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Akira, t. 6, d'Ōtomo Katsuhiro

Publié le par Nébal

Akira, t. 6, d'Ōtomo Katsuhiro

ŌTOMO Katsuhiro, Akira, t. 6, original artwork reversed for the French edition, traduction [du japonais ?] de Sylvain Chollet, Grenoble, Glénat, [1993, 2000] 2016, 431 p.

 

Les meilleures choses ont une fin, et ça vaut donc pour Akira, la cultissime BD d’Ōtomo Katsuhiro qui a bouleversé le monde. Une fin que je n’avais par ailleurs jamais lue, dans mes premières lectures aléatoires du manga – je ne savais donc toujours pas comment tout cela se terminait, n’ayant pour référence que la fin de l’excellente adaptation en dessin animé, par Ōtomo lui-même, forcément différente, puisque la divergence essentielle de la destruction de Néo-Tokyo par Akira rendait dès lors les deux histoires incompatibles…

 

La BD, sous cet angle, témoigne donc encore plus de la fascination de l’auteur pour la destruction généralisée, écho d’Hiroshima ou plus globalement des bombardements du Japon par les Américains – en fait, ce n’est sans doute pas un secret, Ōtomo en rajoute encore dans cet ultime volume, démontrant que Néo-Tokyo, même anéantie, pouvait l’être plus encore… Et c’est sans doute cette nouvelle destruction, si tôt après la précédente, qui évoque le plus cet ancrage historique, les militaires patrouillant au large de la mégalopole en ruines y ayant cette fois leur part.

 

C’est sans doute un aspect important de cette conclusion, qui me semble jouer avant tout de la carte de l’outrance : Ōtomo en fait toujours plus, toujours, encore et encore, sans que plus rien ne le retienne. Je suppose que cela ne sera pas forcément du goût de tous – et j’ai sans doute moi-même émis quelques doutes quand cette dimension s’est fait sentir… Mais en fait non : si je suis davantage amateur de ruines que de destruction, je ne suis certes pas insensible à cette dynamique de la bande dessinée, qui, une fois de plus, nous vaut des cases – j’ai envie de dire des plans, au sens cinématographique – proprement hallucinantes, et d’une étonnante beauté. Graphiquement, ce tome 6 est bien à la hauteur de ceux qui précèdent, et la re-destruction de Néo-Tokyo vaut bien celle de la fin du tome 3. D’autant qu’elle s’accompagne d’autres monstruosités du genre – la flotte internationale emportée par un tsunami ne laisse certainement pas indifférent.

 

Mais ce tome 6 a bien plus que de la destruction à nous offrir. Le maître-mot est toutefois sans doute l’action – comme dans le tome 2, mais avec globalement plus d’efficacité et moins de lassitude. Si le décor s’en prend plein la poire, c’est parce que nous sommes devant le boss de fin de jeu, et qu’il faudra bien lui faire la peau pour gagner la partie. Or Tetsuo est plus puissant que jamais – ayant dépassé l’addiction aux drogues et sachant bien mieux maîtriser son pouvoir… ou pas.

 

Car, s’il est une autre dimension essentielle de cette conclusion, c’est sans doute le délire grotesque (au bon sens du terme) qui affecte Tetsuo, quand celui-ci se trouve contraint de lâcher prise, et est possédé par son pouvoir aux proportions démentielles. Graphiquement, cela se traduit par ces excroissances envahissantes de chair et d’organes, muant l’ado apeuré en un protoplasme répugnant, évoquant cependant tout à la fois le shoggoth… et le gros bébé. Rien d’innocent, sans doute, dans la mesure où Tetsuo, dans ce tome 6, et justement parce qu’il devient plus que jamais monstrueux dans son apparence, à la mesure de ses actes, retrouve paradoxalement son humanité – celle d’un gamin en souffrance, que la vie n’a pas gâté et ne gâtera jamais. Kanéda, absorbé dans la masse purulente et protéiforme de celui qui fut son meilleur ami (ou peut-être plus exactement de qui il a été le meilleur ami) avant que leur antagonisme fait de jalousies puériles et de rancœurs dès lors irrépressibles les transforme bien malgré eux en pires ennemis, retrouve sous les couches démesurées d’une graisse corporelle livrée à elle-même la psyché défaillante de Tetsuo, au travers de scènes joliment conçues où les souvenirs des épisodes précédents, mais aussi d’autres auxquels nous n’avions jusqu’alors pas eu droit, s’entrelacent dans un chaos visuel et narratif du plus bel effet. Tetsuo, dans ce dernier volume, n’est pas en reste pour ce qui est des monstruosités ; par ailleurs, ses adversaires (Kanéda et Kei au premier plan, Lady Miyako non loin derrière comme de juste, le Colonel dans une vaine tentative, les militaires internationaux qui décident très militairement de ne plus prendre de gants pour « résoudre le problème », etc.), pour ne pas être insensibles à cette humanité retrouvée quand tout l’incitait à disparaître à jamais, n’en sont pas affectés au point de rompre le combat – ils comptent bien tuer Tetsuo. La situation le leur impose, sans doute – et, au-delà des liens éventuels des personnages entre eux (face à Tetsuo, ce sont ici Kanéda et Keisuké qui comptent tout particulièrement), l’empathie est sans doute plus à la portée du lecteur que des protagonistes.

 

Et l’affrontement ultime est donc au cœur du récit – avec Kanéda bravache fonçant instinctivement sur Tetsuo au mépris du danger et de toute préparation stratégique… et à bon droit si ça se trouve, tant il semble obtenir des résultats avec ses seuls poings quand les lasers titanesques n’ont absolument rien fait au monstre, s’ils ont encore davantage massacré la mégalopole et ses survivants temporaires… Kei, avec tous les pouvoirs qu’elle a développés grâce à Lady Miyako, Kiyoko et Masaru, a beau pousser l’audace jusqu’au sacrifice, n’obtient guère plus de résultats ; le colonel est vite hors-course, et la bêtise sanguinaire et brute de l’Amiral en fait un des personnages les plus répugnants de la série.

 

Pourtant, Tetsuo ne peut compter que sur lui-même… Son assistant à son tour en vient à le lâcher, pire encore, à le trahir – là aussi une enflure colossale, mais on le savait déjà. Reste qui ? Kaori… Elle en est bien venue à aimer Tetsuo, au bout du compte ; et ne compte pas le livrer aux traitres… qui dès lors l’éliminent. La mort de Kaori, dans le chaos psychopathe de la BD, est sans doute la plus touchante de l’ensemble – plus que celles, disons, de Yamagata ou de Takeshi, si cette dernière était tout particulièrement surprenante…

 

Reste aussi Akira, certes. Le gamin est toujours aussi mystérieux – mais, maintenant, il parle, quand bien même c’est de manière cryptique. Le monstre aux allures d’enfant fait décidément moins amibe que dans le film – et, dans cette épisode, l’enfant n’est plus une simple façade. Son lien avec Tetsuo, plus perceptible que jamais, permettra de sublimer l’expérience traumatisante du laboratoire, les gamins cobayes s’associant pour exprimer enfin un monde qui leur est propre – un monde de jeux sans plus de craintes.

 

Et en face ? Le courage ne manque pas aux protagonistes, sans doute – certainement pas à Kanéda, quand bien même il garde à l’occasion quelque chose du bouffon qu’il est dans la BD et nettement moins dans le dessin animé. Même chose pour Kei… Le Colonel aussi… Mais les efforts vains de ces héros se conjuguent à d’autres traits éventuellement moins flatteurs qui viennent, sinon casser à proprement parler leur image de héros – car ils restent des héros –, du moins la ternir un peu. À cet égard, c’est probablement Lady Miyako qui paye le prix fort – personnage quasi absent du film mais fondamental dans la BD, elle n’a sans doute jamais été très sympathique ; elle incarnait le camp du « Bien », mais parce que Tetsuo et son Empire de Tokyo figuraient à n’en pas douter le « Mal ». Ici, plus que jamais, elle fait preuve de courage et d’abnégation – et pas seulement par procuration, même si, à son habitude, elle a formé des sbires dont le sacrifice est peu ou prou une fin en soi : cela vaut pour les bonzes anonymes, bien sûr, mais, à tout prendre, c’est tout aussi vrai, et forcément plus douloureux, pour Kei ; chose qu’évidemment Kanéda n’accepte pas. Mais la dirigeante de secte mouille elle aussi le kimono dans cet ultime épisode – elle est le général qui lance les troupes à l’assaut de Tetsuo, mais y participe elle-même bien plus concrètement. L’image de la vieille femme (éventuellement gamine) défaisant sa savante coiffure avant de se lancer au combat marque tout particulièrement – mais plus encore, peut-être, ses rictus de haine qui ne la lâchent dès lors plus, et qui en font, au cœur de la bataille, une inquiétante variation sur la sorcière ou chamane, dont la folie meurtrière, pour être au service du « Bien », met le lecteur mal à l’aise , et quand elle en vient à vomir son sang, le dégoût l’emporte sur la sympathie, quelle que soit sa cause et l’attachement qu’on y porte instinctivement.

 

En dehors de ces considérations morales, ce sont en fait Kiyoko et Masaru qui l’emportent – et sans doute en mettant la haine de côté (pourtant, c’était un trait distinctif de Masaru). Ce qui a sa logique : la bataille est telle qu’elle ne peut évidemment pas être gagnée par les armes – ce qui englobe les facultés surnaturelles de Kei et Lady Miyako autant que les lasers de Kanéda et du Colonel, aussi gros soient-ils. L’absurdité de l’assaut militaire, stupide vengeance épargnant nécessairement tout responsable mais faisant pleuvoir la mort sur des innocents ayant le malheur de se trouver là, résonne sans doute tout particulièrement à cet égard.

 

Et justifie, j’imagine, cet étonnant épilogue – que je ne trouve pas totalement satisfaisant, pourtant… Trop « happy end », peut-être ? Quoi qu’il en soit, nous y voyons Kanéda et Kei, délivrés de toute entrave, afficher haut et fort aux secours humanitaires internationaux égarés dans les ruines de Néo-Tokyo, et désireux d’apporter leur aide aux victimes, qu’ils ne sont pas les bienvenus : l’Empire de Tokyo est un fait, c’est le leur, et il se passera très bien des empiètements intempestifs de ceux qui prétendent le sauver quand il ne s’agit, au fond, que de l’asservir. Pas sûr de bien saisir la portée du propos politique, ici… Ceci pour le fond. Quant à la forme, elle nous réserve d’ultimes merveilles – ces planches extraordinaires où Kanéda et ses motards filent à travers des ruines qu’ils se sont accaparées, en écho nécessaire mais pas moins brillant du tout début de la série.

 

En dépit de quelques bémols çà et là, le bilan ne saurait faire de doute : ce tome 6 est brillant, et conclut au mieux une série extraordinaire, un vrai chef-d’œuvre de la bande dessinée et au-delà.

 

Mo-nu-men-tal.

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Histoire du Japon : des origines à Meiji, de Michel Vié

Publié le par Nébal

Histoire du Japon : des origines à Meiji, de Michel Vié

VIÉ (Michel), Histoire du Japon : des origines à Meiji, huitième édition mise à jour, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, série Histoire-Géographie, [1969] 2014, 127 p.

 

Bon, là encore, je ne sais pas s’il est bien pertinent de livrer une chronique de ce petit ouvrage – un « Que sais-je ? » qui plus est… Cela dit, pour avoir un tant soit peu pratiqué la collection, il me semble qu’on peut y distinguer de « simples » résumés d’une problématique donnée, et d’autres essais qui affichent davantage un caractère personnel, voire une thèse à part entière, et cette Histoire du Japon : des origines à Meiji, signée Michel Vié, professeur émérite des universités à l’Institut national des langues et civilisations orientales, me paraît bien relever de cette deuxième catégorie – ce qui justifie sans doute davantage quelques développements à ce propos (à noter, l’auteur a également consacré un « Que sais-je ? » au Japon contemporain, qu’on peut supposer complémentaire de celui-ci).

 

En tout cas, ce petit ouvrage constitue un complément bienvenu à la partie pré-Meiji (quelque peu sommaire, donc) de l’Histoire du Japon et des Japonais d’Edwin O. Reischauer, relue récemment, en se montrant sans doute davantage pointu et en développant des questionnements éventuellement plus subtils… ou moins caricaturaux. Avec en tout cas une focalisation marquée sur un aspect dans l’ensemble autrement discret dans l’essai de Reischauer : la tension entre le centre et la périphérie, empruntant au fil des âges des traits féodaux pouvant légitimer la comparaison avec le Moyen-Âge occidental, et affichant pourtant en même temps la singularité du Moyen-Âge nippon. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’histoire japonaise, qui en est percluse jusqu’au cliché – dont, sans doute, celui qui vise à produire une synthèse originale voire unique entre tradition et modernité, que l’auteur présente plutôt, avec peut-être un soupçon déconcertant de raillerie d’ailleurs, comme une volonté d’inscrire les changements, pourtant bien réels, dans une continuité et une homogénéité constitutives d’un « temps immobile », principe essentiel d’une conscience historique nippone qui, pour autant, ne doit pas invalider le principe même d’une étude historique ; il n’en demeure pas moins que le contraste essentiellement envisagé par ce « Que sais-je ? » porte sur une dynamique interne – centre et périphérie – qui aurait pu être entropique, mais s’avère pourtant bel et bien garante d’une forme d’unité.

 

Ce ton parfois étonnant, et en même temps la précision des concepts employés, dès cette brève introduction passablement abstraite encore, dessinent les contours d’un petit essai ne relevant finalement guère de l’entreprise de vulgarisation parfois associée (et souvent à tort, j’imagine) avec la collection. J’irais même jusqu’à dire que le démarrage est un peu rude – après cette entrée en matière, très abstraite, le premier chapitre, consacré à la préhistoire japonaise, est ainsi passablement ardu. Ce « Japon d’avant l’écriture », celui des cultures Jômon, Yayoi puis des kofun, est peut-être d’emblée un contexte paradoxal, se constituant sans que l’on sache trop comment, et notamment sans vagues de migrations massives ; c’est en tout cas déjà une société se constituant comme de juste d’emprunts et d’assimilations, si l’on n’est pas bien certain des circonstances exactes – en ce qui concerne notamment l’agriculture et la métallisation. On y constate l’émergence de communautés locales dotées de chefs dont l’ostentation notamment funéraire (les kofun, donc, tertres parfois immenses en forme de trous de serrure) traduit déjà le pouvoir.

 

En émerge pourtant le Japon étatique de la « Cité impériale » (VIIIe-XIIe siècle), qui introduit la dynamique essentielle des tensions entre centre et périphérie. Si la Cour, à Kyoto, rassemble une aristocratie raffinée de fonctionnaires et de lettrés, elle introduit pourtant (ou formalise) un système de relations d’abord économiques puis politiques, via notamment les institutions fiscales, constitutif progressivement d’une aristocratie parallèle, ancrée localement cette fois – la conquête de l’espace intérieur (« l’ennemi n° 1 », selon la formule de Fernand Braudel ici reprise) témoigne peut-être elle aussi d’une tension essentielle, la pacification caractéristique des premiers temps de la « Cité impériale » débouchant à terme sur une remilitarisation essentielle à l’éclosion d’une société féodale, ou féodo-seigneuriale, caractéristique du Moyen-Âge japonais comme elle l’a été du Moyen-Âge occidental, toutes choses égales par ailleurs.

 

À mesure que l’on se rapproche de l’époque moderne, le ton de ce « Que sais-je ? » me paraît devenir plus abordable – mais peut-être est-ce avant tout qu’il devient alors plus concret. Quoi qu’il en soit, ce Japon médiéval d’où devait surgir (paradoxalement ?) l’État moderne au XVIe siècle, gagne en chair à mesure que la permanence et en même temps les changements subtils des institutions, politiques, économiques, etc., suscitent une dynamique de tension, cette fois dans une époque où c’est la périphérie qui en profite. C’est tout d’abord le Japon du Dit des Heiké, qui voit les Taira et Minamoto s’engager dans une lutte acharnée pour la réalité du pouvoir : un pouvoir central délégué, via les régents Fujiwara et Hôjô et les premières incarnations de l’institution shogunale ; ce pouvoir, en dépit de quelques réactions telle la vaine tentative de l’empereur Go-Daigo de restaurer la puissance censément fondamentale de la dynastie impériale, acquiert ainsi des traits essentiels pour la période moderne à venir : le gouvernement militaire du Bakufu incarnera bien alors le centre, quitte à maintenir dans une déférence toute japonaise pour la tradition le « second centre » de la Cour impériale, nul ne songeant visiblement à remettre en cause la dynastie impériale comme source de la légitimité de tout pouvoir. Mais il ne faut pas s’arrêter là : les luttes de cette période troublée de sengoku amènent à la constitution de pouvoirs locaux, les daimyô, dont la nature économique originelle adopte de plus en plus des atours militaires, dans une société où les guerriers, bushi, incarnent une sorte d’idéal ancré dans le temps comme dans l’espace ; dimension essentielle, mais qui ne doit pas négliger, d’une part l’existence de tensions éventuelles dans cet ancrage local même (sans doute d’autant plus à mesure que l’image traditionnelle du guerrier à cheval, maîtrisant l’arme blanche, doit composer avec le paysan soldat, puis avec le soldat spécifiquement entraîné pour manier les fusils – l’art de la guerre en étant comme de juste bouleversé), d’autre part la perpétuation d’autres réseaux avec lesquels le pouvoir, qu’il soit central ou local, doit composer, ainsi d’un certain nombre de « solidarités horizontales », sensibles à la ville comme au village, ou dans le cadre des monastères bouddhiques, a fortiori à mesure que des sectes plus militantes se développent.

 

L’acheminement vers l’État moderne, conçu par Tokugawa Ieyasu dans la foulée des tentatives avortées mais cruciales d’Oda Nobunaga et Toyotomi Hideyoshi, résulte directement de ces complexités féodales et, tout en instaurant un pouvoir central fort, avec le Bakufu implanté à Edo (future Tokyo), doit composer avec des réalités féodales qui ont favorisé son ascension, mais peuvent sans doute à tout moment accaparer la réalité du pouvoir ; les institutions s'adaptent, qui tentent de contraindre l'aristocratie provinciale à la résidence à Edo, équivalent nippon, peut-être, de la domestication de la noblesse par Louis XIV la rassemblant et soumettant à Versailles. Le paradoxe essentiel s'inscrit dans cette problématique – dans la mesure où ce Japon moderne résulte d’une pacification rendant la dimension militaire des pouvoirs locaux peu ou prou obsolète ; les daimyô n’en exercent pas moins le pouvoir au niveau local, et leur prestige et influence demeurent, voire s’accroissent en temps de crise (car, sur les deux siècles et demi de l’ère Edo, si le caractère étonnant de ce Japon « pacifié » correspond bien à une réalité, les tensions n’en demeurent pas moins, qui s’expriment à l’occasion – ou travaillent le régime de manière plus insidieuse). Par ailleurs, l’isolement dont, dans une perspective très occidentale, on a fait un voire le trait essentiel du Japon de l’ère Edo, s’il contribue indéniablement à la définition de cette société pacifiée, doit sans doute être pondéré – d’autant qu’il était moins intransigeant qu’on ne le dit (il faut revenir ici sur la « science hollandaise », notamment) ; il est toutefois intéressant de voir, dans cette perspective, comment la lutte contre le christianisme au Japon (par ailleurs tourmenté entre catholicisme et réforme, Portugais et Espagnols d’un côté, Hollandais et Anglais de l’autre) s’explique peut-être par un potentiel d’agitation déjà perçu comme menaçant et à traiter avec une vigueur adéquate dans le contexte des sectes bouddhiques florissantes de la période féodale – participant de ces solidarités alternatives illustrant à leur manière le caractère non-absolutiste des pouvoirs politiques traditionnels, central ou locaux.

 

Mais la dynamique essentielle demeure celle du centre et de la périphérie. En fait, dans cette optique, c’est bien là que se trouvent les raisons profondes des bouleversements de l’ère Meiji : il ne faut pas exagérer le rôle de l’ouverture au monde extérieur (Reischauer, dans le cadre de son essai, y insistait sans doute un peu trop – mais il est vrai que l’optique initiale de son Histoire du Japon et des Japonais l’y incitait tout naturellement) ; il ne faut pas davantage leur conférer une dimension proprement « révolutionnaire », guère dans les intentions des protagonistes du drame (ce qui explique sans doute le caractère largement « pacifique » du bouleversement – car bouleversement il y a eu, mais sans véritablement de motivations idéologiques conduisant aux violences irrépressibles entre adversaires défendant des points de vue radicalement incompatibles, comme en France plus tôt, en Chine et en Russie plus tard). À bien des égards, la chute du pouvoir shogunal, le Bakumatsu (qui n’est pas pour autant véritablement regain d’autorité de l’empereur, ce Meiji alors très jeune – et quoi qu’en en fait la légende), est ici l’illustration ultime et la plus frappante de la thèse au cœur de l’ouvrage, où les tensions entre le centre et la périphérie justifient bel et bien les changements les plus fondamentaux, tout en les inscrivant dans la continuité nécessaire d’un « temps immobile ». Le récit des événements de la période 1853-1871, plus précis sur le plan factuel que tout ce qui précède, s’avère véritablement passionnant ; les ambitions, surtout, des principautés du Sud-Ouest (Satsuma, Chôshû, Tosa…), aussi incompatibles soient-elles parfois, s’associent cependant pour constituer véritablement la « rénovation de Meiji »… et, comme de juste, ont sans doute des conséquences inattendues, en appelant une nouvelle fois à la redéfinition de la dynamique centre-périphérie – éventuellement au point de jouer en définitive contre ces ambitions premières : en résulte en effet une réforme militaire jusqu’alors peu ou prou impossible, tandis que l’agitation locale conduit paradoxalement à une affirmation nouvelle du principe centralisateur. L’affaire est d’une extrême complexité, mais proprement fascinante – il faudra vraiment que j’approfondisse l’étude de cette période étonnante… C’est, en tout cas, de ce « Que sais-je ? », la partie qui m’a le plus intéressé, et de loin – si les événements en eux-mêmes, autant que leurs conséquences institutionnelles, ont quelque chose d’encore un peu flou pour moi, expliquant les éventuelles incertitudes ou imprécisions de ce résumé.

 

Quoi qu’il en soit, après un début intimidant, cette Histoire du Japon : des origines à Meiji, s’avère des plus satisfaisante, et pondère utilement quelques visions peut-être trop faciles de l’histoire de l’archipel, en insistant sur des dynamiques propres qui confèrent à l’essai un caractère autrement plus enthousiasmant que celui d’un simple résumé d’une matière figée par ailleurs. Il faudra que je poursuive, avec l’auteur, en lisant Le Japon contemporain ; par ailleurs, disposant maintenant de quelques données générales sur la matière, il me sera sans doute possible d’aborder des études plus spécialisées – c’est prévu, même si, dans le côté englobant, il me faudra aussi passer par A History of Japan de George Sansom, notamment. Autant dire que je n’en ai pas fini…

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6 Voyages en Extrême-Orient

Publié le par Nébal

6 Voyages en Extrême-Orient

6 Voyages en Extrême-Orient, Les XII Singes, 2013, 80 p.

 

La gamme « 6 Machins » ou « 6 Trucs » des XII Singes consiste en bouquins assez brefs explorant des thématiques variées, du space op’ à l’horreur halloweenesque, et proposant chaque fois six scénarios conçus a priori pour être des one-shots. Dans le cas présent, nous avons donc droit à 6 Voyages en Extrême-Orient… titre un peu trompeur dans la mesure où l’Extrême-Orient, ici, est systématiquement le Japon. En même temps, c’était tant mieux pour moi… Ayant trouvé le bouquin en soldes, je me suis dit que ça pouvait valoir le coup d’y jeter un œil.

 

Ces scénarios ne se réfèrent pas outre mesure à un système de jeu particulier, ils sont supposés être assez souples pour s’adapter facilement au système que le MJ et les joueurs souhaitent employer – toutefois, ces petits bouquins comprennent, au cas où, les règles du « D6 Light » (« notre version ultra-rapide du D6 »), un système d’une extrême simplicité (je viens de m’en constituer un petit résumé, ça fait moins d’une page en comprenant la création de personnages)… mais dont la présentation, en l’état, souffre quand même d’un fâcheux défaut de relecture (c’est vrai, hélas, du reste de ce petit ouvrage, où les coquilles abondent, et parfois les renvois foireux, mais c’est sans doute ici que c’est le plus gênant). La condensation du système au plus bref n’en rend pas toujours la lecture très claire, et, parfois, il m’a fallu m’y reprendre à deux ou trois fois afin de comprendre ce que tel paragraphe bref mais abscons impliquait au juste. Le plus embêtant, toutefois, ce sont probablement les oublis… Il en est un, p. 66, qui me laisse encore perplexe – un paragraphe expliquant qu’un résultat de 1 sur le dé libre équivaut à un échec automatique, et même un échec critique ; jusqu’ici, OK… Mais il est précisé qu’un résultat de 2, 3, 4 ou 6 n’a pas d’effet spécial. Bon. Très bien. Mais… Euh, qu’en est-il du 5 ? Est-ce un score sans effet particulier comme les autres, simplement oublié ici ? Ou bien est-ce une réussite critique – notion qui apparaît p. 67 au détour d’un paragraphe portant sur l’utilisation des points de personnage ou PP, mais sans la moindre explication supplémentaire ? Et du coup, est-ce que ça a des implications particulières, une réussite critique ? Je veux dire, au-delà de la réussite automatique ? Et, euh, tant qu’on y est, pourquoi le 5 et pas le 6, dans ce cas ? Bon… Je suppose qu’il y a moyen de s’en tirer, mais… Bon. Plus loin, un autre petit souci concernant les combats : on nous parle, p. 69, d’un « tableau des blessures », et sur la même page figure un « tableau des niveaux de blessure » ; sauf qu’on a du mal à corréler les deux… Et pour cause : le « tableau des blessures », que je cherchais désespérément, est tout autre, et n’apparaît nulle part dans cette exposition du « D6 Light » ; on le trouve bien dans le livre, pourtant… mais tout rikiki en bas de la fiche de personnage vierge, p. 80 ! Bon, OK, il est là, c’est déjà ça ; et je suppose qu’il permet ensuite de se reporter au « tableau des niveaux de blessure », même si, là encore, ça n’est pas toujours forcément très clair… Bref. Un peu d’application aurait été appréciable. Quant à la pertinence du système, je ne me sens pas vraiment de la juger sans l’avoir pratiqué ; ça a l’air de tourner… C’est surtout très simple. J’ai l’impression que les scènes d’action peuvent être assez violentes, mais faut voir.

 

L’essentiel est de toute façon ailleurs, avec ces six scénarios nippons, globalement assez variés – il y a de l’action, de l’enquête, du social… Du réaliste, du fantastique… Du « classique », du plus innovant… Une chose tout de même : ils adoptent tous le cadre d’un Japon médiéval, si cela peut recouvrir bien des périodes différentes – on n’y trouve en tout cas rien de contemporain, ou même simplement postérieur à Meiji. Ces scénarios sont par ailleurs plutôt de bonne tenue dans l’ensemble – rien de transcendant, mais des choses efficaces, parfaites pour couper un peu le rythme d’une campagne et en éviter la monotonie (et c’est bien de la sorte que j’envisage de m’en servir). Un petit regret, toutefois : le caractère éventuellement « sur le pouce » de ces scénarios aurait sans doute bénéficié de quelques prétirés dans le système « D6 Light »… Mais il est vrai que la création de personnages semble pouvoir être pliée très vite, alors admettons…

 

Et voyons maintenant les scénarios, dans l’ordre de leur apparition. Avec une précision : le cas échéant, je vais être amené à SPOILER un peu, et donc prudence… D’autant que j’envisage d’en jouer un ou deux ou trois – du coup, s’il y a parmi vous de mes joueurs éventuels, veuillez je vous prie ne pas lire les paragraphes consacrés à « Lame, l’arme, larmes » (deuxième scénario) et « Mourir dignement » (sixième et dernier), voire « Le Cortège aux cent démons » (troisième) et « Le Secret de Musashi » (quatrième) ; au cas où… Oui, ça ne laisse pas grand-chose, je sais…

 

Le premier de ces scénarios, « Le Dieu pâle », est signé Vivien Féasson (auteur dans le genre nipponisant du jeu Les Errants d’Ukkiyo, que je devrais lire prochainement) ; c’est hélas celui qui m’a le moins plu, et de loin… au point de me faire craindre pour la suite. Non qu’il soit véritablement mauvais ; c’est surtout qu’il est bien trop convenu (dès son départ au-delà des limites de la caricature : « Vous êtes dans une auberge quand soudain un malentendu… »), et manque peut-être aussi de liant (les PJ fuient, tombent sur quelque chose qui n’a rien à voir, doivent ensuite fuir à nouveau ou combattre leur menace initiale), et probablement d’une certaine vraisemblance (ce village caché, je ne parviens pas à y croire). C’est d’autant plus regrettable que le thème – celui des chrétiens cachés durant l’Ère Edo, avec de possibles et amusantes déviations du credo – a tout pour être intéressant… Au mieux, on retirera de ce scénario l’occasion d’un ou deux dilemmes – mais sans rien de bien enthousiasmant, décidément.

 

Le deuxième scénario est à n’en pas douter très classique également – trop, peut-être ? Mais pas pour moi : en dépit de son titre parfaitement argh !, « Lame, l’arme, larmes », signé Fabien Fernandez, s’avère un bel exemple d’efficacité – c’est sans doute un scénario idéal pour initier des joueurs débutants, d’ailleurs, même s’il a suffisamment d’intérêt au-delà pour satisfaire pleinement une table plus expérimentée. Ce scénario fait cette fois intervenir le surnaturel – d’abord via un sabre maudit dont héritent les PJ, ensuite via des esprits et autres fantômes joliment nippons. Les événements présents sont régulièrement mis en corrélation avec un passé tantôt historique, tantôt mythique, ce qui confère à la narration une profondeur temporelle appréciable, et la rend du coup plus « concrète » et « vivante » ; par ailleurs, le scénario se montre assez équilibré entre l’action (dont une scène de bataille propice aux mouvements épiques) et l’enquête, et offre aux joueurs de belles rencontres et quelques énigmes à la résolution tout à fait réjouissante. Par contre, ce scénario me paraît plus long que tous les autres figurant dans le recueil – à mon rythme de jeu, ce one-shot, en fin de compte, me paraît bien pouvoir s’étendre utilement sur deux ou trois séances. C’est quoi qu’il en soit celui que j’ai le plus envie de faire jouer – d’autant plus sans doute que l’action n’est pas mon fort, et que j’ai envie de travailler cette dimension du jeu de rôle.

 

« Le Cortège au cent démons », de Guylène le Mignot, s’inscrit finalement dans une veine assez proche : cadre japonais largement imprégné de surnaturel, mélange d’enquête et d’action, relative profondeur temporelle. Son point de départ est assez amusant, avec cette cérémonie d’inauguration d’une statue de bouddha tournant au miracle… ou à la farce. La conclusion, avec son assemblée de démons plus ou moins surréalistes, a de quoi faire flipper un brin, sans doute ; entre les deux, toute fois, c’est peut-être un peu terne – à mes yeux du moins, et notamment en comparaison avec le scénario précédent. Ça demeure plus que correct.

 

Nicolas Heitz livre ensuite « Le Secret de Musashi » – oui, le Musashi, Miyamoto Musashi, le plus grand escrimeur de son temps, et l’auteur du Traité des Cinq Roues (que je lis prochainement, d’ailleurs – il serait temps…) ; et cette inscription historique via une célébrité n’est sans doute pas pour rien dans l’intérêt du scénario. Ceci étant, si le grand sabreur y figure (enfin… d’une certaine manière, disons), le scénario relève bien plus de l’enquête que de l’action ; et c’est une enquête globalement amusante, avec quelques personnages potentiellement hauts en couleurs… J’aime bien ; rien de transcendant, mais c’est bien fait.

 

Même chose sans doute pour « Un amour d’ogre », de Jean-Baptiste Lullien – s’il ne figure pas parmi ceux que j’envisage de faire jouer, ce n’est pas du tout parce qu’il serait « mauvais », ni même véritablement « moins bon » : c’est surtout qu’il implique un ton très particulier, qui en fait toute la saveur, mais que je ne me sens pas vraiment de mettre en scène pour ma part… On y retrouve l’élément surnaturel, mais avec une distinction essentielle – le propos a quelque chose de farfelu et d’humoristique qui tranche (heureusement, sans doute) sur la plupart des autres scénarios du recueil (en fait, il peut sans doute y avoir des éléments humoristiques dans « Le Secret de Musashi », voire dans « Lame, l’arme, larmes », mais ils sont épars et plus « pondérés »). L’assistance de l’ogre amoureux de la veuve aux bons petits plats passe par quelques épreuves et énigmes qui peuvent s’avérer amusantes, à condition toutefois de bien intégrer le ton particulier de la narration – ce qui n’est sans doute pas donné à tout le monde, et probablement pas à moi.

 

Reste « Mourir dignement » de Jérôme « Brand » Larré (auteur de Tenga, qu’il faudrait sans doute que je relise, tant je crains d’être complètement passé à côté), qui affiche d’emblée sa singularité en adoptant un format un tantinet différent de tous les autres scénarios du recueil, et en imposant d’emblée des « contraintes » qui renforcent encore son caractère à part : les PJ sont tous des ninjas, et comptent venger la destruction de leur village (en l’occurrence par Oda Nobunaga – là encore, on croise un fameux personnage historique… même si le portrait qui en est fait me laisse passablement perplexe, au mieux : on ne fait pas exactement dans le mythique et « bigger than life ») ; dès lors, précision essentielle, il ne s’agit certainement pas pour eux de triompher et survivre, mais, conformément au titre, de « Mourir dignement ». Et ce cadre global passe par un certain nombre de particularités relevant tant du système (la règle de l’alerte, pertinente) que de la narration (les épilogues, que j’aime vraiment beaucoup)… avec entre les deux une variante « abstraite » de « donjon », où le traditionnel plan est remplacé par une sorte de schéma des rencontres utiles, que je ne suis pas bien certain de pleinement comprendre – et sans doute est-ce pour cela que son utilité me laisse encore perplexe. Mais il y a sans doute quelque chose à creuser là-dedans – y réfléchir ne mange pas de pain…

 

Bilan plus que correct ; ces scénarios ont tous leur intérêt (même si le premier me paraît donc un bon cran en dessous), et j’ai bien envie d’en tester un ou deux (ou trois). Pas totalement sûr du système à employer (je me suis demandé, notamment, si FATE Accelerated…) ; mais je suppose que tester ce « D6 Light » ne coûte rien. On verra…

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Les Mortes-Eaux, d'Andrew Michael Hurley

Publié le par Nébal

Les Mortes-Eaux, d'Andrew Michael Hurley

HURLEY (Andrew Michael), Les Mortes-Eaux, [The Loney], traduit de l’anglais par Santiago Artozqui, Paris, Denoël, [2014-2015] 2016, 382 p.

 

Les Mortes-Eaux, premier roman de l’auteur anglais Andrew Michael Hurley, a sans doute, du moins à en croire la présentation qui en est faite, quelque chose d’une machine à buzz – avec plus ou moins de conviction ? Quoi qu’il en soit, tout l’attirail est déployé, supposé en faire un best-seller. L’argumentaire de presse se plante dans le résumé du bouquin (non, ce pèlerinage n’a justement pas lieu tous les ans ; non, ce n’est pas le père Wilfred qui dirige le petit groupe…), mais je suppose que lire le livre est une simple option quand il s’agit d’en rédiger la quatrième de couverture ; il est sans doute autrement important de souligner que le livre est un grand succès commercial, après pourtant une publication initiale des plus confidentielle (chez Tartarus Press, une édition limitée à 300 exemplaires) assurant sa légitimité (parallèle à une J.K. Rowling, si ça se trouve), qu’il « sera » publié dans quatorze pays, et que Danny Boyle « va » en faire un film…

 

Le commentaire promotionnel de Stephen King en couverture joue sans doute dans la même catégorie – et avec une crédibilité guère plus probante, tant le Roi, au fil des années, a ainsi parrainé nombre de livres qui ne le méritaient certainement pas (dans notre domaine, je ne vois guère que Neil Gaiman pour rivaliser avec lui sous cet angle). Pourtant, je ne le nierai pas, cette accroche a probablement joué un rôle dans ma curiosité pour ce roman – davantage en tout cas que les quatorze pays et le film de Danny Boyle. Le parfum gothique accolé à l’ouvrage – à bon droit – m’a décidé à tenter l’expérience. Et le résultat… est un peu déconcertant. Bizarrement ou pas, si le commentaire de King y voyant « un grand livre » et « un roman incroyable », avec une conviction rhétorique toute trumpienne, est, comme souvent, bien excessif, on comprend toutefois que le maître de l’horreur ait pu l’apprécier, car il y a bien ici de sa manière ; quant à la thématique gothique, elle est bien là, globalement bien vue – surtout quand elle se complète d’un décor sauvage assez joliment employé, presque aux accents de « nature writing » à l’occasion. Pour autant, je ne sais pas vraiment, en définitive, si ce roman est bon – je crois cependant savoir qu’il n’est pas mauvais, et c’est déjà pas mal.

 

Le roman est un long flashback, où un narrateur contemporain revient sur une expérience traumatisante qu’il a vécue sans forcément bien la comprendre dans les années 1970. Sa famille, les Smith, est farouchement croyante – catholique, en l’espèce. En fait, sa mère (Esther, appelée Momon, quand le père est Pabsent) l’est sans doute d’autant plus, et de manière d’autant plus intransigeante, que le frère aîné du narrateur, Andrew (dit Hanny), est un handicapé mental – et elle compte bien obtenir du Seigneur la guérison de cette insupportable tare, à force d’exubérantes démonstrations de foi.

 

Or nous savons, dès le premier chapitre, qu’un miracle a eu lieu : Andrew, dans des circonstances encore non définies, a bel et bien outrepassé sa condition d’attardé – il est devenu parfaitement « normal »… et plus croyant que jamais. Mais le narrateur laisse entendre que les choses ne se sont pas passé ainsi qu’on le croit et qu’on le dit – et c’est pourquoi il prend la plume, alors qu’un sordide fait-divers étalé partout dans la presse le ramène à l’inquiétant souvenir d’un pèlerinage dans le Lancashire, au nord-ouest de l’Angleterre, quand Hanny et lui étaient enfants…

 

Ce pèlerinage – car il y a là-bas un lieu saint à la façon d’un Lourdes du pauvre – était une tradition pour les Smith ; ou, plus exactement, pour la petite communauté très soudée de la paroisse de Saint Jude’s, à Londres, sous la férule d’un prêtre intransigeant, le père Wilfred (inévitablement porté sur le sadisme envers les enfants de chœur…) – il faut y ajouter les Belderboss, qui sont le frère et la belle-sœur du curé, ainsi que le couple (en puissance) formé par Miss Bunce (la jeune et jolie bonne du curé, disons) et son fiancé David Hobbs, passablement effacé. Tous soutenaient bien sûr Momon dans sa foi en une guérison miraculeuse d’Andrew… Mais voilà : le père Wilfred est mort – dans des circonstances peut-être pas très catholiques –, et le pèlerinage de Paques n’avait plus eu lieu depuis quelque temps, de toute façon…

 

Arrive un nouveau prêtre, le père Bernard – originaire de Belfast, et autrement progressiste et sympathique que son prédécesseur. Momon, immanquablement, prend de l’ascendant sur le nouveau venu, qu’elle ne cesse de comparer au père Wilfred, au bénéfice bien sûr de l’inégalable défunt… Elle persuade le petit nouveau, sans trop de difficultés, qu’il serait tout à fait bienvenu de relancer la tradition heureuse du pèlerinage de Pâques – une retraite de quelques jours, dans la superbe région du Lancashire, où le groupe, plus que jamais soudé par la prière, s’avancerait humblement sous les yeux du Seigneur pour implorer la guérison du garçon attardé.

 

Et le pèlerinage a bien lieu, la paroisse retrouvant ses quartiers habituels à Moorings, une bien sinistre demeure… dans une bien sinistre région. Ce Lancashire-là n’a rien des charmants paysages vantés par Momon (qui en est semble-t-il originaire…) : c’est une contrée sauvage mais terne, battue par une pluie incessante et plongée dans une grisaille perpétuelle, et dont les forêts comme les plages, aux entredeux insidieusement marécageux, sont éventuellement traitresses… Quant aux indigènes, ce sont de frustes paysans, et guère cordiaux, a fortiori envers ces intrus de pèlerins – la région ne brille pas vraiment de l’amour divin que Momon veut y déceler. La description de ce cadre morne et déprimant est à n’en pas douter un des principaux atouts de ces Mortes-Eaux – elle pèse comme une chape de plomb sur toutes les pages du roman, pour un effet de détresse et d’angoisse tout à fait bienvenu ; d’où l’allusion au « nature writing » plus haut, si elle est peut-être plus ou moins pertinente…

 

L’essentiel du propos, toutefois, s’il est dans une symbiose de tous les instants avec ce cadre oppressant, opérant un balancement tout gothique entre une nature inquiétante et une antique bâtisse qu’on devine noyée de secrets plus ou moins avouables, porte sur la foi – et en dresse un tableau pathétique, au sens premier du terme, dans lequel la détresse des protagonistes, qui pourrait voire devrait nous les rendre attachants, suscite hélas une foi agressive et d’autant plus bornée, parfois au point d’en être révoltante (car Momon, dans son désir de « guérir » son fils, peut se montrer violente), plus souvent cependant un brin ridicule, si le décor pesant et l’ambiance à l’avenant n’autorisent pas le qualificatif de « risible ». C’est sans doute que nous sommes très loin ici des subtilités de la plus haute théologie – davantage du côté d’une foi « simple » et mécanique, où la citation permanente des Écritures fonctionne à la manière de mantras et de talismans, tandis que la pratique quotidienne mêle au credo une infinité de superstitions… au grand dam du père Bernard, foncièrement conciliant, mais qui est d’un profil tout autre – et ne peut tout simplement pas rivaliser avec son prédécesseur : les certitudes et l’intransigeance du père Wilfred témoignaient, dans l’esprit de Momon, de son inaccessible supériorité en tant que prêtre ; un curé plus « moderne » et tolérant n’a pas sa place dans cette communauté soudée autour de préceptes agressifs et exigeants. Peu ou prou humilié en permanence par ses paroissiens obtus, le père Bernard est sans doute le personnage du roman qui suscite le plus la sympathie du lecteur.

 

Et les enfants, dans tout cela ? Eh bien, Hanny est tel qu’on pouvait l’attendre – en simple d’esprit à qui l’on a fait la promesse du paradis mais qui, sans doute, n’a pas la moindre idée de ce que cela peut signifier, il arbore un sourire peu ou prou constant… mais garde néanmoins à portée les objets (un masque de gorille, une figurine de dinosaure en plastique...) de ses propres rituels pathologiques, témoignant, le cas échéant, de sa douleur ou de son angoisse. Le narrateur – que le père Bernard, gentiment paternaliste, surnomme Tonto – est assigné à la protection de son frère aîné, et c’est une tâche qu’il a à cœur. Bien plus, sans doute, que les ambitions de Momon le concernant : elle compte bien faire de son fils cadet un prêtre, à la fois sacrifice dans l’imploration de Dieu pour la guérison d’Andrew… et, à n’en pas douter, remerciement par anticipation, à la façon d’un colossal ex-voto, pour cette guérison qui surviendra bien un jour ou l’autre – il faut garder la foi. Or le narrateur, s’il baigne dans cette religion mécanique et simpliste, n’apprécie pas forcément cet avenir qu’on lui réserve – mais sans oser se rebiffer contre l’inévitable ; garçon docile, il répond « oui, mon père » quand le père – le vrai père, donc le curé – lui pose une question, et ça s’arrête à peu près là… C’est ici, sans doute, que le rapport avec Stephen King peut être avancé : outre l’ambiance aux connotations fantastiques (si le surnaturel à proprement parler ne survient que dans les toutes dernières pages), ce traitement de la foi, et tout particulièrement du fait qu’il emprunte les yeux d’un enfant, a bien quelque chose de la manière du Roi. Ceci étant, à tout prendre, on pourrait évoquer sans doute d’autres références – je dirais bien Brian Evenson, par exemple…

 

Mais le narrateur et son grand-frère simplet sont donc des enfants – et c’est peut-être cela qui les sauve, bien plus que l’intervention toujours attendue mais sans cesse repoussée d’un Dieu qui, à supposer seulement qu’il existe, a visiblement des préoccupations bien davantage prioritaires. Hanny et son cadet se promènent donc dans les environs – pourtant dangereux, ou du moins ont-ils cette réputation… mais c’est peut-être tant mieux pour deux gosses partant à l’aventure ? Ils jouent aux soldats près du bunker de la plage… éventuellement avec un vrai fusil qu’ils ont trouvé dans leur chambre de Moorings, et qui les fascine littéralement. Et ils croisent aussi, bien davantage que les pèlerins d’adultes qui les accompagnent, les autochtones – devinant en eux quelque chose d’inquiétant, voire de menaçant… Peut-être même satanique ? Ou païen… Ainsi que le dit naïvement un des pèlerins, c’est une « vieille région » ; ce qui en soi ne veut pas dire grand-chose, mais entendons par là qu’il peut y survivre des traditions fort anciennes… aux inévitables relents de sorcellerie pour nos catholiques londoniens, pourtant pas les derniers, donc, à épicer leur croyance de superstitions à l’origine floue. Ils ont ainsi quelque chose des habitants de Dunwich, d’une certaine manière – et pourtant, sous leurs sarcasmes parfois lourds de menaces, éventuellement sous leurs crimes (que le premier chapitre laisse déjà supposer), ils conservent peut-être bel et bien quelque chose d’étonnamment positif…

 

Et, on s’en doute dès le départ, c’est par leur biais que le miracle opèrera, et non via l’intervention divine suppliée, espérée, et pourtant jamais là. Qu’il y ait un « malentendu » à ce sujet une fois que le miracle a opéré ne fait que rendre plus pathétique encore la foi militante et simpliste des pèlerins, et au premier chef de Momon…

 

Pour autant, il ne faudrait peut-être pas pousser le bouchon trop loin, et voir dans Les Mortes-Eaux un réquisitoire antireligieux. Qu’il y ait une part de caricature dans le tableau de cette foi est probable, voire indéniable ; qu’il y ait une part d’aigreur et de ressenti est tout aussi plausible. Mais les personnages conservent leur humanité malgré tout – Momon, aussi détestable soit-elle en apparence, n’en est pas moins, au fond, une mère aimante, et d’autant plus désespérée ; le père Wilfred, ultimement, a lui aussi quelque chose de tragique à mesure que les doutes l’assaillent – lui rendant en définitive une humanité que des années de rite avaient vainement tenté de gommer ; quant au père Bernard, comme avancé plus haut, il est à n’en pas douter le personnage le plus sympathique et ouvert du roman…

 

Mais Les Mortes-Eaux est-il un bon roman ? C’est une question au moins aussi complexe, et peut-être davantage. Disons du moins qu’il se lit sans déplaisir, ce qui est déjà pas mal. Il brille, même, parfois – dans l’utilisation de ce cadre ô combien inquiétant, ou dans certaines séquences où la foi telle qu’elle est mise en scène produit un effet théâtral bienvenu ; l’alternance équilibrée de ces deux dimensions produit un texte non dénué d’un certain charme morbide, qui peut aisément séduire le lecteur. Sans doute les chapitres consacrés aux enfants sont-ils à cet égard un peu moins palpitants, même si leurs rencontres avec la faune humaine (ou bien… ?) du Loney autorisent de beaux moments de sourde inquiétude et de bizarrerie… Le style est sobre mais correct – rien de brillant toutefois, et des « aye » et « nay » à foison dont je ne suis pas bien sûr de l’à-propos. La construction est plus intéressante : dans son usage des flashbacks (dans le flashback) autant que dans ses retours au présent/avenir, Andrew Michael Hurley fait preuve d’une certaine habileté, qui a peut-être quelque chose de déconcertant au premier abord, mais s’avère enfin globalement tout à fait pertinente. Par contre, il tire peut-être un peu à la ligne à l’occasion – et sème son roman de séquences souvent inutiles, même au regard du façonnage de l’ambiance… L’ambiguïté qu’il entretient longtemps à l’égard du fantastique, de même, est tantôt appréciable, tantôt frustrante à force d’atermoiements inutiles ; cette ambiguïté disparaît à la fin, ce qui a chagriné des critiques pour qui le genre est une tare – pourtant, le mystère globalement demeure, et l’auteur a le bon goût de ne pas sombrer dans une longue litanie explicative… Le problème est ailleurs ; c’est qu’on est bien en droit de se demander, parvenu aux dernières pages : « Tout ça pour ça ? » Sans avoir la conviction d’avoir perdu notre temps, nous pouvons bien trouver cette conclusion terne au regard des attentes suscitées par les meilleurs passages du roman – non, elle n’est sans doute pas à la hauteur…

 

Quoique King ait pu en dire, non, Les Mortes-Eaux n’est sûrement pas « un grand livre », un « roman incroyable ». Il lui manque encore quelque chose de plus ou moins aisé à définir, et peut-être souffre-t-il de quelques pains çà et là – trahissant le premier roman ? Possible – sans grande certitude… Cela reste une lecture appréciable – et sans doute au-dessus de la médiocrité ; peut-être même est-ce un « bon roman » ? Oui, peut-être ; probablement, même. On avouera que c’est déjà beaucoup – et qu’il pourrait être intéressant de voir ce que l’auteur commettra à l’avenir. Quant au buzz… eh bien, c’est du buzz.

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Histoire du Japon et des Japonais, d'Edwin O. Reischauer

Publié le par Nébal

Histoire du Japon et des Japonais, d'Edwin O. Reischauer
Histoire du Japon et des Japonais, d'Edwin O. Reischauer

REISCHAUER (Edwin O.), Histoire du Japon et des Japonais 1. Des origines à 1945, [Japan, The Story of a Nation], traduit de l’anglais (États-Unis) et annoté par Richard Dubreuil, troisième édition revue et corrigée, Paris, Seuil, coll. Points – Histoire, [1946, 1952, 1964, 1970, 1973, 1988, 1997] 2014, 251 p.

 

REISCHAUER (Edwin O.), Histoire du Japon et des Japonais 2. De 1945 à nos jours, [Japan, The Story of a Nation], traduit de l’anglais (États-Unis) et annoté par Richard Dubreuil, nouvelle édition mise à jour et complétée par Richard Dubreuil, Paris, Seuil, coll. Points – Histoire, [1946, 1952, 1964, 1970, 1973, 1988, 1997, 2001] 2014, 320 p.

 

Je ne suis pas tout à fait certain qu’il soit pertinent de livrer des chroniques pour des livres de ce genre… encore que celui-ci, du fait des particularités de sa conception ainsi que de son auteur, mérite sans doute quelques développements.

 

Tout d’abord, il faut peut-être relever combien ce titre français d’Histoire du Japon et des Japonais peut s’avérer inapproprié – rendant certes en partie le titre anglais Japan, The Story of a Nation… mais voilà : en fait d’histoire, c’est surtout l’histoire contemporaine voire immédiate qui intéresse l’auteur – pour des raisons que nous aurons l’occasion de préciser. Cette séparation (purement éditoriale) en deux tomes est sans doute parlante à cet égard, si elle n’est probablement pas très justifiée au regard du volume des livres. Le premier porte sur le Japon Des origines à 1945 ; pour dire les choses autrement, il comprend environ 120 pages qui traitent du Japon de la protohistoire à Meiji (couvrant plusieurs siècles sinon millénaires), et le même nombre de pages pour l’histoire du Japon de Meiji à 1945 (soit un peu moins d’un siècle)… tandis que le second tome, De 1945 à nos jours, consacre à peu près le même volume aux seules 25 années suivant immédiatement la capitulation du Japon (la dernière mise à jour de son essai par l’auteur a en effet eu lieu en 1970 ; le livre ne s’arrête cependant pas là, mais parce que le traducteur Richard Dubreuil l’a complété par deux chapitres sur la période 1970-1997, et par des annexes conséquentes éventuellement mises à jour au-delà encore). On voit donc qu’en fait d’Histoire du Japon et des Japonais, sans autre précision, il s’agit plutôt d’une histoire du Japon contemporain – les développements assez brefs consacrés aux ères d’avant Meiji ont quelque chose d’une introduction, ou du moins d’un passage obligé pour mettre en avant des notions indispensables à l’étude du Japon contemporain – véritable objet du livre.

 

Et pourtant… C’est encore un peu plus compliqué que cela. Car le livre était initialement paru, en 1946, sous le titre Japan, Past and Present – correspondant bien à l’objet globalement déterminé à l’instant… mais avec une ampleur forcément moindre, et des connotations sans doute très particulières. Il faut mentionner que l’Américain Edwin O. Reischauer, baignant dans les cultures de l’Extrême-Orient depuis sa naissance (à Tokyo, en 1910), après de complexes études linguistiques et culturelles portant sur l’Asie orientale (pas seulement le Japon), avait été amené, avec quelques autres (comme l’anthropologue Ruth Benedict), à conseiller le gouvernement américain sur l’attitude à adopter concernant le Japon et les Japonais au cours de la guerre du Pacifique – plus précisément, il avait en tout cas participé à un programme visant à faire découvrir et comprendre la culture de l’ennemi aux officiers américains – il semblerait qu’il ait par ailleurs plus ou moins contribué à définir le programme qu’adopteraient les Américains au regard du Japon après la capitulation (Constitution incluse).

 

La publication de la première édition de ce livre, sous le titre Japan, Past and Present, sert ainsi un objectif pratique : il s’agit de renseigner les autorités d’occupation quant au pays et à sa civilisation – aux antipodes de ce qu’elles connaissent. Dès lors, l’ouvrage a un objectif éminemment pratique – et comprend sa part de vulgarisation ; on comprend aussi, au vu de cet objectif, pourquoi il se montre finalement assez lapidaire en matière d’histoire événementielle, ou même factuelle : les institutions politico-juridiques, l’économie, et la culture (notamment concernant les modes de penser) ont logiquement davantage de poids dans cette approche.

 

Par ailleurs, on ne s’étonnera guère de ce que l’ouvrage appuie dès lors sur les relations entre le Japon et les États-Unis : il s’agit pour l’auteur d’assurer la bonne entente des anciens belligérants en les amenant à mieux se comprendre (enfin, en l’espèce, il s’agit uniquement d’instruire les Américains, sans doute…). Le problème éventuel est que tout cela tourne au biais – avec un certain préjugé pro-américain, sensible ici ou là – et j’ai cru comprendre qu’il s’était trouvé des historiens (japonais) pour critiquer assez vertement Reischauer à ce sujet (par exemple, les implications de la Constitution imposée par les autorités d’occupation, dont les louanges seraient sans doute à débattre, ou encore la question de la restitution d’Okinawa, compliquée par celle des bases militaires et du nucléaire – la dernière édition de l’essai date de 1970, soit deux ans avant qu’Okinawa ne redevienne japonaise, mais c’était en ligne de mire). Mais c’est sans doute que l’auteur n’était pas qu’un universitaire, et était probablement bien des choses avant que d’être un historien. Depuis la guerre, il a beaucoup traité des relations entre les États-Unis et le Japon, donc, mais il va s’y impliquer bien davantage au fur et à mesure : après que certains de ses articles ont suscité l’intérêt de la classe politique américaine, il devient ambassadeur des États-Unis au Japon, de 1961 à 1966 (sous les administrations Kennedy et Johnson, donc) ; à ce stade, parler d’ « observation participante » serait sans doute bien pudique… Il intervient bien dans le cadre d’un programme politique, et les multiples révisions de son essai depuis 1946 obéissent de même à des intérêts politiques à maints égards. Et on ne s’étonnera guère, dans ce contexte, que l’auteur réserve quelques piques, à l’occasion, à la gauche japonaise d’inspiration marxiste de l’après-guerre, par exemple… Encore que le ton soit suffisamment modéré pour faire globalement illusion.

 

Pour autant, une fois ces éléments pris en compte, cet essai (que j’avais en fait déjà lu il y a quelques années de cela) est loin d’être inintéressant : sérieux, méthodique, et surtout très clair sans verser excessivement dans la vulgarisation, ou disons du moins sans que cette dernière ne vienne nuire à la qualité et à la précision du fond, il est d’une lecture agréable et à n’en pas douter instructive – mettant en avant, plutôt que des « événements » précis, donc, des traits culturels, notamment d’ordre politique et économique, permettant, au-delà des siècles, de comprendre un peu mieux le Japon contemporain.

 

Le pays, classiquement, est présenté comme une synthèse unique en son genre entre traditions et modernité – et l’essai éclaire cette singularité avec une pertinence indéniable. Cependant, cette image du Japon contemporain, à la limite du cliché, ne doit pas dissimuler d’autres tendances éventuellement paradoxales, et sans doute plus pertinentes, qui à maints égards la fondent. Ainsi de la question de l’ouverture/fermeture, préalable à l’adaptation – notamment quand c’est le voisin chinois qui est en cause, puis les Occidentaux…

 

Mais d’autres traits, plus spécifiques, sont sans doute d’une importance au moins aussi essentielle. Les délégations multiples du pouvoir sont ainsi régulièrement au cœur du propos, qui, en revenant sur l’histoire des institutions politico-juridiques du Japon (dès lors d'une souplesse autorisant tout, à leur manière), met en lumière la complexité d’un système où la façade (impériale et dynastique, notamment) demeure, et sans vraie condescendance d’ailleurs (le respect est là), quand les décisions sont en faites prises derrière le paravent théâtral – ou parfois derrière un deuxième paravent, voire un troisième… On associe classiquement ce thème à la figure du shogun (et plus particulièrement au shogunat Tokugawa durant l’ère Edo), mais c’était en fait une pratique antérieure (avec les shoguns des ères précédentes, mais aussi les régents Fujiwara et Hojo, etc. – constituant à leur tour des dynasties, éventuellement intouchables !) ; il faut d’ailleurs noter qu’il peut y avoir en même temps plusieurs de ces figures : par exemple, le régent accapare le pouvoir de l’empereur, le shogun accapare le pouvoir du régent, éventuellement les daimyos en province accaparent celui du shogun… Or cette pratique persiste dans le Japon contemporain, derrière la façade pourtant davantage exaltée de l’empereur depuis Meiji (rappelons que l’empereur, s’il a renoncé à son statut divin le faisant descendre d’Amaterasu, est toujours issu de la même dynastie depuis tout ce temps – c’est la plus vieille dynastie régnante au monde), et ce que ce soit dans le cadre des institutions parlementaires… ou des « cabinets » plus ou moins officieux qui les subvertissent par exemple durant les années 1930 et 1940, quand les militaires ultranationalistes accaparent sans cesse davantage la réalité du pouvoir, sans que les institutions légales changent. Et nous n’en avons sans doute pas terminé ! Dans le chapitre consacré par Richard Dubreuil aux années 1990 (l’ère Heisei, ou son début plus exactement), la figure du « shogun de l’ombre » Ozawa est assez stupéfiante… si la base constitutionnelle demeure peu ou prou la même qu'en 1951.

 

L’étude de ces institutions est dès lors indissociable de l’étude des mentalités – d’autant qu’elles débouchent sur des spécificités locales autrement incompréhensibles à nos yeux d’Occidentaux : d’une politique reposant essentiellement sur des relations interpersonnelles assumées comme telles, éventuellement au point de la corruption – même si, justement, son appréhension sous ce qualificatif par les Japonais est peut-être récente, mais pas moins brutale, loin de là –, jusqu’à un mouvement politique aussi incompréhensible pour nous que le Komeito, issu de la secte Soka Gakkai, qui, de par son prosélytisme acharné et ses références au moine médiéval intransigeant Nichiren, débouchant sur une adaptation du nationalisme après la défaite du militarisme, louche à nos yeux sur l’extrême droite, quand sa pratique concrète et son adaptation bouddhique de la « démocratie chrétienne » l’associent éventuellement au centre, en tout cas en position d’accueillir des transfuges socialistes… mais non sans poujadisme éventuellement… pourtant en s’opposant au réarmement… etc.

 

Le Japon d’après-guerre est d’ailleurs confronté à une série de problèmes spécifiques très clivants mais peu ou prou inconnus ailleurs – ainsi du pacifisme intégral et du réarmement, sans doute le plus saillant… et directement corrélé aux rapports entretenus avec les Américains, sans doute l’objet essentiel de cet essai, comme dit plus haut, et où l’auteur avait donc sa part. Mais c’est vrai de bien d’autres aspects éventuellement paradoxaux – à les regarder de trop loin, du moins. Or ces clivages n’ont pas empêché que le système en principe parlementaire depuis 1951 soit dominé presque sans interruption et alternance par un Parti Libéral-Démocrate (conservateur, en fait), qui n’est le plus souvent ni libéral, ni démocrate (c’est à se demander où est la gauche… si sa tendance à s’éparpiller en courants minoritaires violemment antagonistes n’était pas pour le coup caractéristique et bien connue dans nos contrées, quant à elle). L’incroyable puissance économique du pays, qu’on peut à maints égards qualifier d’ultra-capitaliste, s’est pourtant développée, et à quel rythme, dans un cadre patriarcal et protecteur, marqué par l’éthique de l’effort collectif plutôt que de l'accomplissement individuel, et garantissant par exemple le célèbre « emploi à vie »… mais quand le néo-libéralisme a pris le dessus, c’est notamment au travers d’un engouement général pour la spéculation, touchant jusqu’aux classes les plus populaires, et ce jusqu’à ce que la bulle éclate – dans une économie par ailleurs unique, où les holdings occupent une place à part, si l’on dit que les zaibatsu ont officiellement disparu… D’autres spécificités dépassent ces grands domaines politico-économiques, avec une importance de même ampleur : par exemple, le système éducatif des « bêtes à concours », héritage d’une approche confucianiste de l'administration et plus encore, génère le syndrome otaku… mais tout autant le lavage de cerveau ; éventuellement nationaliste, d’ailleurs, dans un pays qui a longtemps mis en avant son désir d’expiation… mais qui en vient maintenant à sombrer dans le révisionnisme en la matière (je ne cacherai pas que cet aspect-là m’inquiète profondément – mais il est vrai qu’il est peu de choses que j’exècre autant que la nationalisme…).

 

Un point particulièrement fascinant et que l’essai met en avant, délibérément ou pas, c’est la vitesse sidérante à laquelle les choses évoluent – la profondeur historique, même relative, étant en fait l’occasion de souligner ce trait. Depuis Meiji, les nombreux bouleversements connus par le Japon se sont enchaînés à toute vitesse. Ce pays fermé devient vite le plus ouvert de la région. Il modernise son armée archaïque en quelques décennies à peine, bien suffisantes cependant pour triompher d’adversaires jugés autrement dangereux, au point d’être la seule nation non occidentale à se bâtir un empire colonial à l'époque. Il fait l’apprentissage de la démocratie parlementaire sur la même période, d’une brièveté extraordinaire… mais sa subversion par les militaires est tout aussi rapide. On passe sans transition – et finalement sans vraiment de heurts – du totalitarisme belliciste exaltant l’esprit japonais à une occupation américaine globalement appréciée sur le moment (attention tout de même au biais éventuel…), et durant laquelle l’armée, la nation, etc., sont autant de notions unanimement méprisées, dans une démarche consciente d’autodénigrement. Et le pays en ruines, et pauvre en matières premières comme en surface agricole exploitable, devient en l’espace de quelques années à peine – notamment une fameuse décennie lui suffisant à doubler son produit national brut – une des surpuissances économiques de la planète…

 

On pourrait continuer longtemps… ou pas ? En fait, cet aspect fascinant a pour moi un corollaire essentiel – et qui, pour le coup, contredit peut-être les intentions de l’essai. C’est, il est vrai, une idée qui m’est chère – et peut-être d’autant plus que je suis un lecteur de science-fiction : la vanité de toute prévision. La spéculation est un exercice formidable – mais la prédiction a quelque chose de religieux dans ses principes, appliquant des schémas généraux à des situations particulières, distance suffisant parfois à expliquer ses ratages. Je ne crois pas que l’on ait pu, en aucune de ces occasions, savoir ce que le Japon serait dix ans plus tard, à se fonder seulement sur ce qu’il était alors. L’histoire, en tant que telle, n’a pas de sens – et le Japon a souvent adopté des solutions parfaitement inattendues, pour des conséquences totalement imprévisibles. Les révisions successives de l’ouvrage en témoignent sans doute – au-delà de la seule volonté de mise à jour. Dans son dernier chapitre de son ultime édition (1970), Reischauer redoute ainsi la « crise de 1970 », annoncée de toutes parts – le chapitre qui suit immédiatement, dû à Richard Dubreuil, appuie pourtant encore davantage sur la réussite japonaise, dans le cadre d’un « redéploiement » qui paraissait sans doute bien improbable. Que penser alors d’autres « prédictions » ? Richard Dubreuil lui-même (dont les chapitres sont par ailleurs plus pointus à certains égards que ceux de Reischauer, tout particulièrement en matière d’économie) avance, par exemple, pour 2030, une situation du parc de l’énergie nucléaire qui paraît plutôt douteuse – après Fukushima… Savoir de quoi le Japon de demain sera fait, même au regard de l’expérience millénaire du pays, me paraît donc bien hardi – mais c’est vrai de toutes les autres civilisations, dans une histoire qui n’a pas de sens, quoi qu’on veuille y voir… Ne pas en conclure bien sûr que l'étude historique n'a pas de sens : c'est seulement son approche utilitariste, disons, qui me laisse au mieux sceptique.

 

Notons pour finir que le tome 2 comprend des annexes conséquentes, et du plus grand intérêt : un lexique très utile, une chronologie détaillée, ainsi qu’une bibliographie (en français) assez ample, permettant d’approfondir utilement les thèmes esquissés dans le présent essai.

 

Son biais éventuel n’est pas forcément une tare – dès lors qu’on le prend en compte. En l’état, c’est une lecture tout à fait profitable, d’une clarté appréciable, et qui éclaire utilement le Japon contemporain au regard d’une histoire complexe, tout en mettant toujours en avant le mouvement – une histoire, donc, qui n’a rien de statique, et c’est tout à fait bienvenu.

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CR Imperium : la Maison Ptolémée (16)

Publié le par Nébal

CR Imperium : la Maison Ptolémée (16)

Seizième séance de ma chronique d’Imperium.

 

Vous trouverez les éléments concernant la Maison Ptolémée ici, et le compte rendu de la première séance . La séance précédente se trouve ici.

 

Tous les joueurs étaient présents. Les PJ étaient donc Ipuwer, le jeune siridar-baron de la Maison Ptolémée, sa sœur aînée et principale conseillère Németh, l’assassin (Maître sous couverture de troubadour) Bermyl, ainsi que le Docteur Suk, Vat Aills.

 

[Bermyl, Németh : Kiya Soter, Namerta, « Lætitia Drescii »] Bermyl, au vu de l’évolution de la situation aux environs de l’entrepôt, contacte Németh ; celle-ci est très occupée, mais se doute bien que Bermyl ne la contacterait pas pour rien… Bermyl fait le point – sur les « morts-vivants » du dernier étage et leur lien avec le Culte Épiphanique du Loa-Osiris, mais aussi sur la foule qui s’assemble à l’extérieur : la situation est tendue, tout recours aux armes risquerait d’entraîner des débordements rapidement ingérables… Aussi demande-t-il des instructions… laissant entendre qu’il aura aussi peut-être une suggestion ? Németh est perplexe : les « morts-vivants » du dernier étage sont-ils vraiment revenus d’entre les morts ? Ils pourraient être de simples illuminés, imposteurs assumés ou pas… Bermyl admet que c’est possible, mais c’est en tout cas ce qu’ils clament haut et fort, et leur profil semble correspondre – la plupart sont âgés, par exemple : ça paraît plausible à l’assassin – qui garde cependant la tête froide, bien conscient que ce n’est vraiment pas le moment de céder à la panique. Németh se fie à son jugement : au point où ils en sont, en même temps, ils ne peuvent plus s’étonner de rien… Quant à elle, elle attend des « invités importants », elle ne peut certainement pas se permettre une émeute à Cair-el-Muluk : il ne faut donc surtout pas faire usage de la force. Bermyl avance alors que Németh pourrait jouer un rôle dans la récupération politique de ces derniers développements : la foule est conséquente, même les troupes d’élite de Kiya Soter ne seraient pas en mesure de la gérer ; il s’agit d’un ensemble largement fanatisé, d’une foi militante – mais justement : pour certains membres du Culte Épiphanique du Loa-Osiris, semble-t-il, Németh bénéficie d’une certaine aura divine ; peut-être est-elle la personne qu’ils suivraient ? Peut-être serait-il en fait possible de récupérer ce mouvement au bénéfice de la Maison Ptolémée ? Németh hésite ; doit-elle alors agir immédiatement ? Pas forcément : la situation est tendue, mais pas insurrectionnelle – tant qu’on ne les brusque pas… Mais c’est bien une raison supplémentaire de montrer patte blanche. À terme, on pourrait ainsi mettre la main sur le précédent siridar-baron Namerta, si ça se trouve… Németh va y réfléchir – elle redoute un peu les conséquences pour le délicat équilibre religieux de la planète, déjà bien malmené… En attendant, que Bermyl et ses hommes s’éclipsent, ceux de Kiya Soter aussi – tout en maintenant la zone sous surveillance et en poursuivant les recherches concernant « Lætitia Drescii ». Bermyl demande à Németh s’il peut d’ores et déjà se réclamer d’elle pour rassurer, par exemple, les employés inquiets de l’entrepôt, et la noble acquiesce. Bermyl suppose que « Lætitia Drescii » est toujours dans le bâtiment, mais peut-être une surveillance plus éloignée se montrera-t-elle en fait plus efficace dans ces circonstances… La communication s’arrête là.

 

[Bermyl : Kiya Soter, Németh] Bermyl contacte ensuite ses agents, leur ordonnant de ranger leurs armes et de se retirer pacifiquement ; ils obéissent, mais Bermyl perçoit que certains d’entre eux expriment inconsciemment une indéniable peur... Après quoi Bermyl s’adresse à Kiya Soter, transmettant ces instructions qu’il précise provenir de Németh – précision bienvenue, permettant de circonvenir les éventuelles rivalités entre services : Kiya Soter obtempère sans faire le difficile, et ses hommes lui obéissent. Bermyl suggère quelques endroits stratégiques où placer des militaires… Mais, avant de rentrer au Palais, il aimerait s’entretenir de nouveau avec les « morts-vivants » ; il remonte au dernier étage pour y retrouver les trois individus qui s’étaient avancés comme porte-paroles…

 

[Ipuwer : Taa] Ipuwer, depuis sa base du Mausolée des Ptolémée sur le Continent Interdit, fait une expédition en ornithoptère. Il est parti avec Taa, et quelques hommes en plus (dont un pilote destiné à prendre son relais le cas échéant – pour l’heure, c’est bien le siridar-baron qui est aux commandes –, ainsi qu’un agent prenant des photographies dans le but de cartographier la région). Ipuwer survole notamment le col où il s’était rendu la veille, et depuis lequel il avait vu, à des centaines de kilomètres, une impressionnante tempête de sable – elle est toujours là… Il aimerait s’en approcher, voire en faire le tour, mais doit enfin se rendre à l’évidence : elle est très loin, et beaucoup trop colossale pour cela… Plus qu’un « pilier », c’est une véritable « muraille », qui semble jaillir du sol pour atteindre jusqu’aux couches supérieures de l’atmosphère, et qui s’étend sur des centaines de kilomètres… Le vol de reconnaissance n’est cependant pas vain – et Ipuwer constate ce qu’il avait déjà entrevu à pied : la très grande variété des déserts de Gebnout IV, allant des déserts rocheux auxquels il est le plus habitué, et qu’on retrouve vers le Mausolée, aux déserts de sable, avec une infinité de variantes entre les deux ; surtout, c’est un paysage aride et sauvage, qui, pour être sur Gebnout IV, est aux antipodes des conditions de vie de la face habitée : il n’y a ni fleuves, ni cultures, ni urbanisation… Rien que le désert.

 

[Németh : Cassiano Drescii, Lætitia Drescii ; Anneliese Hahn, Clotilde Philidor, Linneke Wikkheiser, Taestra Katarina Angelion, « Cassiano Drescii », « Lætitia Drescii »] Les Drescii (les « vrais », cette fois, suppose Németh…) viennent d’arriver au Palais de Cair-el-Muluk, et elle décide de les recevoir en audience privée dans ses quartiers (flanquée de deux gardes du corps, visibles) plutôt que d’organiser une traditionnelle cérémonie de bienvenue (elle envisage ensuite une audience publique, une fois les Delambre arrivées – Anneliese Hahn et Clotilde Philidor –, audience à laquelle elle convoquera également ses autres invitées, Linneke Wikkheiser et la Révérende-Mère Taestra Katarina Angelion ; d’ici-là, elle donne des instructions pour s’assurer que tous ces invités ne sortent pas du Palais…). Les Drescii – ou plus exactement Cassiano, car Lætitia est plus effacée que jamais – ne manquent pas de s’en étonner, sinon s’en offusquer… Mais Németh dit qu’ils sont dans une situation de crise, sans en dire davantage pour le moment. Mais ce Cassiano-là lui rappelle bien davantage celui qui avait été son amant… mais sans rancœur, ce sont les traits « positifs », « rassurants », qui dominent ; instinctivement, même s’il ne s’agit certes pas pour Németh de flirter, elle apprécie un semblant de relation de confiance qui s’établit très vite… et décide de lâcher le morceau concernant les imposteurs qui se sont fait passer pour Cassiano et son épouse. Cassiano est stupéfait de cette révélation, tandis que Lætitia, sans totalement sortir de sa réserve, se montre plus agitée – au bord même de la panique. Cassiano ne comprend pas comment des imposteurs ont pu leurrer Németh – cela semblait aller bien plus loin que de simples costumes de saltimbanques… Németh l’admet à demi-mots : « Vos voyages ont pu vous apprendre qu’il existe des civilisations en marge de l’Imperium » Cassiano comprend l’allusion, s’il n’ose pas prononcer le nom fatidique lui non plus… La relation entre Németh et Cassiano est cependant suffisamment rassurante (déjà !) pour que l’Ophélion conserve son calme – en dépit d’un tempérament sanguin que Németh avait appris à connaître. Acceptant le fait accompli, Cassiano demande cependant combien de temps il leur faudra attendre dans le Palais – s’ils devaient se montrer gênants, ou si la situation s’avérait inextricable… Németh leur dit d’attendre au moins quelques jours ; elle sera, le moment venu, ravie de leur compagnie… et, accessoirement, elle préfère qu’ils restent le temps qu’elle vérifie ses doutes – ce qu’elle ne dit pas, bien sûr. À vrai dire, elle pourrait avoir grand besoin de leur collaboration ! Cassiano l’assure que leur collaboration lui est acquise, mais que peuvent-ils faire, et comment ? En outre, il perçoit bien que se pose aussi une question de surveillance les concernant : il apprend de Németh que les imposteurs ont employé exactement le même prétexte que ces « vrais » Drescii qui viennent d’arriver – le long voyage à travers l’Imperium, en quête d’inspirations pour le livre de Cassiano… Ils sont donc semble-t-il au courant de leurs intentions. Puis Cassiano demande ce que sont devenus ces imposteurs. Németh commence par hésiter, disant qu’il lui est difficile de se prononcer tandis que la situation peut évoluer à tout moment… mais elle en vient bien à admettre que « Cassiano » est aux mains de ses services, tandis que « Lætitia » s’est enfuie, ses hommes à ses trousses. Le vrai Cassiano serait curieux de voir son alter-ego prisonnier… D’un naturel sanguin, il demande à Németh l’autorisation de le rencontrer ; mais Németh connaît ce caractère, et trouve la parade en usant de la raison – ce qui fonctionne bien mieux que ce qu’elle espérait, bizarrement : avançant qu’elle-même n’a pas encore eu l’occasion de l’interroger, elle demande à Cassiano de patienter – elle arrangera leur rencontre le moment venu. Cassiano se plie à ses arguments ; il s’étonne quand même toujours autant de ce que Németh ait été ainsi bernée… La Ptolémée se justifie : la ressemblance physique parfaite, des références et souvenirs communs… Mais oui : il y avait des bizarreries dans leur comportement ; et elle dit être soulagée de revoir enfin le « vrai » Cassiano Drescii, correspondant bien davantage à ses souvenirs… Elle perçoit par ailleurs une dimension particulière de Cassiano – sans que ce dernier ne le dise explicitement : à en juger par les questions qu’il pose, on sent l’écrivain qui enquête… Cette drôle d’histoire serait-elle destinée à finir dans un de ses livres ? Quoi qu’il en soit, Németh donne des instructions pour que ses invités soient reçus dans des appartements conformes à leur rang – mais pas les mêmes, bien sûr, que ceux qui avaient été habités par les imposteurs…

 

 

[Vat] Vat avait pris soin de rapporter le cadavre du deuxième « zélote » à Heliopolis, et décide de l’autopsier. Il cherche tout d’abord à déterminer s’il y a des éléments synthétiques dans ce corps mais ce n’est pas le cas : il est bien totalement organique. Le Docteur Suk doit procéder avec prudence, et c’est pourquoi l’autopsie lui prend plus de temps que prévu. Mais, à terme, il met le doigt sur la particularité qui l’étonnait sans qu’il sache bien la définir : le corps est « trop parfait », « trop neuf », il lui manque tout caractère « usé » : d’apparence c’est celui d’un homme de trente ou quarante ans, mais il ne présente pas la moindre imperfection témoignant de son vécu (cicatrices, rides, dents plombées, etc.). Il n’a pas davantage de signes d’intervention extérieure, tels que des tatouages, par exemple. Il veut ensuite tenter un examen des ondes cérébrales, mais ça ne donne rien sur un cadavre… L’examen toxicologique est plus convaincant : Vat détermine qu’il avait été drogué à l’extrême, par intraveineuse, environ six heures avant son attentat, et sans doute n’y aurait-il pas survécu plus de quelques heures encore (la survie de l’autre à cet égard est donc problématique ?). Vat procède enfin à un relevé des empreintes digitales et d’échantillons ADN pour les comparer à ceux du survivant, et plus largement à la base de données de la Maison Ptolémée.

 

[Bermyl : Németh] Bermyl retourne au dernier étage de l'entrepôt, où il veut parler aux « porte-paroles » qui s’étaient mis en avant un peu plus tôt. Depuis, toutefois, ils se sont à nouveau fondus dans la foule, dont absolument rien ne les distingue. Bermyl peut cependant observer le comportement de ces « morts-vivants » comme jamais auparavant : tout ceci évoque vraiment des rites religieux (même si Bermyl est bien en peine pour dire en quoi exactement, cela demeure de l’ordre du ressenti), et ils font montre d’une certaine tendresse pour les cadavres de leurs « futurs frères et sœurs »… Ils ne prêtent par ailleurs aucune attention à Bermyl, cette fois ; même quand il leur dit avoir parlé à Dame Németh de la situation, et qu’elle les verra sans doute dans les jours qui viennent – ça ne les fait absolument pas réagir.

 

[Bermyl : Kiya Soter] Soudain, tandis que Bermyl essaye de forcer le contact, un coup de feu résonne à l’extérieur – qui n’échappe pas aux « morts-vivants », lui. On devine un début de panique. Bermyl les assure de ce que tout cela ne les concerne pas, mais perçoit bien le mouvement de foule dehors ; quand résonne un deuxième coup de feu, l’assassin s’empresse de sortir de la pièce, et cherche à joindre Kiya Soter sur son communicateur standard – mais on ne lui répond pas pendant au moins deux minutes (durant lesquelles, au début, on entend une troisième détonation). Après quoi une ordonnance du général chargée des communications informe Bermyl de ce qui vient de se passer : un jeune garde a perdu la tête sous le coup de la pression de la foule, et, se sentant agressé, il a tiré sur un quidam, qu’il a blessé, et il aurait sans doute pu faire un carnage, mais il a très vite été maîtrisé par ses collègues – à ce spectacle, la foule qui avait instinctivement commencé à gronder et paniquer (ce qui en avait incité quelques-uns à se disperser, d’autres plus nombreux à se montrer soudainement plus agressifs), semble pourtant comprendre ce qui s’est produit au juste ; et si la situation demeure tendue, par miracle, elle ne dégénère pas – Kiya Soter étant intervenu pour calmer le jeu, et son magnétisme d’officier respectable a sans doute joué un grand rôle dans la résolution du problème. La foule demeure oppressante, mais tend dès lors à se disperser, très lentement, de manière a priori spontanée.

 

[Bermyl : Namerta, « Lætitia Drescii »] Bermyl, qui est ressorti dans la confusion, se mêle à la foule sur le départ, pour en tâter le pouls. Les individus sont plutôt calmes, et globalement guère loquaces… Bermyl relève cependant des conversations sibyllines, et s’approche d’un petit groupe où un homme ne cesse de répéter à ses camarades autrement silencieux que « ça va changer, t’en fais pas, ça va bientôt changer »… Bermyl tente de se mêler à ce groupe : jouer l’innocent tout juste débarqué ne lui profite guère, bien au contraire même – mais évoquer les morts est autrement plus fructueux. « Faut pas toucher aux morts ! » Le plus excité du groupe dénonce la « police politique » des Ptolémée, et ces prétendues « forces de l’ordre » qui n’ont en fait d’autre but que d’oppresser les prolétaires… Bermyl dit qu’il faudrait peut-être quitter la ville, dans ce cas, mais on le rabroue aussitôt : non, ce n’est pas le moment, ça va changer ! Et quand Bermyl demande en quoi et comment, s’il génère encore davantage de suspicion à son égard, il obtient tout de même cette réponse du plus militant : « On aura bientôt un vrai siridar-baron ! Le vrai, le meilleur ! Namerta lui-même ! » Bermyl fait l’étonné, supposant que ce n’était qu’une légende… Où peut-on le trouver, dans ce cas ? Mais c’en est trop pour ce petit groupe – deux types autrement austères empêchent le bavard de répondre, et ils s’en vont en silence, en jetant quelques regards inquiets à Bermyl… lequel revient alors auprès de ses agents pour mettre en place la surveillance de la zone et tout particulièrement du bâtiment – il suppose que « Lætitia Drescii » s’y trouve encore. Après quoi il retourne au Palais des Ptolémée.

 

[Ipuwer : Taa] Ipuwer est revenu dans la soirée de son expédition en ornithoptère. Il se rend au camp des Sœurs du Mausolée pour étudier leur formation militaire ; le matériel qu’il avait réclamé semble en bonne voie d’être acheminé ; quant à leur entrainement… Il s’agit de toute évidence d’un groupe religieux fanatisé et lourdement conditionné – ce qui n’est pas du tout la même chose qu’un régiment ; aussi réagissent-elles avec étonnement quand les officiers d’Ipuwer entendent prendre en charge leur entraînement. Ipuwer s’attarde tout particulièrement sur leur maniement des armes blanches : elles font preuve d’indéniables capacités martiales, mais jusqu’à un certain point – les coreligionnaires de Taa pourraient certes rivaliser avec bon nombre des troupes de mercenaires de cette planète ou d’une autre, elles pourraient même ponctuellement avoir le dessus sur des troupes officielles basiques, mais ne feraient clairement pas le poids face à des troupes d’élite – et encore moins contre lui-même : rien qu’à regarder cette escrime convenue et terne, il en bâille d’ennui… Il réfléchit à des améliorations possibles de cet entraînement, malgré tout.

 

[Ipuwer : Mandanophis Darwishi, Németh, Taestra Katarina Angelion, « Cassiano Drescii », « Lætitia Drescii »] Ipuwer décide enfin, dans la soirée, d’appeler Cair-el-Muluk. Il joint le Maître de Cour, Mandanophis Darwishi – qui a l’air étrangement affolé, au point d’en bégayer… Il dit à Ipuwer qu’ils seront très heureux, vraiment très heureux, de le voir retourner au Palais… Cette réaction étonne Ipuwer : d’habitude, le bonhomme n’était pas le dernier à échanger de manière complice sur les charmantes bonnes du Palais… Mais Mandanophis Darwishi n’a semble-t-il pas la tête à ça, il ne cesse de répéter que « des choses » se sont produites, mais sans jamais vraiment dire lesquelles – sans doute ne veut-il pas empiéter sur les prérogatives d’autres membres de la Maison, considérant qu’il n’est pas dans ses attributions d’informer de lui-même Ipuwer sur des questions ne relevant pas de la vie de cour ? Il suppose que Dame Németh a dû lui envoyer un ou des messages – non, en fait, il en est sûr… Ipuwer s’en tient là, et retourne au centre de communication du campement, où on l’informe en effet des deux messages adressés au siridar-baron par Németh – le premier laconique et évasif, le second mentionnant des troubles graves à Heliopolis sans en dire davantage. Bien sûr, si Ipuwer n’en a pas été informé, c’est parce qu’il l’avait exigé, boudeur, ne voulant rien savoir de tout ça ! Mais, maintenant, il s’insurge de ce qu’on ne l’a pas prévenu, dénonçant les failles de la communication militaire, et passant tout spécialement un savon au capitaine chargé de faire la liaison… qui n’apprécie vraiment pas, ainsi que les autres officiers présents, et Ipuwer s’en rend compte, même s’ils ne se rebiffent bien entendu pas. Devant les traits crispés du capitaine, Ipuwer se penche sur lui et lui chuchote à l’oreille : « Si vous avez quelque chose à me dire, c’est maintenant ! » Mais l’officier se contente de dire ce qu’il a à dire : mot pour mot, le dernier message de Németh (à noter qu’elle n’y parlait que des incidents d’Heliopolis – elle ne disait rien, notamment, des révélations de la Révérende-Mère Taestra Katarina Angelion, et, depuis, elle n’a pas non plus dit quoi que ce soit concernant les « faux Drescii »)… Ipuwer décide alors de retourner à Cair-el-Muluk par un vol de nuit – seul à bord de son ornithoptère.

 

[Németh, Bermyl : Anneliese Hahn, Clotilde Philidor, Antonin Naevius, « Cassiano Drescii », « Lætitia Drescii »] Németh a encore beaucoup de choses à régler avant l’arrivée des Delambre – elle doit avoir encore un jour de marge. Et elle se souvient tardivement d’Antonin Naevius, qui était arrivé avec les « faux Drescii »… Est-il impliqué lui aussi ? La moindre des choses est de s’assurer de sa localisation : à la différence des « faux Drescii », il avait un comportement plus actif, et se promenait régulièrement en ville – dans des endroits pas toujours très bien famés… Mais il avait aussi ses entrées dans les meilleures maisons de la ville, et fréquentait notamment des « clubs » huppés tel que Le Diamant : c’est là qu’il se trouve présentement. Une fois Bermyl revenu au Palais, Németh lui dit tout cela ; l’assassin (qui avait lui aussi oublié ce personnage, et s’en veut terriblement...) doit se rendre sur place et prendre discrètement le jeune Ophélion en filature ; il ne faut surtout pas commettre d’esclandre ! Mais le débauché est bien un suspect de premier ordre : une fois revenu au Palais, il faudra l’intercepter et le mettre au secret – il faudra autrement prévenir Németh de tout comportement « étrange » de sa part. Elle redoute une autre imposture du Bene Tleilax – peut-être cet « Antonin Naevius » est-il dangereux… Bermyl, cependant, envisage une autre possibilité : il paraît plausible de supposer que le Bene Tleilax, afin de brouiller les pistes, ait sciemment infiltré ses agents auprès d’ingénus en rien coupables – si ce n’est de naïveté… Il se charge bien sûr de cette mission – mais a donc des doutes quant à l’implication d’Antonin Naevius.

 

[Németh : Cassiano Drescii, Lætitia Drescii, Linneke Wikkheiser, Taestra Katarina Angelion ; Ipuwer, « Cassiano Drescii »] Après quoi Németh décide d’organiser une audience privée, et urgente, avec les autres invités du Palais : Cassiano et Lætitia Drescii, Linneke Wikkheiser et Taestra Katarina Angelion. Les Ophélion et la Révérende-Mère du Bene Gesserit s’y rendent docilement, mais Linneke Wikkheiser se fait délibérément attendre, et son comportement après son arrivée dans le jardin témoigne sans équivoque de ce que sa haute naissance et sa position au sein de la prestigieuse Maison Wikkheiser prohibent qu’on la siffle comme un chien – elle n’adopte pas un comportement outré, mais Németh perçoit bien une kyrielle de détails autrement insignifiants, mais qui sont autant d’entorses marquée à l’étiquette des faufreluchesNémeth n’était sans doute déjà guère à l’aise pour expliquer la situation à ses invités – et Linneke Wikkheiser, qui le perçoit fort bien, en profite, persiflant contre la Maison, sa bassesse, ses ridicules – et, bon sang : « Où est votre frère ?! » Linneke Wikkheiser rappelle (même si c’est sans doute un prétexte, elle le sait et Németh tout autant) qu’elle est en principe venue afin de conduire des pourparlers matrimoniaux… avec un jeune maladroit qu’elle n’a pas revu une seule fois depuis son accueil désastreux ! Németh, acculée par les assauts de la Wikkheiser, est de plus en plus gênée, elle veut l’assurer qu’il ne s’agit que d’un léger contretemps, son frère sera de retour dans les plus brefs délais, et sera bien sûr ravi de s’entretenir avec elle, et qu’elle fait un grand honneur à la Maison Ptoléme en venant sur Gebnout IV, et… Mais Linneke Wikkheiser change alors de technique – et mentionne avoir appris qu’il y avait des troubles sur la planète, et jusque dans les rues de Cair-el-Muluk ! Qu’en est-il ? Németh est bien obligée d’acquiescer, et dit qu’elle prendra en charge leur sécurité à tous… laquelle implique qu’ils ne sortent pas du Palais. Linneke Wikkheiser explose : « QUOI ?! » Mais cette fois Németh ne compte pas se laisse faire ; si elle montre enfin toute sa maîtrise de l’étiquette, elle sait aussi afficher le caractère adéquat pour une situation pareille en n’hésitant pas à se montrer soudainement autoritaire et catégorique – ce qui étonne tout le monde… au point où la Wikkheiser reste bouche bée, ne sachant absolument plus quoi dire. Et elle se retrouve bientôt dans une situation telle qu’elle comprend ne plus pouvoir la rattraper pour le moment – elle en voudra sans doute terriblement à Németh… qui ne croyait de toute façon guère à la possibilité d’une alliance matrimoniale avec les Wikkheiser, et s’en accommode très bien. Après quoi, toujours autoritaire, Németh « s’excuse », elle a beaucoup de choses à faire, et donne brutalement congé à ses invités. Linneke Wikkheiser, stupéfaite, n’ose toujours pas placer la moindre protestation. Les Drescii sont stoïques – compréhensifs, sans doute, et Németh envisage de plus en plus une confrontation entre les deux « Cassiano ». Quant à Taestra Katarina Angelion, elle adresse un long regard appuyé à Németh, par lequel elle signifie être à sa disposition en cas de besoin.

 

[Vat : Hanibast Set] Vat dispose maintenant des rapports concernant ses échantillons – les deux « zélotes » ne sont pas à proprement parler des « clones » (ils étaient de toute façon d’allure assez différente), et rien, à partir de ces seules données, ne peut témoigner d’une « fabrication en série ». Il consulte également les archives des hôpitaux locaux – cherchant à voir s’il pourrait s’agir de personnes identifiées et disparues, mais ce n’est pas davantage le cas. Ils viennent d’ailleurs… Le Docteur Suk prépare un rapport, et va s’entretenir de tout cela avec le Conseiller Mentat, Hanibast Set, afin de faire le point sur l’enquête, et, le cas échéant, de dégager de nouvelles pistes. Vat décrit donc tout ce qu’il a pu apprendre des « zélotes », et demande à Hanibast comment déterminer s’il s’agit de corps issus d’une culture unique, ou recyclés, etc. En fait, le Conseiller Mentat – qui prend toujours le temps de peser les données avant de se prononcer – ne se pose pas exactement cette question : le délai de six heures pour l’injection de la drogue l’intrigue – peut-être faut-il en déduire que les « zélotes » ont été drogués en dehors d’Heliopolis, et qu’ils ont dû faire ensuite le trajet jusqu’au lieu de leur mission ? Dans ce cas, le rayon intègrerait aussi bien Cair-el-Muluk que Memnon… et une infinité de villages fluviaux. Surtout, cette idée de « fabrication des corps » l’a amené à étudier les rumeurs portant sur le Bene Tleilax – et il parle à Vat des cuves axolotl. Peut-être y en a-t-il alors sur Gebnout IV, probablement dans un de ces trois centres urbains ? Les trouver s’annonce ardu… mais, si elles ne sont probablement pas livrées en l’état, peut-être y a-t-il des traces de l’acheminement de leurs composantes ? Ce sont des éléments qui ne pouvaient être spécifiquement pris en compte jusque-là – Vat et lui-même ne sachant alors pas quoi chercher dans la masse imposante des biens transitant par la lune de Khepri… Mais la situation est maintenant différente.

 

[Vat : Hanibast Set ; Bermyl, Németh, Sabah, Elihot Kibuz, Ahura Mendes] Hanibast Set relève une autre chose du plus grand intérêt : il y a un contraste entre ces corps « jetables » (et visiblement sacrifiés à terme par overdose) et leur matériel très coûteux ; pour lui, cela suggère une possible improvisation – cet équipement était là, mais ne leur était pas destiné à la base ; ils en ont usé… parce que leurs maîtres n’avaient pas le choix, et ont dû agir dans la précipitation. Ils étaient visiblement au courant de l’intérêt des Ptolémée pour les cartes des Atonistes de la Terre Pure, et n’ont pas eu d’autre choix. Cependant, s’ils savaient tout cela, on peut redouter qu’il y ait un traître parmi les Ptolémée… Qui était au courant ? Bermyl, qui opérait sur place ; Németh, l’autorité politique de référence qui avait plus ou moins donné le feu vert pour l’opération d’exfiltration de Sabah ; Hanibast et Vat eux-mêmes, conseillers privilégiés… et enfin Elihot Kibuz, le Maître-Assassin fantoche (sans compter le personnel de base, mais c’est peut-être une erreur…). Hanibast, sûr de sa propre loyauté, ne suspecte pas le Docteur Suk (son Conditionnement Impérial prohibe toute trahison de cette espèce), et ne voit pas pourquoi Németh, qui avait tout à y perdre, aurait agi de la sorte ; reste Bermyl et ses services de renseignement, et donc Elihot Kibuz ; Hanibast est inquiet de l’ambiguïté de ce dernier, mais n’ose pas livrer une accusation à proprement parler ; sa préoccupation est tout de même flagrante… Vat insiste quand même sur le fait que leurs ennemis ont de la ressource – et Hanibast ne le nie certainement pas. Mais il revient sur son idée d’une certaine « précipitation », ou « improvisation » : à tout prendre, le meurtre d’Ahura Mendes, aux origines de cette affaire, s’expliquerait bien mieux ainsi… Dès lors, le Docteur Suk se demande s’il n’y aurait pas moyen de jouer là-dessus et de tendre un piège à leurs ennemis ; Hanibast Set approuve cette approche, même s’il ne voit pas quoi conseiller de concret pour le moment. Il faudra en parler à Németh et Bermyl

 

[Vat, Németh, Bermyl : Hanibast Set ; Ipuwer, Elihot Kibuz, Taestra Katarina Angelion, Taharqa Finh, Nefer-u-Pthah] Vat et Hanibast se rendent de ce pas dans les jardins de Németh, et Bermyl les rejoint très vite ; ils leur rapportent le fruit de leurs réflexions. Németh les approuve : leurs ennemis, d’une manière ou d’une autre, savent bien des choses les concernant… Németh dit être un peu gênée de parler de tout cela en l’absence de son frère, qu’elle n’a pas pu contacter ; il est difficile de prendre des décisions engageant l’avenir de la Maison Ptolémée sans lui… Mais elle soupçonne Elihot Kibuz depuis un certain temps déjà – cette organisation à base de maître fantoche a toujours été une erreur ! Bermyl approuve lui aussi cette idée d’une provocation ; peut-être serait-il possible de rebondir sur son expérience du jour ? Il y a pour lui un gros potentiel dans le retournement de l’allégeance des « morts-vivants » revenus du Continent Interdit ; peut-être ne sont-ils pas aussi inféodés à l’ennemi que cela ? Il tend du moins à le croire… Manœuvrer pour les mettre de leur côté serait sans doute une bonne occasion de tester la capacité de l’ennemi à s’adapter ; et les Ptolémée, cette fois, auraient l’initiative. Si Elihot Kibuz est suspect, il serait possible d’en tirer parti à cet égard. Németh trouve cette suggestion intéressante. Hanibast Set a une opinion assez proche – mais si les Ptolémée ont conscience des improvisations de l’ennemi, c’est aussi le cas de ce dernier : pour reprendre les devants, il pourrait être ainsi contraint à des actions bien plus brutales… Mais Németh va travailler sur cette question d’ « ingénierie religieuse », disant qu’elle va s’enquérir à cet effet de l’opinion de spécialistes : la Révérende-Mère Taestra Katarina Angelion, et le planétologue Taharqa Finh. Mais que faire dans l’immédiat concernant Elihot Kibuz ? Bermyl suggère de ne rien changer pour le moment, ou en tout cas de ne manifester aucune défiance supplémentaire, afin de ne pas éveiller ses soupçons. Mais il aimerait bien savoir ce qu’a pu donner la filature qu’il avait mise en place – tâche confiée à Nefer-u-pthah, qui l’avait accompagné dans l’infiltration de « l’abattoir », mais n’a rien dit à ce sujet… Bermyl rappelle toutefois que Vat avait fait preuve de plus de tact dans son approche du Maître-Assassin fantoche ; quant à lui, il admet être un peu dépassé par les événements… notamment en ce qui concerne son ancien mentor.

 

[Ipuwer] Ipuwer accomplit son vol de nuit à direction de Cair-el-Muluk – seul à bord, et pas accompagné par d’autres ornithoptères. Or, vers le milieu du trajet, alors qu’il survole l’océan, il remarque deux appareils qui semblent l’avoir pris en chasse…

 

À suivre…

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Kojiki

Publié le par Nébal

Kojiki

Kojiki : Chronique des faits anciens, [Kojiki], par Pierre Vinclair, calligraphies de Yukako Matsui, Saint-Pierre, Le Corridor Bleu, [712] 2011, 233 p.

 

[EDIT : j'ai lu ce livre trop tôt, et j'ai écrit beaucoup de bêtises, à n'en pas douter ; il me faudra y revenir un jour, cet article n'est en rien fiable...]

 

Le Kojiki est une œuvre à part, mais d’autant plus essentielle. Pour simplifier, on dira qu’il s’agit d’une synthèse de la mythologie et de la tradition shintoïstes, compilée sur ordre impérial vers le début du VIIIe siècle, afin que le souvenir des vieilles légendes perdure – ce qui était tout autant manière de consolider la dynastie, dont les origines divines sont ainsi mises en avant, mais aussi, encore que de manière plus ou moins consciente, d’établir une culture spécifiquement japonaise et détachée de l’influence irrépressible de la Chine (et peut-être aussi du bouddhisme ? Cette religion était alors d’importation récente, et le Kojiki se réfère à une tradition antérieure et ancrée dans le sol japonais…). L’empereur Temmu aurait ainsi confié à un certain Hieda no Are de rassembler tout ce matériel entre le mythe et l’histoire – mais oralement : le sage avait tout mémorisé, mais était le seul à savoir tout cela… Aussi, après la mort de Temmu, l’impératrice Gemmei a décidé d’une nouvelle étape dans cette entreprise, en confiant à un certain Ō no Yasumaro la rude tâche de coucher par écrit les récits, généalogies et chansons mémorisés par Hieda no Are (tout ceci est rapporté dans la préface de l’ouvrage, destinée à perpétuer également le souvenir de sa composition). Et c’est ceci qu’est à proprement parler le Kojiki, présenté à l’impératrice (si l’on ne veut pas dire « édité », mais après tout…) en 712, et rédigé en caractères chinois (les kanas n’apparaîtront qu’ultérieurement), utilisés parfois en tant qu’idéogrammes, parfois en tant que phonèmes – une particularité complexe de l’emprunt par les Japonais d’un système d’écriture largement inapproprié à leur propre langue, si différente… Quoi qu’il en soit, c’est bien une pierre fondatrice d’une littérature spécifiquement japonaise.

 

Basé sur des récits folkloriques des siècles immédiatement antérieurs (du IVe au VIe, semble-t-il), le Kojiki est à la fois un ouvrage religieux et un ouvrage d’histoire – sous cet angle, on peut le rapprocher de la Genèse, même si l’on aura l’occasion de voir que la comparaison s’arrête là ; quitte à se référer à une tradition occidentale, la mythologie grecque serait probablement une comparaison plus pertinente, si elle a à son tour ses limites, sur lesquelles on aura l’occasion de revenir… L’ouvrage part de la création du monde, et en premier lieu du Japon, par les Supérieurs (c’est ainsi que la présente traduction, assez spéciale et il faudra y revenir, désigne les kamis), puis, au fil de ses trois livres, les kamis d’abord essentiellement divins s’incarnent de plus en plus sur la terre, notamment en tant qu’empereurs (descendant au moins de la divinité solaire Amaterasu), dont la succession est envisagée sur une longue période (le Kojiki évoque, avec plus ou moins de détails, les 33 premiers empereurs du Japon ; le Nihongi, ou Nihon shoki, le complète à cet égard).

 

Il n’est peut-être pas évident de déterminer quel crédit les Japonais d’alors accordaient à cette œuvre à part – notamment en ce qui concerne son caractère « historique ». Par la suite, en tout cas, la perception de cette Chronique des faits anciens comme authentique ou pas a connu des fluctuations – sans doute est-ce à l’occasion des périodes d’émancipation de la culture chinoise qu’elle a le plus été prise au sérieux ; il semblerait que cela ait été le cas durant le shogunat des Tokugawa, par exemple… Au XXe siècle, la question a sans doute été perçue différemment : les nationalistes japonais, attachés à défendre les traditions insulaires spécifiques et censément vierges d’apports extérieurs, ont conféré au Kojiki un caractère plus que jamais sacré, mais en même temps historique et incontestable – attitude fondamentaliste (et donc politique au moins autant que religieuse), typique sans doute de ceux qui se veulent plus royalistes que le roi, ou en l’espèce l’empereur ; il n’est franchement pas dit qu’avant cet engouement les Japonais aient jamais accordé un caractère aussi irréductible à cette œuvre… La défaite en 1945 a à nouveau changé la donne : l’empereur étant contraint à abandonner son statut divin, l’assise mythologique de son pouvoir telle qu’elle était définie dans le Kojiki ne faisait plus sens… Mais sans doute est-ce pour le mieux, au-delà de toutes considérations politiques, en ce que cela autorise une étude plus sereine du document, décortiqué tant par les historiens et les folkloristes que par les amateurs de belles lettres.

 

Le Kojiki n’en est pas moins ancré dans la vie culturelle japonaise depuis le VIIIe siècle qui l’a vu apparaître. Le shintō, pratique religieuse toujours vivace, et s’accommodant du bouddhisme plus comme un complément que comme un rival, demeure un trait essentiel de la mentalité japonaise. Le Kojiki, dès lors, y joue toujours un rôle, encore que celui-ci ne soit sans doute pas évident à déterminer : en effet, si cette Chronique des faits anciens rapporte une longue histoire, entrecoupée de nombreuses et complexes généalogies, et s’exprimant plus qu’à son tour dans des chants et poèmes, elle est peu ou prou dégagée de la moindre prescription morale : à quelques très rares exceptions près, le Kojiki ne s’embarrasse jamais de dire aux fidèles comment ils doivent vivre – ce qui l’intéresse, c’est uniquement de rapporter « objectivement » la « vie » des Supérieurs, dans une optique « factuelle ». Or ceux-ci ne sont pas exactement des parangons de vertu… Les Supérieurs ont ici des traits de caractères très humains – ils sont cupides et jaloux, arrogants et violents, passent leur temps à se faire de sales coups, d’ordre politique (c’est peut-être d’autant plus vrai dans le dernier livre, où les empereurs, leur famille et les nobles en vue ne cessent de se trahir – « Le Trône de fer », c’est que dalle !) ou intime (coucheries à tout va avec les beautés en vue du moment, jalousies épiques et bâtards revanchards)… La « grandeur » qui leur est communément associée n’interdit en rien de les montrer dans leurs pires moments, quand leurs plus bas instincts prennent le dessus (mais après tout pourquoi les réfrèneraient-ils ?), et le tableau de leurs accomplissements, qui sont tout aussi souvent vilénies et bêtises que hauts faits et démonstrations de sagesse, s’accommode volontiers de l’ordure et de la scatologie… Nulle prescription morale, donc – on est très, très loin des « religions du livre » (mais sans doute tout autant du bouddhisme), et c’est tant mieux en ce qui me concerne… Plus près de la mythologie grecque, alors ? En partie, mais en partie seulement : il est vrai que certains thèmes, voire certains mythes, semblent étonnamment communs (le cas le plus flagrant est probablement l’histoire d’Izanagi allant chercher Izanami en enfer : on pense forcément à Orphée et Eurydice…) ; plus globalement, bien sûr, ces dieux au comportement très humain et pas toujours flatteur (aheum) se retrouvent dans les deux cas ; mais, même dans ces conditions, le monde grec peut le cas échéant avoir recours à la fable, et tenter de tirer des leçons sinon des instructions du comportement des dieux – or même cette morale a minima semble absente du Kojiki

 

Pour autant, sa dimension historique, même à partir du deuxième livre, quand ce sont les empereurs qui sont décrits, à partir du premier d’entre eux, Jimmu, et non plus les Supérieurs au caractère « divin » plus franchement affirmé (il y a une continuité, certes, mais en même temps une différenciation insidieuse), doit sans doute être envisagée avec précautions… Si les nationalistes de la première moitié du XXe siècle étaient portés à en faire une lecture littérale et fondamentaliste, c’est sans doute une approche nettement moins envisageable aujourd’hui (même si j’imagine que ces nationalistes-là ont des héritiers, et qui semblent d’ailleurs pas mal s’agiter en ce moment, ai-je cru comprendre…). Pour autant, une étude sereine du contenu du Kojiki est heureusement envisageable, et qui peut laisser penser à des historiens que certains des faits qui y sont rapportés ont bel et bien une assise historique – la tâche du tri s’annonce complexe et ardue, mais pourrait être très riche d’enseignements.

 

Mais comment prendre le Kojiki ? La question est forcément délicate – et, bien sûr, elle se pose en des termes bien différents pour un lecteur japonais et pour un lecteur occidental… L’arrière-plan religieux, dans une perspective shintoïste, mais tout autant le contexte historique et politique, sont probablement inaccessibles à un lecteur tel que votre serviteur, là où un lecteur japonais, qu’il le veuille ou non, « croyant » ou pas, baigne sans doute là-dedans. Dès lors, l’approche ne peut qu’être différente : en tant que lecteur français, je suis porté à envisager le Kojiki en tant qu’œuvre littéraire et en tant que document historique (ou historiographique, peut-être) ; au fond, je suis amené à le lire comme je lirais, disons, tel volume de mythologie grecque, ou, plus exactement peut-être (car les mythes grecs, au travers des arts, constituent un patrimoine européen commun auquel je ne pourrais prétendre avoir échappé), l’odyssée de Gilgamesh, disons. Cette approche est-elle valable, pour l’étude d’un texte de nature essentiellement religieuse à l’origine ? « Valable »… Je ne sais pas si c’est le mot ; même chose pour « légitime »… Oui, sans doute ; mais avec les pincettes nécessaires, cette prise de conscience que mon approche, distanciée, est sans doute bien différente de celle d’un Japonais – quel que soit le crédit ou le ressenti qu’il y apporte.

 

Aussi certaines dimensions de ma lecture sont-elles sans doute biaisées – ou disons du moins qu’un lecteur japonais n’aurait pas les mêmes réflexes en l’espèce, on est en droit de le supposer. Ainsi de l’aspect « comique » du Kojiki – pas systématique, mais flagrant dans certaines scènes, d’adultère ou de bravacherie notamment, et encore davantage quand la scatologie s’en mêle (ce qui arrive à plusieurs reprises, tout particulièrement dans le premier livre – les excréments, mais tout autant les autres sécrétions corporelles, à vrai dire, sont à bien des égards un matériau primordial du monde). Quant aux trahisons à répétition – tout particulièrement celles du troisième et dernier livre –, elles m’évoquent immanquablement des sagas, dont elles conservent parfois le caractère épique, d’ailleurs, ou, au-delà, des récits de fantasy qui s’en sont inspiré… Je retiens quelques personnages forts en gueule et des plus amusants, comme Susanō – qui sème le bordel partout où il passe –, quitte à leur attribuer un caractère archétypal plus ou moins bienvenu… Voilà, disons, pour l’aspect « divertissant » de la lecture.

 

On est cependant aussi tenté d’en tirer des leçons, si elles sont donc rarement d’ordre moral – des leçons plus ou moins bienvenues là encore, d’autant qu’elles se fondent sur une perception de la culture japonaise essentiellement lacunaire et sans doute non exempte de préjugés… Ainsi de la place des femmes dans le récit : outre Amaterasu, qui, des Supérieurs les plus « divins » du premier livre, est peut-être celle qui a le rôle le plus concret dans le récit historique, en générant la dynastie impériale, j’ai été tenté de relever la place essentielle des femmes dans le Kojiki, qui, pour passer nécessairement par la sexualité et la procréation, se révèle parfois plus complexe – on relève ainsi régulièrement des impératrices (telle Gemmei ?) qui héritent du pouvoir et l’exercent par et pour elles-mêmes (tendance qui disparaîtra ultérieurement, ai-je cru comprendre – pour des raisons politiques essentiellement, mais il me semble avoir lu que le bouddhisme y avait eu sa part ?) ; le caractère si outrancièrement patriarcal et rigidement sexué souvent associé à la société japonaise n’était peut-être pas si marqué à cette époque – et, après tout, le Kojiki accorde donc un rôle essentiel à Amaterasu… Pourtant, une des premières scènes marquantes de cette Chronique des faits anciens (livre I, chapitres IV et V) explique le ratage d’une première tentative de création du monde, et notamment du Japon, puis des hommes, parce que la femme Izanami a parlé (pour exprimer sa satisfaction) avant son amant et frère Izanagi après leur copulation censée générer la vie ! Je ne suis pas en mesure de creuser la question, cependant… Mais on peut à l’occasion, relever d’autres traits sans doute riches d’enseignements : dans le livre II, les chapitres XCVI à XCVIII m’ont ainsi étonné en rapportant, déjà et dans ce contexte mythique, l’invasion de la Corée (sur ordre direct des Supérieurs !) ; un trait qui a pu, je suppose, avoir son importance par la suite… et peut-être tout particulièrement auprès des plus fervents nationalistes japonais, y voyant une justification à leurs ambitions impérialistes ? Pourtant, à ce que j’ai cru comprendre (je relis en ce moment l’Histoire du Japon et des Japonais d’Edwin O. Reischauer, qui, pour traiter surtout du Japon du XXe siècle, n’en comprend pas moins des éléments antérieurs), le Kojiki et plus globalement la tradition japonaise prennent ici l’histoire à rebours : s’il y a bien des liens historiques (ou plus exactement protohistoriques) entre le Japon et la Corée, c’est en sens inverse – dans la mesure où le peuplement du Japon s’est fait au travers de vagues successives de migrations en provenance de Corée… Ce n’est qu’un exemple : il s’agit de questions complexes auxquelles je serais bien en peine d’apporter même de très vagues éléments de réponses.

 

Comment, enfin, rendre le Kojiki en français ? Un autre problème bien ardu… Le réflexe initial serait sans doute d’en livrer une version « scientifique », abondamment annotée ; l’avant-propos évoque ici la traduction anglaise « classique » de Basil Hall Chamberlain. En français, peut-être faudrait-il alors se référer à la traduction de Masumi et Maryse Shibata ? En tout cas, ce n’est pas le parti pris par cette édition au Corridor Bleu – car, en fait de « traduction », il faudrait sans doute parler au moins d’ « adaptation », sinon de « recréation »… Au point, à vrai dire, où j’ai bêtement hésité à ranger l’ouvrage sous son titre (ce que j’ai finalement choisi) ou sous le nom de son « auteur », Pierre Vinclair. Chercheur autant que poète, ce dernier a en effet livré une version très particulière du Kojiki – œuvre largement poétique, notamment sur le tard, où chansons et poèmes sont très nombreux. Je manque d’éléments de comparaison pour déterminer au juste où cette version « s’éloigne », le cas échéant du texte originel, et où la fidélité demeure essentielle.

 

Le trait le plus saillant de cette « version », cependant, concerne à n’en pas douter les noms propres ; en effet, Pierre Vinclair a choisi de ne pas conserver les noms japonais, mais de les « traduire », ou du moins d’exprimer littéralement ce qu’ils connotent. Ainsi, pour revenir sur des noms déjà cités dans cette chronique, Izanagi et Izanami sont désignés comme L’Engageant et L’Engageante, Amaterasu est Brillante-au-Ciel, Susanō est Brave-Brusque-Impétueux, le premier empereur Jimmu est Prince-Divin-de-l’Unification-de-Grande-Harmonie, etc. Quitte à recourir pour ce faire à des qualifications à rallonge (Soleil-du-Ciel-des-Huit-à-la-Limite-des-Vagues-dans-une-Chaume-de-Brave-Cormoran-de-Rencontre-Avortée, par exemple…), non dénuées le cas échéant d’aspects comiques a fortiori pour un lecteur occidental (Céleste-et-Rapide-Conquérant-aux-Grandes-Grandes-Oreilles-qui-Conquiert-Vraiment-Comme-un-Conquérant…), d’autant que le « traducteur » n’hésite pas, à l’occasion, à recourir au registre familier (Princesse-qui-a-du-Chien…) ; et je dois dire que ces derniers aspects m’ont eu peu décontenancé – que le Kojiki puisse être drôle est une chose, mais il est tout de même difficile parfois de prendre ainsi au sérieux des personnages qui devraient probablement l’être… Il y a même une scène, mais je ne me souviens plus à quel endroit exactement, où le « traducteur » emploie les termes « rikiki » et « maous », et j’ai franchement du mal à les trouver pertinents dans un contexte pareil… D’autres choix de traduction sont éventuellement contestables, tant qu’on y est : par exemple, j’ai vraiment tiqué sur l’emploi du titre de « dauphin », spécifiquement français, pour désigner le « prince héritier » (ce qui revient à plusieurs reprises) ; certes, cela autorise un jeu de mots, mais ça me paraît bien trop biaiser le propos, en le parasitant de références extérieures qui n’ont pas lieu d’être… Et j’ajouterai enfin, comme vous vous en doutez, que ce choix de noms complexes et à rallonge implique un rythme de lecture assez particulier (et épuisant dans les chapitres généalogiques, du coup d’autant plus interminables), et ne facilite pas exactement, pour le lecteur, l’identification des très, très nombreux personnages figurant dans le Kojiki. La langue est autrement assez belle, notamment pour ce qui est des poèmes, mais j’ai quand même eu bien du mal avec ces partis-pris – d’autant que les noms « japonais », bien sûr, ne sont donnés en fin d’ouvrage que pour très, très peu de personnages (21 sur les centaines qui sont évoqués dans le livre), et absolument aucun lieu ; ce qui, là encore, ne facilite pas exactement l’identification et le suivi…

 

Pas très convaincu par cette approche, donc – mais ça, c’est mon problème, j’imagine, et je ne doute pas qu’elle saura légitimement en séduire plus d’un ; quant à moi, il faudra que je retente l’expérience avec une édition plus « scientifique »…

 

(J’avoue enfin être largement passé à côté des calligraphies de Yukako Matsui – mais, là encore, ça, c’est moi.)

 

Le Kojiki est un ouvrage fascinant – et parfois déconcertant. Pièce de choix pour appréhender l’histoire du Japon et peut-être encore son état contemporain, cette Chronique des faits anciens est néanmoins d’un abord délicat, et les partis-pris de traduction en biaisent sans doute la lecture ; le ton relativement « léger » de la version de Pierre Vinclair ne m’a pas tout à fait convaincu – et j’ai l’impression, en fait, qu’il me reste encore à lire le Kojiki, que je ne l’ai pas fait ici… On verra bien, d’ici quelque temps, si un complément plus « universitaire » s’avèrera utile.

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