arriver chez Howard (par exemple avec les hommes-serpents de Valusie qui s’en prennent à Kull), mais est moins fréquent ; en fait, la décadence chez Howard peut continuer à renvoyer d’une certaine manière à Lovecraft (telle du moins que je l’interprète), mais via la dimension essentielle de la dégénérescence, sur un mode mineur avec le seul atavisme, ou sur un mode plus radical, avec une véritable dévolution (empruntant à Lamarck plutôt qu’à Darwin) affectant des races entières. Encore que le pluriel, ici, ne soit pas forcément de mise, tant le thème implique souvent, chez Howard, les Pictes – au travers des nouvelles consacrées au Petit Peuple, et peut-être influencées par Arthur Machen voire John Buchan (je vous renvoie à l’excellent article de Michel Meurger, « Le Thème du Petit Peuple chez Arthur Machen et John Buchan », dans Lovecraft et la S.-F./1), même si la version la plus foudroyante et convaincante de la thématique, chez Howard, use des Pictes d’une tout autre manière : et c’est « Worms of the Earth », probablement la meilleure nouvelle de Bran Mak Morn. Dans un registre un peu différent, on pourrait sans doute citer de nombreux autres textes, mais j’accorderais une place particulière au western « The Valley of the Lost » (qui m’avait évoqué « The Mound », nouvelle « de Zealia Bishop » entièrement écrite par Lovecraft). Ces influences communes et éventuellement mutuelles sont sans doute un sujet à creuser.

 

Passons à Scott Conners et « Twilight of the Gods : Howard and the Völkstumbewegung ». Il s’agit de se pencher sur le délicat sujet d’une influence éventuelle (ou d’une communauté d’intérêts ?) du mouvement völkisch sur la fantasy de Robert E. Howard ; bien sûr, cette question prend aujourd’hui des atours embarrassants – tant on est porté, par réflexe pavlovien, à envisager avant tout autre chose le débouché ultime de ce mouvement que fut le Troisième Reich, et donc la Shoah… Les critiques ne se sont d’ailleurs pas privés, longtemps et parfois aujourd’hui encore, je ne vous apprends rien, d’employer le stigmate fasciste/nazi à l’encontre de bien des auteurs de fantasy (Tolkien n’y a certainement pas échappé, aussi absurde que cela puisse paraître à qui veut bien se pencher sur les textes et sur la biographie de l’auteur ; Scott Conners évoque d’ailleurs tout particulièrement la critique française, bourrée de préjugés à cet égard à en croire Élisabeth Vonarburg…) ; on évoque aussi, comme de juste, le Rêve de fer de Norman Spinrad (même si cette mauvaise blague me paraît tout autant, voire davantage, s’appliquer à la SF façon Van Vogt…) ; alors forcément, que ce soit John Milius qui réalise Conan le Barbare… Il apparaît pourtant difficile de faire de Howard un apologue du nazisme, lui qui a toujours prisé par-dessus tout la liberté individuelle, et ne mâchait pas ses mots, dans sa correspondance avec Lovecraft, concernant les « amis » fascistes et nazis de ce dernier… Certains thèmes, pourtant, n’avaient pas nécessairement les mêmes connotations que pour nous, avant Hitler. L’auteur revient ainsi sur la question des Aryens (d’abord groupe linguistique aux yeux des scientifiques allemands du début du XIXe siècle, puis race supérieure essentiellement à partir de – re-cocorico, aheum… – Gobineau), et il ne fait aucun doute que le qualificatif revient souvent sous la plume de Howard – encore que son idée de l’Aryen puisse être bien particulière, et, surtout, lui-même, tel qu’il se projetait, n’était pas aussi nécessairement qu’on pourrait le croire un Aryen… Le terme apparaît notamment dans les récits de « mémoire raciale » de James Allison, et leur étude confirme que la question est sans doute un peu plus compliquée que cela. La question parallèle du racisme s’étend bien entendu au-delà – mais, si Howard, sans surprise, ne manquait sans doute pas de préjugés à l’encontre des Noirs, notamment, c’était probablement sans la vindicte à la fois « rationalisée » et obsessionnelle d’un Lovecraft, et même avec une certaine pondération à l’occasion – quant à l’antisémitisme, il semble l’avoir globalement épargné (même quand on a tenté de le fonder sur la « civilisation », et donc la décadence, symbolisée par l’installation de la diaspora dans les villes – bien loin des conditions de vie des barbares censément adulés par l’auteur). Je ne suis pas certain de ce que l’emploi ici de la thématique « völkisch » soit forcément très pertinent – tant cette pensée avait essaimé dans bien des domaines, imprégnant plus ou moins bien des idéologies éventuellement contradictoires… Et des intérêts communs pour l’Atlantide, Thulé, et compagnie, s’ils imprègnent bien le mouvement völkisch, me paraissent d’une ampleur éventuellement autre – je doute qu’il soit nécessaire d’en passer par-là pour justifier l’intérêt de notre fantaisiste pour ces continents perdus, mais bon, peut-être… Un point cependant intéresse tout particulièrement l’auteur, et c’est l’influence de cette pensée sur Carl Gustav Jung : en traitant de l’inconscient collectif et des archétypes, et tout particulièrement de celui de Wotan, sans doute touche-t-on bien davantage à des thématiques intéressant Howard – encore que « son » Wotan, dans « The Cairn of the Headland », n’ait pour le coup rien d’une figure admirable : bien au contraire ! C’est peu ou prou une « divinité » lovecraftienne, en fait… On s’éloigne cependant un peu trop de Howard à mon sens, notamment quand l’auteur traite du refoulement supposé de cet archétype ultime de l’âme germanique dans la société allemande du XIXe siècle – à débattre, tant l’héritage des mouvements romantiques constitue ici la germanité à venir, bâtie sur les ruines du Saint Empire romain germanique, et trouvant un aboutissement artistique avec Wagner. Peut-on dès lors vraiment expliquer ainsi les dévoiements ultimes de l’idéologie, dès lors à jamais assimilée à la doctrine du IIIe Reich ? Questions sans doute très complexes, et qui me dépassent totalement – mais on s’éloigne ici bien trop de Robert E. Howard, de toute façon…

 

Steven Tompkins, dans « Gigantic Gulfs of Eons : Kull, Conan and Tyrant Time », traite du temps – de la profondeur temporelle, surtout. Rappelant que l’évolution rapide des connaissances scientifiques en quelques décennies à peine a peu ou prou banni, alors, l’image biblique d’un « monde jeune » lié à l’humanité elle-même (oui, je vous accorde qu’il y en a plein de nos jours pour qui cette image n’est pas bannie du tout…), l’auteur montre les traces de cette dilation inédite dans la littérature de fantasy (en notant, sans s’y attarder, que l’espace y est lié à bien des égards, connaissant sa propre dilatation). Si le ton très laudatif de l’article m’a d’abord un peu effrayé, quelle que soit la pertinence de son sujet (laquelle me paraît assurée), il m’a pourtant convaincu au-delà de toutes attentes – notamment en ce qu’il ne traite pas que de Howard, si c’est bien là son sujet essentiel, mais compare sans cesse, et utilement, à d’autres auteurs ayant intégré à leur manière cette dilatation et en ayant tiré parti pour leur fantasy, autant d’illustrations de passés mythiques produisant, dans le cadre du genre, un effet comparable au « sense of wonder » de la science-fiction (pour ma part, je ne présenterais peut-être pas les choses ainsi, dans ce sens que cette profondeur temporelle me paraît en elle-même constituer un effet science-fictif – d’ailleurs, si les œuvres citées sont globalement considérées comme « de fantasy » et à bon droit, certaines relèvent peut-être plus de la SF, de manière plus ou moins consciente – la constitution du genre fantasy étant par ailleurs peut-être postérieure ?). Que l’on trouve ici Lovecraft aux côtés de Howard n’a sans doute rien de bien surprenant, du fait du lien entre les deux auteurs – tous deux, effectivement, jouent de ce passé plus lointain que tout passé que l’on pouvait concevoir jusqu’alors (il me semble cependant que la dimension souvent pré-humaine des « passés lovecraftiens » constitue une divergence à relever) – au point de faire de certains de leurs textes des « luttes contre le temps ». Que l’on y trouve aussi Tolkien (éventuellement via les analyses de Christopher Tolkien ou surtout de Verlyn Flieger, qui s’était justement intéressée au temps chez Tolkien) est peut-être un peu plus surprenant, mais tout à fait bienvenu. On a précédemment fait justice de la comparaison systématique entre les deux auteurs (voir notamment « George Knight » plus haut), mais il ne faudrait sans doute pas en déduire pour autant une différence absolue ; et on appréciera d’autant plus cette étude qu’elle ne vire absolument en rien au « Howard vs. Tolkien », qui est parfois une pénible tentation… Dans l’usage du temps (à peu près à la même époque, si les œuvres de Tolkien n’ont été publiées que plus tard, après la mort de Howard), les deux auteurs ont en effet développé des traits communs, sans doute dus pour une bonne part à leur contexte historique et scientifique (intéressant à cet égard de constater que le catholicisme de Tolkien ne change rien à l’affaire) : l’idée essentielle d’un monde « d’avant le cataclysme » ayant généré sa propre histoire, le recours ambigu à la perpétuation des récits de ce temps antéhistorique via les œuvres des poètes, etc. (éventuellement, chez Tolkien, les protagonistes eux-mêmes, avec le Livre rouge ; et chez les deux, des archaïsmes stylistiques, fondés ou non en raison, participent en tout cas pleinement de l’effet recherché), tout en usant volontiers du « flou » en la matière pour renforcer l’effet (le monde créé est d’autant plus riche que nous avons des indices épars d’un passé tout aussi foisonnant mais demeurant pour l’essentiel dans l’ombre ; bizarrement, c’est une chose que Tolkien lui-même avait relevée – alors qu’il avait conçu au préalable et dans le détail ce monde antérieur auquel il se contentait de faire allusion dans ses romans « de Hobbits » ; cette lecture est peut-être différente depuis la publication du « Légendaire »…) ; la justification de tout cela consiste bel et bien en un effet de dépaysement radical suscité chez le lecteur – autant de traits à relever chez les deux. De même que l’on relèvera une parenté plus précise, si moins notoire, dans le traitement mythique de l’Atlantide : celle-ci figure directement sous ce nom chez Howard, sous celui de Númenor chez Tolkien (mais elle devient bien Atalantë après la submersion…) ; elle est, chez les deux, le théâtre d’importants récits ; mais il est intéressant de noter que son illustration chez Tolkien, telle qu’elle figure dans le roman inachevé La Route perdue, repose de manière « très howardienne » sur une forme de « mémoire raciale » à la James Allison, qu’on y voie simplement une forme de réincarnation ou quelque chose de plus complexe (à vrai dire, chez Tolkien, il faut ainsi prendre en compte l’interrogation philosophique portant sur un temps unique où se mêlent passé, présent et futur – constituant un tout indissociable et « simultané » ; le récit peut d'ailleurs être considéré SF). Ce « Déluge » est la représentation la plus extrême d’une métaphore très commune assimilant le temps à la marée, sensible chez les deux… Pour en revenir plus spécifiquement à Howard, l’auteur décortique ainsi les procédés employés à cet effet dans ses récits portant sur Kull (la plupart n’ont été publiés qu’à titre posthume, mais cela ne change rien au fond), dont c’est une dimension essentielle ; il en vient ensuite seulement à Conan (notant que les lecteurs ont généralement découvert Kull après Conan… sauf ceux qui avaient lu les Weird Tales à l’époque, éventuellement, et pouvaient donc percevoir différemment l’entreprise littéraire de Howard, au fur et à mesure qu’elle se mettait en branle, même si j'en doute un peu), et surtout au pont établi entre les deux cycles – « l’Âge Hyborien » considérablement ancien fait pourtant référence aux « Royaumes Thuriens » plus considérablement anciens encore, l’auteur ménageant en outre dans les deux cycles des aperçus d’autant plus fascinants d’autres passés encore plus éloignés… En résulte un vertige typique du « sense of wonder ». Mais peut-être d’autant plus que Howard, sans pour autant constituer un méta-univers (si c’est bien le terme) cohérent à la façon du « Légendaire » tolkiénien, prend soin de poursuivre le jeu encore au-delà, cette fois en le rapprochant de nous – nouveau trait d’union, cette fois constitué par les Pictes, présents à tous ces âges, faisant ainsi office à leur manière de « première des races »… dimension cependant rendue d’autant plus prégnante qu’elle se sublime dans l’évocation du « dernier de ses rois », Bran Mak Morn. La nouvelle « Kings of the Night », où Kull est ressuscité depuis son lointain passé pour combattre aux côtés de Bran et de son alliance hétéroclite de tribus vieilles et jeunes, pousse le bouchon encore plus loin – on aurait envie de dire qu’elle « parachève » le procédé, terme pourtant inadéquat tant nombre de textes ultérieurs y contribueraient encore ! Et singulier contrepoint à un autre aspect du jeu fictionnel sur le temps dilaté tout aussi récurrent chez Howard : le traitement de la « décadence » de toutes civilisations, via nombre de cités perdues, telle celle de « Red Nails »… ou d’autres peut-être plus liées aux Pictes, toujours les Pictes (dans le recueil Bran Mak Morn, les récits tournant autour du « Petit Peuple ») – et que dire alors de « Worms of the Earth », sans doute la meilleure nouvelle de Bran Mak Morn, qui du coup associe toutes ces dimensions, en affichant une dévolution aussi physique que mentale, issue d’un lointain passé, quand son cadre antique nous la fait déjà paraître assurément ancienne ? Le temps antéhistorique écrase ici de sa superbe le temps historique… Excellent article, d’une grande richesse. Oserais-je une piste ? Le Temps « Chien des dieux » chez Dunsany pourrait peut-être contribuer encore à la réflexion… Mais au fond je n’en sais rien, je dis sans doute des bêtises.

 

On retrouve ensuite « George Knight » (et donc Don Herron, supposais-je – mais peut-être pas… Dans un article du contenu bonus, Don Herron, assumant le canular « George Knight » pour The Dark Barbarian, affirme que c’est en fait Leo Grin, qu’on retrouve immédiatement après sous son nom, qui aurait commis cet article de The Barbaric Triumph ! Mais à force de canulars dans le canular, je n’ai absolument aucune idée de ce qu’il faut en penser…), pour « Lands of Dreams and Nightmares », qui envisage quant à lui la dimension « spatiale » de l’œuvre howardienne, d’une certaine manière – qui n’a cependant rien à voir avec l’article précédent, envisageant la dilatation de l’espace comme associée à la dilatation du temps. Il s’agit bien plutôt de réfléchir au rôle des « paysages » dans la fiction howardienne, et tout particulièrement des paysages « naturels » (la ville passe globalement à l’as). L’auteur entend inscrire (à nouveau ? J’y reviendrai…) Robert E. Howard dans une certaine « spécificité américaine » (…), et celle des meilleurs : pour lui, Howard, dans son traitement de la nature, vaut bien un Hawthorne traitant de la forêt, un Melville traitant de la mer, ou un Twain traitant du fleuve… avec sans doute un point commun : ce sont autant d’endroits « haunted ». L’article semble ainsi tirer l’œuvre howardienne, d’une certaine façon, du côté du « nature writing », je suppose… Du moins entend-il mettre en avant un rôle essentiel, métaphorique, de la nature sauvage : ces paysages « haunted » ont en tant que tels une âme, engagée dans un dialogue avec l’âme des hommes qui les parcourent. Plusieurs exemples vont dans ce sens : ainsi de Bran Mak Morn définissant un homme et son appartenance par le paysage qui l’a vu vivre – aussi nul Picte ne saurait-il être « revendiqué » par Rome ; la santé mentale fragile de Solomon Kane dans une nature sauvage aussi perturbée que lui va également dans ce sens. Jusqu’ici, tout va bien ; je suis plus ou moins convaincu, à vrai dire, mais admettons… Il reste d’autres choses intéressantes ensuite, hein – mais j’avoue avoir trouvé cet article un brin saoulant, à force, en ce qu’il me paraît un énième témoignage glorifiant « l’exception américaine », thème déjà bien exploré par l’auteur (ou pas, fonction de qui se cache derrière « George Knight »… Mais cela concerne à vrai dire sans doute plusieurs auteurs des deux anthologies de toute façon), qui en remet donc une couche après le Texas, le « hard-boiled » et la Frontière (notamment). Sans doute conteste-t-il à bon droit la critique formulée par Henry James d’une littérature américaine censée manquer de profondeur temporelle, au point même d’envisager le monde comme étant « neuf et innocent », pour y privilégier la lecture autrement compréhensive de D.H. Lawrence. Il fait à bon droit usage d’autres références plus pertinentes à ses yeux (et sans doute aux miens tout autant), déjà envisagées plus haut, comme Slotkin pour Regeneration Through Violence, ou Lauric Guillaud pour La Terreur et le Sacré ; on retrouve la Frontière, la violence, le puritanisme… Oui, sans doute – mais j’avoue être fatigué, à force, de toutes ces manifestations d’une sorte de « nationalisme littéraire » ; si les précédents articles ne me paraissaient pas excessifs en ce sens, et gardaient donc tout leur intérêt au-delà des intentions quasi « politiques » de l’auteur, cela devient cette fois assez agaçant, et je ne crois pas que le terme « nationalisme » soit trop fort, pour le coup : « our nation », « our literature », « our heroes »… Ça en devient limite pamphlétaire – et ça franchit même sans doute la limite à l’occasion. La diatribe en devient presque absurde quand, rejetant les « héros classiques » (et donc européens – il ne peut pas y avoir de roi Arthur aux États-Unis, ce genre de choses), l’auteur se met à faire le panégyrique, en vrac, de « Dirty Harry, Rambo, the Terminator, Tarzan » comme « héros » ne pouvant être qu’américains. Encore une fois, il y a peut-être du vrai là-dedans, sans doute même – et je ne vais pas faire dans « l’antisociologisme primaire » (et non, pas davantage dans « l’antiaméricanisme primaire », bien sûr que non) ; mais, outre que le ton vindicatif m’a un peu agacé, j’ai trouvé ce propos… un brin désolant, en fait. Je veux croire qu’un bon écrivain sera capable d’écrire de bonnes histoires d’une belle plume où qu’il se trouve, où qu’il ait vécu (notamment dans les genres de l’imaginaire ?) – et si certains aspects de son œuvre résultent bel et bien de son milieu, comme de juste, et sans doute inévitablement, je veux croire qu’en d’autres occasions il s’en émancipe ; ça fait partie du talent, en fait… Quant aux prétendues « exceptions culturelles » (américaine ici, française ailleurs et trop souvent, etc.), je ne saurais les envisager autrement que comme des « particularités », nécessaires sans doute, mais n’impliquant pas ce genre d’affrontement de valeurs irrésistibles…

 

Quoi qu’il en soit de l’identité de l’auteur du précédent article, c’est bien Leo Grin qui intervient immédiatement après : dans « The Reign of Blood », il traite de la violence essentielle dans les récits de Robert E. Howard – ou plus exactement de la haine qui la motive, au travers de sanglantes querelles de vengeance. C’est peu dire que c’est là un thème récurrent chez Howard – pour être franc, les nombreuses citations figurant dans cet article ne se contentent pas de le souligner : leur répétition, à ce stade, est extrêmement lassante… Alors, d’accord, c’est un voire le thème essentiel ; mais qu’en faire ? Pas grand-chose hélas dans cet article… Il fait parfois mouche (relativement), du côté des sources avec Jack London et The Star Rover tout particulièrement, du côté aussi des implications philosophiques distinguant ainsi Howard de la plupart de ses comparses habituels (au point peut-être d’initier, pourtant, une nouvelle tradition de sanglants anti-héros, tradition « spécifiquement américaine », on y revient ?), éventuellement aussi en montrant comment cette haine motrice, sans jamais être rejetée ou inassumée, débouche souvent sur un sentiment de futilité – l’accomplissement de la vengeance ôte au « héros » toute raison de vivre. Mais, globalement, cet article si répétitif devient franchement pénible – soulignant du même coup le caractère répétitif de l’œuvre howardienne à cet égard… Peut-être au point de jouer contre son camp : le ton est tellement admiratif, tellement laudateur (on croise si souvent l’expression « une des meilleures nouvelles de Howard » qu’on en vient à penser que Howard n’a jamais écrit autre chose que des « meilleures nouvelles de Howard »), qu’il en devient horriblement agaçant – l’envie de contredire devient presque irrépressible, pour un lecteur amateur plutôt que fan, tel que votre serviteur… Il y aurait pourtant eu des choses à développer, sans doute : le lien brièvement établi avec la déconcertante notion de « l’ennemi » dans l’œuvre howardienne autant que dans sa biographie appelait des développements supplémentaires, par exemple – au-delà du seul renvoi à Slotkin, décidément récurrent dans The Barbaric Triumph, et qui aurait pu être envisagé d’une manière plus solide et précise ici… L’assaut final contre les critiques toujours si sévères à l’encontre de Howard, et tout particulièrement les lovecraftiens qui ne sauraient concevoir Two-Gun Bob que comme un amusant astre mineur gravitant autour du soleil Lovecraft (il est vrai que la citation de S.T. Joshi qui est ici reprise est à peu près aussi diplomate qu’on pouvait s’y attendre…), tombe ainsi à plat ; j’avoue, quant à moi, être incapable de pousser l’éloge aussi loin – et si j’apprécie globalement la lecture de Howard, et admets volontiers qu’il s’y trouve bien des choses intéressante sous la patine d’action débridée qui en est caractéristique, ou autour d’elle, j’ai quand même du mal à associer d’emblée les termes de « profondeur » et « subtilité » à l’ensemble de son œuvre, disons… Ce n’est hélas pas un article de ce genre qui saura me convaincre du contraire : un juste milieu, enthousiaste mais sans ce genre d’excès, serait bien plus profitable pour apprécier au plus près l’œuvre de Robert E. Howard.

 

Don Herron conclut son anthologie critique une fois de plus avec l’article qui lui donne son titre, « The Barbaric Triumph » (au vu de l’image que le bonhomme donne ultérieurement de lui-même, ça n’a sans doute rien d’étonnant, je suppose…) ; il s’agit pour l’essentiel d’une étude de la correspondance entre Howard et Lovecraft (ménageant une petite place pour l’autre grand auteur de Weird Tales, complétant le trio, Clark Ashton Smith). Ayant lu un certain nombre de choses à ce sujet, je n’y ai pas forcément appris grand-chose, mais c’est une mise au point bienvenue qui, si elle fait peut-être un peu trop l’impasse sur des aspects qui me paraissent tout à fait notables (notamment les débats corollaires à la controverse majeure opposant civilisation et barbarie – mental contre physique, sécurité et liberté, etc.) constitue néanmoins un résumé appréciable. Peut-être un peu trop de citations et de paraphrase ? Pourtant, l’analyse, discrète, est bien là, et pertinente. Surtout, il en résulte de beaux portraits, compréhensifs, des deux auteurs : l’humilité de Lovecraft concernant son œuvre n’a sans doute rien de factice, pas plus que sa sincère admiration pour les récit howardiens si opposés aux siens, avec leur action permanente – on revient sur la possibilité d’une influence howardienne sur « The Shadow Over Innsmouth », même si je n’y crois pas trop pour ma part, mais c’est effectivement à débattre. En face, Howard brille – il n’y a pas d’autre mot. Si, du côté de l’appréciation littéraire, je suis à n’en pas douter bien plus du côté de Lovecraft que du côté de Howard, et si, philosophiquement, je suis sans doute plus « civilisation » que « barbarie », moi le terne et craintif petit-bourgeois, je n’en ai pas moins la conviction, à terme, d’un « triomphe barbare », oui, le sentiment que Howard l’a enfin emporté dans le débat… quitte à y laisser la vie ? S.T. Joshi, en bon lovecraftien, le conteste, et conteste même l’idée d’un gagnant dans un tel débat ; je crains que ce ne soit un peu s’aveugler, si la réaction ulcérée des howardiens massacrant Joshi à ce sujet (entre autres...) me paraît clairement disproportionnée… Quoi qu’il en soit, on appréciera tout particulièrement ces lettres où le bouillant Texan, d’abord un brin timide peut-être (Joshi parle d’un « complexe d’infériorité », autre raison suscitant la colère des howardiens), laisse enfin éclater sa rage face aux allégations de son prestigieux correspondant et à ses hypocrisies plus ou moins conscientes – le respect demeure, sincère, mais les envois howardiens sur, notamment, les « amis fascistes » de Lovecraft et leurs exactions en Éthiopie emportent sans peine l’adhésion du lecteur. C’est sans doute un point essentiel qui fait la valeur de cette volumineuse correspondance, tout à fait hors-normes : elle unit autant qu’elle oppose des égaux, pas un disciple confit de dévotion envers son mentor – Howard n’est certainement pas du genre à se laisser faire, et laisse les mesquineries de la courtoisie à d’autres moins sanguins que lui… Je suis porté à croire que Lovecraft apprécie, en fait : son éloge funèbre apporte une conclusion inattendue au débat, peut-être un aveu de « défaite », et la sincérité de sa douleur est palpable (sensible ici ou plus encore dans des lettres à d’autres, avant que le cancer ne l’emporte à son tour un peu moins d’un an plus tard).

 

The Barbaric Triumph s’arrête ici, pour un bilan globalement positif, mais cet omnibus se poursuit, qui compile encore du matériau critique dû cette fois au seul Don Herron… Et c’est peut-être regrettable. En effet, si cet aspect n’était pas vraiment sensible dans les deux anthologies critiques éditées par le monsieur et ici rassemblées, globalement de très bonne tenue, ce contenu supplémentaire, en adoptant un ton plus subjectif, passant même par une implication personnelle poussée le cas échéant, donne en fait au bout d’un certain temps l’image d’un bonhomme assez désagréable… Un vieux ronchon, jamais content, qui ne se prend vraiment pas pour de la merde, et n’a jamais de mots assez durs pour les autres critiques – et tout particulièrement les « universitaires », qu’il méprise unilatéralement ; au fil de ces articles, on comprend sans doute pourquoi, et sans doute n’avait-il, à l’origine du moins, pas tout à fait tort pour ne pas dire carrément raison – mais à force ça devient d’un pénible… En fait, ça devient même carrément puant, et peu ou prou insupportable.

 

On poursuit donc tout d’abord avec un petit recueil, largement plus bref que ce qui précède, et intitulé bizarrement « Yours For Faster Hippos » : Thirty Years of « Conan vs Conantics » ; il s’agit largement d’y massacrer les « continuateurs » de Howard.

 

La pièce maîtresse est un article originellement publié à la fin des années 1970, soit avant The Dark Barbarian, et dont Don Herron n’a de cesse de vanter le caractère fondateur : il s’agit là d’un tournant majeur de la critique howardienne (comme le sera quelques années plus tard son anthologie, donc)... Ce « Conan vs. Conantics » (ce dernier terme est une invention de Donald Wandrei), présenté ici comme étant l’équivalent howardien de « The Derleth Mythos » de Richard L. Tierney pour la critique lovecraftienne, s’étend à longueur de citations pour montrer combien Lyon Sprague de Camp et Lin Carter n’ont jamais compris ce qui faisait l’intérêt de Conan, et même simplement ce qui faisait le personnage. C’est sans doute parfaitement exact – jusque dans le ton guère diplomate, que je tolère jusqu’ici (ça changera…) ; mais Carter tout particulièrement s’en prend plein la poire, qui est peu ou prou traité de gros con… On a cependant fait remarquer à l’auteur que cet article séminal… était un peu « juvénile », ce qu’il admettait d’une certaine manière, disant qu’il y avait longuement réfléchi depuis son adolescence. Hélas, cet aspect affaiblit un peu la portée de l’attaque – car si l’article multiplie les remarques pertinentes à grands renforts de citations, il s’abîme parfois dans un pinaillage parfaitement mesquin… Par ailleurs, cet article est très « fanique », et avance systématiquement la supériorité de Howard, à bon droit dans l’ensemble, mais de manière bien excessive en d’autres occasions : il pose le génie en axiome, et s’arrête là – quand, des fois, un brin de critique n’aurait rien de déraisonnable. Par exemple, il s’offusque de ce que de Camp et Carter aient évoqué l’emploi excessif des mots « dark » et « black » dans les titres de Howard, y voyant presque une preuve ultime de leur imbécillité ; quant à moi (l’imbécile aussi), j’avoue que cet usage systématique, dans les titres et dans les textes, ne m’avait certes pas échappé (à qui pourrait-il échapper ?), et j’ai du mal à voir en quoi en faire la remarque disqualifierait d’emblée tout propos critique sur Howard – ce que Don Herron n’explique nullement… Est-ce « bien » simplement parce que c’est Howard ? On a un peu l’impression que c’est le cas, pour lui…

 

Dans « The Tennessee Kid : Some History », l’auteur revient sur les circonstances dans lesquelles il a écrit l’article précédent – l’histoire personnelle tourne presque à la Grande Histoire, avec un conflit acharné et limite eschatologique opposant le jeune et brave Don Herron à Lyon Sprague de Camp, avant d’aboutir à une position de compromis (au sens de Don Herron, cela veut dire que le vieil escroc lui a donné raison : il a donc « gagné », en fait). Mais Lin Carter, lui, reste un gros con incompétent…

 

« Bran Mak Morn » est un petit complément tardif de « Conan vs. Conantics », où l’auteur, qui avait de longue date cessé de lire les « faux » Conan et n’était en rien désireux de lire les autres œuvres inspirées d’autres personnages de Howard (comme Cormac Mac Art), le fait pourtant pour deux romans « de Bran Mak Morn » (et se fondant essentiellement sur « Worms of the Earth »), leurs auteurs lui paraissant moins nécessairement à chier. Le premier de ces deux titres, Legion From the Shadows, est dû à Karl Edward Wagner, auteur qu’il juge très inégal mais parfois intéressant (le peu que j’en ai lu pour ma part m’incite au jugement positif), et qui avait par ailleurs commis un Conan (à peine évoqué ici, Herron confesse ne pas avoir eu le courage de le lire en entier). Le procédé est en gros le même que pour l’article initial : Karl Edward Wagner n’a rien compris à Bran Mak Morn ; tout au plus Herron concède-t-il qu’il a créé un beau personnage féminin (la sœur de Bran, à peine évoquée en passant chez Howard), mais il n’accepte pas le côté passif et éventuellement ridicule du roi des Pictes tel qu’il est dépeint ici. C’est très possible, hein. Le deuxième roman, For the Witch of the Mists, est dû à David C. Smith et Richard L. Tierney, et jugé un peu moins négativement. L’idée est quand même que tous ces auteurs ont fait bien mieux en dehors du carcan prétendument howardien, et en se montrant plus personnels – ce qui est plus que probable.

 

Dans « On Murgunstrumm, Mak Morn, and Karl Edward Wagner : Afterthoughts », Don Herron revient sur sa critique du Bran Mak Morn de Wagner, y trouvant une explication dans une incompatibilité radicale en matière de goûts, Wagner prisant fort les récits de « weird menace » par essence excessifs de Hugh B. Cave, là où Herron considère qu’il s’agit du fond du fond du pire de la littérature pulp.

 

« Postscript : the Shadow of the Dragon » est plus amusant – et l’implication personnelle est cette fois tout à fait bienvenue. Don Herron compare sa perception de Robert E. Howard et des parasites qui l’ont souillé de leurs traficotages et « suites » (de Camp, Carter, etc.), à celle, à peu près contemporaine pour lui… des films de Bruce Lee souillés à leur tour par les faux « clones » (Bruce Li, Bruce Le, etc.), avant de faire l’éloge de Sammo Hung et Jackie Chan – parce qu’ils avaient su trouver leur voie, eux. Avant, les faux Bruce Lee ne pouvaient qu’écœurer le jeune amateur floué, et c’est exactement la même chose qu’il a ressentie, à terme, avec Lyon Sprague de Camp, Lin Carter, et les autres « plagiaires ». En fait, en ce qui me concerne, c’est cette réminiscence toute personnelle qui constitue le moment le plus intéressant et pertinent de tout « Yours For Faster Hippos » : Thirty Years of « Conan vs. Conantics »… et sans doute la dernière lecture bienvenue de ce gros recueil.

 

Or suivent encore une série d’articles parfaitement indépendants, globalement bien plus récents… et c’est là que ça coince de plus en plus.

 

« Swords at the Academy Gates : Or, Robert E. Howard Is There, Where Are the Critics ? » est un assaut en règle contre la critique « académique ». Don Herron montre, à raison, que s’il avait fallu compter sur l’Université pour mettre en évidence la qualité supérieure de l’œuvre littéraire de Robert E. Howard, on pourrait sans doute encore attendre. C’est très vraisemblable – et je comprends par ailleurs que Don Herron ait été écœuré de lire sous la plume mal inspirée de tels « professeurs » le regret bien hypocrite de ce que la critique howardienne serait inexistante : bien évidemment, ces estimés savants ne sauraient prendre en compte la critique « non académique », œuvre de « fans » qui n’ont pas la « légitimité » universitaire certifiant la qualité de leurs écrits au regard de l’unique critère acceptable qu’est la validation par les pairs. Le constat, à tous ces niveaux, est fondé. Mais il est tout de même très regrettable, d’une part que Don Herron s’auto-congratule à ce point (là ça devient indéniable), d’autre part qu’il en vienne à dénier d’emblée tout intérêt quel qu’il soit à une éventuelle critique « académique » : il n’a que mépris pour ces savants, tous autant qu’ils sont, et se drape dans une posture de « critique prolétaire » assez pénible à force de suffisance… Hélas, ces aspects se vérifieront d’autant plus par la suite, au point d’en devenir carrément très agaçants.

 

Je ne vois à peu près rien à dire à propos du très, très bref « On Howardian Fairyland », que l’auteur tient pourtant en très haute estime (« kickass » nous dit-il dans un autre article), portant semble-t-il sur la distance induite par l’emploi du surnaturel dans les récits howardiens (et notamment de Conan) – le simple exotisme ne suffisant pas, il faut encore que telle civilisation perdue, ou telle créature antédiluvienne, soit au fond du fond du continent inconnu, tout en acquérant une relative « normalité » plus ou moins paradoxale ; il y a peut-être quelque chose à creuser ici, mais, en l’état…

 

« The Geo: Knight Caper » revient au registre de l’anecdote personnelle, Don Herron s’y amusant de son canular « George Knight »… tout en témoignant qu’au bout d’un moment il en avait sans doute assez de voir ce critique imaginaire récolter à sa place tous les lauriers comme étant l’auteur du meilleur article de The Dark Barbarian. L’article se partage entre l’amusant et le mesquin ; c’est enfin ici que Don Herron dit que le « George Knight » de The Barbaric Triumph ne serait pas lui, mais Leo Grin – quant à savoir ce qu’il faut en penser au juste…

 

Avec « Conan the Expensive », on en rajoute une grosse couche dans le pénible… Le propos de base est pourtant tout ce qu’il y a de légitime : Don Herron y explique qu’il fantasmait depuis toujours, comme beaucoup sans doute, sur une belle édition « définitive », et en hardcover, des Conan du moins, du reste de Howard le cas échéant. Les retours sur les publications originelles chez Arkham House – tant pour Lovecraft que pour Howard – sont assurément bien vus, dans leur évocation notamment du caractère « d’urgence » de ces premières éditions : il fallait imprimer ces auteurs, sans quoi ils ne le seraient jamais… Forcément, la situation a évolué depuis – et l’auteur revient sur les différentes éditions des Conan (surtout), en accordant bien entendu des développements aux « Conantics ». Le problème est peut-être qu’à terme, et malgré les récents progrès en la matière, Don Herron semble ne jamais devoir être content. Qu’il relève les coquilles dans les différentes éditions, je l’admets volontiers : ça paraît maniaque, mais j’ai pu faire moi-même ce genre de choses, et, à n’en pas douter, une édition s’affichant comme « définitive » ne peut se permettre de multiplier les boulettes dans ce genre. Je suis plus réservé pour ce qui concerne les illustrations : Don Herron fait semble-t-il partie de ces gens pour qui, hors Frazetta, point de salut. Que l’artiste ait immortalisé Conan et, au-delà, ait incarné le genre même sword and sorcery, ne fait guère de doute ; pour autant, on a vraiment l’impression que l’argument critique ultime de la part de l’auteur, concernant tous ceux qui ont été amenés à illustrer Howard après Frazetta, est simplement qu’ « ils ne sont pas Frazetta ». Ah ben certes, hein… Mais est-ce suffisant pour les disqualifier ? Je suis sans doute partagé quant aux illustrations des volumes de la collection Robert E. Howard de Bragelonne, on y trouve un peu de tout (en ce moment, je suis dans El Borak, et les illustrations de Tim Bradstreet sont vraiment excellentes), mais le ton employé par Don Herron m’agace tant il fait borné… Mais il y a pire ; malgré l’éviction des « Conantics » et le retour aux sources (qu’il en vient à critiquer pour le choix des titres, bon…), pour ce qui est du contenu, les éditions Wandering Star ne trouvent pas grâce à ses yeux pour une raison plus étonnante : il se livre en effet à un brutal assaut contre les aspects « critiques » des préfaces et postfaces de Patrice Louinet ; qu’il en conteste le fond est dans l’ordre des choses, et je ne me sens pas de prendre part au débat (je note quand même une accusation de plagiat de de Camp, hein…) – mais ce qui me scie, c’est qu’il semble s’offusquer simplement de ce que ces éditions aient un semblant d’appareil critique… Pour ma part, ça me paraît plutôt bienvenu, et aller dans le sens de l’édition « définitive » souhaitée ; à quoi bon s’offusquer de ce que ces textes figurent dans ces recueils luxueux ? En quoi nuisent-ils au contenu fictionnel ? Don Herron, dans ses fantasmes éditoriaux, souhaite « du Howard et rien que du Howard » ; au regard des traficotages antérieurs des « Conantics », c’est bien légitime, mais pourquoi se baser sur ce postulat, dès lors moins assuré, pour refuser également même le minimum syndical en matière d’analyse ? Quant à moi, j’ai tendance à croire que le lecteur lambda juste un peu curieux, mais pas forcément désireux de s’investir dans des anthologies critiques absconses et encore moins de fouiner dans la small press ou les fanzines pour voir ce que des maniaques avec quarante années de bagage howardien peuvent y écrire à propos de leur dieu, y trouvera des éléments intéressants l’amenant à mieux envisager l’œuvre… Alors pourquoi l’en priver ? Au nom d’un intégrisme fanique détourné de sa véritable raison d’être ? Ça me dépasse…

 

On en rajoute encore dans l’agaçant avec « Castrated, But Still Limping Along : The Dark Man 1990-2010 ». Ce retour sur les vingt années (avec plein de trous) de publication de la revue The Dark Man (tombée entre les mains des « professeurs », horreur !) ne relève pas vraiment du « joyeux anniversaire ». Don Herron en massacre l’essentiel du contenu, avec des mots très durs, n’épargnant que quelques « copains rebelles » au passage. Chaque nouveau numéro est pire que le précédent, et à tout point de vue, et untel est un con, tel autre est un « académique » (tare suprême, stigmate d’incompétence snob – se traduisant notamment par l’emploi honni des notes de bas de page), tel autre encore ne fait que dire à nouveau ce que Don Herron et ses copains de l’avant-garde avaient de toute façon déjà dit, en mieux, il y a trente ans de cela… Les amateurs de bastons « pas académiques » apprécieront peut-être le massacre de S.T. Joshi, certes guère diplomate de manière générale, et qui avait eu des mots sévères pour l’article d’Edward A. Waterman sur « l’irrationalisme » de Howard, dans The Barbaric Triumph ; la critique répondant à la critique est une chose, ça fait partie du jeu – même vertement ; mais Don Herron se contente de mentionner que son camarade a démonté la gueule au vilain lovecraftien rationaliste, un crétin, un ignare, absolument dénué de la moindre notion de philosophie et d’histoire des idées, etc. Et Don Herron jubile à l’étalage des noms d’oiseau. Il a bien d’autres occasions de le faire… En ressort, au-delà de la validité du débat critique, l’image désagréable d’un vieux type aigri qui, au point où il en est, n’attend plus qu’une chose dans toutes ces communications howardiennes : que ça saigne (et tant mieux si c’est un « professeur » qui saigne). Ça n’en fait pas un Conan, guère plus un fanatique à la Solomon Kane – juste un pénible, un peu trop fier de ses propres gloires pour ne serait-ce qu’admettre que d’autres, en ayant une approche différente de la sienne, pourraient pourtant avoir des choses intéressantes à dire…

 

Mais il y a pire : « Walk on the Wildside : a Brace of Reviews » est tout simplement hallucinant ; Don Herron, ici, ne se contente pas de tomber tout au fond du fond du puits : il continue de creuser. Au prétexte de commenter les travaux critiques autour du centenaire de la naissance de Robert E. Howard, Don Herron expose un fait « indéniable » : The Barbaric Triumph, même s’il est sorti deux ans plus tôt (parce que Don Herron est malin autant que compétent) là où les autres bouquins annoncés sont sortis plusieurs années plus tard, quand ils sont sortis, les cons, aha, écrase de sa majesté tout ce qui a pu être fait parallèlement ; en fait, il n’y a qu’un seul livre pour rivaliser avec The Barbaric Triumph… et c’est bien sûr The Dark Barbarian, paru vingt ans plus tôt. L’ombre de ces deux livres suffit à écraser tout le reste – The Dark Barbarian That Towers Over All, hein ? Herron massacre absolument toutes les autres publications liées au centenaire, il traite à peu près tout le monde de crétins et d’incompétents, tout en rappelant page après page combien lui-même est un véritable critique, de la meilleure eau, d’une stature que ces pathétiques ersatz ne parviendront jamais à atteindre, voire même à simplement appréhender – il est déjà bien aimable de ne serait-ce que tenter de lire ce que ces tâcherons ont maladroitement tenté de produire… Herron n’est pas seulement d’une suffisance et d’un mépris titanesques : il est aussi d’une puérilité invraisemblable… Bon sang, nous avons là un type qui se vante d’avoir incité des comparses critiques à ne pas écrire dans les projets qui n’avaient pas l’heur d’être édités par lui-même ! Et de trouver ça « de bonne guerre »… C’est hallucinant, oui. Et c’est à vomir tant c’est bête, prétentieux et insultant pour tout le monde. Chose d’autant plus regrettable que Don Herron a effectivement montré, au moins dans ses deux anthologies critiques, qu’il pouvait être un commentateur très fin et pertinent… Mais il est tellement désagréable dans cet article que même ses remarques les plus pertinentes en sont affectées, ainsi à l’occasion de la deuxième couche de Joshi-bashing concernant, non plus la philosophie « irrationaliste », mais la correspondance entre Howard et Lovecraft (sujet évoqué plus haut) : pour ma part, si ma sensibilité littéraire est avant tout lovecraftienne, je suis donc globalement d’accord avec Don Herron (et donc opposé à Joshi) pour considérer que Howard a remporté la controverse, autant que c’était possible, ou disons du moins au regard de la postérité, mais même cette dernière précision me paraît superflue – l’argument de Joshi selon lequel pareil débat entre deux pareils individus ne pouvait s’accommoder de quelque chose d’aussi trivial qu’un « vainqueur » me paraît effectivement une pirouette guère acceptable ; je ne serais par contre pas aussi farouchement opposé à l’argument avancé par Joshi d’un « complexe d’infériorité » chez Howard : il me paraît plus que crédible dans les premiers temps de la correspondance entre les deux auteurs – mais ultérieurement, comme j’avais déjà eu l’occasion de le dire, il ne fait aucun doute à mes yeux que Howard brille tout particulièrement dans cette correspondance justement parce qu’il range cet encombrant complexe tout au fond d’un placard, et parce qu’il décide qu’il ne se laissera pas marcher sur les pieds ; et j’ai tendance à croire que c’était une chose que Lovecraft lui-même appréciait, s’il a sans doute été régulièrement surpris de ce que Two-Gun Bob le renvoie brutalement dans les cordes… Ici, hélas, Herron se montre si infect à tous les niveaux et à l’encontre de tout le monde que c’en est à peine croyable – et le fond de ses remarques (quand il y en a encore un) est ainsi noyé sous ses insultes et sa suffisance… Mais sans doute est-ce sa manière de « gagner ». Salle gosse... Ce que je retire de cet article ? La démonstration par l’exemple qu’on peut être tout à la fois un critique brillant et, en tant que personne, un pathétique gros con…

 

« Non Sequitur Inside the Academy Gates » date de 2014, soit trente ans après The Dark Barbarian, et dix ans après The Barbaric Triumph. Le constat est sans doute juste : durant toute cette période, les « académiques » n’ont quasiment rien fait concernant Howard. Le ton est cependant toujours aussi infect : en gros, « je suis le meilleur et personne ne fera mieux, et certainement pas un professeur ». La litanie se répète – c’est le principe d’une litanie. La fin de l’article, concernant la place des femmes dans la critique howardienne, ne mérite probablement pas qu’on s’y attaque – je ne sais pas ce qui est le plus bête de la critique adressée à Don Herron, ou de la réponse que livre ce dernier…

 

« Enter the Academics » conclut le bousin de manière plus raisonnable, sans doute – constatant que, trente ans après The Dark Barbarian (soit toute la durée de la vie de Howard...), quelques rares « professeurs » semblent jeter un œil à l'auteur, enfin, encore qu’avec un certain mépris pour les critiques « indépendants » (lire « non universitaires ») et leur travail… Le mépris est bien sûr réciproque – et on constatera une fois de plus que Don Herron ne prise guère la « théorie du genre »… Bon… Au fond, s’il faut en garder une dernière image, c’est sans doute celle de tous ces auteurs qui ont écrit dans The Dark Barbarian et The Barbaric Triumph, et qui sont morts depuis. On trouve bien aussi quelques remarques sur des erreurs ou approximations dans ces différents recueils ainsi que dans « Yours For Faster Hippos » : Thirty Years of « Conan vs. Conantics », pas retouchées cependant pour cette édition numérique – témoignage, selon la volonté de Don Herron, du temps qui passe… ou peut-être une ultime manifestation de sa haine des notes de bas de page. Félicitons-nous cependant de ce que, dans cet ultime article, le bonhomme mord un peu moins – c’est déjà ça, même s’il reste bien sûr « le meilleur »…

 

The Dark Barbarian That Towers Over All est à n’en pas douter une lecture indispensable pour les amateurs de Robert E. Howard, rassemblant nombre de travaux importants, qui permettent de mieux appréhender Two-Gun Bob et son œuvre. Cette réédition « omnibus » en numérique est donc tout à fait bienvenue. Dommage, simplement, que Don Herron y tombe le masque en définitive… Ça n’empêchera pas d’apprécier ce qu’il a produit de valeur ; de là à apprécier le personnage… eh bien, rien ne nous y oblige, heureusement.

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Kuro

Publié le par Nébal

Kuro

Kuro, Anglet, Le 7e Cercle, [2007], 157 p.

 

Kuro est un jeu de rôle développé il y a une dizaine d’années par le 7e Cercle, et qui me faisait de l’œil depuis pas mal de temps déjà, sans que je sache avec certitude de quoi il causait au juste… Ou disons que je m’étais développé avant tout l’image d’un jeu de rôle dans un Japon futuriste pas forcément hyper-original, quelque part entre les canons du cyberpunk et la violence cynique d’Akira. Ce dernier aspect me paraissait à vue de nez surtout saillant en ce qui concernait l’évolution des personnages – plus que le côté post-apocalyptique à proprement parler. Pour le reste du background, au fond je n’en savais pas davantage – même s’il n’est en rien difficile de se renseigner, hein…

 

Je savais une autre chose, cependant : que Kuro était un jeu « fini ». Outre le livre de base dont je vais causer aujourd’hui, il n’y a que deux suppléments : Makkura, qui comprend l’écran du jeu et des scénarios prolongeant ceux du livre de base dans l’optique d’une campagne destinée à changer radicalement la donne ; et Tensei, conséquence de la campagne Kuro-Makkura, qui, d’une certaine manière, subvertit le jeu plus qu’il ne le complète au sens le plus strict – en injectant une dose aiguë de surnaturel dans les PJ eux-mêmes (c’était là que je voyais le côté Akira – ou disons Tetsuo, plus exactement, ou plus largement super-héroïque, dans un sens, mais à la sauce nippone, et « spirituelle » plutôt que « mutante », etc.). En fait, à tout prendre (et l’argumentaire du livre de base va d’ailleurs dans ce sens), on peut tout à fait considérer qu’il y a en fait deux jeux dans la gamme : Kuro, et Kuro : Tensei ; libre aux maîtres et joueurs de jouer Kuro tout seul, de jouer la campagne liant Kuro et Tensei, éventuellement via Makkura, ou de jouer uniquement Tensei… Mais revenons au point de départ : l’idée d’une gamme finie – et vraiment finie, pas abandonnée en cours de route… Parce que ça, c’est une chose que je reproche vraiment au 7e Cercle, même s’il s’agit probablement d’une tendance plus récente : combien de gammes l’éditeur a-t-il entamé pour les laisser peu ou prou tomber, préférant développer de nouveaux machins qui à leur tour n’auront pas le suivi adéquat ? Parmi les jeux auxquels je me suis intéressé, si je mets Sable Rouge à part (car n’appelant pas d’autres développements à la base ; l’auteur avait évoqué quelque chose, mais dans son coin, c’était différent), Yggdrasill est sans doute celui qui s’en est le mieux tiré, puisqu’on en est arrivé à la fin de la « gamme fermée ». Cthulhu est grosso merdo en rade depuis un bail, quant à Z-Corps, autre jeu à « gamme fermée » pourtant, il a connu toute une succession de suppléments mettant en place la campagne du jeu… mais plus rien depuis un bail, alors démerdez-vous pour la suite. D’autres jeux, qui auraient pu m’intéresser, ont été bâclés d’emblée et vite abandonnés (comme Fading Suns ou 13e Âge)… Par contre, de nouvelles gammes sont sorties, comme X-Corps (j’aimerais bien revenir au Z…), ou Shayô, tout récemment, jouant à nouveau la carte japonaise (en post-apo), dont l’avenir me paraît du coup bien flou… Cette politique tend à m’agacer (d’autant qu’elle s’accompagne souvent, dans les livres publiés, d’un défaut de relecture évident et très pénible) ; aussi revenir à un jeu plus ancien mais « terminé » me paraissait pas plus mal…

 

Mais je ne savais donc pas forcément grand-chose de cet univers – l’enrobage du bouquin est à vrai dire assez mystérieux, et, disons-le, le bouquin lui-même l’est presque autant ; ce n’est pas forcément un défaut, dans la mesure où cela laisse du champ au MJ pour préparer sa sauce, mais je regrette tout de même un peu cet hermétisme relatif – pour employer des notions sur lesquelles il faudra revenir ensuite, que l’Incident Kuro en lui-même soit maintenu dans le flou est parfaitement acceptable, pour ce qui est des causes assurément, mais sans doute un peu moins pour ce qui est des conséquences ; quant à la notion de « potentiel », concernant les PJ, elle se devine sans doute (à la Akira, donc), mais sans se voir accorder le moindre développement utile dans ne serait-ce qu’un paragraphe spécifique – la notion même (plutôt que son contenu qui demeure très évasif) n’apparaît qu’en filigrane çà et là, sans plus d’explications… et c’est en fait dans les deux scénarios qui concluent le livre (et qui entament la campagne officielle de Kuro) que l’on trouve le plus de références à cet égard, montrant bien son caractère fondamental à terme – puisque c’est bien, semble-t-il, ce qui nous conduira à Tensei… Là, le flou me paraît préjudiciable, vraiment.

 

Mais revenons à la base. Le livre se partage classiquement en deux parties, la première accessible à tous, la seconde réservée au MJ. Le background est relativement important, en dépit de cette orientation « ésotérique » (au sens strict) que je mentionnais à l’instant, et s’avère globalement intéressant. Il pose en tout cas les traits essentiels de Kuro (mais sans présager Tensei), jeu qui s’avère finalement d’une certaine originalité en même temps que cohérence, en mêlant deux traits de la culture populaire nippone (en prenant en compte, de manière assez bien vue, son exportation) : d’une part une anticipation à relativement brève échéance (le jeu débute en 2046), mêlant aspects cyberpunk intégrés à la culture de l’archipel, et un sous-texte lorgnant sur le post-apocalyptique qui renvoie presque instantanément à Akira (sans que l’on mette en avant la notion de « potentiel » pour le moment) ; d’autre part – et c’est un aspect fondamental du jeu, qui n’est certes pas pour me déplaire, mais dont je n’avais pas la moindre idée en ayant entamé la lecture de Kuro un peu au pif –, le jeu joue la carte surnaturelle, mais là encore adaptée aux canons locaux : en l’espèce la « J-Horror », au succès international considérable, dans la foulée de Ring de Nakata Hideo.

 

Inutile sans doute de trop s’attarder sur le contexte géopolitique avant 2046 – même s’il est ici rapporté avec juste ce qu’il faut de détails. La base du jeu repose en effet sur l’Incident Kuro, qui a eu lieu le 4 mai 2046 – la campagne est supposée débuter quelques mois plus tard à peine. L’Incident Kuro évoque considérablement Akira ; l’idée, sans excès de précision, est qu’un dispositif de réponse nucléaire automatique, conçu dans l’optique d’une sorte de nouvelle guerre froide, a été trompé par une importante secousse sismique, lançant les missiles par erreur, en l’absence de toute agression… Situation aussi absurde que terrible. Une de ces fusées avait pour cible le Japon, et aurait dû en toute logique faire des centaines de milliers voire des millions de morts… Et pourtant, non. Personne n’a la moindre idée de ce qui s’est passé, mais la bombe n’a pas explosé – il s’est bien passé quelque chose, mais de là à dire quoi ? Demeure ce fait troublant que l’assaut nucléaire intempestif n’a pas fait de victimes. On cherche à expliquer ce qui s’est produit, bien sûr : au sein même de la société japonaise, d’aucuns évoquent sans doute le « Vent Divin » (kamikaze), qui avait sauvé l’archipel des invasions mongoles – un retour des esprits (ou kami), plus que jamais désireux de préserver et protéger la terre sacrée des dieux… Les sectes et sociétés secrètes prolifèrent suite à l’Incident Kuro. À l’extérieur, cependant, une autre explication se montre plus séduisante – supposant que le Japon avait développé en secret un système de bouclier anti-missiles… signe incontestable d’ambitions militaires dans la région, et tout particulièrement concernant la Fédération Panasiatique constituée autour de la Chine ; et, en outre, violation de la Constitution japonaise prohibant tout développement militaire ! Cruelle ironie : le Japon, pour avoir survécu de manière inattendue à un assaut nucléaire… prend des allures de coupable plutôt que de victime aux yeux de la communauté internationale. Renvoyant là encore à Akira, un blocus est instauré, isolant le Japon plus que jamais perturbé, à tous les niveaux, du reste du monde…

 

Au sein des frontières de l’archipel, l’incompréhension est totale, le chaos latent, et l’avenir bien flou. Tokyo, rebaptisée Shin-Edo, et cadre de prédilection du jeu (ce livre n’envisage en rien le reste du Japon, ce qui est un brin regrettable à mes yeux, mais j’ai cru comprendre que Makkura y remédiait un peu), était déjà propice aux tensions, avec la ségrégation informelle (ou plus ou moins, d’ailleurs – elle a des conséquences « automatiques » à l’occasion) opposant la « génocratie » dirigeante, faite de riches vieillards à même de dépasser la maladie et la mort, et le lot commun de la population, engagé dans une lutte de tous les instants pour préserver sa position relative sinon l’améliorer. Cette ségrégation à plusieurs niveaux s’exprime sans doute au regard de la technologie – si la critique économique et sociale, avec son lot de génocrates égoïstes, de cyniques zaibatsu et de misère noire dans les ruelles, traduit la dimension cyberpunk du jeu dans son fond même, le catalogue des implants, intelligences artificielles et autres merveilles dangereuses et addictives de la réalité virtuelle ou augmentée inscrivent cette dimension dans la forme – de manière peut-être un peu superficielle, d’ailleurs, et ce, paradoxalement, malgré des développements assez touffus, occupant un espace assez conséquent (du premier chapitre notamment).

 

La touche surnaturelle, renvoyant à la « J-Horror », n’est guère développée jusqu’alors. On s’en tient à des rumeurs – parlant de manifestations plus fréquentes ces derniers temps des esprits, quels qu’ils soient, ou du moins de faits étranges et insondables, et d’autant plus inquiétants, qui pourraient impliquer yūrei (Sadako et ses copines), tengu, oni ou kappa… Et sans doute y a-t-il un lien entre cet afflux de manifestations et l’Incident Kuro – qui reste à déterminer.

 

Et les personnages, dans tout ça ? Eh bien, conformément à un motif typique de l’horreur japonaise (décortiquée plus loin au bénéfice du maître de jeu, ce qui donne lieu à des conseils plus intéressants que d’habitude concernant la manière de maîtriser à Kuro), ils sont supposés être parfaitement banals (dimension qui, cependant, ne ressort pas forcément des archétypes proposés…), autant de quidams qui ne cherchent pas la merde, loin de là, mais qui la subissent quoi qu’ils fassent ; l’idée du « potentiel » justifiant tout cela n’est donc pas décrite avant un bon moment, et, à vrai dire, en refermant le livre, on n’en saura guère plus…

 

Le plus gros du background, et de loin, porte cependant sur la ville de Shin-Edo (ex-Tokyo), avec un long « guide touristique » arrondissement par arrondissement ou peu s’en faut, chaque quartier se voyant attribuer trois personnages, lieux ou thèmes, généralement plutôt bien vus, qui sont autant de pistes pour développer la campagne. C’est bien fait, touffu cependant, et quelque peu aride à vrai dire (comme l’ensemble du livre, mais c’est plus sensible ici) ; manque par ailleurs une carte, qui aurait été vraiment utile pour se repérer dans tout ça – j’ai cru comprendre que Makkura y remédiait.

 

On trouve plus loin d’autres éléments de background – des exemples de contacts, notamment –, tandis que la partie consacrée au MJ mêle comme de juste technique et fond à plusieurs occasions, et notamment au cours d’un bref bestiaire fantastique. Là encore, les suggestions de maîtrise, pour les différents aspects du jeu, distingués entre anticipation et horreur, sont assez bien vues, et peuvent avoir une influence directe sur le « fluff » et la manière de l’utiliser.

 

Côté technique, nous sommes en présence de quelque chose de somme toute très classique, avec quelques idées en sus pour donner un peu de patine au machin. Les personnages, comme dit plus haut, sont supposés être banals – même si les archétypes proposés ne le sont pas tant que ça, au fond. La base de la fiche est toute simple, on ne peut plus classique : on trouve des Caractéristiques Principales (au nombre de huit : quatre pour le Corps, quatre pour l’Esprit), des Caractéristiques Secondaires qui en sont dérivées, enfin et surtout des Compétences – avec une liste relativement complexe, et probablement bien trop en ce qui me concerne ; notamment pour tout ce qui concerne les connaissances plus ou moins académiques, bien trop pointues à mon sens pour être jouables, d’autant qu’elles passent par un encombrant système de compétences préalables… Un aspect du système de Compétences me paraît plus intéressant, et ce sont les Gimmiku, qui sont des capacités spéciales déterminées par le joueur en fonction de son avancement, conférant des bonus divers – ainsi, un « expert » ou un « spécialiste », pour le même score de Compétence, ont des effets spéciaux différents, et il en va de même pour la « précision », les « coups de pouce », etc.

 

Tout ceci s’exprime en jeu par un système là encore très classique : hors Gimmiku qui peuvent donc changer un peu la donne, on additionne le plus souvent un score de Caractéristique et un score de Compétence, on jette autant de dés (à six faces, toujours) et on compare à un seuil de réussite déterminé par le MJ pour un test simple, ou à la réussite de l’antagoniste en cas de test d’opposition – dans les deux cas, on peut déterminer une marge permettant de préciser le degré de réussite ou d’échec. Les résultats obtenus aux dés sont enfin affectés par une dose supplémentaire de « chance », rendant potentiellement le jeu plus dynamique : les 4 comptent pour 0 (car la prononciation « shi » renvoie au terme signifiant la mort), tandis que les 6 sont « explosifs », et donc relancés le cas échéant pour obtenir des succès supplémentaires, éventuellement épiques. Les règles de combat, pour l’essentiel, sont une reprise de cette mécanique traditionnelle, avec cependant là encore un petit plus (banal mais aisé à prendre en main), laissant à chaque joueur la possibilité de privilégier la précision ou les dégâts ; à vue de nez, c’est simple, pas forcément très bandant, mais efficace.

 

Le livre se conclut sur deux scénarios, qui se suivent plus ou moins : ils n’ont pas de caractère obligatoire, mais constituent bien la base d’une campagne officielle, poursuivie ultérieurement par Makkura, et débouchant sur Tensei. Cependant, ils n’ont rien de scénarios « clef en main »… et nécessitent probablement un travail conséquent de la part du MJ, a fortiori pour coller au plus près des personnages conçus par les joueurs… « Origami » a en partie pour but de familiariser les joueurs avec l’univers « visible » de Kuro : la technologie, les quartiers de Shin-Edo, le quotidien des Japonais après l’Incident Kuro, les conséquences du blocus… Mais il s’agit aussi d’introduire la notion jusqu’alors à peine évoquée de « potentiels », qui permet de rassembler les PJ (qui ne sont pas censés se connaître au début). Une convocation sous un faux prétexte leur permettra en effet de se rencontrer, et de soulever à peine un peu le voile sur des conséquences de l’Incident Kuro qui les affectent directement, sans qu’ils sachent bien ni pourquoi, ni comment. Cette première étape leur permettra donc de s’associer, et de travailler ensemble dans le deuxième scénario, « Fugu », qui adopte davantage des allures d’enquête – mais nécessite là encore un certain investissement du MJ. Pour le reste, j’ai surtout regretté que ces deux scénarios mettent autant en avant l’action – enfin, surtout le premier, « Fugu » n’est affecté à cet égard que par un combat final, somme toute. Mais « Origami » tient en effet du survival en huis-clos ; en travaillant l’ambiance, sans doute est-il possible d’en retirer quelque chose de fort intéressant, mais ça ne s’accommode clairement pas de la moindre impréparation… Je demeure curieux de la suite, toutefois – peut-être jetterai-je un coup d’œil à Makkura, du coup… Et on verra après pour Tensei, si jamais.

 

Quelques mots enfin sur l’apparence de la chose. D’emblée, on remarque que le livre est très dense, au point d’en être passablement austère – ce qui ne facilite pas toujours la lecture. Les illustrations, quand il y en a, sont pourtant de toute beauté (du moins celles en noir et blanc – la couleur n’est employée ici que pour les archétypes… et la couverture, certes pas top, dommage). La rédaction m’a paru assez correcte – au regard du niveau pas très élevé de beaucoup trop de jeux de rôle, en tout cas… – et le travail de l’atmosphère tout à fait séduisant.

 

Bilan assez sympathique, donc : ce que l’on sait de l’univers et de l’ambiance, au sortir de ce seul premier titre, est plutôt enthousiasmant – quant aux règles, si elles ne brillent pas, elles font à vue de nez le job, et je n’en demande sans doute pas davantage. Je regrette les « non-dits », surtout – certains aspects, et tout particulièrement la question des « potentiels », auraient à mon sens bénéficié de se voir accorder de vrais développements ici, au moins au bénéfice du maître, les allusions n’étant pas forcément suffisantes à cet égard. Mais l’idée de mêler cyberpunk nipponisant et horreur résolument nippone me botte assez… Assez pour tenter le reste de la gamme ? On verra…

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La Marche du Mort, de Larry McMurtry

Publié le par Nébal

La Marche du Mort, de Larry McMurtry

McMURTRY (Larry), La Marche du Mort. Lonesome Dove : les origines, [Dead Man’s Walk], traduit de l’américain par Laura Derajinski, [s.l.], Gallmeister, coll. Nature Writing, [1996] 2016, 505 p.

 

L’imposant Lonesome Dove, qui avait valu à son auteur Larry McMurtry le prestigieux Prix Pulitzer, est à n’en pas douter l’un des plus épatants westerns jamais écrits – et, de ceux que j’ai lus, même si Warlock d’Oakley Hall et Little Big Man de Thomas Berger ne sont pas forcément très loin derrière, et même si je compte bien ménager une place aux superbes recueils de nouvelles de Dorothy M. Johnson (Contrée indienne et La Colline des potences), Lonesome Dove brille tout particulièrement, jusqu’à atteindre le sommet du genre, où il trône en majesté depuis, inégalable. C’est qu’il y a tout le western dans cette incroyable odyssée – et bien plus encore, tant l’auteur, de sa plume fluide, sait captiver le lecteur au fil de ce si long périple sans jamais le laisser, tant aussi il sait mettre en scène des personnages forts, suscitant la sympathie, et dont les avanies, nombreuses, sont d’autant plus douloureuses… Parmi lesquels, bien sûr, les deux héros vieillissants, Woodrow Call et Augustus « Gus » McCrae.

 

Mais Lonesome Dove, ce n’est donc pas que le roman éponyme, même si cela a longtemps été le seul élément que nous en connaissions en France. Larry McMurtry avait commis une « série » autour de ce livre fondateur, avec deux « préquelles », Comanche Moon et Dead Man’s Walk, et une « suite », Streets of Laredo. Des livres que l’on désespérait de lire un jour en français… Mais les excellentes éditions Gallmeister m’ont pris par surprise en traduisant tout récemment Dead Man’s Walk – roman qui, s’il est paru originellement il y a vingt ans de cela, n’est pourtant pas la première « préquelle » dans l’ordre de rédaction, mais elle l’est au regard de la chronologie interne. La Marche du Mort (sous-titrée au cas où Lonesome Dove : les origines) nous fait donc vivre les aventures étonnantes des (alors) jeunes Call et McCrae, auxquelles Lonesome Dove faisait parfois allusion de manière cryptique, et cela donne un roman tout à fait brillant, qui, s’il n’atteint peut-être pas à l’excellence du pavé initial, s’avère cependant tout aussi palpitant, puissant et juste. Alors est-on en droit d’espérer la traduction future des deux autres titres de la série ? Ça serait bien, tout de même…

 

Mais, pour l’heure, tenons-nous-en à La Marche du Mort. Le roman a quelque chose d’un reflet déformant par rapport à Lonesome Dove et au portrait des deux héros qui y étaient faits : il faut dire que nous sommes trente-cinq à quarante ans plus tôt, dans un monde bien différent – en plein dans le Mythe de la Frontière, si Lonesome Dove, quand bien même il relevait toujours d’une période « classique » du western (les années 1870-1880), laissait indirectement entrevoir la fin prochaine d’un monde. Et, trente-cinq à quarante ans en arrière, Woodrow et Gus étaient sans doute bien différents eux aussi… Certains traits demeurent, bien sûr : Woodrow est déjà ce type un peu austère, très premier degré, les pieds sur terre – ou du moins en apparence, car, après tout, il n’est certainement pas insensible à l’appel de l’aventure… Son alter ego Gus est autrement expansif, avec quelque chose de sympathique et rafraichissant – mais sa naïveté, voire sa bêtise, n’en ressort que davantage… Car il faut bien dire ce qui est : nos deux héros, dans La Marche du Mort, ont quelque chose de jeunes et cons… On connaît la chanson, selon laquelle le temps ne fait rien à l’affaire, et c’est sans doute exact dans les grandes largeurs ; pour le coup, cependant, c’est probablement l’expérience acquise lors des péripéties de ce premier roman (dans l’ordre diégétique) qui fera de nos deux héros les charismatiques personnages centraux de Lonesome Dove – l’expérience est en effet un trait fondamental du récit. Par ailleurs, La Marche du Mort sera aussi l’occasion de bâtir dans l’adversité l’intense amitié plus que fraternelle liant Woodrow et Gus – ces deux types si différents à bien des égards… mais peut-être complémentaires, du coup ?

 

Quoi qu’il en soit, à l’orée des années 1840, nos jeunes gens fraîchement débarqués au Texas ont déjà pu nouer des liens, mais on se demande presque comment – notamment du fait de la frénésie de Gus, obsédé par les prostituées sinon les femmes, et qui ne parle à peu près de rien d’autre… C’est cependant sur le terrain que les héros s’incarnent : en ces temps nécessairement « glorieux » (allons bon…) de la République du Texas, c’est tout naturellement que Woodrow et Gus ont intégré les rangs des célèbres Texas Rangers. Oubliez Chuck Norris le cas échéant, hein – nous sommes ici en pleine période mythique, alors que cette force quasi militaire, aux attributions plus ou moins définies, livre hardiment le combat contre les sauvages du coin, essentiellement les Comanches.

 

Mais Larry McMurtry, auteur texan, n’est pas du genre à colporter la légende sans se poser la moindre question à son sujet… Bien loin de la légende (encore que cette réalité, tant elle implique de contraintes insurmontables, puisse paradoxalement faire ressortir les hauts faits des patrouilleurs comme plus légendaires encore), la patrouille que nous voyons tout d’abord, à l’ouest du Pecos, chercher de nouvelles pistes pour les diligences, n’a absolument rien d’une unité d’élite (ce n’est pas pour rien qu’on y accueille des grouillots tels que Woodrow et Gus – mais les « vétérans », pour la plupart, ne valent certainement pas mieux), sans peur (non – ces gens flippent, et c’est bien naturel) et sans reproches (car s’acoquinant avec de sinistres chasseurs de scalps, par exemple – qui prélèvent sans doute plus de trophées sur des Mexicains innocents que sur les redoutables Comanches…). Loin de là, l’auteur dresse un tableau éloquent, et même terrifiant, où ressortent d’autant plus l’incompétence générale, celle encore plus à craindre des officiers souvent autoproclamés, leur totale absence de préparation, leur sous-équipement endémique et, peut-être pire encore, leur ignorance radicale du monde dans lequel ils vivent… On compte bien quelques exceptions à cet égard – essentiellement les éclaireurs Shadrach (le vieux bonhomme taciturne, aussi biblique que son nom) et Bigfoot Wallace (j’ai découvert complètement par hasard, en étudiant un autre auteur texan – Robert E. Howard, oui : synchronicité –, qu’il y avait bel et bien un Bigfoot Wallace, très ressemblant, à cette époque au Texas, même si leur sort est différent, entre la « réalité » et la fiction) ; disons du moins qu’ils sont un peu mieux lotis que les autres – abreuvant le cas échant les jeunes patrouilleurs de précieux conseils (sur la meilleure manière de se suicider plutôt que d’être faits prisonniers par les Indiens, par exemple…). Mais, globalement, il n’y a absolument rien d’étonnant à ce que l’opération tourne au fiasco – l’étonnant aurait été qu’elle parvienne à quoi que ce soit dans des conditions pareilles…

 

D’autant que la menace rode – incarnée dans un Indien on ne peut plus « mythique », le colosse bossu Buffalo Hump, croquemitaine tout désigné dont l’existence seule suffit à donner des sueurs froides aux patrouilleurs. Alors, quand se fait jour la certitude de sa présence non loin, rendue plus terrible encore par les hurlements incessants de ceux qu’il a capturés pour les torturer avec d’impensables raffinements de cruauté, la panique ne manque pas de gagner les rangs de la milice. Laquelle, pour avoir l’avantage numérique, ne peut tout simplement rien faire contre Buffalo Hump et ses rares compagnons – des hommes meurent à quelques mètres à peine de leurs collègues, qui ne se rendent pourtant compte de rien, et les chevaux disparaissent comme par magie ; à mesure que les heures passent, la situation devient de plus en plus désespérée… Oui, un fiasco de plus pour les si brillants Texas Rangers – les survivants se replient, en jurant qu’on ne les y reprendra plus ; tout particulièrement Gus, blessé par un jet de lance de Buffalo Hump lui-même, et qui n’en a réchappé que par miracle…

 

Pourtant, de tels hommes ne sauraient se complaire bien longtemps dans l’oisiveté pesante de la « ville » – même sur la Frontière. Si Woodrow tâche de s’accommoder tant bien que mal de son travail de maréchal-ferrant, Gus, lui, à court de putes et d’argent durement gagné en trichant aux cartes, ne tient plus en place. Et, quand il apprend que la République du Texas va lancer un assaut pour « libérer » Santa Fe, Nouveau-Mexique, aux mains des Mexicains – une ville où comme de juste il suffit de se pencher pour amasser des quantités considérables d’or et d’argent –, Gus ne tient plus en place. Il harcèle son ami Woodrow, lui montrant combien il serait « bête » de rater une opportunité pareille, et, à force d’enthousiasme, finit par le convaincre. Pour leur malheur à tous…

 

Car cette expédition (inspirée de faits historiques, la « Texas Santa Fe Expedition » de 1841) s’avèrera une expérience terrible et mortifère, qui coûtera la vie à l’immense majorité des jeunes couillons qui y ont pris part… sans même atteindre sa destination ou livrer le moindre combat contre les Mexicains. Une fois de plus commandés par des incompétents finis (en fait le colonel autoproclamé Caleb Cobb, un ex-pirate reconverti sur terre et qui n’admettra aucune contestation de son autorité, et qui relève bien plus du petit caïd que du soldat – le général en principe au-dessus de lui est une éponge perpétuellement imbibée, qui somnole quand il ne boit pas, et rien d’autre), nécessairement sous-équipés (même si on les aide à se procurer de meilleurs fusils), toujours sous-entraînés (les petits jeunes abondent dans les rangs), les Texas Rangers « brillent » surtout, si l’on ose dire, par leur méconnaissance totale du terrain – la géographie du sud-ouest des États-Unis les dépasse complètement, ils n’ont aucune idée d’où se trouve Sante Fe (peu ou prou, dans leur esprit, une cité d’or héritée de Coronado – et là, pour le coup, c’est bien la région adéquate des Cibola et compagnie…), et ne savent absolument rien du territoire à traverser d’ici-là… d’autant qu’ils sont persuadés que le Nouveau-Mexique est tout proche, quelques centaines de kilomètres tout au plus. Cette ignorance s’accompagnant souvent de bêtise, le récit de leur errance absurde a quelque chose de révoltant – mais peut-être d’autant plus qu’on ne peut s’empêcher de ressentir une très forte sympathie pour la plupart de ces personnages (Woodrow et Gus en tête, mais ils ne sont certainement pas les seuls), et peut-être même d’autant plus qu’ils se montrent naïfs… On les voit peiner au milieu des menaces les plus diverses, dans un environnement hostile et pauvre en nourriture comme en eau, au climat par ailleurs fort rude, et sans cesse harcelés par les Comanches de Buffalo Hump (puis les Apaches de Gomez), prêts s’il le faut à susciter un immense incendie pour rabattre les Patrouilleurs dans un canyon qui leur sera fatal car impraticable, etc. Les rangs s’éclaircissent alors que le Nouveau-Mexique est encore loin – la conviction, chez les Rangers, de ce qu’ils atteindront enfin ce pays de cocagne et se payeront sur les immenses fortunes locales de ce qu’ils ont subi en route, rend leur « odyssée » (connotée bien différemment de celle de Lonesome Dove, sans doute) plus tragique encore.

 

Ceci étant, si le tragique occupe une place essentielle dans La Marche du Mort (le titre renvoie à la Jornada del Muerto, une région plus hostile encore, que les Texans devront pourtant traverser à son tour), ce n’est pas au point, loin de là, de phagocyter le reste. Larry McMurtry y fait une nouvelle fois la preuve de la virtuosité de sa plume, au fil de dialogues tantôt serrés, tantôt un brin absurdes mais d’autant plus savoureux, mettant tous en valeur les patrouilleurs, comme des hommes avant tout – une fois de plus, à cet égard, leur naïveté les sert, en définitive. Le tragique, pour être à sa manière « pur » (entendons par-là qu’il ne se contente pas de pathos presse-bouton), se mêle ainsi sans cesse de comique et d’émouvant – dressant un tableau peu ou prou exhaustif de l’humanité dans l’adversité. S’y ajoute bien sûr un art du récit qui rend le tout palpitant, impossible à lâcher, et aussi prenant que fort – bien pensé à tous les niveaux.

 

Pourtant, le cauchemar ne cesse de se montrer plus terrible encore, dans une escalade qui, partout ailleurs, aurait paru invraisemblable, mais qui sonne ici d’une justesse qu’on n’a pas le moins du monde l’envie de contester. Cette dissection scientifique de l’absurdité va-t-en-guerre ne saurait dès lors laisser indifférent – et le mélange adroit de compassion, de révolte et de dérision qui connote le récit se révèle le mode idéal de communication d’un « mythe », plus vrai à bien des égards dans son horreur inacceptable que tous les fantasmes associés à la Frontière. « Remember the Alamo » ? Peut-être – mais si les « héros » tombent, ici, c’est dans l’indifférence générale (des contemporains – pas du lecteur, qui apprend pour sa part à connaître ces hommes et ressent toujours leur perte), peut-être au mieux une vague forme de gêne portant sur l’envoi au casse-pipe de tant de jeunes crétins, envoi inconsidéré autant qu’absurde et inutile, dès lors une incarnation parfaite de la bêtise de la guerre autant que de la bêtise des petits-soldats (l’expression n’est pas à prendre au pied de la lettre, c’est chef inclus et même au premier rang), toujours prêts à faire la démonstration de leur nécessaire supériorité sur leurs adversaires à demi humains au mieux ; ils prennent pourtant en pleine face, et quand il est bien trop tard seulement, l’impitoyable révélation de leur médiocrité dans un monde qu’ils ne comprennent tout simplement pas, un monde qui les balaie sans y penser, pour la simple raison qu’ils ne sont rien. Larry McMurtry peut cependant dépasser ce rien – en conférant l’humanité à ses personnages, humanité qui les distingue, et les rend uniques autant que vrais.

 

Au-delà, qu’y a-t-il ? Nombre de choses sans doute – et notamment les femmes, d’un charisme hors-normes dans ce monde strictement masculin ou presque. Il y a, avant toute autre, la titanesque putain Matilda, qui suit les Rangers dans leurs dangereuses errances, et se montre sans doute bien plus adroite et compétente que la plupart (le roman s’ouvre sur une scène où, pêchant la tortue, elle a quelque chose d’un éclaireur, et cela n’a rien d’un hasard – et pas davantage son rapprochement avec Shadrach, laissant entendre qu’elle en a assez et désire prendre sa retraite). Il y a aussi (aperçu des histoires à suivre) l’impertinente Clara, qui travaille dans la boutique de son père aimant à Austin, et dont le comportement effronté autant que la beauté captivent Gus, le volage Gus, prêt subitement à laisser tomber la glorieuse cause de la République du Texas et la carrière aux armées, si seulement la jeune femme était prête à le laisser déballer à ses côtés des caisses dans l’arrière-salle du magasin général… Après cinq minutes à peine à l’observer, Gus sait de toute façon qu’il lui faudra l’épouser – et que cela vaudrait bien mieux que toutes ces bêtises à base d’Indiens et de Mexicains… mais il lui faut d’abord démontrer sa valeur ? Il s’en persuade, du moins – lui qui jalouse « le caporal Call » dans cette affaire… Et il reste une dernière femme, intervenant dans les tout derniers chapitres du roman, qui saura, dans son audace tenant peu ou prou de la folie, sauver ceux qui sont supposés la sauver elle, en se drapant elle-même dans les atours du Mythe – à moins qu’il ne s’agisse, plus prosaïquement, de le mettre à nu, adressant sans même y penser à Woodrow et Gus une ultime leçon de grandeur et de magnétisme.

 

Excellent roman, donc, que cette Marche du Mort. Son caractère affiché de « préquelle » ne doit pas tromper : il s’agit d’un authentique roman pour lui-même, d’une grande valeur intrinsèque ; un très beau et très fort western par un des plus grands maîtres du genre. Une lecture palpitante autant qu’émouvante, drôle et même hilarante au milieu des tragédies, juste de bout en bout.

 

J’espère maintenant que les éditions Gallmeister traduiront Comanche Moon et Streets of Laredo… Je ne doute pas que ces livres auraient leurs lecteurs – et, en tout cas, j’en serais.

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Anamnèse de Lady Star, de L.L. Kloetzer

Publié le par Nébal

Anamnèse de Lady Star, de L.L. Kloetzer

KLOETZER (L.L.), Anamnèse de Lady Star, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, 2013, 455 p.

 

Ma chronique figure dans le n° 83 de Bifrost, plus précisément dans le dossier consacré à Laurent (et L.L.) Kloetzer, pp. 164-165.

 

N’hésitez pas à y réagir d’ores et déjà.

 

Le moment venu, cette chronique sera reprise en ligne sur le blog de la revue. Je vous en donnerai le lien, et la complèterai par un compte rendu autrement long, plus typique de ceux qui figurent ces derniers temps sur ce blog.

 

EDIT : vous trouverez la chronique de Bifrost ici. J'en publie une version plus longue ci-dessous.

La participation à un dossier de Bifrost consacré à Laurent (et, en l’occurrence pour ma pomme, L.L., pour Laure et Laurent) Kloetzer m’a enfin amené à lire deux romans qui traînaient depuis bien trop longtemps dans ma bibliothèque de chevet, et ce en dépit des bons échos qu’ils avaient récolté – voire très, très bons ; mais je n’avais pas jusqu’alors trouvé l’occasion… CLEER, étonnant, m’a amplement convaincu, mais Anamnèse de Lady Star avait peut-être encore meilleure réputation, et la sortie tout récemment de Vostok, cette fois signé du seul Laurent Kloetzer, mais participant du même univers, et bénéficiant d’un accueil aussi enthousiaste, m’a confirmé dans la nécessité de lui faire également un sort (notons au passage que CLEER et Anamnèse de Lady Star, sans être ouvertement liés pour autant, se rejoignent cependant par quelques passerelles discrètes – notamment la psychologie Karenberg ; mais ce n’est sans doute pas une dimension essentielle).

 

Et il était bien temps : Anamnèse de Lady Star est un livre à part, d'une belle ambition et d'une belle intelligence. En fait, la quatrième de couverture de son édition originelle, en « Lunes d’encre » en 2013, affirmait d'emblée, non sans arrogance, que ce roman « fera date dans l'histoire de la science-fiction française ». Je ne sais pas si cette audacieuse prophétie s'est réalisée, mais sans doute le mérite-t-elle... Le fait est que la science-fiction française, ces dernières années, n’a sans doute que rarement produit des romans aussi forts ; Anamnèse de Lady Star joue probablement dans la même catégorie que, disons, pour sortir un gros machin, La Horde du Contrevent d’Alain Damasio (ouvrage assurément important en dépit des nombreux défauts que je ne peux m’empêcher d’y relever, et tout autant de la personnalité de l’auteur, qui tend à m’agacer…) ou, pour rester chez La Volte, Le Déchronologue de Stéphane Beauverger. Les jeux formels de ces deux romans ont en effet quelque chose qui annonce Anamnèse de Lady Star, mais peut-être ce dernier va-t-il plus loin encore – et, surtout, avec davantage de pertinence à mes yeux : il brille en effet tout particulièrement par une remarquable adéquation entre le fond et la forme, qui en fait tout le sel – témoignant d’un effort rare, conjoint et fructueux sur les deux plans, dès lors heureusement indissociables.

 

Parler de cet ouvrage s'annonce cependant délicat, tant il s’avère foisonnant... Et, à vrai dire, il est quelque peu rétif au résumé. Essayons néanmoins.

 

À bien des égards, Anamnèse de Lady Star s’inscrit dans un cadre apocalyptique et surtout post-apocalyptique relativement commun (surtout ces dernières années ?), encore que non dénué d’originalités bienvenues. C’est en tout cas ici une bien mystérieuse « bombe iconique » qui, au cours d’un attentat « terroriste », en fait téléguidé depuis les plus hautes sphères des réseaux de barbouzes français, conduit à l’extermination de plus des trois quarts de l’humanité.

 

L’épisode traitant à proprement parler de cet « attentat » correspond au chapitre « Hypasie », qui avait en fait déjà été publié auparavant, en tant que nouvelle, sous le titre « Trois Singes », dans l’anthologie de Serge Lehman Retour sur l’horizon ; à l’époque, j’avais lu et grandement apprécié cette « nouvelle »… tout en lui trouvant quelque chose de « bourrin », et s’inscrivant plus ou moins dans une sorte de « techno-thriller » ! La drôle d’idée que voilà, quand même… mais ce n’est pas la première fois, hélas, ni probablement la dernière, qu’un retour sur un vieil article me fout la honte, tant je ne comprends tout simplement pas comment j’ai pu émettre des opinions pareilles – même si, en l’espèce, on m’a dit que le contexte, peut-être…

 

Mais passons, il y a sans doute plus intéressant à relever – et ne serait-ce que, classiquement, la dimension ambiguë du caractère apocalyptique, qui est à la fois « destruction », au sens où on l’emploie souvent en science-fictionnie, mais tout autant « révélation », dans une optique davantage religieuse ; d’où sa désignation par un terme éloquemment connoté, celui de « Satori » – renvoyant à l'illumination du moine bouddhiste en prise avec l'illusion du monde, et percevant, derrière la futilité apparente d'un kôan par essence illogique, la réalité sous-jacente, affranchie des distorsions humaines

 

Autre aspect à relever : cette apocalypse, comme de juste, n’est pas nécessairement une « fin ». En fait, la quasi-extermination de l’humanité n’y a même pas suscité, comme c’est le plus souvent le cas dans ce genre ô combien pratiqué et pas toujours pour le mieux, une quelconque régression vers la barbarie : oubliez Mad Max et tout autant les hordes de zombies envahissant le monde et assiégeant les rares survivants désemparés dans quelque supermarché (et ce même si la contamination épidémique résultant de l’emploi de la bombe iconique a assurément quelque chose qui évoque les divers fléaux du genre, je ne vous en dresserai pas la liste) ; en fait, ici, l’humanité subsistante, si elle a dû subir immédiatement après l’attentat une inévitable guerre, a pourtant pu, à terme, se rassembler, et, d’une façon ou d’une autre, elle a encaissé le choc ; sans doute a-t-elle dû se réfugier dans les îles (et semble-t-il aussi dans les étoiles ?) pour contenir la contamination au TMS (Syndrome des Trois Singes), mais elle n’en est pas moins en mesure de poursuivre son chemin.

 

Ce qui implique sans doute de comprendre ce qui s’est passé – mais ce besoin de compréhension s’accompagne d’un désir de juger et punir, de désigner des responsables et de les exécuter, tant l’horreur de leurs crimes justifie bien que l’on revienne sur la peine de mort abrogée… Une commission internationale façon Tribunal de Nuremberg s’est ainsi réunie, au bout de quelque temps, pour traquer et exécuter les grands responsables de tout ça – et, au premier chef, un groupe de scientifiques qui, dans l’ombre de leur mentor (et gourou ?) Stéphane Aberlour, a développé les travaux sémantiques conduisant à l’élaboration de la bombe iconique ; et qu’importe s’il ne s’agit que de « savants » aux travaux abstraits : ils sont bel et bien complices, et doivent payer.

 

Néanmoins, toute la lumière n’a pas été faite quand la commission a rendu ses conclusions, débouchant sur les sanctions pénales internationales. Il reste des zones d’ombre, qui suscitent la curiosité de chercheurs – qui, de manière ambiguë, sont tout autant des chercheurs au sens universitaire que des détectives ou chasseurs traquant leurs proies à fin judiciaires. C’est le cas de Magda Makropoulos, brillante jeune étudiante, qui est ainsi amenée à se livrer, plusieurs décennies après les faits, à une complexe et souvent frustrante archéologie des sources numériques – cette « anamnèse », donc, ce travail sur la mémoire susceptible de tant de connotations (philosophies, médicales, psychologiques…), peu ou prou toutes appropriées.

 

Il en résulte une structure « déchronologisée », revenant au fil des découvertes et dans le désordre sur des événements s’inscrivant sur soixante-dix ans environ, vingt ans avant et cinquante ans après le Satori. Mais, surtout, cela débouche sur un roman, disons, « choral », où chaque témoin (ou témoignage d’un individu depuis disparu), en détaillant son propre point de ressouvenir, livre son rapport personnel aux faits, nécessitant des approches formelles différentes voire radicalement opposées. Ce qui, à vrai dire, confine parfois à l'exercice de style – mais cette qualification, en tant qu'elle a des connotations souvent péjoratives, s'avère pourtant inappropriée, car c'est ici la justesse de ton qui domine. Il n’en reste pas moins que chaque chapitre d’Anamnèse de Lady Star adopte du coup une forme particulière – l’interrogatoire biaisé du terroriste dans le chapitre « Hypasie » s’opposant par exemple aux longues ruminations maniaques et obsessionnelles de l’homme de « Giessbach », ou à l’épiphanie virtuelle de « Norn » ; en outre, entre tous ces longs chapitres, nous sommes amenés à retrouver plus brièvement Magda, faisant le point, s’interrogeant sur sa méthode, rapportant ses conclusions temporaires à son directeur de recherches Christian Jaeger…

 

Mais il faut alors relever une autre conséquence de ce procédé, et non des moindres, à savoir que le roman ne prend guère le lecteur par la main – Anamnèse de Lady Star, en se fondant sur ces témoignages tous particuliers, nie d’emblée toute pertinence à ce vieux travers de la science-fiction, si difficile à éviter parfois, que sont les nombreux paragraphes d’exposition. Le roman, en s’ancrant dans telle ou telle période, et surtout en mettant au cœur du propos les témoins rapportant ce qu’ils ont vu, part du principe que ces personnages connaissent globalement leur monde, et n’ont bien évidemment aucune raison d’expliquer outre-mesure des faits censément connus de Magda ou des autres enquêteurs. Rien que de très logique ici, mais, cet aspect se mêlant aux approches formelles particulières, il en résiste bien un certain hermétisme ne facilitant pas toujours la tâche du lecteur, et pouvant même à l’occasion le perdre un peu – jusque dans les notions en apparence essentielles : qu’est-ce, par exemple, qu’un Elohim – terme que l’on croise très vite ? On comprend un caractère non humain, on suspecte une dimension extraterrestre, on pense inévitablement à quelque caractère religieux, angélique disons, mais, au fond, on n’en sait guère davantage… Et, d’une certaine manière, il en va sans doute de même pour les conséquences de l’emploi de la bombe iconique.

 

Mais c’est globalement très bien vu. J'avouerai, pourtant, que si j'ai beaucoup aimé ce roman dans l’ensemble, je n'en ai pas moins renâclé, sur le tard, devant certains passages en rajoutant encore une couche dans l'hermétisme et la confidentialité, au point de l’overdose ou presque (le chapitre « Norn », notamment, m'a passablement largué ; formellement, j’y vois même une exception, où les auteurs en font peut-être trop – même si le fond reste brillant, introduisant dans le récit de belles idées chamboulant la perspective globale). Je ne suis pas pour autant revenu sur mon appréciation ô combien positive du roman, et, dans l’ensemble, j’ai conservé ce sentiment d'un à-propos permanent, d’une pertinence de tous les instants… Mais voilà, c'est « simplement » (façon de parler...) que ce livre est « exigeant »…

 

Il est aussi très malin, et débordant d'idées – d'autant mieux servies qu'elles sous-tendent une intrigue parvenant, chose rare, à être aussi ambitieuse que palpitante ; car elle ne s’arrête certes pas aux seuls faits à redécouvrir, mais vise plutôt, au-delà de la seule compréhension de ce qui s'est produit – raison suffisante fondant l'enquête –, à en déterminer une sorte de signification, ce qui n’est pas tout à fait la même chose…

 

D'où la quête, centrale, de cette « femme » étrange et dotée de mille visages et de mille noms, cette Elohim – mais qu'est-ce donc au juste qu’une Elohim ? –, qui semble, de par sa seule présence diffuse, donner un sens à l'histoire ; or la tentation est grande d'user de ce liant improbable pour expliquer, à deux doigts d'une paradoxale « méthode conspirationniste », l'inexplicable. Et ce quand bien même on est probablement bien loin de tout questionnement éthique ? Il y a ici une ambiguïté tout particulièrement appréciable… Quoi qu'il en soit, cette « Hypasie », ou quel que soit le nom (toujours chargé de sens) qu'on lui donne, semble toujours se trouver là – mais quel est son rôle ? Muse, femme fatale (mes lectures toutes récentes, par exemple du « Grand Dieu Pan » d’Arthur Machen ou de « L’Araignée » de Hanns Heinz Ewers, m’ont incité à envisager cette dimension, accentuée par le caractère hautement sexué de notre « Hypasie », mais peut-être à tort – d’autant que, au-delà des drames qui l’entourent, elle n’est pourtant pas envisagée négativement à proprement parler), complice, témoin, amante, égérie ? Peut-être tout cela à la fois... ou rien de la sorte – tant elle est au fond rétive à la compréhension, car issue d’un niveau de sens foncièrement différent. Mais sa traque a ceci de déconcertant qu'elle semble d'une certaine manière forcer son apparition à tous les degrés de l'enquête – comme si Magda, en cherchant à l'identifier, la suscitait elle-même... au point de parasiter ses recherches par une vertigineuse et inaccessible boucle de rétroaction. Et c’est ici, en définitive, que le roman de L.L. Kloetzer, faisant la somme de ses chapitres si différents, conclut son histoire par quelque merveilleuse infusion soudaine de ce « sense of wonder », si difficile à délimiter, si fascinant pourtant quand il est employé au mieux, car pensé au mieux.

 

Le résultat final est remarquable, et indéniablement bien au-dessus du lot. Anamnèse de Lady Star est un superbe roman, à n’en pas douter une des œuvres les plus enthousiasmantes et fascinantes de la science-fiction française de ces dernières années – et peut-être bien plus encore.

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CLEER, de L.L. Kloetzer

Publié le par Nébal

CLEER, de L.L. Kloetzer

KLOETZER (L.L.), CLEER. Une fantaisie corporate, habillage intérieur et extérieur de Daylon, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, 2010, 353 p.

 

Ma chronique figure dans le n° 83 de Bifrost, plus précisément dans le dossier consacré à Laurent (et L.L.) Kloetzer, pp. 162-163.

 

N’hésitez pas à y réagir d’ores et déjà.

 

Le moment venu, cette chronique sera reprise en ligne sur le blog de la revue. Je vous en donnerai le lien, et la complèterai par un compte rendu autrement long, plus typique de ceux qui figurent ces derniers temps sur ce blog.

 

EDIT : Vous trouverez la chronique de Bifrost ici. Ci-dessous, j'en publie également une version plus longue.

Laurent Kloetzer (ou en l’espèce L.L. Kloetzer, pour Laure et Laurent) fait partie de ces auteurs que je crevais de lire depuis longtemps, mais sans en avoir vraiment eu l’occasion ; il y eut bien sa participation à Tadjélé, mais ça ne suffit sans doute en rien (d’autant que j’avoue mon incapacité à attribuer la paternité de telle ou telle nouvelle de Yirminadingrad à qui que ce soit…) ; j’avais bien lu Petites Morts, mais dans un cadre particulier excluant toute critique ; enfin – et surtout –, j’avais certes entamé Le Royaume Blessé, et adoré ce que j’en avais lu, mais, pour une raison ou une autre dont je ne parviens pas à me souvenir aujourd’hui, j’avais dû en interrompre la lecture, et ne l’ai jamais reprise depuis ; il faudra, oui, et plus vite que ça (et en reprenant du début, bien sûr).

 

J’avais par ailleurs régulièrement de bons à très bons échos des ouvrages de Laurent ou L.L. Kloetzer… Et j’avais d’ailleurs fait l’acquisition des deux romans signés L.L. Kloetzer dans la collection Lunes d’encre de Denoël, le présent CLEER, et aussi Anamnèse de Lady Star – que je vais lire, enfin, très bientôt, si.

 

CLEER m’intriguait tout particulièrement. Ne serait-ce, d’ailleurs, que du fait de la singularité de l’objet-livre, conçu par Daylon, et pour le moins étonnant (je ne suis pas tout à fait sûr que ce soit pleinement réussi, mais c’est du moins étonnant, donc, et sans doute globalement bien vu). Au-delà, il y avait bien sûr cet intriguant sous-titre évoquant une « fantaisie » (et non fantasy ?) « corporate »…

 

« Corporate »… Un mot qui ne fait pas vraiment partie de mon vocabulaire. À proprement parler, je n'ai jamais rien connu de la sorte, moi qui n'ai jamais travaillé en entreprise – un monde qui me dépasse, et me rejette autant, en pleine connaissance de cause, que je le rejette instinctivement. Je suppose qu'il peut y avoir un peu de ça dans « l'esprit de corps » tel que je l'ai subi et déploré à la fac, mais non, c'est encore autre chose, sans doute... Et une chose qui me fascine (parce que je ne la comprends pas) et me terrifie tour à tour.

 

En fait, je n'ai appris ce mot, « corporate », que bien tardivement – même si ça remonte un peu ; c’était lors d'une conversation avec un camarade, qui avait l'extrême amabilité de me conduire à Paris depuis Toulouse. Tout au long de l'autoroute, nous avions discuté de cet étonnant symptôme – mon camarade, impliqué dans la chose, étant parfaitement posé tandis que j’avais des yeux exorbités tout du long. Je n’en revenais pas, à vrai dire – je ne comprenais pas cet autre monde si distant du mien ; j’avais sans doute eu l’occasion (en famille, notamment…) d’exprimer mon mépris de ce que je qualifiais alors de « patriotisme d’entreprise », mais sans avoir la moindre idée de ce que cela recouvrait au juste… Et je me souviens encore de quelques anecdotes issues de cette conversation, portant sur les costumes et célébrations impliqués par le contexte, ou plus précises : par exemple à propos de ces cadres, maintenus au courant de l'évolution de leur entreprise à la minute près, et dressés à communier ensemble, dans des applaudissements frénétiques tenant de l’hymne, à chaque communication d'un bon résultat...

 

Il en est bien sûr découlé une très forte prévention à l’égard de ce concept – prévention qui a pu m’inciter d’autant plus à faire l’acquisition de CLEER, roman (ou fix-up) étonnant, illustrant avec méticulosité ce cadre (et jusque dans la forme, bien sûr, submergée sous le sabir perclus d’anglicismes qui lui semble inhérent). Mais je n’en attendais pas quelque chose d’aussi bête qu’une charge, et à bon droit faut-il croire : CLEER me paraît bel et bien user de ce cadre – puisque c’est de cela qu’il s’agit – sans le caricaturer ou le parodier, ce qui pouvait être tentant, et pas davantage en le pointant du doigt pour en dénoncer toute l’inhumanité et toute l’horreur. Qu’on ressente quand même cette inhumanité ou cette horreur est sans doute dans l’ordre des choses, mais de manière relativement subtile : on ne déteste pas ce que l’on voit au seul motif que l’auteur nous a intimé de le détester, nous a explicitement dénoncé le mal ; peut-être ne nous laisse-t-il pas pleinement la possibilité de choisir un autre angle de vue – car l’auteur manipule… –, mais, non, je ne pense pas que l’on puisse dire de CLEER qu’il s’agit d’une charge ou d’un pamphlet. Vraiment pas.

 

Mais je tourne autour depuis bien trop longtemps, sans doute faut-il examiner maintenant d’un peu plus près le contenu de ces pages…

 

Il y a Le Groupe – généralement désigné ainsi, le nom CLEER n’étant le plus souvent (voire systématiquement) qu’associé à ce slogan improbable et pourtant tellement commun, d’apparence vide mais potentiellement inquiétant néanmoins : « Be yourself. » Et peut-être est-ce effectivement la consigne primaire du Groupe. On peut à vrai dire avoir ce sentiment, à en juger par les entretiens d’embauche tordus qui introduisent le roman, portant sur le recrutement de deux jeunes cadres tout à fait prometteurs, qui seront amenés à travailler ensemble, mais que tout, autrement, semble distinguer – et cela va au-delà de la seule complémentarité.

 

Je disais plus haut qu’il n’y avait pas de « caricature » dans CLEER, mais sans doute faut-il émettre ici un bémol – car, oui, nos deux « héros » sont de purs stéréotypes, et à dessein : Vinh Tran, ainsi, est une froide machine à tuer, dont l’efficacité n’a d’égale que l’ambition – violent, machiste, narcissique, autoritaire, il ne fait preuve d’aucune empathie (et n’en suscite pas davantage, à moins que…) : c’est un robot au service d’une cause et cette cause est Le Groupe (encore que son enrichissement personnel, au sens le plus matériel, soit sans doute tout aussi essentiel ou presque). Charlotte Audiberti, par contre, si elle se montre extrêmement efficace à sa manière bien différente, est une personnalité autrement fragile, avec quelque chose de visionnaire cependant qui fait toute son utilité – cela tient, au départ, d’un cliché façon « intuition féminine » (mais c’est un cliché sans doute bienvenu dans le cadre de sa relation à Vinh), mais cela s’avère bien plus que cela, au fur et à mesure que sa perception du monde et son empathie exacerbée se muent et se transcendent pour faire de la jeune femme un oracle (sibylle ou pythie ? Mais sans doute ne faut-il pas chercher en priorité du côté gréco-romain…).

 

Ces deux cadres intègrent un service du Groupe appelé « Cohésion Interne » (on pense tout naturellement à « Circonstances Spéciales » ?), et leur rôle se partagera entre la communication, l’enquête (façon police politique) et peu ou prou l’espionnage : il y a des problèmes hors-normes au sein du Groupe – ou plus exactement des myriades d’entreprises on ne peut plus diverses qui le composent –, et c’est à eux de les résoudre.

 

Chaque chapitre de CLEER peut être envisagé comme une nouvelle (d’ailleurs, « Tea, Coffee, Me ? » avait d’abord été publié en tant que tel dans Bifrost), et il s’agit à chaque fois d’une enquête, dans le cadre d’un projet plus ou moins bien défini, et désigné par le nom d’un écrivain. Il y a ici – mais peut-être surtout dans les premiers chapitres – une certaine dimension ludique, jouant sur les codes du policier ou de l’espionnage, au travers d’un questionnement bien loin de toute envolée dans les sphères métaphysiques, mais se cantonnant à première vue dans le plus concret et le plus terre à terre ; cela aura l’occasion de changer… Mais ces enquêteurs que sont Vinh et Charlotte ont à gérer des dossiers incongrus, où l’insolite et l’étrange, sinon à proprement parler le fantastique ou la science-fiction (au-delà de références bien admises et de développements tardifs, on peut s’interroger sur le positionnement « genre » de CLEER – à supposer toutefois que cette classification ait la moindre pertinence) ; et je serais bien tenté dès lors de les qualifier d’ « enquêteurs de l’étrange » ou « du surnaturel » – genre qui a eu son importance et sa postérité, mais, quitte à devoir citer des noms évocateurs, je dirais tout naturellement Mulder et Scully de X-Files… à ceci près que les fonctions sont inversées.

 

Le lecteur, dans la foulée décidée de Vinh et Charlotte (celle-ci quelque peu en retrait cependant – mais autrement plus importante probablement pour le fond du récit), se plonge ainsi dans le quotidien d’une multinationale impersonnelle ; et, si le sommet radieux de la tour du Groupe leur est quasiment inaccessible – pour le moment… –, les bas-fonds de ses filiales ont bien besoin de l’aide de nos jeunes cadres dynamiques ; lesquels se confrontent parfois au sordide, voire à l’inavouable, mais Vinh avec le détachement d’une machine, et Charlotte avec une tout autre sensibilité, éventuellement pathologique. Aussi faut-il s’attarder sur l’intérêt qu’éprouve cette dernière pour un des axes de la qualité d’entreprise du Groupe, les séminaires de formation à la psychologie Karenberg – via un déconcertant et quelque peu effrayant spécialiste du nom de Göding. Cette branche de la psychologie managériale tient plus que jamais de la secte, son spécialiste du gourou – l’effet sur Charlotte, dès lors, évoque régulièrement un redoutable conditionnement, mais s’articulant de manière complexe et paradoxale avec la devise inévitable de CLEER : « Be yourself. » Et c’est peut-être là, au fond, qu’est le cœur du roman – que je ne prétendrai pas comprendre parfaitement, il est passablement hermétique, et truffé de références qui m’échappent… On peut valoriser au premier regard l’ascension de Vinh, petit chef qui deviendra grand… s’il parvient à se libérer des complots qui l’environnent, notamment dans le dossier « Conrad » du dernier chapitre, certes pas innocemment délocalisé en Asie du Sud-Est, avec un ersatz techno-capitaliste de Kurtz en ligne de mire. Mais l’évolution de Charlotte, bien différente mais non moins importante, voire autrement essentielle, tient bien davantage d’un changement de paradigme, confinant à la transcendance, voire la post-humanité…

 

La progression dans les rangs du groupe, dès lors, tient de l’Échelle de Jacob. Car si la dimension « corporate » de CLEER m’évoque tout naturellement, à moi qui en suis on ne peut plus extérieur, quelque variation cauchemardesque de l’Enfer sur Terre, le fait est que L.L. Kloetzer sublime la foi d’entreprise pour en faire une pure métaphysique, et, tout au sommet, se trouvent bel et bien Dieu et Ses anges, et non quelque perfide avatar de démon cupide et sans scrupules – et sans plan bien défini.

 

Ce qui se combine en fin de compte très bien avec le cadre : si CLEER est un enfer, alors c’est un enfer aussi blanc que les costumes imposés à ses employés, lumineux comme un projecteur en pleine face, froid comme un responsable des ressources humaines, aseptisé comme une clinique de luxe faisant profession d’hygiénisme, pur comme un fantasme aux redoutables implications. Inhumain ? Ou trop humain… Mais – donc – ce n’est pas une caricature, et ce n’est pas non plus une charge ; c’est bien plus juste que ça, et ce que la neutralité supposée de l’auteur corresponde à une réalité accessible ou doive demeurer un idéal par essence impossible à atteindre.

 

S’y adjoint la question de l’absurde : celui-ci, via les anomalies et autres étrangetés qui pointent le bout de leur nez au fil des enquêtes des agents Tran et Audiberti, est probablement de la partie… mais peut-être d’une manière, disons, « Kafka 2.0 » ? J’entends par-là que, si l’absurde y broie régulièrement les côtes et creuse davantage encore l’estomac du lecteur, la possibilité qu’il y ait un sens à tout ça n’est jamais totalement exclue… ce qui ne la rend que plus terrifiante.

 

Et tout cela contribue au succès de CLEER. Je n’irai pas jusqu’à en faire un chef-d’œuvre – mais c’est clairement une réussite. En définitive, un roman à part, ambitieux comme les cadres qu’il décrit, mais bien autrement ancré – au-delà de ses échappées fantastiques, quand bien même essentielles – dans un quotidien d’une réalité étouffante. L’ascension, vertu cardinale d’un monde néolibéral parti en vrille, y est transmutée d’une manière étonnante – peut-être est-ce là l’ « incandescence » envisagée par la quatrième de couverture ? Au fond, je n’en sais rien… Je ne suis pas bien certain d’avoir pleinement appréhendé le propos de L.L. Kloetzer, non – mais ce que je sais, c’est que j’ai beaucoup aimé CLEER, et trouvé ça très fort.

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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (20)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (20)

Vingtième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo, dans la pègre irlandaise d’Arkham. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente .

 

Les joueurs incarnant Michael Bosworth (ainsi que Clive Donnelly dans le « spin-off », pas joué cette fois) et Leah McNamara étaient absents. Les PJ présents étaient donc Dwayne, l’avocat Chris Botti, et ma « Classy » Tess McClure, maître-chanteuse.

 

[Dwayne : Danny O’Bannion, Dr East/Herbert West] Nous avons choisi de profiter d’une bonne nuit de sommeil, et nous réveillons à la ferme de Danny O’Bannion vers 8 ou 9h du matin. Dwayne a lavé la voiture que lui avait laissé le Dr East en échange de la sienne – en la nettoyant, il a repéré dans l’espace au-dessus du pneu arrière-droit une petite planque avec une paroi coulissante : à l’intérieur se trouve une seringue vide ; l’espace pourrait en contenir deux ou trois, éventuellement un chargeur ou une flasque…

 

[Dwayne, Tess : Jerry, Jamie] À l’intérieur, nous entendons un grand choc dans la cuisine de l’autre corps de bâtiment, attribué aux gardes – comme quelque chose de pesant qui s’effondre. Dwayne s’y rend aussitôt, et trouve Jerry affalé par terre : il a de nouveau fait une crise de narcolepsie. J’aide Dwayne à le déplacer sur un canapé. Jamie arrive ensuite, qui le cherchait pour des travaux d’entretien ; ayant vu ce qui s’est produit, il nous remercie assez chaleureusement, avant d’aller chercher des sels pour ranimer le simplet. Il est content que ce soit nous qui l’ayons trouvé ; les gardes, ça ne serait pas leur genre de lui venir en aide, bien au contraire – ils auraient plutôt cherché à en profiter… Je le crois volontiers.

 

[Dwayne, Tess : Stanley ; Michael Bosworth] Dwayne suppose qu’il serait bien temps de retourner voir Stanley, le bibliothécaire que nous retenons en otage, et je l’approuve (depuis ma dernière visite, il n’avait vu que Michael, une fois). Nous montons à l’étage, et Dwayne ouvre la porte (pas gardée) de la chambre de Stanley, ce qui réveille ce dernier – il porte les mêmes vêtements depuis plusieurs jours, et sent fort… Il est inquiet en nous voyant, moi tout particulièrement, mais nous supplie d’emblée de lui donner à manger. Je lui dis que je vais m’en occuper, et qu’il ferait bien de prendre une douche en attendant… Il répond qu’il n’avait pas osé chercher où se laver, de crainte qu’on s’en prenne à lui, mais Dwayne le conduit à la salle de bain.

 

[Dwayne : Michael Bosworth ; Stanley] Pendant que Stanley se lave, Dwayne fouille sa chambre (après avoir demandé à Michael de surveiller la porte de la salle de bain) – il avait constaté qu’un des draps avait été déchiré à mains nues… Sous le canapé, il remarque un bout de tissu déchiré qui dépasse – en tirant dessus, il voit qu’il s’agit d’un assemblage de divers tissus, noués de sorte à faire une échelle de fortune. Il entend aussi quelque chose de métallique teinter à l’intérieur – et y trouve une vieille dague dorée. Il range tout cela, mais éloigne le couteau de l'endroit où il avait été dissimulé.

 

[Chris, Tess/« La Rouge » : Margaret Hoover, Anna-Marie Reis, Charles Reis, Stanley, Kempton, Hippolyte Templesmith, Carlysle, Diane Pedersen, Meredith Johnson, Scott Johnson, Kristen Johnson, Luigi Potrello, Hardwycke, Alexis Raney, Balthazar Wagner, Leonard Border, Kelly Gillian] Au rez-de-chaussée, Chris lit les journaux du matin : l’éditorial de la Gazette d’Arkham en date d’aujourd’hui (19 décembre) est consacré à « La Rouge » (autrement dit moi…), et accompagné d’une « vision d’artiste » très exagérée et saturée de symboles (les ongles sont peu ou prou des griffes, la silhouette sensuelle évoque un succube, j’ai même de petites cornes qui s’extraient tout juste de ma chevelure rousse, tandis que le dessin de mes pieds évoque à sa manière des sabots… J’arbore aussi de nombreux bijoux, dont des bagues évoquant une empoisonneuse, ou une Lucrèce Borgia…). L’article en lui-même est très remonté contre les criminels issus de la fange des quartiers populaires… Un autre papier porte sur Margaret Hoover, qui a rallié à sa cause tant Anna-Marie Reis (la mère de Charles Reis) que la mère de Stanley, enfin celle du médecin-légiste Kempton, disparu tout récemment. Un autre article évoque l’enterrement, aujourd’hui, à Boston, des parents de Hippolyte Templesmith ; on connaît aussi maintenant la date de son gala à Boston : il aura lieu deux jours avant Noël. J’avais déjà réfléchi aux noms des invités, histoire de voir si nous pourrions en profiter : il y a les Carlysle, les Pedersen (j’ai peut-être de quoi les faire chanter, avec les photos inconvenantes de Diane que j’avais trouvées chez Templesmith), les Johnson (qu’en est-il de leur fille Kristen ?), Luigi Potrello, les Hardwycke en provenance du Pays de Galles, Alexis Raney (doyen de l’Université Miskatonic), Balthazar Wagner (directeur de l’asile d’Arkham)… Dans un autre domaine, mais toujours lié à Templesmith, on évoque l’usine de Miska-Tonic !, dont la construction est achevée, et qui va maintenant recruter des ouvriers. Enfin, un dernier article évoque les travaux de réparation du réservoir de la Lande Foudroyée, financés par l’inévitable Templesmith, « pour pallier aux insuffisances du maire » ; l’article, rédigé par Leonard Border, qu’on a connu bien plus inspiré (notamment quand il travaillait avec sa collègue Kelly Gillian ?), sonne « facile » et ouvertement orienté – par exemple dans son évocation saugrenue de ce que le feu d’artifices donné par Templesmith pour les enfants orphelins d’Arkham serait visible de ce site…

 

[Tess, Dwayne : Stanley, Michael Bosworth] J’ai préparé le petit déjeuner de Stanley et lui monte le plateau. Dwayne va toquer à la porte de la salle de bain pour le lui signaler – et Michael s’en va aussitôt. Stanley répond angoissé : « Entendu ! Entendu ! » Peu après, le bruit de la douche cesse, et nous entendons Stanley s’essuyer puis se vêtir. Il sort enfin de la salle de bain – il est surpris de me voir dans la posture d’une souriante domestique, ça le met mal à l’aise : il me craint plus que jamais… Il me demande si Michael nous avait bien transmis son désir de parler à sa mère, ou du moins de la rassurer ; je lui réponds : « Nous allons nous en occuper, Monsieur. » Ce « Monsieur » le perturbe plus encore… Il prend place à son bureau, où je dispose son plateau devant lui – je reste juste derrière lui, comme une domestique, sans un mot. D’un ton geignard, il nous assure qu’il ne peut pas traduire davantage Magie véritable : ce qui reste est en aklo, il ne connaît pas cette langue – à supposer que cela en soit vraiment une et non un canular… Il ne peut donc plus nous rendre service, il faut le laisser s’en aller, sa mère est si inquiète… Je pose alors les manuscrits que nous n’avions pas étudié à côté de lui – mais, là encore, c’est de l’aklo, il ne peut rien faire ! Je m’empare alors de tous les autres livres que nous avons rassemblés, et les pose en face de lui, toujours sans un mot… Il me regarde un instant, baisse aussitôt les yeux, bredouille un début de question mais s’interrompt bien vite. Je lui demande : « Monsieur, avez-vous un message que vous souhaiteriez transmettre à votre mère ? » D’un ton paniqué, il dit que le mieux serait qu’il lui parle lui-même… Dwayne dit, conciliant, que Stanley a été « réglo » jusque-là : ça ne devrait pas poser de problème… Mais il se met à fouiller dans la chambre de Stanley – et ce dernier couine malgré lui… Il propose d’écrire quelque chose, que nous transmettrions à sa mère, et j’opine de la tête, Dwayne de même sans interrompre sa fouille. Notre présence torture visiblement Stanley… et plus encore quand Dwayne regarde sous le canapé ; Stanley, qui ne parvient plus à respirer, essaye de jeter un œil à Dwayne, discrètement, mais sa panique est palpable. Dwayne fait l’innocent : « Qu’est-ce que… » Il extrait la « corde » de sous le canapé. Je regarde ce qu’il a trouvé. Dwayne demande à Stanley : « Qu’est-ce que vous vouliez faire avec ça, vous en aller ? » Coincé, Stanley, sans un mot, essaye de plonger là où il avait dissimulé son couteau – mais Dwayne l’avait caché ailleurs… Il s’en empare et le lui montre : « C’est ça que vous cherchiez ? Vous l’avez trouvé où ? Vous comptiez en faire quoi ? » Stanley, au fond du seau, essaye de jouer à l’impertinent : « Et vous, qu’est-ce que vous en feriez ? » Dwayne : « Je pourrais planter votre main ? » Un coupe-papier trainait sur le bureau, et Stanley tente alors de se jeter dessus. Mais Dwayne le déstabilise et renverse la table tandis que je lui donne un coup de genou dans le dos (mais nous avions ôté les livres, le petit déjeuner ne se répand pas dessus…). Stanley avale lourdement sa salive. Dwayne constate même qu’il se pisse dessus… Le bibliothécaire ne sait plus comment réagir, et ça se lit sur son visage, tantôt blafard, tantôt sanguin. Puis il lâche : « Allez-y ! Tuez-moi ! Vous ne savez faire que ça ! De toute façon, je ne vous sers plus à rien, hein ? » Mais, s’il joue le dur, je sais que c’est du baratin : il est intérieurement effondré…

 

[Chris : Leah] Chris, au rez-de-chaussée, a entendu notre bruit à l’étage ; il dit à Leah qu’il va voir ce qui se passe.

 

[Dwayne, Tess : Stanley] Stanley essaye de maintenir son regard fixe dans les yeux de Dwayne, difficilement... Je me contente de rester derrière lui, pose un temps ma main sur son épaule, il s’en débarrasse en se secouant, je pose mon autre main sur son autre épaule… Il dit que je ne parviendrai pas à le manipuler avec ma perfidie ! Dwayne s’empare de la main de Stanley, qu’il pose sur le bureau : « Vous n’avez toujours pas répondu à mes questions… Où avez-vous trouvé ce couteau ? Que comptiez-vous en faire ? » Il promène le couteau entre les doigts écartés de Stanley

 

[Chris, Dwayne, Tess : Stanley] Chris arrive à ce moment. Stanley le regarde… et appelle à l’aide : « Ils sont fous ! » Dwayne lui recommande de ne pas trop bouger, il pourrait le blesser avec le couteau, sur une maladresse… Chris demande à Stanley : « Besoin d’un avocat ? » Ce qui ne le rassure pas… Chris s’approche, nonchalant : « Eh bien, eh bien, que se passe-t-il ? » Stanley est faible et paniqué, mais pas idiot : il ne rentre pas dans le jeu de l’avocat. Il chuchote entre deux pleurs qu’il a trouvé le couteau dans une chambre inoccupée depuis plusieurs jours. Dwayne s’étonne de ce qu’il se promène ainsi dans les chambres… Chris demande qui était supposé le garder, et je lui explique que les nouveaux gardes, récalcitrants, n’ont pas fait leur travail – c’était une véritable incitation à commettre des bêtises pour le pauvre Stanley… Mais celui-ci me désigne : « Elle est folle ! » Chris me dit : « Tiens ! Justement ! Il y a un article dans le journal qui devrait t’intéresser, Tess, on t’y voit ! » Puis il revient à Stanley : que fait-il là ? Je dis à Chris que nous n’avions pas d’autre moyen de bénéficier de son assistance et de sa compétence… A-t-il fait du bon travail ? Oui, j’en suis certaine – mais peut-être pourrait-il en faire encore plus ? Chris considère, dans ce cas, qu’il a toutes les raisons de poursuivre son travail ici… Il suggère de lui monter une bonne bouteille et de lui accorder un peu de repos. Stanley, abattu : « Vous êtes fous, vous êtes tous fous… » Chris : « Mais non, je suis avocat ! » Dwayne plante violemment le couteau sur la table, juste à côté des doigts de Stanley : « Sans cet esclandre, tu aurais pu sortir… » Mais il n’est pas dit que Stanley l’a entendu : le choc l'a fait s’évanouir… Chris me demande si j’en attends vraiment encore quelque chose ; je dis que c’est possible, mais sans garantie. Dwayne avance que, de toute façon, il en sait trop pour partir… Ayant eu des soucis avec les gardes, Dwayne et moi suggérons à Chris de s’occuper d’aller leur parler pour en obtenir la surveillance de Stanley.

 

[Chris : Michael Bosworth ; Stanley, « Classy » Tess McClure, Danny O’Bannion] Chris descend donc voir les gardes, qui sont en train de se servir un Irish coffee. Il demande s’il peut se joindre à eux. Un garde, sarcastique, répond : « C’est pour les Irlandais… » Mais Chris l’assure qu’il n’y a pas d’Italien plus irlandais que lui dans tout le pays ! Il parle ensuite de la situation avec Stanley – sans surveillance, il a fouiné dans les chambres, trouvé une arme, préparé une évasion… Comme ils ne sont pas méchants, Chris suggère de lui monter une bouteille, et éventuellement d’en profiter un peu… Les gardiens ne le regardent même pas ; ils sourient parfois – l’un d’entre eux lâche que ce n’est pas de la bouteille qu’ils aimeraient profiter : « C’est un protégé de la rousse, hein ? » « Profiter » de moi, selon Chris, s’annonce délicat… Il ne va rien leur cacher : la situation est compliquée, pour nous, pour Danny… Il ne faudrait pas qu’elle se complique encore davantage… Par contre, tout le monde en bénéficierait s’ils s’impliquaient plus dans leur travail, notamment en surveillant Stanley ! Les gardes rechignent toujours : « Et puis le torcher, tant qu’à faire ? » Ils ne le surveilleront que si O’Bannion le leur ordonne. Le ton monte un peu quand Chris leur demande s’ils comptent déranger O’Bannion pour ce genre d’instructions ; s’adressant à celui qui lui a répondu en dernier : « Tu comptes demander un truc pareil à O’Bannion ? Tu le connais ? Tu crois que je ne le connais pas, peut-être ? » Le garde lui demande ce qu’ils auraient à y gagner. Chris lui répond que nous aurions tous à y gagner : Stanley rassemble des informations sur un type qui fait chier O’Bannion – si son travail aboutit, Danny récompensera tout le monde avec bien plus que des bonnes bouteilles… Les gardes se rendent enfin aux raisons de Chris : ils surveilleront Stanley, mais pas question de jouer les domestiques ! Chris choisit une bonne bouteille de whisky sur les recommandations de Michael, et ils remontent.

 

[Dwayne, Tess, Chris : Stanley ; Johnny « La Brique », « Classy » Tess McClure/« La Rouge »] Dwayne attrape Stanley, le traine et le balance dans la douche. Je le suis, lui demande ce qu’il a trouvé au juste : il s’agissait du couteau de « La Brique », dont les effets n’avaient été réclamés par personne… Dwayne asperge Stanley à l’eau froide, ce qui le réveille : « Maintenant, plus de conneries, tu vas dans ton bureau et tu bosses. » Stanley fond en larmes… Nous le laissons tandis que Chris remonte avec sa bouteille. Dwayne conserve le couteau et descend les draps. Chris dépose la bouteille sur le bureau, que Stanley a piteusement rejoint : « Pitié, j’en ai assez subi pour aujourd’hui ! » Chris se veut rassurant : « Mais non, rien à craindre ! C’est simplement qu’une promesse est une promesse : voici la bouteille, et quelqu’un va venir vous tenir compagnie… Je suis avocat, j’aide les gens ; là, d’une certaine manière, j’ai obtenu comme une remise de peine… Mais je ne suis pas Dieu : en cas de nouveau souci, je ne pourrai probablement pas faire grand-chose… » Stanley lui murmure qu’il ne pense pas pouvoir jamais en réchapper… Chris l’assure que non, mais il poursuit : il n’a pas le choix, de toute façon… Il fixe la bouteille du regard, demande un tire-bouchon – Chris va en chercher un, et ouvre lui-même la bouteille. Puis : « Laissez-moi tranquille… ». Chris s’en va quand arrive le garde ; il lui dit qu’il s’agit seulement d’empêcher Stanley de sortir ou de tenter des choses en douce ; s’il fait bien son boulot, ça lui sera profitable, et à tout le monde aussi. Le garde est monté avec de la lecture, le journal avec mon dessin ; peut-être ne savait-il pas qui était représenté ainsi, mais Chris le lui dit, et le garde répond qu’il aimerait bien rencontrer des succubes comme ça…

 

[Tess/« La Rouge », Dwayne : Leah McNamara] Je prends soin de changer d’apparence – en m’éloignant autant que possible de la « vision d’artiste » de la Gazette d’Arkham : je deviens une blonde angélique, un peu à la manière de Leah. Dwayne aussi modifie son apparence : il use de bandages, à la manière de l’Homme invisible…

 

[Dwayne, Tess, Chris : Leah McNamara, Michael Bosworth ; Orson Wynn, Leonard Border, Hippolyte Templesmith, Diane Pedersen] Dwayne appelle son contact pour savoir si la poudre qu’il lui avait laissée a été examinée, mais ça ne répond pas. De mon côté, je trouve le nom de l’illustrateur qui m’a représentée en succube : c’est un certain Orson Wynn, et, un jour, je lui proposerais bien d’illustrer d’après nature… En lisant le journal, je constate moi aussi le style « soupe » de l’article de Leonard Border (l’allusion au feu d’artifices m’étonne – simple anecdote pour louer encore une fois Templesmith ?). Chris avait proposé d’aller voir Margaret Hoover avec Leah et Michael (Dwayne leur lâche « sa » voiture, à regret – il vient de la laver…) ; je dis par ailleurs qu’il faut voir quelles sont nos options pour le gala de Templesmith : j’ai peut-être quelque chose sur les Pedersen et leur fille Diane ; ils sont en principe à Manhattan, je ne sais rien de plus à leur propos ; je vais peut-être d’abord travailler là-dessus – par exemple aux archives des journaux (Gazette d’Arkham, Arkham Advertiser, bottin mondain si possible) ; il pourrait y avoir d’autres éléments ailleurs, comme à l’Université Miskatonic, ou dans les archives juridiques (j’en parle à Chris avant qu’il s’en aille). Dwayne décide de m’accompagner – mais je redoute que ses bandages attirent l’attention plus qu’autre chose… Je lui propose de le « relooker ».

 

[Chris : Leah McNamara, Michael Bosworth ; Margaret Hoover, Hippolyte Templesmith, Charles Reis, Anna-Marie Reis] Chris, Leah et Michael arrivent dans le quartier bourgeois où réside Margaret Hoover. Le soutien de cette dernière à Hippolyte Templesmith est illustré par des panneaux de propagande électorale. Sur la boîte aux lettres, son nom est complété par une étiquette au nom de l’Association d’Aide aux Disparus d’Arkham. Chris dit à Michael de rester pour surveiller la voiture. Il dit à Leah qu’elle jouera le rôle d’une cousine de Charles Reis, et lui de son époux, et qu’ils reviennent tout juste de chez Anna-Marie Reis : ils vont voir Margaret Hoover pour retrouver leur cher Charles. Leah fait la moue : à chaque fois, dans ce genre de circonstances, il se trouve quelqu’un pour incarner son homme… Chris : « Tiens ? Bon, tu viens ? »

 

[Tess, Dwayne : Leonard Border] Je m’occupe de grimer Dwayne, en teignant ses cheveux en noir, et en appliquant un léger maquillage autour des yeux… mais je dérape un peu (décidément !). Je parviens à obtenir ce que je souhaitais, mais ça me demande davantage de temps. Pour le reste, Dwayne a son imperméable, une écharpe, un chapeau très banal… Nous nous rendons aux bureaux de la Gazette d’Arkham (où écrit d’ailleurs Border), mais arrivons vers 12h30, et l’accès au public est fermé jusqu’à 14h.

 

[Chris : Leah McNamara, Margaret Hoover ; Charles Reis, Anna-Marie Reis, Hippolyte Templesmith] Chris va sonner, et une voix féminine dans la quarantaine lui répond ; il se présente sous son nom de Chris Botti, accompagné de son épouse, et souhaitant s’entretenir avec Mme Hoover de la disparition de leur parent Charles Reis. La voix répond que, s’agissant d’une disparition, il vaut mieux qu’ils s’adressent à la maîtresse de maison. Chris demande discrètement à Leah si elle sait pleurer – c’est bien le cas… Puis, quand une voix féminine plus âgée s’enquiert des raisons de leur présence, il explique qu’ils viennent de chez la mère de Charles ReisMme Hoover serait-elle susceptible de les aider ? Ce nom de « Charles Reis » lui dit quelque chose, ils ne sont pas les premiers à lui en parler… Elle les invite à entrer – elle comptait déjeuner, mais peut bien se permettre ce petit sacrifice ! Un gardien les salue, ouvre le portail, et désigne l’entrée de la maison. Ils sont accueillis par une vieille dame digne ; Leah joue l’émotive, mais sans excès… Margaret Hoover se montre disponible et serviable, comprenant cette réaction bien humaine. Elle les conduit dans un salon où une domestique a d’ores et déjà servi le thé. Chris dit à Leah : « Tu vois ? Mme Hoover peut nous aider, j’ai un bon sentiment… » Margaret Hoover s’installe dans un fauteuil, elle avait déjà sorti une fiche manuscrite au nom de Charles Reis (souligné) ; elle confirme que sa mère lui en avait déjà parlé. Chris répond que c’est elle qui leur a donné cette adresse. Rien de tel que la famille, rien de tel ! Margaret Hoover revient sur le dossier, sans en dire plus que ce que nous avions appris chez Anna-Marie Reis. Elle félicite par ailleurs Chris et Leah pour leur courage : « C’est un métis, tout le monde ne s’en serait pas occupé… » Mais Chris insiste : la famille, la famille avant tout ! Leah émet quelques sanglots – mais, cette fois, elle surjoue un peu trop… Margaret Hoover l’a-t-elle perçu ? Elle paraît gênée, en tout cas – et demande à une domestique d’accompagner la jeune femme à la salle de bain pour qu’elle se reprenne. Une fois Leah partie, Margaret Hoover lâche à Chris : « Votre épouse semble avoir du mal à se tenir en société… Je comprends l’épanchement dans ces circonstances, mais… » Chris l'assure qu’il partage son point de vue ; mais ces histoires de disparition ont tellement affecté sa jeune épouse… Lui sait se tenir, du moins. Il félicite Margaret Hoover et Hippolyte Templesmith pour leur engagement citoyen : ils peuvent compter sur son soutien électoral, et même financier ! Ses propos séduisent visiblement Margaret Hoover, qui arbore un sourire radieux devant ces propos flatteurs… mais, à un moment, elle s’interrompt comme si elle avait ressenti une petite douleur à la bouche – des aphtes, peut-être ? Après quoi, sur un ton de conspiration, elle évoque le silence des autorités – un silence coupable, complice ? Personne n’en parle ! Des dizaines, peut-être des centaines de disparitions, dont des enfants, et personne n’en parle ! Chris n’ose pas s’engager plus avant dans ce sens, mais concède que les allégations de Margaret Hoover l’interpellent, effectivement… Peut-être, oui, y a-t-il des complices parmi tous ces politiciens… Raison de plus pour la soutenir elle, ainsi que Hippolyte Templesmith ! Leah revient, s’excuse, joue un peu la gêne.

 

[Tess, Dwayne : Robert, Leonard Border ; Hippolyte Templesmith, Kelly Gillian] Je cherche des restaurants où les journalistes auraient leurs habitudes. J’en trouve deux non loin, et entre dans le plus « populaire » (relativement ; mais c’est le plus fréquenté). Je m’avance, faisant comme si je cherchais une table, pour prendre le pouls de la salle et écouter les conversations. Une serveuse nous rejoint, et nous guide jusqu’à une table pour deux (le restaurant est plein, autrement). Parmi les conversations, je relève notamment des sortes de vannes : les journalistes se taquinent en comptant leurs fautes d’orthographe – celui qui en a le plus (un certain « Robert ») devra payer la note… La serveuse nous demande ce que nous désirons, je réponds aussitôt le plat du jour, et de même pour Dwayne. Nombre des discussions portent sur Hippolyte TemplesmithDwayne se montre plus précis que moi : il repère une table non loin où un type d’allure un peu plus fortunée que les autres (le rédacteur en chef, ou du moins un cadre haut placé dans la hiérarchie de la Gazette d’Arkham ?) s’entretient avec un certain « Leonard » (bien identifié comme étant Leonard Border), lui disant que « des fois, il faut lécher des culs »… Mais il se montre bientôt plus précis : « Les gens commencent à se rendre compte que tu leur sers de la soupe… J’ai déjà dû virer Kelly, faut que je te vire toi aussi ? » Il sermonne son subordonné, comme s’il faisait la leçon à un adolescent – et c’est bien la réaction de Leonard Border, qui chipote dans son plat sans vraiment y toucher : « Ouais, ouais… » On nous sert notre ragout de mouton – honnête et d’un prix correct. La serveuse nous demande si on a nos cartes de presse, pour la réduction ; je lui réponds : « Pas encore… mais peut-être bientôt ? » Je joue la journaliste en quête d’emploi, et prospectant la Gazette d’Arkham. La serveuse croit m’avoir déjà vue quelque part… mais non. Que je ne lui pique pas sa place, en tout cas ! Et elle se rend auprès d’un autre client. Dwayne m’indique la conversation qu’il a épiée. J’y prête davantage attention, mais sans grand succès ; l’oreille de Dwayne est décidément plus sensible : il entend le patron dire à Border qu’il pourrait bien être un des rares journalistes à assister au gala de Templesmith… Veut-il vraiment laisser passer une occasion pareille ? Auquel cas il faudrait trouver un autre journaliste… Puis nous repérons un homme assis seul à une table, à cinq ou six mètres de nous, qui semble nous regarder – me regarder, plus précisément. Il baisse les yeux sur son livre quand il comprend que nous l’avons repéré, en jouant le naturel – mais il m’observait, clairement. Dwayne croit l’avoir déjà vu au Garage Hammer, au volant d’une voiture se rendant directement à l’arrière – sans doute n’est-ce pas quelqu’un de « totalement honnête »…

 

[Chris : Margaret Hoover, Leah McNamara ; Charles Reis, Anna-Marie Reis, Hippolyte Templesmith] Margaret Hoover demande à Chris et Leah s’ils ont des éléments supplémentaires à apporter. Chris lui rétorque qu’ils espéraient justement obtenir ici des éléments supplémentaires, même s’ils sont bien sûr disposés à l’aider… Chris lance quelques éléments concernant Charles Reis, employé modèle à l’asile, ce genre de choses – mais Margaret Hoover sait déjà tout ça. Sa mère n’en a pas forcément dit beaucoup plus… Mais ils souhaitent aider. Margaret Hoover leur tend alors une pétition déjà bien remplie (elle en est au 57e feuillet) ; ils peuvent déjà l’aider en ceci : il s’agit d’exiger des réponses de la part du maire, à propos des enquêtes portant sur les disparitions. Chris signe immédiatement, et tend la pétition à Leah, qui fait de même. Ils évoquent aussi la possibilité d’une donation ; Chris y est tout à fait disposé, et notamment en ce qui concerne le soutien à Hippolyte TemplesmithMargaret croit beaucoup en lui : « Il est l’homme qu’il nous faut ! » Chris laisse entendre qu’il est un homme riche, prêt à faire donation conséquente pour financer la campagne de l’homme providentiel. Margaret Hoover s’étonne de ne pas connaître une fortune pareille – elle n’a jamais entendu ce nom de « Botti » ; mais Chris explique qu’il n’y a rien d’étonnant à cela : ils viennent de Chicago. Margaret Hoover, en tout cas, est touchée par la bienveillance de son interlocuteur ; elle évoque le prochain gala : les places sont très limitées… Elle ne peut pas promettre de les faire entrer, mais va néanmoins faire son possible pour qu’ils puissent exprimer au mieux leur soutien. Elle leur demande une adresse et un numéro de téléphone pour les contacter le cas échéant. Après quoi Chris et Leah s’en vont : « Dieu vous protège, vous et monsieur Templesmith ! »

 

[Tess/« La Rouge », Dwayne : Sidney Morrison, Leonard Border, Gareth Francavilla ; Goody Fowler, Hippolyte Templesmith] Je me souviens du nom du rédacteur en chef de la Gazette d’Arkham : c’est Sidney Morrison. Peut-être est-ce celui qui sermonne Leonard Border ? Mais le type qui m’observait s’est levé et est passé à côté de moi ; il a fait comme s’il avait trébuché, stratagème pour laisser tomber un bout de papier plié, que Dwayne a ramassé discrètement. Il porte ce message : « Je sais qui vous êtes. Si vous me permettez d’interviewer « La Rouge », pas de souci ; sinon, j’appelle les flics… Rendez-vous dans la ruelle derrière le restaurant. » Nous payons, laissons un bon pourboire, et Dwayne se rend à l’endroit indiqué, je lui emboîte le pas. J’entends un sifflement en provenance d’une minuscule cour donnant sur une autre ruelle un peu plus loin ; je m’y rends, arborant un grand sourire. L’homme s’est abrité dans un coin ; il n’a pas l’air inquiet à proprement parler, mais sur le qui-vive : il est conscient de la situation et sait que nous ne sommes pas des enfants de chœur… Il tient un carnet de note avec un stylo dans sa main droite, mais a glissé sa main gauche dans la poche intérieure de sa veste, où une bosse semble indiquer la présence d’une arme. Il me dit tout de go qu’il veut une interview et/ou une photographie. Je lui dis qu’une photographie ne m’arrangerait guère… mais il faut croire que je suis une célébrité de toute façon : je suis donc le croquemitaine du moment ! Il me demande aussitôt si ce qu’on raconte est vrai, que je serais une descendante de Goody Fowler… Bien sûr que non, c’est ridicule. Mais nous n’en sommes pas encore à l’interview : négocions ! Après tout, qu’est-ce qui me dit qu’il dispose toujours d’un moyen de pression sur moi ? Il ne contactera de toute évidence pas les flics depuis cette ruelle perdue… Il ne répond pas vraiment – mais dégage l’image d’un journaliste un peu « cracra », qui n’hésitera pas à plonger dans la merde s’il le faut – motivation toute personnelle : il entend faire un journalisme auquel les gens ne s’attendent pas, il y croit ! Mais, pour cela, il lui faut filouter, et il s’en est déjà sorti à plusieurs reprises… Mais quel serait mon intérêt à accepter cette interview ? Dire la vérité… Je sais que mon illustration a quelque chose de romantique, mais il m’en faut plus… Et qu’est-ce qui l’intéresse tant chez « La Rouge » ? Je serais un cas assez unique – et on raconte nombre de choses incroyables sur moi : le meurtre des parents de Hippolyte Templesmith, des enlèvements d’enfants, des actes de cannibalisme … Je lui repose la question en m’approchant de lui, toujours souriante : qu’est-ce que j’y gagnerais ? L’opportunité de raconter ma véritable histoire : c’est ça, le journalisme ! J’ai du mal à croire qu’il soit aussi naïf… Mais je le laisse poser quelques questions : Est-ce vrai que je suis née dans la pauvreté ? Oui. Ai-je ensorcelé mon fiancé, comme on le prétend, et notamment ses parents ? Non… Quels étaient mes rapports avec mes beaux-parents ? Très mauvais… Aimais-je sincèrement leur fils ? Je lui adresse un regard noir et appuyé… et m’approche à nouveau. Il n’a semble-t-il pas vraiment peur ; il m’envisage certes comme un monstre, mais essentiellement élégant, romantique – une vampire… À moi de lui poser des questions ! Quel est son nom ? GarethGareth comment ? Gareth Francavilla. Pour qui travaille-t-il ? La plupart des journaux de la ville, en freelance... Croit-il vraiment qu’un journal d’Arkham ou d’ailleurs serait prêt à publier la « confession » d’une tueuse vampirique ? Oui : ma réputation, à l’en croire, ne laisse aucun doute à ce sujet – il s’agirait bien de choquer le bourgeois, au moins en partie, mais la valeur du scoop l’autoriserait à être publié dans un journal autrement bien plus frileux… Je m’avance encore. D’un ton pince-sans-rire, il me demande si je vais le dévorer – je lui dis que je n’en sais encore rien… Ce sera selon ma fantaisie du moment ! Il reprend ses questions : est-ce que j’ai déjà tué ? Oui. Est-ce que j’aime ça ? Non – ou pas forcément… Ai-je souvent tué ? Eh bien, ces derniers temps… Pourquoi ai-je tué les parents de Hippolyte Templesmith ? Je ne lui réponds pas ; c’est à nouveau à moi de lui poser des questions : que sait-il sur Templesmith, justement ? Pas grand-chose, semble-t-il – rien de plus que ce que tout le monde dit à propos de la dernière coqueluche d’Arkham… Et si je lui disais la vérité ? Si je lui montrais que c’est lui, le cannibale de l’histoire, et que ce pervers est derrière bon nombre des disparitions affectant la ville, que cet homme providentiel, toujours là au bon moment pour profiter de tout, est un véritable sadique, se livrant aux pires des exactions dans des souterrains cauchemardesques ? Serait-il prêt à publier malgré tout ? Oui – si je peux prouver ce que j’avance. C’est possible… mais je m’approche encore de lui : bien évidemment, si ça se trouve, je suis bel et bien aussi dangereuse et cruelle qu’on le prétend, et je pourrais m’en prendre à lui immédiatement, sans que personne ne le sache …

 

[Chris, Leah, Michael : Danny O’Bannion, Fran Sandowski, Moira] Chris, Leah et Michael rentrent à la ferme de Danny O’Bannion. Ils y trouvent un message de Fran : le Art’s Billard a rouvert ; elle y a vu des gens qui lui ont parlé d’ « amis d’amis » qui se seraient rendus de nuit sur l’île d’Arkham, au milieu du Miskatonic, et en auraient été « jetés » ; on aurait dit à la police qu’il y avait là-bas une terrible odeur de poisson… Chris tend le mot à Leah et Michael – il jetterait bien un coup d’œil là-bas, les autres sont disposés à le suivre. Ont-ils un bateau ? Moira en avait un – elle avait semble-t-il des enfants, qui en auraient hérité… Mais il est toujours possible d’en louer un au port.

 

[Tess/« La Rouge », Dwayne : Gareth Francavilla ; Hippolyte Templesmith, Goody Fowler, Kelly Gillian, Sidney Morrison] Je suis disposée à poursuivre l’interview – mais ailleurs : l’endroit n’est pas très approprié, et Gareth ne va certainement pas pouvoir tirer mon portrait dans des conditions pareilles… Cette fois, il a peur ; il accepte en définitive, mais contre la promesse d’une photographie. D’accord… Mais maintenant, qu’il n’ait pas le temps de préparer une quelconque entourloupe. Je dis être prête à le suivre chez lui – il loge dans une pension assez sordide : il est à la dèche et change tout le temps de logis… En sortant de la cour pour retourner à la voiture, nous le voyons adresser un geste à quelqu’un derrière une fenêtre – oui, il avait pris des précautions… Moi aussi : Dwayne va prendre le volant, tourner dans Arkham, et nous poursuivrons l’interview dans la voiture – je monte à l’arrière, à côté de Gareth. Il me redemande pourquoi j’ai tué les parents de Hippolyte Templesmith ; je lui réponds qu’il n’y avait aucune intention de ma part, et qu’ils n’ont été que la victime des circonstances. Mais il devrait plutôt se demander ce que moi, venant d’Arkham, je pouvais bien faire bien là-bas, à Boston, dans cette riche demeure très sécurisée, digne de la meilleure société… Il note que j’évoque régulièrement et avec dédain la « bonne société » ; d’où me vient cette haine ? Il n’y a pas grand-chose de très original à en dire : imaginez la vie d’une jeune femme d’origine irlandaise et de très basse extraction… Il revient sur mon ancêtre supposée, la sorcière Goody Fowler, et me demande si c’est bien du flan – bien sûr que c'en est… Quelle est la dernière personne que j’ai tuée ? Et comment ? J’hésite… et suppose enfin que c’était probablement le policier qui m’avait tiré dessus quand je sortais du registre de l’état civil – j’ai riposté et l’ai gravement blessé au ventre, ça avait l’air douloureux… Mais Gareth me dit que le policier n’est en fait pas mort – ce qui soulage énormément ma conscience ! Mais j’en ai assez de ce petit jeu des questions-réponses, et me mets à tout lâcher concernant Templesmith : de sa demeure aux protections surprenantes, aux horreurs qu’elle abrite – je cite des noms de disparus, parle de torture, de cannibalisme, d’autres perversions tout aussi horribles… Cette fois, Gareth, qui prend note, intervient de lui-même : tout cela lui fait penser à des choses ayant plus ou moins fuité concernant la journaliste Kelly Gillian, qui aurait reçu des menaces de mort avant d’être contrainte à la démission… Je lui dis que j’aimerais beaucoup m’entretenir avec elle (ce qu’il ne note pas). Puis il réfléchit à d’autres questions. Puis-je lui montrer des preuves ? Je ne les ai pas sur moi, mais s’il est prêt à nous suivre… Nous pourrions convenir d’un « terrain neutre » dans les bas quartiers – nous nous y rendons. Il prépare son appareil photo : il souhaite faire un portrait de moi, et un autre cliché en pied ; bien évidemment, il faut que j’enlève ma perruque… J’adopte une pose neutre et un regard tout aussi neutre. Gareth prend ses photos… puis, un peu nerveux, demande si on en est arrivé au moment où on le tue ; à moins qu’on ne le ramène chez lui ? Mais j’aimerais poursuivre un tout petit peu la conversation – qu’il me parle, par exemple, de Kelly Gillian : c’était une collègue de Leonard Border, et elle faisait partie des rares gens qui n’étaient pas sous la coupe de Hippolyte Templesmith ; ça lui évoque quelque chose ? Oui : elle aussi est irlandaise… Je lui demande s’il croit que les gènes seuls, ou la couleur des cheveux, pourraient expliquer tout cela… Passons. A-t-il une préférence pour le journal où il publiera l’article et les photographies ? Je ne doute pas qu’il négociera une exclusivité juteuse… Mais Sidney Morrison, le rédacteur en chef de la Gazette d’Arkham est visiblement très pro-Templesmith. C’est un problème sans doute amené à se répéter… Quoi qu’il en soit, l’article devra être diffusé dans une feuille « sérieuse », pas le genre de torchons habitué des sornettes me liant à Goody Fowler et autres bêtises surnaturelles… Il peut trouver ça. Je demande à Dwayne s’il a des suggestions, ou autre chose à ajouter, mais non. Je remets ma perruque, et nous ramenons Gareth chez lui ; il attend de mes nouvelles, pour les preuves… Dwayne et moi retournons tout de même à la Gazette d’Arkham.

 

[Chris : Leah McNamara, Michael Bosworth] Chris, Leah et Michael se rendent au port, où ils n’ont aucun mal à trouver une agence de location pour un petit bateau – le propriétaire, irlandais, leur fait une ristourne. Ils guident leur barque dotée d’un moteur aux environs de l’île d’Arkham, au cœur du Miskatonic, et supposée hantée. Chris y débarquerait volontiers, mais Michael et Leah lui suggèrent de faire d’abord un tour de repérage, et il s’exécute. À un moment, Michael cligne des yeux – il demande à Chris de ralentir, puis de faire demi-tour à vitesse réduite : il a entraperçu quelque chose, mais dans l’eau, pas sur l’île ; il fixe un endroit précis, au milieu des récifs annonçant les berges de l’île – puis il pointe du doigt cette zone : il a distingué une lueur fugace, à quelque chose comme dix mètres de profondeur, peut-être ? Légère, mais pourtant brillante… comme une surface de verre reflétant le soleil malgré la profondeur ? Non loin, sur l’île, ils aperçoivent des détritus divers, jerricans de carburant, etc. Il y a comme un embarcadère de fortune, avec des traces de pas qui bifurquent soudainement… et semblent disparaître sous l’eau, justement dans la direction de la lueur repérée par Michael. Ceci étant, Leah et lui ne comptent certainement pas faire trempette – c’est l’hiver, et il est rude ! Chris, pourtant, se dit prêt à le faire, lui – et il se déshabille complètement ! Leah détourne le regard… Chris pénètre rapidement dans l’eau – qui est bien sûr glaciale… Il plonge, et repère la lueur, à quelque chose comme sept mètres en dessous de lui : c’est un miroir de verre poli, comprend-il, et qui semble enserré par des coquillages ou des tentacules… Mais le froid le saisit de plus en plus – et il manque d’oxygène ! Il essaye de remonter, mais sans grand succès – la douleur et l’angoisse empirent seconde après seconde : il ressent comme des brulures, tout en perdant toute sensation de ses extrémités… Devant le péril imminent, Michael se jette à l’eau (habillé), mais le froid le stoppe net, lui aussi… Il parvient cependant à remonter Chris, au péril de sa propre vie. Leah, qui s’était munie de couvertures, s’empresse de les sécher – et les engueule vertement au passage… Est-ce que ça en valait la peine, au moins ? Chris mentionne le miroir, et Michael étouffe un juron irlandais… Leah les aide à remonter à bord du bateau, il est bien temps pour eux de s’en aller...

 

[Dwayne, Tess : Leonard Border, Kelly Gillian] Dwayne et moi regagnons le bâtiment de la Gazette d’Arkham – maintenant ouvert au public. Nous entendons le bruit des rotatives au sous-sol, mais gagnons la rédaction à l’étage ; nous débouchons sur une vaste pièce où nombre de journalistes s’affairent sur leurs machines à écrire – une femme dans la trentaine tient l’accueil ; sur la droite, nous voyons des portraits de journalistes, parmi lesquels Leonard Border – s’y trouve toujours également le portrait de Kelly Gillian, mais décroché et posé sur une poubelle…

 

À suivre…

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Game of Thrones (saison 6)

Publié le par Nébal

Game of Thrones (saison 6)

Game of Thrones, saison 6 (dix épisodes), 2016

 

C’est Game of Thrones. Il y aura forcément des SPOILERS dans ce qui suit. Eh.

 

Adonc. Je me suis lancé dans le visionnage de la d’ores et déjà cultissime série Game of Thrones, bien tardivement, puisque je voulais d’abord lire les romans de George R.R. Martin, qui trainaient depuis bien trop longtemps dans ma pile à lire. Or, me taper les grosso merdo 5000 pages de « A Song of Ice and Fire », ça m’a pris du temps… Je ne vais pas revenir dans le détail sur mon appréciation de la saga : disons simplement qu’elle était globalement très positive – malgré bien des bémols ici ou là, je me suis dans l’ensemble montré très bon client, et même admiratif devant certains talents de l’auteur tout particulièrement mis en lumière par cette aventure littéraire d’une ampleur démesurée : au tout premier rang, d’excellents personnages, que l’on prend plaisir à adorer comme à détester, et d’excellents dialogues, aussi piquants et spirituels que vifs ; enfin, dimension essentielle si elle ne m’a pas systématiquement convaincu, un jeu habile sur la « haute politique », thématique qui m’a toujours séduit. On l’a dit et répété, Martin lui-même d’ailleurs : il y a dans « Le Trône de fer » beaucoup des « Rois maudits » de Maurice Druon, ce qui n’était certainement pas pour me déplaire – tant j’y vois un sommet du roman historique. Rivaliser voire faire mieux encore sur ces bases n’était certes pas donné à tout le monde.

 

Martin, dans ses livres, y est pourtant parvenu. Était-ce aussi le cas de la série de HBO (chaîne à laquelle on devait au moins deux de mes séries télé préférées, en l’espèce Les Soprano et, en collaboration avec la BBC, Rome et sa délicieuse patte fascisto-miliussienne) ? Eh bien oui, et haut la main. En est résulté une merveille de feuilleton, où se sont mêlés « haute politique » et fantasy d’abord sobre puis de plus en plus échevelée, pour un résultat peu ou prou unique – le genre médiéval-fantastique n’ayant jusqu’alors pas forcément été très bien servi à la télévision… Au-delà des clichés associés à plus ou moins bon droit à la série – nid à spoilers et auteur-psychopathe, disons –, au-delà même de quelques gratuités souvent associées à la chaîne – du sexe et du sang en veux-tu bof en voilà quand même bon ben d’accord –, Game of Thrones s’est vite distinguée du lot commun par la finesse de son adaptation (globalement fidèle, mais s’accordant quelques divergences globalement bien vues – et, surtout, sachant tirer au mieux partie du rythme de la saga, en livrant un montage peut-être plus complexe mais aussi plus dynamique, et par là plus prenant mais aussi plus « crédible » que dans les livres, où la quantité de personnages points de vue implique des ellipses souvent bien trop longues) et son ambition impressionnante, plongeant le spectateur (lecteur ou pas) dans un monde complexe, habité par des dizaines voire centaines de personnages qui, à leur manière, ont tous leur rôle à jouer. À n’en pas douter, la série a aussi bénéficié d’un excellent casting, malgré quelques fausses notes ici ou là – le charisme des meilleurs (avec évidemment, en tête, l’extraordinaire Peter Dinklage dans le rôle de Tyrion Lannister – le nain est le meilleur personnage des livres, il est aussi le meilleur de la série, même si, pour le coup, il y a des différences entre les deux ; et quelle superbe voix de basse !) rattrapant globalement quelques choix moins pertinents (sans être scandaleux dans l’ensemble).

 

Chroniquer la série, pourtant, m’apparaissait difficile, et, si je me suis posé la question lors de mon visionnage des cinq premières saisons, je me suis finalement abstenu – considérant d’une certaine manière que l’intérêt des comptes rendus résiderait probablement avant tout dans une étude comparée des livres et de la série, que je ne me sentais vraiment pas de faire. Or la donne change avec cette sixième saison – mouvement déjà un peu entamé avec la cinquième, cela dit… laquelle avait globalement plutôt déçu (sans être mauvaise en ce qui me concerne). C’est que les auteurs, David Benioff et D.B. Weiss pour l’essentiel, ne disposent désormais presque plus de l’assise des livres de George R.R. Martin… La série doit maintenant voler de ses propres ailes, et sans doute le relais n’était-il pas facile à négocier. D’où une attente très particulière pour cette sixième saison – et des craintes à la mesure…

 

Soyons francs : moi qui n’avais pas détesté, contrairement à certains, la cinquième saison (je la trouvais certes un peu plus faible globalement mais toujours intéressante, en dépit de quelques ratages un peu agaçants – Dorne, pour l’essentiel, mais il est vrai que cet aspect ne m’avait pas forcément davantage plu dans les livres ; d’autres séquences rattrapaient globalement le bousin – comme la très douloureuse, insupportable même, marche d’expiation de Cersei, conçue et filmée au mieux), j’ai eu très, très peur lors des premiers épisodes de cette série « sans filet » (à cet égard, il est sans doute probable que mes craintes tenaient plus ou moins du préjugé, prohibant peut-être une appréciation des personnages pour ce qu’ils sont…). Sans rentrer dans les détails – on n’en aurait pas fini ! –, bien des choix m’ont paru ratés, en tant que tels ou dans la manière de les mettre en scène ; au premier rang, bien sûr, l’inévitable résurrection de Jon Snow… parfaitement ridicule – pour un événement surnaturel d’une ampleur impossible à appréhender quant à la suite des opérations, c’est fâcheux ! Cela dit, si cet aspect était hors-romans, d’autres qui malgré tout en provenaient toujours n’étaient pas forcément beaucoup mieux servis – voyez Arya, à Braavos, qui poursuit son éducation auprès des Sans-Visage (et je précise, parce que ce n’est pas le cas de tous, que j’aime beaucoup, et le personnage d’Arya, et son interprétation, et cet arc des romans, et sa mise en scène télévisée dans l’ensemble) ; disons simplement que je n’avais pas signé pour une quasi-parodie de Daredevil, si j’aime beaucoup Daredevil… De manière générale, les séquences à Dorne ou impliquant Dorne m’ont toujours autant ennuyé ; quant aux Fer-Nés, qui ne me passionnent pas non plus dans les romans, ils oscillent entre le pire (la mort de Balon Greyjoy, que j’ai trouvée parfaitement pathétique) et le meilleur (la désignation du nouveau roi, avec Theon ou ce qu’il en reste se ralliant à Yara… ce qui ne suffit pas), et entre les deux beaucoup de médiocre (le plan des deux camps de rallier Daenerys ne me parle pas) ; plus tard, du côté des lamentables Frey s’en prenant aux Tully et notamment au Silure, ça ne sera guère plus fameux… Ceci étant, ces ratages sont plutôt minimes, ne touchant au cœur de l’intrigue que par la bande – sauf ce qui concerne Jon Snow, bien sûr. Un autre était plus pénible à mon sens (ou tout aussi pénible que pour Jon Snow et peut-être plus) – portant sur Daenerys Targaryen et ses fidèles : la Mère des Dragons, qui est ZE figure mythologique de la série comme des livres, m’avait paru pénible dans la saison précédente – certes, pour des raisons liées aux livres en eux-mêmes (A Dance With Dragons, en l’espèce, qui en avait peu ou prou fait une femme banale, horreur glauque), mais aussi en raison d’une interprétation, disons, inégale… Cette fois, Daenerys retrouve enfin sa prestance, somme toute. Aussi le problème outremer ne porte-t-il pas vraiment sur elle… mais plutôt sur ses conseillers. Et au premier chef Tyrion ! Nettement moins charismatique qu’à Westeros, il se plante plus qu’à son tour, et se ridicule tout autant, au long de scènes censément comiques, mais plus navrantes qu’autre chose – sans que cela serve vraiment le propos… Grosse déception, ici. D’autres séquences rattrapent peut-être ces bévues, mais que deux de mes personnages préférés de la série pâtissent autant de l’orientation scénaristique les concernant n’était pas sans me faire peur…

 

Il faut aussi mentionner l’éducation mystique de Bran auprès de la putain de corneille à trois yeux (je n’ai reconnu que tardivement Max von Sydow, tiens…), qui m'a paru globalement pénible. Mais justement : c’est là que la série prend au fur et à mesure de l’intérêt… Car les auteurs ont su partir de cette base un peu branlante pour construire des choses autrement intéressantes. Les flashbacks de Bran n’ont sans doute, dans l’absolu, rien de bien inventif, mais ils sont bien gérés, et apportent leur lot de révélations – sous deux angles essentiellement : « l’origine » de Hodor (il a été très difficile ici, voire impossible, de passer à côté des spoilers portant sur la traduction – la scène reste cependant bien vue et efficace), et la filiation (attendue ?) de Jon Snow. Je suis plus sceptique, hors hodoritude, concernant l’assaut des Autres (et plus encore la défense du site par les derniers Enfants de la Forêt…), mais ç’a sans doute été vrai pour l’ensemble des livres autant que des saisons précédentes… Je suis sceptique aussi, enfin, concernant Benjen, vite grillé, mais bon…

 

Parmi les arcs branlants au départ, mais qui s’en tirent finalement pas si mal, si j’ai encore pas mal de bémols à exprimer, il faut aussi mentionner celui d’Arya à Braavos. L’éducation mystique, là encore, me pète les couilles et pas qu’un peu. Mais la futée et débrouillarde gamine s’en tire finalement bien voire très bien à mon sens : le personnage aurait probablement perdu tout intérêt s’il avait laissé tomber sa liberté essentielle pour s’en tenir sans rechigner aux ordres absurdes des Sans-Visage – sous cet angle, la rébellion d’Arya n’est pas seulement nécessaire, elle est finalement plutôt bien menée. Notamment au travers de l’utilisation du théâtre, qui l’amènera à reconsidérer les choses – pas seulement concernant son comportement immédiat, mais aussi au regard du vaste tableau d’ensemble portant sur les événements cruciaux de Westeros. Qu’Arya se lie à Lady Crane, l’actrice incarnant Cersei, et que ladite actrice ne fasse pas long feu, c’était bien ; que la fillette-garçonne Stark en vienne à réinterpréter les événements qui l’ont conduite ici, tout particulièrement en ce qui concerne la nature profonde de Cersei, c’était très bien – et, de même, que tout ceci se produise au travers d’un spectacle ordurier et Grand-Guignol, riche de bêtises scato ou sexuelles. La gamine acharnée à vouloir la perte d’Arya était sans doute bien pénible pour sa part – tout particulièrement pour les scènes « Daredevil » mentionnées plus haut –, mais la (longue) séquence de poursuite dans les rues de Braavos a été finalement rondement menée (astuces bien trouvées pour amener la menace dans le champ et cascades impressionnantes s’enchaînant désespérément)… avant de baisser les bras lors d’un final pour le coup bien navrant : le hors-champ, ici, n’était vraiment pas pertinent. Maintenant qu’Arya est devenue « personne » (à sa manière, il fallait que ce soit à sa manière), on verra bien pour la suite – même si son ultime twist, pour le coup, était lui aussi raté, sans doute. Mais bon : on verra…

 

Même chose, en mieux peut-être, pour Daenerys ? Au-delà des séquences un brin navrantes rassemblant nos blagueurs Tyrion, Ver Gris et (la divinissime) Missandei, au-delà de l’anti-charismatique Daario Naharis (et pourtant les Sept savent que j’ai applaudi au changement d’acteur – le précédent était sans doute plus à propos, mais sa vilaine gueule et son odieux sourire en coin perpétuel me l’avaient rendu haïssable après même pas dix secondes d’apparition à l’écran…) et du pathétique Jorah Mormont, la dernière des Targaryen a – enfin ! – à nouveau l’occasion de briller : à Vaes Dothrak tout d’abord, où elle fait sa fête au dosh khaleen, à Meereen enfin où elle exprime une gloire guerrière qui se faisait oublier ; l’ouverture de l’épisode 9 ne laisse sans doute pas indifférent à cet égard…

 

Cependant, l’épisode 9 a bien plus à proposer. Même en fuyant les spoilers, il m’avait été impossible d’échapper à l’enthousiasme marqué des camarades spectateurs pour les deux derniers épisodes de la saison – les attentes étaient donc élevées, mais se sont confirmées : oui, ces deux derniers épisodes sont vraiment, vraiment très bons… L’épisode 9 se focalise pour l’essentiel sur la « bataille des bâtards » : d’une part, nous avons Jon Snow et son armée rikiki (les séquences ayant conduit là s’étaient avérées plus ou moins réussies – on retiendra, pour le mieux, la chouette mini-Lady Mormont, et probablement aussi le rôle de Davos, un des très rares personnages unanimement positifs ou presque de la série sans qu’il en devienne pénible pour autant ; il n’en va bien sûr pas de même de Mélisandre… mais c’est l’épisode 10, ici, qui s’avèrera crucial. Au rang des personnages de l’entourage, il faut accorder une place particulière à Sansa, bien sûr – qui a considérablement bénéficié de son évolution dans les deux dernières saisons, en cessant de n’être qu’une énième et falote Justine pour acquérir enfin un peu de la dignité farouche de sa mère) ; d’autre part, nous avons l’odieux Ramsey Bolton (ex-Snow, et quel merveilleux monstre…), et ses troupes autrement conséquentes et formées. Cette longue scène, disons-le, est proprement époustouflante – en étant à la fois bien écrite, et bien filmée (par Miguel Sapochnik). On ne peut mieux, même – je ne sais où commencer les louanges… Mais c’est bien la plus belle bataille « médiévale » que j’ai jamais vue sur un écran, enchaînant les effets (avec un grand renfort de numérique, mais bien employé), tels que (faux) plans-séquences compensés en d’autres occasions par un montage ultra-serré, pour un résultat bluffant de rythme, de chaos, d’angoisse et de violence. Il y a tout, ici : la dimension épique étant aussi bien individuelle (via ce con de Jon chargeant seul l’armée ennemie, ou du moins d’abord souhaitant contre tout espoir sauver son demi-frère Rickon ; la cavalerie se précipitant sur lui a quelque chose de magique) que collective, tandis que la sauvagerie extrême de l’affrontement (illustrée notamment par ces plans terribles où les guerriers livrent combat sur les monticules des cadavres de leurs pairs – à supposer qu’ils aient pu s’échapper pour ne pas périr étouffés sous les bottes des combattants paniqués, ce qui menace Jon lui-même à un moment) n’exclut pas pour autant tactique et stratégie – l’alternance entre plans d’ensemble « objectivant » la bataille et plans autrement resserrés vibrant de son chaos et de sa violence ignobles s’avère très bien pensée et très efficace. Un grand moment, qui écrase littéralement toutes les autres scènes de bataille de la série, et de très, très loin, et sans doute aussi toutes les autres scènes de bataille « médiévales » en général, du moins pour celles qu’il m’a été donné de voir. Certes, l’ultime et inévitable Deus ex machina de cette cavalerie qui arrive toujours à temps (littéralement), après ce déferlement de talent, donne une très fâcheuse impression – d’autant qu’il n’est guère fondé dans le scénario, ou plus exactement dans sa mise en scène : le secret est maintenu de manière très artificielle, motivé par la seule volonté de surprendre le spectateur (qui ne l'est certainement pas...), il n’a pas lieu d’être entre les personnages – un artifice, oui, regrettable, pas loin d’être ridicule… mais qui ne suffit pas à ternir le brio de ce qui précède, heureusement.

 

Mais le dixième épisode, pour être nécessairement moins épique, n’est pas forcément en reste – du moins pour sa superbe séquence introductive, où Cersei récupère enfin ses griffes de lionne pour exercer son impitoyable vengeance. Cersei est un très beau personnage – et, exceptionnellement, peut-être plus encore dans la série que dans les livres ; je ne pense pas que cela tienne uniquement à l’actrice (Lena Heady – très charismatique, ceci dit, mais avec quelque chose d’étrange qui renforce étonnamment l’effet ; physiquement, déjà, avec ses pommettes inhumaines et ses mâchoire carnassière aux incisives menaçantes, mais cela va bien au-delà), davantage au rythme de la narration (le montage alterné ayant permis de rendre de manière plus crédible car progressive la descente aux enfers de la paranoïa chez le personnage, qui donne une impression autrement brutale – et du coup bien moins convaincante – dans les romans, étant desservie par les seuls longs chapitres la mettant en scène, et plus encore par les longues ellipses que subit le personnage, aussi essentiel soit-il) ; aussi le sentiment du lecteur et du spectateur quant à l’affaire religieuse qui tourne « mal » (et c’est peu dire) n’ont-ils finalement pas grand-chose à voir. Quoi qu’il en soit, nous avons ici droit à un tétanisant nettoyage à sec, qui balaie les blagounettes portant sur George R.R. Martin en serial killer (et tant pis pour les « Noces Pourpres »), sans paraître artificiel pour autant – on comprend peu à peu ce qui se produit, tandis qu’une étrange mélodie au piano (qui sonne délibérément anachronique) s’insinue, pour exprimer le drame bien plus habilement que le recours systématique aux cordes stridentes et aux percussions envahissantes. C’est très bien fait, aussi efficace que juste, et le suicide de Tommen qui s’ensuit est une jolie cerise sur le gâteau empoisonné. Au bout de l’épisode, bien sûr, le couronnement de Cersei a tout de la grandeur menaçante et en même temps implacable d’un destin en marche – à ceci près que c’est la reine elle-même qui, dans cette ultime rébellion comme dans toutes celles qui l’ont précédée, use de ce qu’elle peut encore concevoir de liberté pour décider elle-même de son sort, par essence démesuré. C’était un aboutissement nécessaire, et son rendu est parfait.

 

La fin de l’épisode, bien sûr, bat une nouvelle fois les cartes, dans cette optique de redéfinition d’un monde. La gloire de Jon Snow vaut peut-être la froide puissance de Cersei, encore qu’elle me fasse moins d’effet… Du côté du Nord, je retiens plutôt Davos faisant son Davos auprès d’un Jon Snow dès lors amené à faire son Stark – avec Mélisandre contrainte de partir en exil. Bran et Arya ont déjà été évoqués, Daenerys aussi (et là une once de scepticisme : je ne comprends pas comment Tyrion, qui ne s’est pas forcément montré à son avantage ces derniers temps, a pu « convaincre » Daenerys de laisser Dahario en arrière – à moins bien sûr de n’y voir qu’un prétexte, la reine aux cheveux d’argent n’ayant certes pas besoin du Lutin pour prendre ce genre de décisions… Mais ça me paraît fonctionner plus ou moins bien…). On passera ici sur le reste ; même si les Fer-Nés soulèvent des opportunités, sur lesquelles j’entends cependant rester réservé pour l’heure ; sans doute y a-t-il des choses à voir aussi du côté du Limier et, dans un tout autre registre, de Sam ? Brienne et Jamie Lannister ont toujours du potentiel mais n’ont finalement guère brillé ici à mes yeux, c’est regrettable… Quant à Littlefinger, je crains que la série – dans la foulée des romans, certes, avec cependant l’ignoble gueule d’enfoiré ultime d’Aidan Gillen en plus – ait trop forcé sur le trait pour qu’on puisse désormais en attendre quoi que ce soit d’intéressant : le personnage appelle à une redéfinition radicale, sous peine d’obsolescence rapide.

 

Relevons pour la forme que la nouvelle donne politique, partout, met les femmes en avant (finalement, il n’y a guère que Jon Snow pour faire exception… quand était pourtant évoquée, mais naïvement sans doute, la préséance de Sansa ?) ; à voir ce que ça donnera, si le thème va être traité pertinemment...

 

Bilan ? Eh bien, cette sixième saison s’est avérée à terme satisfaisante… et, indéniablement, je ressens d’ores et déjà le manque de fantasy télévisuelle, arf. Ses épisodes finaux, brillants, rattrapent globalement la quasi-catastrophe des premiers. Entre les deux, toutefois, on trouve un peu de tout… L’épisode 5, notamment, est très réussi, mais l’entourage est autrement inégal – défaut souvent adressé à la cinquième saison, mais qui me paraît tout aussi voire plus encore sensible en l’espèce. Je suis néanmoins tout à fait preneur d’une septième saison (vite ! vite ! alleeeeeeeeeeeeeeeeeeeeez !!!)… tout en me demandant comment George R.R. Martin va bien pouvoir s’y prendre pour poursuivre sa saga ; la perspective d’une divergence (quasi uchronique ?) n’est pas pour me déplaire, mais le risque demeure d’une véritable dépossession…

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Akira, t. 5, de Katsuhiro Ōtomo

Publié le par Nébal

Akira, t. 5, de Katsuhiro Ōtomo

ŌTOMO Katsuhiro, Akira, t. 5, original artwork reversed for the French edition, traduction [du japonais ?] de Sylvain Chollet, Grenoble, Glénat, [1990, 2000] 2016, 413 p.

 

Suite et bientôt fin de ma lecture/relecture d’Akira d’Ōtomo Katsuhiro, puisque ce touffu cinquième volume est l’avant-dernier de la série. Comme tel, il rassemble nombre de ficelles pour préparer une conclusion à la démesure de l’ensemble – il y a sans doute, dans Akira, cette volonté d’en faire toujours plus, ou, dit autrement, d’aller toujours plus loin, qui peut donner l’impression d’une surenchère un peu vaine, et pourtant non : il s’agit bien de pousser jusqu’à l’extrême limite de leur logique les éléments avancés, et quand bien même au niveau du caniveau, dans les premiers temps de la série.

 

Cette démesure, comme de juste, passe notamment par l’action – qui a toujours été au cœur de la série, suscitant des scènes époustouflantes de dynamisme, d’une virtuosité inédite en BD, et renvoyant sans doute toujours plus au cinéma, où ça pète de partout pour le plus grand plaisir déviant du lecteur/spectateur (déviant lui aussi). L’abus en la matière pouvait cependant se montrer vaguement lassant : je l’avais plus ou moins exprimé, mais c’était une chose que j’avais regretté dans le tome 2… Heureusement, depuis, la série est repartie sur des bases plus équilibrées, héritées du premier tome puis à nouveau transfigurées dans le quatrième, où la conception de l’univers et son exposition ont bien leur place au tout premier rang des préoccupations de l’auteur et des intérêts du lecteur. BOUM BOUM, oui, mais pas seulement, et c’est tant mieux.

 

Quoi qu’il en soit, ce cinquième et avant-dernier tome est sans doute avant tout celui d’un retour – en l’espèce celui de Kanéda, presque totalement absent du tome 4 (comme son rival Tetsuo l’avait été du tome 3). Le sort exact de Kanéda, entre-temps, n’a pas été clairement explicité… Il avait disparu durant la destruction de Néo-Tokyo par Akira, à laquelle il assistait aux premières loges, comme la plupart des personnages essentiels de la série – à ceci près que, contrairement à ces derniers, il n’avait semble-t-il pas été mis à l’abri in extremis par les gamins mutants. Nous l’avions vu disparaître, point. Depuis, tout juste avait-on eu quelques indices de sa persistance – des indices d’une nature médiumnique, d’autant plus déconcertants ; il est enfin revenu (mais d’où ? Lui-même n’en sait visiblement rien…) à la toute fin du volume précédent, et le voici qui reprend sa place de choix au cœur de l’action.

 

Pour autant, est-ce une place de héros ? On peut en douter… Dans le film, certes, ça ne fait aucun doute : Kanéda, la classe ultime dans sa combinaison rouge sang sur sa superbe moto couleur rouge chaos, en pète comme c’est pas permis – il est le rempart essentiel face à la démesure et la folie homicide de Tetsuo, son ex-meilleur pote devenu son pire ennemi (et le pire ennemi de tous). La situation dans la BD est cependant bien différente – et, à tout prendre, pour le moment, ce serait bien davantage Kei qui adopterait le rôle privilégié et « mythologique » de l’héroïne (chose qui, d’ailleurs, déplait fortement à Kanéda, volontiers porté à endosser le rôle de mâle dominant, protecteur nécessaire de la nécessairement faible femelle).

 

Parce que Kanéda, dans la BD, et en dépit de son éventuelle transcendance mystique dans un autre monde à la nature indécise, reste toujours et avant tout un bouffon… Peut-être n’est-il pas stupide ; il est par contre d’une impulsivité dont les conséquences éventuelles ne sont guère éloignées (voyez-le s’agiter ici pour dire et répéter qu’un plan, ça sert à rien, faut foncer dans le tas et taper dur, c’est tout…) ; aussi autoritaire et condescendant soit-il, il a pourtant besoin de ceux qu’il prétend dépasser – qu’il en ait vraiment conscience ou pas (probablement pas) ; le « héros », plus qu’à son tour, ne fait pas toujours dans la démonstration de bravoure, et c’est rien de le dire (notamment via son pote Keisuké, qui fait l’interface avec le reste du monde – difficile de rester de marbre durant la scène où Kanéda paniqué annonce à son camarade qu’il lui faut le lâcher, mais qu’il se rassure ! Kanéda prendra soin de lui rendre l’hommage adéquat…).

 

Au-delà de ces seuls traits narratifs, le retour de Kanéda au premier plan de l’action est ainsi, tout autant, un retour de l’humour – ce qui dépasse d’ailleurs les scènes où il figure bel et bien : le chaos urbain post-apocalyptique du tome 4, sans Kanéda, avait sans doute mis globalement l’accent sur l’horreur et la violence, en mettant en scène un monde bien trop cruel pour qu’on en rigole ; ce n’est plus tout à fait le cas ici : le décor reste avant tout cauchemardesque, bien sûr, mais s’autorise des éclats d’absurde et de dérision qui allègent quelque peu ce que le propos pourrait avoir de péniblement éprouvant, sans pour autant renier cette dimension essentielle. Aussi sourit-on régulièrement dans ce tome 5, et tout autant des guignolades de Kanéda que de la vanité absurde d’un Grand Empire de Tokyo cherchant à se la jouer grande machine totalitaire au travers d’un « spectacle » colossal… et d’autant plus ridicule. Jusqu’à ce que Tetsuo lui-même prenne les commandes de la cérémonie – et là c’est de suite tout autre chose… La balance entre ces différentes dimensions renforce en définitive le cauchemar, d’une manière très habile.

 

Enfin, le retour de Kanéda, c’est aussi le retour des motos (et autres engins saugrenus, dont un véhicule de police automatisé désossé, ou encore cet étrange petit véhicule aérien en forme de nacelle surarmée qu’on avait eu l’occasion de croiser vers le début de la série). Ce qui nous vaut de bien belles scènes d’un dynamisme exemplaire renvoyant au premier volume. Les séquences où Kanéda, Keisuké, et d’autres éventuellement (y compris Joker, big boss de la bande autrefois rivale des Clowns, mais surtout bricoleur de génie dont Kanéda a bien besoin…), foncent dans le métro abandonné – éventuellement poursuivis, dans un morceau de bravoure, par l’eau d’un tsunami déferlant dans les couloirs avec une force et une pression colossales…

 

Kanéda, peut-être pour cette dernière raison, et peut-être aussi en dépit de ses ridicules (ou justement de leur fait ?), tend pourtant à bouffer l’écran – et c’est ainsi, à sa manière paradoxale mais peut-être avant tout authentique, qu’il accède bel et bien au statut de « héros ». Il faut dire que ses comparses expriment des connotations bien différentes de l’héroïsme – et sans doute moins enthousiasmantes… Si Kei est toujours la figure héroïque la plus « mythologique », c’est au prix d’un sacrifice mystique qui a de quoi laisser un brin perplexe – au-delà de son inévitable machisme, la réaction nerveuse de Kanéda à cette évolution du récit est donc bien légitime, et sans doute le lecteur est-il amené à la partager… Le rôle profond de Lady Miyako dans les événements en cours est toujours à questionner, le gourou suscitant un certain malaise qui persiste au fil des coups d’éclat de ceux qui l’entourent ; et si, face à la bêtise et à la violence du Grand Empire de Tokyo, la secte du n° 19 incarne comme par nécessité le Bien, ce n’est pourtant pas avec un enthousiasme de tous les instants… Les plans supérieurs de Lady Miyako, mais tout autant de ses camarades Masaru et Kiyoko, enfin ralliés, laissent un goût amer en bouche – car ils impliquent une supériorité nécessaire des personnages eux-mêmes, prompts à exiger le sacrifice de tous au nom d’un plus grand Bien qu’ils ne s’embarrassent cependant pas de définir sinon par la négative : l’anéantissement de la menace incarnée par Akira, et de la menace peut-être pire encore en germe chez Tetsuo ; mais ce dernier, justement, ne devient-il pas aussi puissant pour une bonne partie en raison des enseignements de Lady Miyako ?

 

Or Tetsuo a plus que jamais un rôle essentiel. Physiquement, dans un premier temps, son dépassement de l’accoutumance aux drogues lui confère une allure plus sereine et posée, voire paisible – sa silhouette resplendissante d’un blanc immaculé en fait une créature mystique, somme toute bien en phase avec Lady Miyako et ses bonzes… avec peut-être quelque chose de plus fantomatique ? Pour autant, il n’a au fond rien d’un sage, cède volontiers aux pires des caprices qu’exige son irrépressible volonté de puissance adolescente (au-delà de l’assaut de la flotte baignant au large du Japon, sur lequel je reviendrai, son plus haut fait d’armes dans l’épisode est rien de moins que la défiguration de la Lune ! D’où le gigantesque tsunami qui aggrave encore la désolation de Néo-Tokyo, qui n’en avait certes pas besoin…) ; et si, dans les bras de la douce Kaori, il semble parfois accéder au calme supérieur de quelque bouddha ayant enfin intégré sa surhumanité, c’est peut-être pour mieux céder à ses pulsions ultra-violentes dès lors que celle-ci n’est pas là – les murs de son repaire en témoignent, qui sont repeints avec les tripes de ses serviteurs dévoués… Mais Tetsuo change ; et l’illusion qu’il aurait pu évoluer pour le mieux est enfin balayée par ses transformations corporelles, à partir de son bras de remplacement : apparaît ici que le démon ne contrôle en fait rien, et lui-même encore moins que son Empire – le délire mi organique mi cybernétique de son bras muant en machine protéiforme traduit en signes extérieurs la monstruosité intérieure du jeune garçon aux abois… qui n’aurait plus rien d’humain ? Mais ce n’est pas dit : faut-il en conclure que Tetsuo est désormais au-delà de toute récupération ? Ce n’est sans doute pas si simple… Quoi qu’il en soit, le mal qu’il incarne, volontairement ou non, est d’un ordre de grandeur tellement démesuré qu’il s’avère rétif à la simple appréhension – et son Empire exprime peut-être avant tout un mal autrement concret : celui qu’incarne le cynique « bras droit » (sans mauvaise blague ?) de Tetsuo, mégalomane idiot jouant au roi du monde et dévoré par une soif de pouvoir si humaine pour sa part qu’elle en devient mesquine avant tout. Il y a une bascule entre ces deux sphères du mal, au fond irréconciliables, si elles sont supposées agir de pair. Et l’inquiétude demeure chez le lecteur qu’un troisième ordre de grandeur vienne encore s’y rajouter – quand, stupéfait, il lit enfin des paroles du taciturne Akira, cautionnant la destruction de la Lune par le n° 41 ! Le gamin-amibe aurait-il finalement conscience de ce qui se passe autour de lui ? Serait-il plus qu’une simple marionnette par essence innocente ? L’arme aurait-elle une âme ?

 

L’affrontement entre le Grand Empire de Tokyo et la secte de Lady Miyako a beau s’enrober dans des atours eschatologiques, il laisse cependant de la place à d’autres figures et factions, dans un entre-deux plus ou moins bien défini ; et si l’opposition à Tetsuo et Akira les rassemble, le questionnement de leurs méthodes (plus encore que celles de Miyako via Kei, peut-être ?) n’en fait pas des « gentils » unilatéraux. Erre toujours le Colonel – qui conserve sa dimension de « celui qui comprend ce qui se passe », mais toujours aussi porté sur les solutions radicales, et peu désireux (en façade du moins) de jouer le jeu de la solidarité avec ses semblables pourtant engagés dans une lutte aux enjeux peu ou prou similaires ; mais oui, peut-être voire sans doute y a-t-il une part de façade dans tout cela, et le Colonel est sans doute bien moins borné qu’il le prétend (peut-être pour lui-même, d’ailleurs), et il dispose au fond sans doute d’une humanité, et donc complexité, suffisant à le distinguer de ses comparses bien davantage réduits à des fonctions, tels le scientifique obnubilé par ses cigarettes, et, temporairement, la colossale Chiyoko – certes supposée rejoindre avant tout sa camarade Kei auprès de Lady Miyako, mais dont la violence extrême et catégorique la rapproche sans doute de l’ex-chef des armées.

 

Dans cet entre-deux figurent également les scientifiques du projet international « Juvénile A », travaillant, depuis la flotte ancrée au large de Néo-Tokyo, sur Akira, Tetsuo, et les phénomènes qu’ils suscitent ; sans doute eux aussi ont-ils avant tout quelque chose de « gentils »… mais leur relative arrogance, et, au fond, leur incompréhension presque totale de ce qui se passe sous leurs yeux ou peu s’en faut, tout scientifiques soient-ils, en font des figures de l’échec, tout sauf fiables. L’assaut de la flotte par Tetsuo les oblige pourtant à déciller les yeux, et anéantit leur perpétuel sourire de « sachants » censément au-dessus d’une masse d’ignares et de brutes… Peut-être en tireront-ils les leçons qui s’imposent ? Ou peut-être pas, si leur faction vaguement antagoniste, au-delà de la collaboration qu’elle est censée apporter, à savoir les militaires de la coalition internationale (Américains et Soviétiques – oui… – en tête), décide de prendre les devants sans plus même faire semblant de les consulter…

 

Ce rôle est incarné par deux figures que tout oppose autrement : l’Amiral, chef de la flotte, qui dispose d’un véritable don pour se voiler la face, sinon pour la voiler à ses subordonnés – et, dans les ruines de Néo-Tokyo, le lieutenant Yamada, parti en infiltration dans le tome précédent, et dont les objectifs radicaux s’avèrent tout aussi monstrueux que les exactions de Tetsuo et Akira auxquelles il est supposé mettre fin ; ce en quoi le militaire, qui obéit forcément aux ordres, a quelque chose d’un nouvel avatar des bombes atomiques américaines ayant anéanti Hiroshima et Nagasaki – on y revient toujours… N’est-il pas tout aussi amibe qu’Akira ? Ryū, qui l’accompagne tout d’abord dans le vain espoir de servir encore à quelque chose, comprend enfin ce qu’il en est – et notre résistant manipulé, affligé par sa bêtise arrogante d’il y a quelques mois à peine, et envisageant plus ou moins clairement sa part dans les drames qui ont affligé Néo-Tokyo en conséquence, s’active ainsi à nouveau, malgré sa morosité voire sa dépression qui en avaient fait une loque ; s’il ne sert plus une cause concrète, où la hiérarchie et les ordres donnés, en biaisant, lient l’exécutant au point le cas échéant de le faire agir contre l’intérêt général qu’il souhaitait défendre avant tout, il embrasse volontiers désormais une cause plus abstraite – l’humanité, aussi idéalisée et insaisissable soit-elle.

 

Ce cinquième tome brille, à l’instar des précédents. Ramenant le lecteur dans une trame d’une grande complexité, que les explosions et fusillades récurrentes ne doivent pas camoufler, il développe son monde et ses personnages, en leur faisant acquérir toujours plus de dimensions – même les plus archétypaux des personnages en profitent, que les événements amènent d’une manière ou d’une autre à se remettre en cause. D’une lecture passionnante et d’un graphisme toujours aussi fort, subtil et vivant, riche de délires architecturaux fascinants autant que de séquences d’action trépidantes au cœur des ruines – et il n’y a rien de plus beau que les ruines –, cet avant-dernier tome d’Akira laisse envisager une conclusion démesurée, forcément grandiose ; conclusion que je n’ai cependant jamais lue pour l’heure… Je ne cacherais donc pas une certaine appréhension à cet égard – c’est moi, hein… Mais ce qui précède est tellement bon ! C’est là tout le problème – et en même temps l’assurance, quoi qu’il en soit, qu’Akira est bien un monument de l’histoire de la bande dessinée.

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