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Morts pour l'empereur, de Takahashi Tetsuya

Publié le par Nébal

Morts pour l'empereur, de Takahashi Tetsuya

TAKAHASHI Tetsuya, Morts pour l’empereur : la question du Yasukuni, [Yasukuni mondai], traduit du japonais par Arnaud Nanta, préface de Stéphane Audouin-Rouzeau, Paris, Les Belles Lettres, coll. Japon, série Non-fiction, [2005] 2012, XXI + 170 p.

 

Le titre de cet essai, Morts pour l’empereur, est à la foi juste et quelque peu trompeur : mieux vaut appuyer sur le sous-titre (et qui est semble-t-il le titre original ?), La Question du Yasukuni, certes moins directement éloquent a fortiori pour un lecteur français qui, tel que votre serviteur, n’a à la base pas la moindre idée de ce qu’est ce « Yasukuni », mais qui correspond bien aux préoccupations essentielles de cet essai qui, en son temps, a connu un certain succès tant au Japon que, très vite traduit, dans des pays également intéressés à cette question, au premier chef la Corée et la Chine. Tout cela est sans doute très loin pour nous… et justifie quelques mises au point qui, d’emblée, témoignent de la singularité essentielle de cette « question du Yasukuni », tout en permettant de l’inscrire dans une perspective plus globale, touchant à la commémoration et à ses institutions.

 

Mais ce qu’il faut comprendre d’emblée, c’est que ce débat est très clivant, là-bas – bien plus que ses éventuels équivalents européens et américains ; on comprend mieux pourquoi l’auteur, Takahashi Tetsuya, avant tout professeur de philosophie contemporaine à l’université de Tôkyô (et notamment spécialiste de Derrida), mais également intéressé à d’autres sujets touchant à la guerre ou à la politique, et aux responsabilités et dilemmes moraux en la matière, a donc choisi de livrer un essai pareil, qui ne relève pas tant – ou pas uniquement – de l’étude historique, sociologique, philosophique, etc., « objective », que de la tribune militante. La « question du Yasukuni » est essentiellement politique, et l’auteur s’y engage – faisant face à une bête noire toute politique, le premier ministre japonais d’alors, Koizumi Jun’ichirô (à vue de nez con comme un Trump).

 

ORIGINES ET NATURE DU YASUKUNI

 

Le Yasukuni, donc. Il s’agit d’un sanctuaire shintô, sis à Tôkyô, et somme toute assez récent, puisque créé par l’empereur Meiji. Depuis son instauration à la fin du XIXe siècle, il a pour vocation d’entretenir la mémoire des militaires tombés dans les différents conflits, civils ou extérieurs, ayant impliqué le Japon. Mais cela va en fait plus loin que cela, dans la mesure où il s’agit bien d’un établissement religieux (ce qui a pu être contesté, par simple sophismes le plus souvent aisément balayés, mais d’autres contestations se sont avérées autrement pernicieuses et redoutables…), imprégné de la métaphysique shintô – et plus précisément celle du shintô d’État, j’y reviendrai. On ne se contente pas ici de lister des noms, comme dans tel ou tel ossuaire ou monument aux morts européen (lire cependant l’intéressante préface de Stéphane Audouin-Rouzeau, qui opère une comparaison instructive) : on affirme que les « âmes des héros » rassemblées aux Yasukuni sont de nature essentiellement divine ; il s’agit de les glorifier, et pas seulement pour la forme : techniquement autant que littéralement, ils sont des divinités.

 

LES CONTINGENTS DES « ÂMES DES HÉROS »

 

C’est déjà une singularité importante, mais cela ne s’arrête pas là. En effet, les premiers conflits ayant apporté des « âmes de héros » au Yasukuni ont été relativement limités : deux guerres civiles de l’ère Meiji, la première guerre sino-japonaise, la guerre russo-japonaise, la Première Guerre mondiale (très peu mortifère dans la région), enfin et peut-être surtout des guerres coloniales sur lesquelles il faudra revenir. Mais tout change avec « l’incident de Mandchourie », puis « l’incident de Chine » débouchant sur la deuxième guerre sino-japonaise, enfin et surtout la « guerre de l’Asie et du Pacifique », c’est-à-dire la Deuxième Guerre mondiale. Les premiers contingents de héros se chiffraient en centaines ou milliers, parfois même en dizaines seulement ; certes, ce n’est pas rien, et ces morts étaient tout aussi morts que ceux qui les suivraient… Mais les statistiques explosent avec la seconde guerre sino-japonaise et la guerre de l’Asie et du Pacifique : ce sont alors 2 500 000 morts qui intègrent le Yasukuni ! Autant dire que la quasi-totalité, écrasante, des « âmes des héros » du Yasukuni relèvent de ces ultimes conflits. La démesure statistique influe fortement sur la perception de l’institution…

 

LA TRANSFORMATION DU YASUKUNI APRÈS LA DÉFAITE

 

D’autant qu’il s’agit donc d’une institution religieuse, mais dans l’optique du shintô d’État – à tout prendre bien différent du shintô traditionnel. De cela les troupes d’occupations américaines commandées par Douglas MacArthur ne veulent pas, y voyant, sans doute à bon droit, une cause essentielle du développement du militarisme japonais, et lui imputant donc pour partie la responsabilité de la guerre. Cela fait partie de ces points essentiels imposés par les troupes d’occupation et qui détermineront l’orientation du Japon de l’immédiat après-guerre à aujourd’hui : il faut séparer le politique du religieux, et anéantir le shintô d’État.

 

Mais le Yasukuni n’est pas supprimé pour autant : il devient en fait un simple établissement privé, sanctuaire shintô déclaré et reconnu légalement, jusque dans son caractère spécial.

 

En tant que tel, il ne dérange en rien les troupes d’occupation, et de même pour la majorité des Japonais. Même quand le Yasukuni accueille des criminels de guerre notoires, condamnés lors des procès de Tôkyô, on ne trouve rien à y redire. Même si, par la suite, le débat se focalisera surtout sur les « criminels de catégorie A », c’est-à-dire les responsables de « crimes contre la paix », parmi lesquels on retiendra surtout le premier ministre Tôjô Hideki… Le Yasukuni accueillait déjà au titre de héros les fauteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité – catégories B et C.

 

Note pour les lecteurs de l’excellente novella de Ken Liu L’Homme qui mit fin à l’histoire : on n’y trouve donc pas les responsables de l’Unité 731… tout simplement parce qu’ils n’ont jamais été condamnés, ayant bénéficié de la protection des Américains – c’est la seule mention qui en est faite ici, d’ailleurs, si l’essai se montre très éclairant sur le contexte japonais du récit de science-fiction.

 

LES VISITES DE PREMIERS MINISTRES

 

Le problème, c’est quand se réveille une collusion entre le politique et le religieux, aux relents plus ou moins marqués de shintô d’État.

 

Depuis longtemps, intellectuels conservateurs et politiciens, notamment au sein du PLD, le Parti Libéral-Démocrate qui n’est bien souvent ni libéral ni démocrate, incarnation de la droite nippone systématiquement aux affaires de l’après-guerre à l’aube de l’ère Heisei, depuis longtemps donc ces personnages entendent louer l’institution du Yasukuni, voire lui rendre son statut officiel, quoi qu’on en dise par ailleurs – et notamment en Chine et en Corée.

 

En 1985, le premier ministre Nakasone Yasuhiro se rend au Yasukuni pour y rendre un hommage officiel aux « âmes des héros » ; surtout, à l’aube du XXIe siècle, le premier ministre Koizumi Jun’ichiro s’y rend chaque année dans la même optique… témoignant peut-être d’un durcissement de la droite japonaise sur la question ; ce sont ces visites répétées qui incitent Takahashi Tetsuya à prendre la plume – en se faisant l’écho d’une politique dépassant le seul Japon, et d’un débat constitutionnel qui intéresse bien au-delà des seuls juristes ; se pose en effet la question de savoir si ces visites sont constitutionnelles ou pas, puisqu’elles semblent bien contrevenir à une laïcité nippone peut-être plus chatouilleuse encore que son équivalent français, au-delà des vociférations outrées que ce dernier suscite… En effet, chacune de ces visites a suscité des plaintes judiciaires, parfois strictement japonaises, parfois étrangères (chinoises ou coréennes), réclamant des tribunaux japonais qu’ils dénoncent l’anticonstitutionnalité de ces visites (ce qu’ils ont parfois fait) et exigeant éventuellement des réparations de l’État nippon (jamais accordées quant à elles).

 

Oui, la question est là-bas très clivante, qui s’appuie sur des thématiques plus larges, témoignant des bouleversements des mentalités japonaises depuis l’après-guerre. Le débat ne pourrait probablement pas avoir les mêmes implications en Europe – bien au-delà de la seule question religieuse, aussi importante soit-elle : c’est que le Japon a solennellement affirmé qu’il ne recourrait plus à la guerre – sa Constitution même en fait la promesse. Toutefois, la droite ne manque pas de relever systématiquement que cette Constitution leur a été imposée par les Américains… Et sans forcément verser dans le bellicisme (encore que les occasions ne manquent pas, indirectement – après tout, on ne dit pas « armée », mais « forces de défense », on ne dit pas « guerre » mais « opération de maintien de la paix » ou « de lutte antiterroriste »…), elle témoigne de la part de ces politiciens ou intellectuels d’un ressentiment imprégné de gêne à l’égard de la question de la responsabilité du Japon dans les « guerres d’agression », comme les qualifient leurs opposants, « guerres justes » ainsi qu’eux-mêmes les voient, qui ont alimenté le sanctuaire en innombrables « âmes de héros »… Pour le coup, Unité 731 mise à part, on peut renvoyer de nouveau à L’Homme qui mit fin à l'histoire, de Ken Liu.

 

Takahashi Tetsuya, bien sûr, a choisi son camp, et ne s’en cache certainement pas. D’où cet essai qui, divisé en cinq questionnements, vise à mettre à bas l’argumentaire (il est vrai plus ou moins solide ou plus ou moins borné, c’est selon…) des pro-Yasukuni – dans le cadre du débat constitutionnel et bien au-delà.

 

L’ALCHIMIE ÉMOTIONNELLE

 

Il s’intéresse avant tout au cœur de l’institution, à son propos le plus flagrant, qui relève, selon son expression, d’une « alchimie émotionnelle ». L’objet initial, mais sans doute à ce jour encore, du sanctuaire Yasukuni, est d’opérer une transmutation de la tristesse, bien légitime et parfaitement compréhensible, des familles des défunts, en une véritable allégresse, une joie pure et empreinte de gratitude pour la beauté du sacrifice accompli.

 

Ces notions de joie et d’allégresse sont sensibles dans nombre de témoignages de ces familles (les pro-Yasukuni ; on trouve aussi bien des familles hostiles à l’institution, bien sûr – éventuellement celles d’ « auxiliaires » défunts, recrutés de force en Corée ou en Chine, et « honorés » au Yasukuni pour avoir contribué à la défense du Japon : ces familles sont souvent furieuses de cet état de fait, et ont régulièrement demandé au sanctuaire de « libérer » leurs proches de la célébration commune, mais le sanctuaire s’y est toujours refusé…).

 

L’allégresse, de la sorte, est associée à l’honneur, mais produit un déconcertant effet pervers – c’est comme s’il s’agissait de rechercher la mort au combat, pour être honoré en tant que divinité ! On se demande parfois comment une mentalité pareille a pu être conciliée avec les impératifs stratégiques de l’armée nippone – comment vaincre si vos soldats cherchent à mourir ?

 

Quoi qu’il en soit, l’émotion est au cœur des discours pro-Yasukuni et anti-Yasukuni ; ce qui, bien sûr, dissuade d’autant plus le questionnement « objectif », « rationnel », « dépassionné » – et cela vaut probablement pour Takahashi Tetsuya autant que pour ses adversaires.

 

LES RESPONSABILITÉS DE GUERRE

 

Mais la question du Yasukuni, c’est aussi celle des responsabilités de guerre – qui intéresse tout particulièrement l’auteur.

 

Les criminels de catégorie A

 

La célébration commune des « âmes des héros » englobe notamment celle des criminels de guerre, et tout particulièrement celles des « criminels contre la paix » (catégorie A) ; ce qui chatouille tout particulièrement les pays voisins tels que la Chine ou la Corée… Pourtant, l’auteur fait à bon droit remarquer que la Chine, surtout, se montre étonnamment ouverte en l’espèce, dans la mesure où les seuls criminels de catégorie A semblent lui poser problème : dans la logique de la Chine Populaire, seuls ceux-ci sont à proprement parler « coupables » ; l’immense majorité des morts du Yasukuni, simples soldats, peuvent être envisagés comme autant de « victimes », et la Chine ne réclame pas l’abandon de leur célébration…

 

Mais que faire, alors, pour les criminels de catégorie A ? On a pu avancer l’idée d’une célébration séparée… mais elle apparaît bien hypothétique, voire inenvisageable : le sanctuaire lui-même est très intransigeant sur la question, qui tient comme de juste à son rite, et n’admet pas la possibilité de retirer de ses « listes » ceux qui ont été amenés à y figurer…

 

Guerres d’agression et guerres justes

 

Le problème, bien sûr, est au-delà celui de la perception de la guerre, opposant « guerre juste » et « guerre d’agression » ; et si, probablement, la majorité des Japonais envisagent aujourd’hui les conflits tels que la seconde guerre sino-japonaise et la guerre de l’Asie et du Pacifique comme des « guerres d’agression », l’idée d’une responsabilité en l’espèce est parfois difficile à avaler (je ne leur en veux pas forcément – je m’étais exprimé là-dessus en rendant compte de ma lecture passionnée de L’Homme qui mit fin à l’histoire, et y reviendrai en conclusion).

 

La dimension coloniale

 

Mais la dichotomie entre ces deux types de guerre s’éclaire en fait tout particulièrement en remontant à des opérations militaires antérieures – peu importe si, statistiquement, le contingent de morts qu’elles ont procuré au Yasukuni est dérisoire en comparaison : c’est en effet l’occasion de mettre en lumière la dimension coloniale du Japon à partir de Meiji, avec des opérations « de maintien de la paix » parfois très rudes, ainsi contre les « barbares de Taiwan » – et c’est semble-t-il un aspect de l’histoire contemporaine du Japon très méconnu des Japonais d’aujourd’hui… Cette dimension coloniale est pourtant essentielle dans la question du Yasukuni – et ne fait rien pour arranger les relations de l’empire du soleil levant avec ses voisins éventuellement rancuniers, et on les comprend…

 

LA QUESTION RELIGIEUSE

 

Se pose aussi la question de la religion – et elle est complexe, peut-être tout particulièrement au regard des spécificités du Japon en l’espèce.

 

Le shintô d’État dans le syncrétisme japonais

 

À la base, que le Yasukuni relève du shintô ne fait aucun doute. Le problème est cependant double : tout d’abord, faut-il envisager le shintô, ou du moins le shintô d’État dont ce sanctuaire émane, comme une religion ? En fait, ça n’est pas forcément si évident que cela – dans la perspective éventuellement syncrétique du Japon.

 

En témoignent d’ailleurs les soutiens affichés au Yasukuni, dans les années 1930 et 1940 notamment mais éventuellement ensuite, par des groupes religieux distincts, notamment des bouddhistes de tendance amidiste, mais aussi des chrétiens, aussi bien catholiques que protestants ! En fait, l’idée défendue était que le shintô d’État, plus qu’une religion à proprement parler, renvoyait aux seuls devoirs des citoyens japonais à l’égard de la patrie et de l’empereur, sans incompatibilité avec une foi et un engagement chrétiens ou bouddhiques.

 

Or ce patriotisme était jugé « évidemment nécessaire », impossible à remettre en cause, et constituer par ailleurs une des plus profitables singularités du Japon… Voir notamment ce discours chrétien sur « le sang », assez éloquent : on n’est pas ici dans la logique du martyre, autant pour l’exemple antique du refus des premiers chrétiens de se plier au culte impérial romain…

 

Mais il y a potentiellement un leurre : le shintô d’État ne serait en fait pas tant « non-religieux » que « super-religieux » ; ce qui explique comment les autres cultes peuvent s’en accommoder, mais il n'y a guère de doutes quant aux implications réelles du culte rendu au Yasukuni.

 

Les dangers de la laïcisation

 

On en arrive alors au débat sur la laïcisation éventuelle du Yasukuni, qui est d’autant plus complexe… Et l’auteur me paraît toucher à quelque chose de très juste quand il montre comme une laïcisation de la sorte serait en fait extrêmement pernicieuse, et même fondamentalement dangereuse, en ressuscitant peu ou prou le shintô d’État honni, propice à toutes les justifications, et tout particulièrement en matière de guerre – en masquant la religion sous le voile du patriotisme, ce processus ne serait que plus totalitaire, en s’imposant à tous au-delà des convictions personnelles.

 

Mais la question de la nature religieuse ou non du Yasukuni et de l’hommage qui y est rendu, et peut-être tout particulièrement telle qu’elle ressort des nombreux rapports conçus par le PLD ou des intellectuels gravitant autour afin de « re-légitimer », ou « re-officialiser » le sanctuaire, quitte à ce que ce soit en le « laïcisant », est donc saturée d’hypocrisie et de sophismes.

 

LA QUESTION CULTURELLE

 

Il en va de même pour la question « culturelle », faisant du Yasukuni une spécificité japonaise, à préserver en tant que telle – je n’ai jamais compris ce réflexe qui veut que les coutumes ou traditions soient par essence « bonnes », et doivent donc être préservées… En fait, ce discours « culturaliste », par exemple celui d’Etô Jun, ne tient pas la route tant il se perd dans ses contradictions – consciemment ou pas.

 

Par exemple, on cherche à inscrire le culte des morts rendu au Yasukuni dans une tradition ininterrompue depuis le Kojiki… Mais c’est absurde, au-delà même de l’idée improbable et aveugle d’un Japon statique sur treize siècles. Et quand bien même le culte des morts, ou plus exactement le rapport toujours mêlé des morts et des vivants, peut être perçu comme un trait essentiel de la culture japonaise, ce que ne nie pas Takahashi Tetsuya, cela n’implique en rien le culte tel qu’il est rendu au Yasukuni. En fait, taquin, l’auteur montre que, s’il était une tradition japonaise intéressante en l’espèce, elle serait tout autre… puisque visant à honorer tous les morts, y compris les morts ennemis ! Or on est là très loin de l’approche du Yasukuni, qui n’honore que les morts « du bon camp » et par ailleurs militaires ou « directement auxiliaires » militaires : les ennemis étrangers ne figurent pas dans la célébration commune, et pas davantage les morts japonais mais hostiles au pouvoir central (ce qui vaut pour les deux guerres civiles de Meiji) ; par ailleurs, les civils sont systématiquement ignorés…

 

Mais les « culturalistes » jouent un double jeu étonnant : quand on leur dénie la « spécificité japonaise » censée constituer la base de leur argumentaire, ils se retournent sur la position antipodale – après tout, tous les pays célèbrent leurs morts ! Oui – mais où passe donc la spécificité nippone, dans ce cas ? Il y a là une contradiction flagrante – mais peut-être aussi l’occasion de faire ressortir une autre spécificité, antagoniste éventuellement de la précédente.

 

L’auteur pioche des exemples dans l’histoire occidentale contemporaine, associant classiquement la mécanique de la commémoration et de la glorification des morts avec l’émergence de l’État-nation, tout particulièrement dans le contexte de la Révolution française, puis des guerres napoléoniennes, avant que le phénomène culmine avec la Première Guerre mondiale, mais en s’autorisant aussi de lointains retours en arrière, avec la Rome « pro patria mori », et plus encore le célèbre éloge funèbre de Périclès tel qu’il est rendu par Thucydide dans sa phénoménale Histoire de la guerre du Péloponnèse.

 

Mais il faut dépasser ce comparatisme et la tentation « relativiste » visant à justifier tout et n’importe quoi. Derrière, c’est l’idée même de commémoration qui doit être interrogée – et les implications en l’espèce du cimetière d’Arlington, de l’ossuaire de Douaumont et du Yasukuni peuvent être très diverses ; or le Yasukuni, ici, double la mise politique, peut-être d’autant plus en raison de sa nature religieuse ou « super-religieuse ».

 

EN QUÊTE D’UNE ALTERNATIVE ?

 

Mais peut-être pourrait-on concevoir une alternative, justement ? Un lieu de commémoration détaché des dangers du Yasukuni, envisageant le passé comme le futur d’une manière plus sereine ? Ne visant pas à glorifier les morts, mais à témoigner des horreurs de la guerre, en envisageant ensemble toutes ses victimes…

 

Takahashi Tetsuya se montre sceptique – au bout du compte, tout nouveau lieu de commémoration présenterait à ses yeux trop de risques de déboucher sur un « nouveau Yasukuni »… Aussi aboutit-on en définitive à une impasse.

 

Peut-être l’idée serait-elle donc de repenser au préalable la notion de commémoration – préalable indispensable à un traitement vraiment pertinent de l’héritage encombrant du Yasukuni…

 

LES LIMITES DE L’ARGUMENTAIRE

 

Ceci étant, cette dernière dimension éclaire peut-être plus particulièrement les limites de l’argumentaire de Takahashi Tetsuya – bien plus que sa dimension d’emblée militante.

 

L’auteur se montre régulièrement subtil et pertinent – ainsi quand il démonte l’argumentaire « culturaliste » ou les inepties populistes et bas du front de Koizumi « justifiant » ses visites au sanctuaire, ou encore, dans un autre registre, quand il s’interroge sur la « super-religion » du shintô d'Etat et les dangers pernicieux de la laïcisation.

 

D’autres fois, cependant, il m’a paru moins convaincant… J’ai l’impression qu’il est à l’occasion presque aussi borné que ses adversaires, en fait : en maintes occasions, son essai souffre de la même tendance à reléguer l’argumentaire au rang d’axiome – cela est ainsi, cela ne peut pas être ainsi, etc. Sans démonstration supplémentaire… La déclaration solennelle, et peut-être plus encore sa réitération d’essence rhétorique (l’auteur se répète régulièrement…), semblent suffire à ses yeux pour balayer l’adversité – presque au point de susciter l’effet contraire !

 

Même pour moi qui suis fondamentalement pacifiste, méfiant au mieux et souvent hostile à l’égard de la chose militaire, résolument opposé au nationalisme sous toutes ses formes, le sentiment à l’occasion que l’auteur lui-même s’en remettait à des prénotions m’a plus d’une fois déconcerté…

 

CONCLUSION ET PERSPECTIVES

 

L’essai reste intéressant. En traitant de manière très japonaise une question très japonaise, il fournit des aperçus plus larges d’une problématique éventuellement universelle.

 

Mais c’est peut-être avant tout un témoignage intéressant des mentalités japonaises contemporaines, que l’emprise de la guerre ne lâche toujours pas… Le tableau qui en ressort est à vrai dire assez effrayant, augurant d’un avenir sombre – je redoute, dans ces polémiques récentes, un retour de bâton, après toutes ces années, de la tendance à l’auto-humiliation qui a suivi la défaite de 1945… Car l’idée d’une responsabilité collective en l’espèce, et plus encore quand elle se communique « naturellement » à des « héritiers » qui n’étaient même pas nés, ainsi l’auteur, au moment du Japon totalitaire et militariste, me dérange toujours.

 

Aussi, quand bien même je rejoins largement l’auteur dans ses arguments et ses conclusions anti-Yasukuni et plus largement pacifistes, je ne peux m’empêcher de me demander si pareil essai, d’autant plus sous cette forme, n’est pas tout aussi symptomatique d’une évolution dangereuse de la question que les visites provocatrices de Koizumi au Yasukuni… Une question à suivre.

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Sin semillas, de Abe Kazushige

Publié le par Nébal

Sin semillas, de Abe Kazushige

ABE Kazushige, Sin semillas, [Shinsemia], traduit du japonais par Jacques Lévy, postface du traducteur, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier Poche, [2003, 2013] 2016, 1022 p.

 

Se faire une culture littéraire nippone : y a du boulot. Plein de classiques à disséquer, que ce soit au sens le plus strict, ou en appliquant le qualificatif aux plus fameux auteurs d’après Meiji. On peut voir ça sous un versant plus positif : tant de choses encore à découvrir ! Mais l’idée serait aussi, tout de même, de ne pas écraser sous le poids d’un intimidant passé la littérature japonaise de maintenant. Quelques noms, sans doute, sont d’ores et déjà incontournables, peut-être les classiques de demain – et, même dans cette catégorie, j’ai du boulot : bon sang, même si j’en ai qui patiente dans la section nippone de ma bibliothèque, et depuis longtemps, je n’ai toujours rien lu de Murakami Haruki…

 

Le bonhomme n’est pas le seul, d’ailleurs – et bien des auteurs intéressants ne bénéficient pas de son aura médiatique. Peut-être est-ce le cas d’Abe Kazushige ? (Aucun lien.) Mais peut-être est-ce seulement ignorance crasse de ma part… J’ai appris depuis que cet auteur avait été « remarqué » avant le roman qui nous intéresse aujourd’hui, et qu’il a au fil des publications engrangé une sympathique collection de prix littéraires (le fameux Akutagawa inclus). Mais je n’en avais jamais entendu parler jusqu’à ce que je tombe, par le plus grand des hasards, sur cet impressionnant pavé qu’est Sin semillas (dans cette édition de poche, il pèse tout de même ses mille pages), mis en avant dans une librairie bordelaise où je zonais curieux. La quatrième de couv’ m’a intrigué (ça arrive), les louanges librairiennes aussi, je me suis emparé de la chose et l’ai lue à mon rythme (c’est que j’ai du mal à m’enquiller les pavés, aussi bons soient-ils, d’un seul bloc – mais ici, à vrai dire, j’aurais probablement pu, tant ça coulait tout seul). Et c’est bien une chouette découverte – un excellent roman remarquable dans sa conception, d’une extrême efficacité mais qui ne s’impose pas au détriment du sens ou de la forme. Et, disons-le d’emblée même si ce n’est pas forcément le point que les critiques ont le plus mis en avant, c’est horriblement drôle…

 

LA VILLE DE DIEU... ET SES AMBIGUÏTÉS

 

Sin semillas est, sur moins d’un an, la chronique d’une ville, Jinmachi – littéralement « la ville de Dieu », rien que ça –, une bourgade paumée du nord-est du Japon ; on n’est pas vraiment dans la Megalopolis, plutôt dans un arrière-pays qui n’a pas grand-chose à offrir, à part ses pittoresques vergers, seule attraction touristique du bled, et ça gave pas mal un certain nombre de ses habitants, ce triste cliché de carte postale.

 

Bien sûr, le fait que Abe Kazushige soit né à Jinmachi n’est peut-être pas innocent au regard du propos du livre… ou pas : il nous précise d’emblée que cette Jinmachi-là est parfaitement fictive. On peut le croire… ou pas, là encore : après tout, l’auteur lui-même apparaît à la troisième personne dans le roman. Ou pas ? Question à se poser au moins à trois reprises… et pour toujours plus de perplexité dans la réponse, à moins de décider de déclarer forfait, et de faire avec.

 

Le traducteur Jacques Lévy, dans son utile postface, a développé tout un discours subtil à base de diégèse et de narrateur faussement omniscient, etc. – je vous y renvoie, ce sont des choses sur lesquelles je serais sans doute bien incapable de disserter…

 

Mais bon : Jinmachi. C’est, typiquement, au-delà de son nom ronflant, un endroit où il ne se passe rien. À supposer qu’il y ait bel et bien des endroits où rien ne se passe… Une illusion vite mise à mal, au travers de personnages qui, typiquement, ne devraient rien avoir à raconter, et pourtant si.

 

Une question de point de vue, sans doute – et qui justifie des approches diverses, qui se marient heureusement. Passé l’exergue biblique (en résonance avec le titre, fumette mise à part… ou pas), un premier prologue joue de la carte économique, en dressant un complexe tableau de la consommation de blé (américain) dans le Japon de l’après-guerre. Cette focale objective à la manière d’un cours connaît une première déviation dans un second prologue, qui, tirant parti des considérants économiques qui précèdent, montre comme la ville banale de Jinmachi, durant l’occupation américaine, a radicalement évolué – notamment du fait de la prostitution endémique. Toujours est-il qu’un sournois duo, associant Asô Shigezô, un « entrepreneur » si l’on veut, un « yakuza » si l’on préfère, et Tamiya Jin, un boulanger (oui) malin, a bientôt mis la ville en coupe réglée – et l’association fructueuse a perduré, même si le passage du temps et les héritages divers ont pu changer la donne au fur et à mesure… au point peut-être où la machine s’encrasse toute seule, présageant d’un anéantissement aux proportions apocalyptiques.

 

IL SE PASSE DES CHOSES…

 

La malédiction chinoise dit – ou on lui fait dire : « Puissiez-vous vivre des temps intéressants. » Les temps qui s’annoncent, en cet an 2000 placé sous le sceau des nouvelles technologies, et de l’anomie qu’en déduisent les quidams, même dans un patelin pareil, seront à n’en pas douter très intéressants… La morne Jinmachi, en effet, va, suite à trois faits-divers que rien ne relie a priori, connaître une agitation inopinée.

 

Il y a tout d’abord Hirosaki Masatoshi, ce professeur qui s’est suicidé en se couchant sur les rails du chemin de fer ; mais est-ce bien un suicide ? Il est vrai que le défunt était un ardent opposant à ce projet d’implantation d’une usine de traitement des déchets industriels que les élites pourries de la ville entendent bien à mener à terme pour en retirer de juteux bénéfices… C’est évident : on l’a tué, pour le faire taire !

 

Il y a ensuite Aizawa Kôichi, ce jeune homme, fou de voitures, et bon conducteur du coup, qui n’en périt pas moins dans un accident de la route, emboutissant son véhicule contre la pile d’un pont… Accident ? À voir ! Ce pont, notoirement, est hanté par un fantôme… à moins que la lueur inquiétante ne soit plutôt le fait de ces ovnis qui semblent tout particulièrement nombreux dans la région ? On ne compte pas les témoignages édifiants à ce propos…

 

Et d’ailleurs, le troisième fait-divers : Matsuo Kôta, le vieux bonhomme qui « disparaît » subitement, là, comme ça ? Il y a forcément une raison ; oui, ce pourrait être, prosaïquement, qu’il est parti sans mot dire rejoindre une maîtresse – on le disait chaud lapin, et il avait plusieurs fois disparu ainsi dans ses vertes années… Ou bien les ovnis ? Il en a photographié un paquet, après tout !

 

Tout ça, ça fait beaucoup pour la morne Jinmachi… On en parle même dans les journaux de la capitale, le temps d’un entrefilet ! Et fantômes et ovnis sont du pain bénit pour Hoshiya Kageo – le distributeur de journaux ne le répètera jamais assez : c’est lui qui protège la ville ! On ne l’en remerciera jamais assez… En tout cas, lui, il SAIT.

 

LA BANALITÉ DU VICE

 

Mais il s’y passe bien d’autres choses. Parce que Jinmachi n’est pas peuplée que de revenants et d’extraterrestres… On y trouve une population lambda, qui, en tant que telle, n’a pas rien à raconter, mais, bien au contraire, est percluse de ces petits secrets qui font le sel de la vie quand ils ne la rendent pas insupportable.

 

Cela dépasse la seule pourriture des élites – certes, pourries, elles le sont, jusqu’à l’os, mais le jeune flic Nakayama Tadashi, par exemple, vaut-il mieux, lui qui a un goût immodéré pour les nymphettes et qui profite de son statut de représentant de la loi pour l’assouvir dans les meilleures conditions ?

 

Et encore, ceci a quelque chose d’un brin fantasque qui le fait sortir de l’ordinaire – de même pour la déchéance des dynasties pourries des Asô et des Kasaya.

 

Mais la timide et docile Tamiya Wakako peut avoir elle aussi des choses plus banales à cacher à son naïf boulanger d’époux Hironori – lequel aura bien l’occasion de la voir user d’une poudre blanche guère appropriée à la fabrication du pain…

 

Cela touche jusqu’aux collégiennes et aux lycéens – les premières peu farouches, les seconds parfaitement crétins, qu’importe, ils ont tous des choses à cacher. Et bien d’autres encore : tous, absolument tous.

 

Mais c’est bien la banalité de tout ceci qui fait le prix du tableau, au fond. Car Sin semillas relève autant de la fresque que de la chronique. Et dans sa méthode – on pourrait dire son montage, pour ce romancier qui avait fait des études de cinéma à l’origine –, le roman fleuve tient de la série télé exhaustive, quelque part entre Les Soprano (franches canailles, humour tordu et violence sèche au programme) et, disons, le soap opera que vous voudrez – avec un net accent sur le sordide (toujours plus intéressant que l’amour, ouf).

 

DE VIDÉO-GAG AU SNUFF MOVIE

 

Ce qui fait toutefois basculer la fresque, le fil rouge qui, partant du statisme du tableau à l’instant T, génère le mouvement et la trame jusqu’à un inévitable dénouement – avec un effet boule de neige tout particulièrement savoureux –, c’est sans doute le petit jeu idiot que la prétendue Association de la Jeunesse de Jinmachi (qui n’est pas forcément très jeune de toute façon, et encore moins portée sur le bénévolat et les actions charitables au profit de vrais jeunes qui ne cherchent de toute façon qu’à se barrer au plus vite de cet enfer rural pour ne jamais y revenir) va initier pour passer le temps – avec à sa tête le propriétaire du vidéo-club Orange, Matsuo Takeshi, un vrai beau morceau de gros connard.

 

Le cercle s’ennuie – normal. Puis il découvre, au travers d’un de ses membres à l’enthousiasme déconcertant, les merveilles de la vidéo amateur. Pris de fascination pour les équivalents nippons de Vidéo-Gag – DES HEURES DE RIRE EN BARRE AH AH AH –, les réalisateurs autoproclamés gaspillent de la bande à filmer des animaux, des vieux ou des mioches qui font n’importe quoi ah ah ah et oh oh oh c’est rigolo. Mouais…

 

Il y a sans doute plus intéressant à filmer – du cul, bien sûr ! Pas besoin d’aller jusqu’au fist-fucking qui obsède tant un des associés : placer une caméra dans les douches des filles au lycée, ou dans les toilettes de telle boutique, procure une satisfaction puérile aux couillons du « cercle » ; épier les couples qui vont baiser sur le parking ou au love hotel a d’autres avantages : on peut les faire chanter…

 

L’image, c’est bien – mais si on pouvait aussi avoir le son ? De fil en aiguille, les vidéastes du « cercle » deviennent tous autant de Big Brother à l’échelle de leur bled pourri – et leurs activités perdent bientôt de la simple bêtise initiale pour devenir résolument criminelles, sous des formes allant de l’extorsion au harcèlement… voire au snuff movie.

 

LA STRUCTURE DU ROMAN

 

L’activité du « cercle » fournit un deuxième liant au roman – le premier étant le contexte économique et social développé dans les prologues. Mais on ne saurait pour autant faire de Sin semillas un roman à la trame resserrée et linéaire, avançant à son rythme du point A du départ au point B de l’arrivée. Entre les deux, et sans exclure les flashbacks et flashforwards, la ville de Dieu vit, et l’on savoure son quotidien.

 

Il ne s’agit en rien de digressions, il n’y a pas à digresser : on est au cœur du livre. Que celui-ci alterne rapidement de brèves séquences au montage serré ou choisisse tout compte fait de suivre une même sous-trame avec un même protagoniste sur trois ou quatre chapitres d’affilée (le passage le plus marquant à cet égard est probablement le voyage à Tokyo de Wakako et Hironori – passage qui s’avère étonnamment douloureux au point où c’en est presque insoutenable ; c’est par ailleurs la seule véritable rupture avec le théâtre unique de Jinmachi dans le roman) importe peu, si cela ne doit pour autant rien au hasard : tout sert une histoire, ou plutôt les histoires qu’elle ne dissimule finalement guère – ce serait presque à se demander si l’histoire est prétexte aux histoires ou si c’est l’inverse… à moins que la question ne soit vide de sens, et finalement j’ai plutôt tendance à le croire.

 

LA QUESTION DE L’EMPATHIE

 

Or les portraits sont fins et la psychologie subtile – bien plus qu’on pourrait le croire. Cette « comédie humaine » dépasse les archétypes apparents pour creuser d’authentiques personnalités, dont le quotidien, aussi bateau soit-il, nous devient subitement fascinant ; alors, bien sûr, quand les choses dérapent, ce n’en est que plus vrai…

 

Au milieu des louanges, on a parfois adressé des critiques à l’auteur à cet égard : d’aucuns ont trouvé qu’il manquait d’ « empathie »… et il n’a pas forcément cherché à répondre à l’accusation. Pour ma part, elle ne tient pas vraiment : s’il n’en fallait qu’un exemple, ce serait à nouveau cette longue séquence du séjour de Wakako et Hironori à Tokyo – mais tout autant les scènes qui la préparent (essentiellement les ruminations de Wakako qui redécouvre la cocaïne), et celles qui suivent (et surtout, bien sûr, l’étonnant plan-séquence que l’auteur leur accorde en pleine scène de déluge…).

 

Mais sans doute cela tient-il en fait aux connotations que l’on entend associer au terme d’ « empathie ». Ce qui, semble-t-il, a parfois déconcerté, ce serait la volonté de l’auteur d’appuyer sur les travers de ses personnages, au mépris de leurs éventuelles qualités. Tous, à leur manière, sont pourris.

 

AU CINÉMA

 

Une critique faisait pour cette raison allusion au film d’Ettore Scola Affreux, sales et méchants, et il y a effectivement de cela – à voir si cette abjection des personnages suffit à anéantir le sentiment d’identification du lecteur…

 

Toutefois, quitte à chercher des références cinématographiques, j’en aurais de plus récentes – entre un Quentin Tarantino première manière (ouf), et surtout les frères Coen quand ils sont tout particulièrement en forme, à la Fargo, etc.

 

Car la mesquinerie et la bêtise si communes à Jinmachi ont quelque chose de délicieusement loufoque, et l’on a souvent le sourire aux lèvres à la lecture de toutes ces turpitudes – quand on n’éclate pas tout bonnement de rire au spectacle d’une scène qui aurait absolument tout pour être dramatique, n’était l’astuce de l’auteur, son brio de narrateur, et son humour à froid, éventuellement jaune, éventuellement noir.

 

Abe Kazushige parvient ainsi à mêler les registres avec une fascinante habileté – qui conserve au pavé Sin semillas l’unicité d’un roman cohérent et parfaitement maîtrisé : c’est un roman choral, mais certainement pas un patchwork.

 

L’accumulation des déboires et des fiascos de tout un chacun, quoi qu’il en soit, se savoure à chaque instant ; on pourrait trouver ça tordu, mais je doute que cette farce cynique, outrancière et en même temps d’un joli naturel (jusque dans les artifices réjouissants de sa conclusion en forme d’explication systématique), puisse laisser indifférent.

 

LA MORALE DANS TOUT ÇA

 

J’ai dit « cynique », je suppose que c’est à débattre. Après tout, la farce de Sin semillas, aussi improbable que cela puisse paraître, n’est pas dénuée d’une vague téléologie éventuellement morale – avec un jeu de massacre à base de karma salement blagueur.

 

Les excès sidérants de l’apothéose vers laquelle se précipite toujours un peu plus Jinmachi au fil des pages n’en sont probablement que plus drôles encore – alors même que l’on y patauge dans le sang et la merde omniprésents, et que les cadavres s’empilent les uns sur les autres !

 

Pourtant, d’autres séquences se montrent quant à elles horriblement éprouvantes – notamment celle, terrible, qui semble remonter aux sources du mal affectant le patelin, « expliquant » tant la tournure de la ville que la légende du fantôme du pont – comme un rappel permanent de l’abjection à laquelle les hommes sont volontiers enclins, a fortiori si l’anomie est de la partie (celle de l’immédiat après-guerre valant bien les fantasmes des phobiques de l’ère numérique). En soi, que la ville de Dieu soit soudain frappée par une forme de justice cosmique façon Sodome et Gomorrhe à l’ère du conspirationnisme va sans doute de soi.

 

Abe Kazushige serait-il en dernier recours un moraliste ? J’aurais tendance à croire que ça n’est pas exclu – d’autant plus, peut-être, qu’on a très justement pu dire qu’un Sade était lui aussi un moraliste…

 

LA FLUIDITÉ

 

Mais la force du roman réside aussi dans son étonnante fluidité. Intimidant au premier abord par son seul volume, encore un peu plus à mesure que les personnages, par dizaines, s’y croisent, et ce très vite (on s’y perd tout d’abord ; répertoire en fin de volume au cas où, mais plus ou moins utile, en fait – car focalisé sur les liens familiaux en priorité, plutôt que sur les occupations), Sin semillas s’avère pourtant d’une très appréciable aisance formelle.

 

La plume est certes volontiers ample, peut-être trop parfois (pas si sûr), mais, et quand bien même on a pu dire de l’auteur qu’il était un « formaliste », ce n’est jamais au prix de l’esbroufe stylistique : Abe Kazushige s’en tient à la majesté tranquille d’une plume qui s’efface, et entraîne le lecteur sans lui imposer de superflues démonstrations de virtuosité – laquelle est pourtant bien là, mais sans doute avant tout dans le registre narratif (le traducteur me paraît aller un peu loin dans sa postface, mais voir plus haut…).

 

Le style est pourtant ludique en maintes occasions, et sait s’adapter au propos pour le rendre le plus justement possible en fonction des circonstances comme des intentions.

 

Ce n’est pas tous les jours que je m’enfile un pavé de 1000 pages sans soupirer un seul instant…

 

Globalement, la traduction de Jacques Lévy est à l’avenant, et je suppose qu’elle fait honneur au texte initial. Oserais-je cependant avancer l’ombre d’un bémol ? Le roman joue beaucoup de l’argot et de la familiarité – mais, sur ces registres, j’ai l’impression que Jacques Lévy ne fait pas toujours mouche… En fait, son expression est parfois « ringarde », j’ai l’impression – et, oui, je sais, quoi de plus « ringard » que le qualificatif « ringard » ? Mais c’est tout le problème, justement : les gamins du coin qui s’amusent avec des « jeux électroniques » ? En 2000 ? Ce n’est qu’un exemple : plusieurs termes souffrent un peu de cet anachronisme relatif. Les insultes, de même, sonnent plus ou moins « vraies », parfois… Avec le décalage sans doute inhabituel dû au seul cadre japonais, cela en rajoute parfois dans le déconcertant, et peut-être à plus ou moins bon droit ? Mais c’est l’ombre d’un bémol : globalement, ça se lit très bien ainsi, et sans doute même mieux que ça.

 

AFFAIRE À SUIVRE

 

Une heureuse découverte, donc, que ce Sin semillas. Il va falloir que je poursuive avec Abe Kazushige… La postface indique qu’après Sin semillas, il est revenu à Jinmachi dans d’autres œuvres ; mais, parmi ses textes antérieurs, il y a semble-t-il d’autres choses tout à fait intéressantes, et très diverses à tous points de vue (format inclus, l’auteur ne fait pas que dans le pavé, loin de là) – bon, faut dire, quand Jacques Lévy parle d’un roman intitulé initialement La Nuit des morts-vivants (mais édité sous le titre La Nuit américaine…) et impliquant le Philip K. Dick de SIVA, je suis forcément tenté, hein… Sauf erreur, en français, on ne trouve pour l’heure que Projection privée et Nipponia Nippon ; me faudra lire ça !

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CR 6 Voyages en Extrême-Orient : Lame, l'arme, larmes (02)

Publié le par Nébal

CR 6 Voyages en Extrême-Orient : Lame, l'arme, larmes (02)

Deuxième séance du scénario de Fabien Fernandez « Lame, l’arme , larmes », tiré de 6 Voyages en Extrême-Orient. Vous trouverez les éléments préliminaires ici, et la précédente séance .

 

Je maîtrisais. Le joueur incarnant Sekine Senzô, l’onmyôji, était absent. Les PJ présents étaient donc Goto Yasumori, la voleuse, Hira Ayano, la montreuse de marionnettes, Kuzuri Hideto, l’apothicaire, et Masasugi Takemura, l’ancien soldat.

 

I : IL VA BIEN FALLOIR PARTIR

 

[I-1 : Yasumori, Hideto, Takemura, Ayano : Sekine Senzô ; Aki] Tous se trouvent chez Senzô, à réfléchir à ce qu’ils doivent faire. C’est l’occasion d’échanger leurs points de vue sur la malédiction qui les affecte, mais l’onmyôji leur fait prendre conscience d’une dimension qui avait pu leur échapper : si c’est bien le sabre qui les a maudits, la malédiction dépasse désormais le seul sabre – Yasumori ne l’avait même pas touché, et pourtant Aki est morte à ses côtés ; même chose pour les animaux de Hideto et Takemura (ce dernier avait sorti le sabre, mais l’avait ensuite laissé chez Senzô). Il serait trop simple d’enterrer quelque part l’objet maudit et de penser s’en tirer comme ça : la malédiction, comme de juste, est bien plus perverse… Par ailleurs, elle affecte donc également les animaux : Ayano pensait partir avec sa mule, mais, à l’évidence, celle-ci ne tiendrait pas plus d’un jour ; il en va d’ailleurs de même pour le cheval de Senzô, ce qui l’ennuie profondément… Mais, au-delà de ces révélations, la compétence de Senzô est éventuellement mise en cause : son projet d’exorcisme à la cascade semble tomber à l’eau, faute de pouvoir changer quoi que ce soit à leur situation – il ne le dit pas, mais Ayano, notamment, s’en rend compte...

 

[I-2 : Ayano, Yasumori : Sekine Senzô ; « le Messager », Noboru, Takeo, Reizo] Ayano insiste d’autant plus pour partir au plus tôt. Mais la question se pose inévitablement : dans quelle direction ? Certains penchent pour suivre la trace du « Messager », parti vers l’est ; d’autres préfèrent remonter sa piste, en enquêtant au relais de Noboru (Takeo avait mentionné sa présence là-bas, ainsi que le décès du soigneur Reizo, dans des circonstances similaires). Yasumori propose que l’un d’entre eux parte avec le cheval de Senzô pour pister « le Messager » pendant que les autres font ce qu’ils ont à faire au village et partent enfin dans la direction du relais de Noboru – mais l’animal serait condamné à mort, ainsi que l’onmyôji lui-même l’a démontré ! Dimension que Yasumori n’avait pas prise en compte… Mais on pourrait charger de cette tâche un habitant du village, non affecté par la malédiction ? Senzô admet à demi-mots que c’est envisageable…

 

[I-3 : Hideto, Takemura, Yasumori : Tsunekiyo, Sadasuke, Yoritaka] Ils ont en effet peut-être encore des choses à faire à Kengo – le temps presse, mais quelques entretiens supplémentaires pourraient s’avérer utiles… Hideto suggère ainsi d’en parler avec Tsunekiyo, l’érudit du village – il est sans doute le mieux à même de comprendre quoi que ce soit à cette affaire à KengoTakemura approuve cette idée. On évoque aussi Sadasuke, le moine zen errant… Dans un autre registre, Takemura mentionne le chasseur émérite du village, Yoritaka – un pisteur efficace, qui pourrait remplir la mission suggérée par Yasumori. C’est en outre un bon archer – Takemura n’est guère à même d’en juger, peut-être, mais Yasumori bien davantage, dit-elle : réflexion qui douche un peu l’ancien soldat, et la jeune fille se rattrape, louant son expertise en d’autres domaines… Quoi qu’il en soit, Yoritaka est un homme honnête et bon : Yasumori est convaincue de ce qu’il sera à même de remplir cette mission.

 

[I-4 : Yasumori : Yoritaka ; « le Messager », Senzô] Yasumori part sur-le-champ et se rend à la maison de Yoritaka – il s’y trouve. Elle commencer par lui demander s’il pourrait lui vendre un bon arc et des flèches : c’est le cas, encore qu’il ne s’agisse pas véritablement d’une vente, pour lui qui n’a que faire de l’argent : Yoritaka offre en fait un arc adroitement conçu à Yasumori, considérant que c’est un moyen de contribuer à payer sa dette éternelle envers le village, mais c’est du coup maintenant Yasumori qui se trouve endettée auprès du chasseur – en son temps, il lui demandera un service à titre de rétribution. La jeune fille accepte sans l’ombre d’une hésitation et à grand renfort de courbettes. Après quoi elle mentionne aussi la tâche de pister « le Messager »… Cela fait soudain beaucoup de choses, et Yoritaka en fait laconiquement la remarque, mais le chasseur est volontaire – toujours cette notion de dette, plus encore, même. Il ne doute pas être en mesure de pister l’étranger, et, avec le cheval de Senzô que lui offre gracieusement Yasumori, il devrait pouvoir faire ça assez rapidement ; c’est aussi un moyen, pour cet homme de peu de mots, d’inciter les cinq « maudits » à partir sans l’attendre… Dès qu’il sera prêt, il se rendra chez Senzô, et partira aussitôt sur la piste du « Messager », après quoi il les retrouvera sur la route : nul besoin de convenir d’un rendez-vous, il saura suivre leurs traces. Yasumori le remercie, et s’en va de son côté pour préparer avec soin ses affaires pour ce voyage soudain auquel elle est contrainte…

 

[I-5 : Yasumori, Takemura, Hideto, Ayano : Senzô, Tsunekiyo, Sadasuke, Kioyosada ; Aki, Masako] Peu après le départ de Yasumori, Takemura et Hideto, en accord avec Senzô, hèlent un gamin pour qu’il fasse venir chez l’onmyôji Tsunekiyo et Sadasuke – en ajoutant à la dernière minute, et à la requête de Takemura, Kioyosada, en tant que chef du village, même si le vieil homme est plus que jamais dépassé par les événements… Ayano, qui n’a guère la tête à ces discussions oiseuses, est bien plus préoccupée par le décès d’Aki, et pensait rejoindre Masako, afin qu’elles se soutiennent mutuellement, et veillent à organiser les funérailles de la pauvre fille, la sœur d’Ayano donc – mais la présence de Sadasuke au village change quelque peu la donne, et, le moine se rendant de toute façon chez Senzô, Ayano décide finalement de rester.

 

 

[I-6 : Hideto, Takemura, Ayano : Kioyosada, Tsunekiyo, Sadasuke, Senzô, Takeo ; Noboru, Masako, Aki] Kioyosada arrive le premier, nerveux, incapable de prendre la moindre décision, et n’ayant pas le moindre avis sur la question : le débonnaire chef de village est parfaitement désemparé. Tsunekiyo et Sadasuke, qui arrivent ensemble chez Senzô, sont autrement sereins, mais ont d’abord besoin d’explications supplémentaires. Hideto et Senzô se chargent de leur résumer la situation – Hideto en profite pour évoquer aussi Takeo, qui semblerait avoir vu un cas similaire au relais de Noboru : on dépêche de nouveau un gamin pour aller chercher le marchand itinérant à l’auberge de Masako, où il s’est installé. Reste à voir le sabre : très solennel, Takemura scrute les nouveaux arrivants, puis ouvre le coffre afin de leur présenter l’arme maudite. Sadasuke et Tsunekiyo conservent toute leur dignité à ce spectacle, tandis que Kioyosada sombre de plus en plus dans la panique. Ayano fait la démonstration de sa haine du sabre qui lui a volé Aki : à la seule vue de la chose, elle crache par terre – sur le tatami de Senzô

 

[I-7 : Takemura, Ayano, Hideto : Tsunekiyo, Sekine Senzô ; « le Messager »] Tsunekiyo se prononce enfin : il s’agit pour lui de remonter une piste, de trouver l’origine de la malédiction – ce qui permettra, soit de la réduire à néant… soit, même s’il ne le présente pas de la sorte, de la transférer sur quelqu’un d’autre (Senzô approuve, mais Takemura est visiblement mal à l’aise avec ce genre de solution…). Peut-être, plus concrètement, pourrait-il se montrer plus utile, à la condition de voir le sabre de plus près ? Takemura le lui tend, et Tsunekiyo, après un instant d’hésitation (la malédiction passerait-elle sur lui ?), s’en empare (c’est en effet très peu probable…). À ses gestes, Takemura, seul d’entre les présents, acquiert la conviction que Tsunekiyo a sans doute manié ce genre de katanas dans sa jeunesse – la rumeur dirait donc vrai… Mais il s’abstient de le signaler aux autres. Tsunekiyo confirme qu’un sabre pareil, aussi habilement conçu, aussi évidemment antique, a forcément une histoire, un passé – rien de commun avec le tout-venant de la production de katanas en cette ère de décadence. Peut-être faudrait-il alors creuser cette question de « l’héritage » ? « Le Messager » a très explicitement désigné ces cinq individus très différents – a priori, ils n’ont rien à voir entre eux : même le lien avec Kengo s’avère léger, tout particulièrement pour Ayano et Hideto… Quel est donc leur lien ? Takemura est le seul à répondre : il n’en a pas la moindre idée… Où trouver, alors, ces explications ? Sûrement pas à Kengo ou dans tout autre village de montagne du même type. Une arme pareille, on a forcément écrit à son sujet – de par Kyushu, ce ne sont pas les bibliothèques qui manquent, que ce soit dans des centres urbains, ou dans des monastères, ou dans des forteresses… Les légendes courant sur de semblables sabres ne manquent pas, à vrai dire – mais comment donc identifier précisément celui-ci ?

 

[I-8 : Hideto, Ayano, Takemura : Sadasuke, Sekine Senzô ; Aki, Masako] Hideto, peut-être pour la forme, demande alors à Sadasuke – qui n’a pas prononcé le moindre mot depuis son arrivée – s’il ne lui serait pas possible, en tant que moine, de « purifier » l’arme. Mais ce dernier n’éprouve en rien la gêne de Senzô à faire part de son incompétence… En fait, après avoir répondu à cette question, il se lèvre tout naturellement – expliquant laconiquement qu’il ne sert à rien ici : mieux vaut qu’il aille s’occuper des rites pour Aki, et tenter de procurer la consolation à ceux qui en ont besoin, Masako en tête. Ayano le remercie d’un signe de tête ; mais elle bout toujours autant : personne ici ne sait rien sur rien, il faut partir, et c’est tout ! Sadasuke semble s’arrêter un instant sur le pas de la porte, hoche la tête à cette déclaration, et s’en va. Toutefois, les rites ne seront pas exécutés dans l’immédiat et, même si ça lui déchire le cœur, Ayano sait qu’elle ne pourra pas rester jusqu’à la crémation de sa sœur… Par ailleurs, le mariage prévu pour la journée risque d’être affecté par ce drame – et les habitants de Kengo n’y verront que davantage encore de raisons pour chasser au plus vite les cinq maudits ! Elle n’en doute pas : il faut partir – et avant la nuit, précision qu’approuve Takemura ; sans quoi Masako au moins va y passer, et d’autres peut-être…

 

[I-9 : Yasumori, Takemura : Yoritaka, Sekine Senzô] Yasumori retourne auprès de ses camarades – elle a suivi Yoritaka, qui a obtenu confirmation de ce que Senzô lui prêtait son cheval, après quoi le chasseur s’est engagé sur la route de l’est. Takemura est assez impressionné par la manière dont Yasumori a agi avec le chasseur – la vilaine fille remonte un peu dans son estime…

 

[I-10 : Ayano, Takemura : Takeo, Sekine Senzô ; Noboru, Reizo, Masako, Towika, Sanzo, Osamu] Takeo les rejoint tous chez Senzô. Le marchand itinérant a été pour le moins interloqué par la scène qu’il a vue en arrivant à Kengo… Bonne patte, Takeo répond volontiers aux questions, avec un sérieux de circonstance. Il a effectivement vu un cadavre semblable au relais de Noboru, il y a deux jours de cela – soit la distance avec Kengo (il n’y a pas de route à proprement parler, ce sont des sentiers de montagne ; mais le relais se trouve au nord-ouest, dans la direction de Fukuoka. Et c’était bien le cadavre de Reizo, le soigneur qu’attendait Masako (Ayano intervient : il faut en prévenir l’aubergiste, et faire passer le mot, qu’un autre soigneur se rende à son chevet, elle tousse tant… Elle s’en chargera). Takemura demande au marchant si d’autres que lui pourraient savoir quoi que ce soit à ce sujet ; Takeo ne sait pas vraiment… Noboru lui-même et sa serveuse Towika en ont été témoins, mais autrement il y a du passage… Peut-être Sanzo, ce désagréable rônin qui erre souvent par là… Peut-être aussi Osamu, un concurrent de Takeo, qui ne l’apprécie guère… D’autres encore ? Tout dépend de qui se trouve là-bas…

 

[I-11 : Ayano, Hideto : Kioyosada, Tsunekiyo, Takeo, Sekine Senzô] Ayano ne s’attarde guère après le départ de Kioyosada, Tsunekiyo et Takeo. Elle se rend à l’auberge, où elle se prépare de son mieux – réalisant alors seulement qu’elle ne pourra pas partir avec sa mule ! Elle doit donc laisser des choses en arrière. C’est un crève-cœur, mais elle ne peut emporter ses marionnettes, et doit en outre faire le tri dans ses costumes (elle conserve dans un sac tout de même bien ordonné une tenue de femme noble, et une autre de paysanne). Hideto est dans une situation un peu moins fâcheuse, lui qui a l’habitude de tout conserver dans la malle d’osier qu’il porte sur le dos ; il trie néanmoins au mieux son matériel d’apothicaire. Senzô, enfin, ne peut sûrement pas emporter avec lui sa précieuse bibliothèque et ses tout aussi précieuses œuvres d’art… Il garde néanmoins ses outils de divination, et quelques rares livres dont il suppose qu’ils pourraient s’avérer utiles. Takemura et Yasumori se préparent également, et avec soin, mais n’ont pas ce genre de dilemmes.

 

[I-12 : Takemura, Yasumori : Kuchi ; Kioyosada] Après quoi Takemura souhaite s’entretenir avec Kuchi la folle, la vieille grand-mère du pourtant déjà vieux Kioyosada. Il n’en a pas une très bonne impression, surtout avec la scène qu’elle a jouée devant lui plus tôt dans la matinée, mais suppose que cela doit être fait. Et Yasumori se joint à lui, ce qui ne l’enchante pas davantage… Pourtant, il lui faudra bien s’habituer à sa compagnie dans les jours qui viennent – et comme elle semble connaître un peu la vieille, pour autant qu’on puisse la connaître… Tous deux se rendent donc au cabanon à l’arrière de la propriété de Kioyosada, où la vieille réside quoi que son petit-fils puisse en dire – elle ne vivra pas sous son toit ! Yasumori se montre d’une déférence appropriée devant son aînée, mais Takemura est à la fois prudent et plus direct – la fillette réagit comme il se doit en se plaçant derrière lui. L’ancien soldat a surtout une question en tête : cette malédiction est-elle le fruit du hasard, ou bien ont-ils fait quelque chose (mais quoi donc ?) pour mériter ça ? Le discours de la vieille est forcément confus, ou plus exactement cryptique, mais Takemura et Yasumori en retirent l’essentiel : ils sont débiteurs de leurs ancêtres – peut-être sont-ce plutôt eux qui ont fait quelque chose pour qu’eux cinq « méritent » cela ? Takemura perçoit bien la portée de ce discours, admet forcément qu’il fait sens, et n’en est que plus inquiet… Yasumori reprend les devants : Kuchi sait beaucoup de choses… Sait-elle comment lever la malédiction ? La vieille ne dit rien, se contente de sourire. Puis Yasumori tente une autre approche : Kuchi est vénérable, on la dit très âgée… Peut-être aurait-elle connu leurs ancêtres ? Le sourire persiste, et Kuchi se tait. Yasumori n’est pas mécontente de cette entrevue – elle pense avoir mis le doigt sur quelque chose… Mais, à l’évidence, ils n’en sauront pas plus maintenant : Takemura et Yasumori se retirent humblement.

 

[I-13 : Ayano : Masako ; Noboru, Reizo, Aki] Ayano s’est entre-temps rendue chez Masako. Elles partagent leur deuil commun, et Ayano explique en outre ce qui s’est passé au relais de Noboru, avec Reizo. Comme elle s’y rend, elle verra à faire passer le message, qu’un autre soigneur s’empresse de venir à KengoMasako ne réagit pas. Elle ne se montre pas hostile envers Ayano, mais attribue la mort d’Aki autant à son intransigeance malvenue qu’à la malédiction dont la sœur même de la défunte prostituée est la victime et le vecteur… La vieille femme, abattue, laisse entendre qu’elle ne désire qu’une chose : qu’ils partent au plus tôt.

 

[I-14 : Takemura, Hideto, Yasumori] Impossible de se leurrer : c’est en fait tout le village qui n’attend que ça… Sitôt leurs préparatifs effectués, ils partent en direction du nord-ouest – avant même le déjeuner. Takemura se porte volontaire pour prendre le sabre : à n’en pas douter, d’eux tous, il est le plus à même de s’en servir, et a conscience de ce qu’il s’agit d’une excellente arme, à même de sublimer ses capacités déjà notables. Hideto avait proposé, autrement, de le glisser dans sa mallette – c’est faisable, en l’arrangeant bien. Yasumori suggère alors un stratagème : et s’ils échangeaient les fourreaux ? Sans qu’on puisse parler de modèles « standard », les deux armes, le sabre maudit et celui de Takemura, sont de même taille ; l’ancien soldat pourrait porter le sabre magique dans son simple fourreau, tandis que son vieux katana, dans le fourreau luxueux de l’arme maudite, atterrirait dans la mallette de Hideto… On procède à l’échange – mais c’est l’occasion pour Takemura de percevoir un nouvel aspect de l’arme maudite, car ce questionnement sur la modernité le travaille : la lame est à n’en pas douter ancienne, mais son fil parfait a peut-être bénéficié d’un nouveau forgeage, bien plus récent… Il se demande même si cet incroyable acier ne serait pas importé ! Mais il garde tout cela pour lui – pour l’instant du moins.

 

[Ellipse.]

II : LE RELAIS DE NOBORU

 

[II-1 : Ayano, Hideto, Takemura, Yasumori : Noboru] Ils arrivent deux jours plus tard au relais de Noboru (avant le déjeuner – et ils ne comptent pas y passer la nuit, mieux vaut être toujours en mouvement…). Ayano et Hideto sont habitués de ce genre de longues marches – à vrai dire, ils ont même emprunté ce chemin plus d’une fois, ce qui leur facilite la tâche à tous. Takemura ayant en outre gardé quelques trucs de ses campagnes passées, tout se passe pour le mieux. Yasumori, au matin, avait pris soin de guetter aux alentours de leur campement s’il n’y avait pas d’animaux morts, mais ce n’est pas le cas. Hideto, instinctivement, surveillait également leur état de santé à tous, mais, physiquement, ils se portent tous pour le mieux – il redoutait que Takemura, à porter le sabre, soit affecté davantage que les autres, d’une manière imprécise, mais ce n’est semble-t-il pas le cas.

 

[II-2 : Takemura, Yasumori : Noboru, Fusamasa] Avant de pénétrer dans le relais de Noboru, toutefois, Takemura, après avoir longtemps ruminé seul cette information, fait part aux autres de son soupçon de « nouvelle forge » ; Yasumori s’en désole : peut-être auraient-ils pu en parler avec Fusamasa, le forgeron de Kengo… Mais Takemura pense qu’il n’aurait rien pu dire plus : pour un travail pareil, il faut se rendre en ville… même si d’autres réparations, peut-être… ? Pris d’un soupçon, Takemura examine à nouveau à fond le sabre, mais aussi son véritable fourreau : oui, ce dernier a été réparé récemment – un anneau…

 

[II-3 : Ayano, Yasumori, Takemura, Hideto : Noboru, Sekine Senzô, Sanzo, Towika, Osamu ; Takeo] Ils pénètrent dans la grande salle commune du relais de Noboru. Ayano et Yasumori ont pris soin de se vêtir de tenues passe-partout, appropriées à la marche et discrètes. Mais ce sont Senzô et Takemura qui, d’emblée, s’attirent de sales regards de la part d’un rônin pouilleux, l’air peu amène, et qui a sans doute déjà bu bien trop de saké – mais il ne compte visiblement pas s’arrêter de sitôt… C’est sans doute là le Sanzo dont leur avait parlé Takeo, les mettant en garde contre ses colères… Noboru, le tenancier du relais à son nom, est un bonhomme bien plus sympathique – comme Ayano et Hideto ont eu maintes fois l’occasion de l’apprécier ; il les reconnaît d’ailleurs, comme de juste, et, bavard impénitent, il est heureux de discuter avec eux de tout et de rien – tandis que sa charmante serveuse Towika s’affaire en cuisine. Est également présent le marchand itinérant Osamu, qui leur adresse un sourire dégoulinant, mais reste à sa table – tendant toutefois l’oreille aux bavardages des nouveaux convives.

 

[II-4 : Hideto, Yasumori, Takemura : Noboru, Sanzo ; Takeo, Reizo, Aki] Hideto hésite à parler immédiatement de leurs affaires avec Noboru, et se fait comprendre sans rien en dire… Yasumori, de même, glisse qu’il vaut mieux qu’ils mangent d’abord, quitte à en parler entre eux. Takemura approuve. Pourtant, le volubile aubergiste leur tenant la jambe, c’est bien Yasumori, en définitive, qui en vient au fait ; elle commence par évoquer Sanzo, qui « la dévisage », mais c’est pour en venir aussitôt à ce que Takeo a rapporté : il y aurait eu un meurtre ? Noboru est forcément un peu gêné – c’est son établissement, après tout –, mais il est avant tout amateur de potins sordides, et, après une brève hésitation, et sur le ton de la confidence, il veut bien se lancer sur le sujet. Le mot de « meurtre » semble pourtant le laisser un peu sceptique – peut-être un écho de sa gêne de commerçant ? Mais peut-être – on aurait dit du poison, oui… Ce qui, au passage, exclut Sanzo : les insinuations de Yasumori ne l’offusquent en rien, mais elles ne tiennent pas la route. Hideto demande alors s’il y a un suspect – mais Noboru ne compte accuser personne ; il serait de toute façon bien en peine de pointer qui que ce soit du doigt… Mais Yasumori insiste : Takeo leur avait clairement fait entendre que Reizo n’était pas mort de mort naturelle – non, certainement pas… Mais Noburu ne peut se priver de faire la remarque que Takeo lui-même convoie des serpents vivants et ô combien venimeux pour certains clients « excentriques »… Remarque gratuite : Takeo est arrivé plus tard – et l’état du cadavre du soigneur était tout de même bien particulier : Noboru s’étale sur sa description, qui correspond en tous points à celle du cadavre d’Aki. A-t-il conservé quoi que ce soit de Reizo ? Non, pas la moindre babiole – Noboru ne le dit pas ainsi, mais ne compte certainement pas se laisser accuser d’être un voleur ou un pilleur de cadavres… Reizo, de toute façon, n’avait pas grand-chose sur lui, le pauvre… Était-il malade en arrivant ? Non, pas le moins du monde – mais après tout les soigneurs tombent malades comme les autres… Et il n’y avait pas d’autre malade ? Non… ou peut-être cet étranger, qui s’est longuement entretenu avec Reizo ? Noboru crevait visiblement d’envie d’en parler, et saisit l’occasion. Malade ou pas, il ne saurait dire : le bonhomme n’était pas très causant, c’est peu dire – plutôt désagréable, même (autant que Sanzo ?) ; en fait, il ne s’est pas attardé dans la salle : il a alpagué Reizo, qui l’a suivi dehors (Noboru n’a pas la moindre idée d’où ils sont allés et de ce qu’ils y ont fait). Puis l’inconnu est parti, et le lendemain Reizo était mort… Mais autrement cet homme intrigant n’a pas causé le moindre trouble ? Même avec Sanzo, qui semble n’attendre que cela ? Non… Sur le ton de la confidence, Noboru avance que Sanzo n’est pas du genre à provoquer ceux qu’il sait plus fort que lui, et cet homme, en dépit de ses habits crasseux, avait une certaine aura – en partie due à son sabre, peut-être… Mais Reizo et l’inconnu n’étaient donc pas arrivés ensemble ? Non : Reizo venait de l’est, et l’autre homme, rare renseignement qu’il a pu en soutirer, venait de Hizotachi, au nord-ouest (toujours dans la direction de Fukuoka).

 

[II-5 : Ayano : Noboru, Hideto ; Masako, Reizo, Someyo, Kioyosada, Akiharu, Takeshi, Yôko, Ito] Puis la conversation tend à s’amenuiser. Les ragots scabreux laissent la place à des choses plus anodines – ainsi quand Ayano évoque la maladie de Masako ; et demande à Noboru de faire passer le message pour qu’un autre soigneur, remplaçant Reizo, se rende à Kengo, au chevet de l’aubergiste ; c’est une promesse… Noboru se fera un plaisir de transmettre l’information, et ne doute pas que quelqu’un s’en occupera bien vite. D’un ton tout ce qu’il y a de naturel, Ayano évoque ensuite le village de Hizotachi, justement, où ils se rendaient (là encore, Hideto et elle y sont forcément passés à plusieurs reprises) ; ils ne pourront pas s’attarder au relais, hélas, ils sont assez pressés ! En plus, elle doit faire sans sa mule : la pauvre bête s’est cassé une patte ! Tous deux échangent des banalités sur les affaires, et sur Kengo – mais Ayano n’a pas grand-chose à en dire… Noboru étant visiblement un peu déçu, Ayano brode sur le bien joli mariage de Someyo, la fille de Kioyosada, avec Akiharu… Ce qui fait réagir Noboru : c’est une chance ! Parce que, à Hizotachi justement, les choses ne se sont pas aussi bien passées : figurez-vous que Takeshi, le chef du village, comptait lui aussi marier sa fille, Yôko, mais le fiancé, le charmant Ito, a disparu ! Yôko est une jolie fille, pourtant… ou du moins c’est ce qu’on a rapporté à Noboru.

 

[II-6 : Takemura : Sanzo] Takemura garde un œil sur Sanzo – c’est réciproque, les regards courroucés s’entretiennent et se renforcent… Il se demande si le rônin ne pourrait pas leur apprendre quelque chose sur ce qui s’est passé…

 

[II-7 : Hideto : Osamu ; Reizo] Au prétexte de parler affaires, Hideto laisse les autres à leur table pour s’asseoir à celle d’Osamu. Hideto sait parfaitement que ce dernier n’est pas fiable – en fait, son saké frelaté est peu ou prou légendaire – mais peu importe, d’autant qu’Osamu est parfaitement conscient de ce que l’apothicaire pense de lui. Puis la conversation en vient au soigneur mort. Osamu n’avait pas plus que ça discuté avec Reizo – ils n’étaient pas en affaires, de toute façon. Et le soigneur a donc passé beaucoup de temps à l’extérieur avec cet inconnu au beau sabre… Mais, oui, Osamu a ensuite vu le cadavre – pas beau à voir, c’est sûr… Bon, ça ne l’a pas empêché de se rendre dans les villages des environs pour y vendre ses produits, dont son excellent saké, il faut bien vivre… Et il est revenu ici, ayant fait ce qu’il avait à faire ; il ne compte pas s’attarder plus que de raison…

 

[II-8 : Yasumori : Towika] Quant à Yasumori, elle passe un peu de temps avec la serveuse, Towika – comprenant bien vite qu’elles sont deux âmes semblables, lasses de la monotonie de la campagne et assoiffées de ville… La serveuse fera tout pour sortir de ce trou – quitte à user de ses charmes s’il le faut. Yasumori lui dit qu’elle a bien raison d’avoir ce rêve, et qu’il ne faut surtout pas perdre de vue cet objectif.

 

[II-9 : Yasumori, Takemura : Sanzo] Yasumori retourne à leur table, où Takemura est plus que jamais engagé dans un duel de regards avec Sanzo – le rônin est déjà bien éméché… Puis il n’y tient plus, et, sans quitter Takemura des yeux, il s’installe à leur table, en face de l’ancien soldat – il a emporté avec lui sa cruche de saké et sa coupelle, il ne cesse de se resservir… Mais jamais il ne baisse le regard (quitte à renverser un peu d’alcool sur la table quand il se sert…). Takemura est toutefois assez intimidant… Craignant de perdre la face, le rônin l’agresse soudain verbalement : pourquoi a-t-il un sabre ? Il n’est pas un samouraï. Il ne mérite pas d’avoir une arme pareille, il n’en a pas le droit ! Où a-t-il trouvé son katana – il l’a volé, sans doute ? Ou alors – oui, c’est probablement plutôt ça – il a dépouillé un cadavre ! C’est ce qu’il fait, n’est-ce pas ? Voler leurs sabres aux morts qui, eux, les méritaient ? Horrible voleur ! Homme sans honneur ! Takemura ne se laisse pas faire : « Si vous voulez que je vous corrige, dites-le, et je saurai prouver que j’ai le droit de porter cette arme, et que je sais m’en servir… » Après quoi il essaye d’avancer que deux hommes civilisés n’ont pas à… Mais Sanzo se lève brusquement, emporté par une rage noire ! Partant en arrière, le saké aidant, il se casse presque la figure sur une table dans son dos, mais n’en dégaine pas moins son sabre. Takemura se lève aussitôt et porte la main sur la garde du katana maudit, mais Yasumori le saisit par le bras – cet imbécile ne le mérite pas, et mieux vaut ne pas montrer aux yeux de tous le sabre ! Takemura acquiesce.

 

[II-10 : Takemura, Ayano, Yasumori : Sanzo] Takemura essaye de désarmer Sanzo, mais son coup ne porte pas suffisamment. Et, le rônin a beau être ivre, il n’en reste pas moins qu’il est armé d’un sabre contre un adversaire à mains nues ! Il riposte aussitôt, et blesse assez grièvement Takemura, d’une vilaine estafilade au bras gauche… Ce que voyant, Ayano entreprend de contourner le rônin pour passer dans son dos, tandis que Yasumori s’avance couteau en main – c’en est presque dérisoire face au katana, même d’un ivrogne… Pourtant, c’est Ayano qui parvient à le vaincre, et d’une manière encore moins conventionnelle : un bon coup de cruche de saké à l’arrière du crâne ! Sanzo lâche son arme sous le choc, et tombe à genoux – il reste cependant conscient, juste sonné… Takemura, malgré la douleur, dégaine alors son sabre et le place sous la gorge du rônin. Sanzo se rend – mais ils n’ont pas d’honneur, ils s’y sont tous mis pour le vaincre !

 

[II-11 : Yasumori, Takemura, Hideto : Noboru, Sanzo, Towika, Osamu] Yasumori donne un coup de pied dans le sabre de Sanzo pour le mettre hors de portée. Puis elle s’empresse de retourner à ses affaires et de payer Noboru – elle ne compte pas rester plus longtemps. Takemura demande pourtant à Sanzo s’il a déjà vu son arme – ou plutôt, il l’affirme… Sanzo, un peu dégrisé par l’adrénaline, observe le sabre de plus près, et dit, stupéfait : « Vous avez la Griffe ? » Takemura répond que c’est un « héritage »… maudit, sans aucun doute. Mais qu’est-ce que le rônin sait à ce propos ? Sanzo baisse la tête : il ne savait pas, il ne comptait pas interférer avec la Griffe, il n’aurait jamais… Le rônin se prosterne et se confond en pitoyables excuses. Impossible d’en tirer quoi que ce soit de plus : ils embarquent leurs affaires, et laissent là le relais de Noboru – l’aubergiste, Towika et Osamu tous stupéfaits de ce soudain éclat de violence, et de sa conclusion inattendue… Mais Takemura ne se prive pas d’adresser un regard courroucé à Yasumori, qui l’avait dissuadé de sortir son sabre de suite… Hideto a toutefois pris le temps de s’occuper de la blessure de Takemura ; l’hémorragie est vite stoppée, et les organes vitaux ont été épargnés, mais la douleur est là, et demeurera quelque temps…

III : DU RELAIS DE NOBORU À HIZOTACHI

 

[III-1 : Takemura, Hideto, Ayano, Yasumori] Takemura veut partir aussitôt en direction de Hizotachi, et tous l’approuvent. Le voyage est plus tendu, si Hideto et Ayano ont là encore déjà emprunté cette route… Ils sont sur leurs gardes, et se doutent qu’au relais on ne parlera pas d’eux en termes très flatteurs – d’autant que Yasumori en a rajouté in extremis, en s’offusquant de la tenue de cet établissement… Mais la jeune fille suppose qu’ils ne seront peut-être pas très bien accueillis à Hizotachi, du coup.

 

[III-2 : Takemura, Hideto] Dans ces circonstances, et la blessure de Takemura n’y est pas pour rien, ils prennent un peu de retard : il leur faudra trois jours au lieu de deux pour parvenir à Hizotachi. Mais Hideto en profite pour soigner au mieux Takemura : arrivé au village, il ne devrait plus être affecté par sa blessure, qui a été bien traitée.

 

[III-3 : Yoritaka, Senzô ; « le Messager »] À un jour de leur destination, ils sont rejoints par Yoritaka. Le chasseur n’a pas eu de véritables difficultés à trouver « le Messager »… ou plutôt son cadavre. L’étranger s’est en effet suicidé par seppuku – dans un endroit choisi, calme et beau… Pas grand-chose de plus à en dire – simplement, il avait un bandage à l’omoplate droite : en dessous, un petit carré de peau avait été écorché – par quelqu’un d’autre, a priori, avec une lame quelconque… Yoritaka ne s’attarde pas – il ne désire pas vraiment leur compagnie… Il repart très vite pour Kengo, sur le cheval de Senzô.

 

[III-4 : Yasumori, Takemura, Ayano, Hideto : Sekine Senzô ; Takeshi] Avant de reprendre la route, Yasumori veut déterminer comment ils aborderont le village. Ce n’est pas seulement qu’il faut dissimuler le sabre – et Takemura s’y emploie. Par exemple, les habitants ne manqueront probablement pas de s’étonner, non seulement de leur troupe passablement hétéroclite, mais aussi de ce qu’ils ne passeront pas la nuit sur place – puisque tous sont d’accord pour bouger sans cesse, de crainte de faire d’autres victimes innocentes… Ils décident d’un pieux mensonge : Ayano et Hideto, itinérants de profession, se rendent à des festivités près de Fukuoka – ils ont été amenés à faire la route ensemble, la compagnie n’étant pas de refus dans leur activité autrement solitaire… Ils ne peuvent pas se permettre de rester à Hizotachi, sans quoi ils ne seront jamais à temps pour la fête… Quant à Yasumori, elle se rend auprès d’une vieille tante en ville – elle est de bonne famille, aussi a-t-elle requis les services d’un garde du corps, TakemuraYasumori avait suggéré à Senzô de parler d’une cascade miraculeuse dans les environs, et qu’ils avaient prévu d’y passer la nuit – mais Senzô ne connaît pas suffisamment la région, et redoute que Takeshi, le chef du village, y trouve matière à suspicion... Ayano concocte plutôt un boniment à propos d’un hameau, un peu plus loin, où on les attendrait.

 

IV : L’ARRIVÉE À HIZOTACHI

 

[IV-1 : Ayano, Hideto : Takeshi, Akane ; Yôko, Ito] Ayano et Hideto connaissent le village, un peu plus grand que Kengo. Ils savent notamment que son chef, le vieux Takeshi, assez riche pour un campagnard de cette région montagnarde, a de plus en plus délégué la gestion de ses domaines agricoles, et a consacré une bonne partie de son patrimoine à l’apprentissage de l’astrologie et autres disciples ésotériques ; à force, il a acquis une érudition appréciable en la matière. Sa femme, Akane, a voulu suivre ses traces, mais n’a pas sa compétence. Quand ils pénètrent dans la maison commune pour y faire leurs salutations, ils ne voient par contre pas la jeune Yôko, censée se marier quelques jours plus tôt à peine, avec un certain Ito qui a soudainement disparu… Les formalités sont accomplies ; mais l’aimable Takeshi prend bien soin de ne jamais évoquer la disparition de son futur gendre, et évite avec soin toutes les allusions qui pourraient amener à évoquer cette affaire qui lui pèse.

 

[IV-2 : Ayano, Hideto, Takemura, Yasumori : Takeshi, Sekine Senzô ; Noboru, « le Messager », Bentei, Yôko, Ito] Ayano mène la conversation habilement, et Takeshi ne suspecte rien, même quand elle évoque les rumeurs entendues au relais de Noboru, sur cet inconnu qui disait venir de Hizotachi… On a tout de même parlé de meurtre ! Cet étranger – qu’on disait taciturne, et arborant un sabre impressionnant, guère en accord avec sa mise – est-il bel et bien passé par ici ? Takeshi confirme que c’est le cas – notant que lui non plus n’a pas passé la nuit au village. Lui-même ne l’a guère vu – il a passé l’essentiel de son bref séjour ici avec Bentei, le forgeron (que Ayano et Hideto connaissent pour être déjà passés dans le village). Mais Takeshi avait deviné qu’il était affecté par une mauvaise étoile, et son aura, pour qui y est sensible, exprimait une intolérable souffrance…Et Takeshi ajoute alors qu’il a le même sentiment concernant les cinq voyageurs ! Malgré la réussite apparente de leur boniment, tous craignent d’avoir été démasqués… Mais ce n’est pas forcément le cas : de la part de Takeshi, c’était plus un constat qu’une insinuation. Takemura décide cependant de montrer le sabre à Takeshi, sans autres explications, tandis que Senzô, à demi-mots, laisse entendre que le vieux chef a sans doute perçu la vérité quant à leur passage à HizotachiTakeshi joue pleinement le jeu : non, ils ne resteront pas ici, et ça sera mieux pour tout le monde. Mais Yasumori évoque alors le sujet tabou, le mariage annulé de Yôko et Ito – peut-être y a-t-il un lien avec le passage de « l’étranger » ? Auquel cas, ils feraient face au même problème, et auraient peut-être le même but… Mais, étrangement, Takeshi ne semble pas croire à ce lien – c’est encore autre chose… Puis le chef du village s’attarde dans la contemplation du sabre exhibé par Takemura : c’est une très vieille arme… Elle lui évoque, sans qu’il sache trop dire pourquoi ni comment, ces lames ancestrales que l’on avait conçues avec un soin inouï du temps des conflits avec la Corée – pas les projets tout récents de Toyotomi Hideyoshi, non, ceux du temps de Mahan [une confédération de 54 petits États qui a existé du Ier siècle av. J-C. au IIIe siècle dans le sud-ouest de la Corée]… Kyushu a conservé la mémoire de ces temps presque mythiques. Il y a sans doute des choses à découvrir, dans les bibliothèques – il cite notamment celle de la forteresse d’Ashiga Tomo, tout particulièrement riche à cet égard… mais en avançant qu’il ne sera peut-être pas facile d’y accéder.

 

À suivre…

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Madame de Sade, de Yukio Mishima

Publié le par Nébal

Madame de Sade, de Yukio Mishima

MISHIMA Yukio, Madame de Sade, [Sado kôshaku fujin], version française d’André Pieyre de Mandiargues, établie d’après la traduction littérale effectuée à partir du texte original japonais par Nobutaka Miura, postface de l’auteur, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, série Théâtre, [1969, 1976] 2001, 133 p.

 

Pas tous les jours que je lis et chronique du théâtre, moi… Mais cette rencontre incongrue entre Sade et Mishima ne pouvait qu’attiser ma curiosité. En fait, cela faisait un moment que je souhaitais y jeter un œil – sans doute depuis ma première frénésie japonaise, qui m’avait amené à lire notamment Le Pavillon d’or (à n’en pas douter, il faudrait que je le relise…) et quelques autres textes de l’auteur (qu’il faudrait que je relise tout autant…) ; l’occasion ne s’était pas présentée, cependant, et je découvre donc ce texte maintenant seulement.

 

LE SUJET

 

La pièce a été composée par Mishima en 1969, suite à la lecture de La Vie du Marquis de Sade, de Shibusawa Tatsuhiko (il s’en explique en postface). Au-delà de la personnalité aussi trouble que fascinante du Divin Marquis, Mishima en avait conçu un profond étonnement concernant l’attitude à son égard de son épouse, Renée-Pélagie de Sade.

 

Il est vrai que c’est là un beau sujet littéraire, qui ressortira de toute biographie ou presque, quand bien même le personnage ne serait entraperçu que par la bande – j’en avais moi-même retiré cette impression, notamment, en lisant la biographie de Maurice Lever, après tout. Car il y a bien là une psychologie profondément complexe – et dès lors humaine.

 

On sait que la pauvre Madame de Sade a considérablement souffert du comportement de son époux : celui-ci, membre d’une vielle famille de la noblesse d’épée, avait été acculé à cette alliance avec une famille de la noblesse de robe – dès lors parvenue – pour de pures et viles raisons financières, ce qui n’a sans doute rien d’exceptionnel, c’était même peu ou prou l’usage… Mais il vouait une haine à l’état pur à l’encontre notamment de sa belle-mère, Madame de Montreuil, qui le lui rendait bien – à moins que ce soit prendre les choses à l’envers… Renée-Pélagie, quoi qu’il en soit, était le jouet des caprices du marquis, et il l’a humiliée, d’une manière ou d’une autre, plus qu’à son tour – que ce soit par ses tromperies innombrables, ou simplement la satisfaction de ses désirs charnels, ou encore, tandis que le marquis engrossait en prison, en en faisant la cible de violentes lettres où la paranoïa et la haine accablaient horriblement la pauvre créature ; ces lettres alternaient toutefois avec d’autres bien plus respectueuses, voire aimables, voire aimantes…

 

Mais, au fond, cela ne changeait rien pour la digne épouse : quel que fut son époux, quels que furent ses crimes, elle ne lui en a pas moins témoigné, tout au long de ses soucis judiciaires et de ses emprisonnements sous l’Ancien Régime, une fidélité absolue et de tous les instants.

 

Par contre, quand la Révolution éclata, qui devait amener à la libération temporaire du fauteur de troubles (mais il ne tarderait guère à retourner en prison, et à risquer de nouveau sa tête…), elle refusa de vivre à ses côtés – de même que ses enfants ; je crois me souvenir qu’elle avait fait usage de la législation tout juste adoptée, et guère catholique, libéralisant le divorce, avant d’émigrer ? Ce n’est pas tout à fait ce qui se produit ici.

 

Mais, quoi qu’il en soit, il y a là une tension entre deux attitudes que l’on pourrait supposer contradictoires, mais qui n’en font que rendre le personnage d’autant plus intéressant.

 

LES CHOIX NARRATIFS DE MISHIMA

 

D’où la pièce de Mishima, qui, au-delà de la bizarrerie de cet auteur japonais traitant d’un sujet français à destination de comédiens et de spectateurs japonais d’abord, vaut notamment pour son approche « féminine » de Sade. Tous les personnages sont en effet des femmes : Renée de Sade, donc, sa mère Madame de Montreuil, sa sœur Anne-Prospère de Launay, sont trois personnages « authentiques » (quand bien même Mishima n’avait pas ici vocation d’historien, et a pu tordre les faits – il l’assume pleinement, et à bon droit ; on relève quand même une certaine documentation, tout n’est pas ici le produit de ses propres fantasmes) ; il faut y ajouter trois personnages inventés, la baronne de Simiane et la comtesse de Saint-Fond, comme les deux revers d’une même pièce (j’y reviens), et la discrète Charlotte, servante de Madame de Montreuil après l’avoir été de la comtesse, incarnant un point de vue populaire caractérisé d’abord par l’effacement, mais que la Révolution tend à rendre plus hardie… Sade lui-même n’apparaît pas – tout au plus l’annonce-t-on à la fin, sans qu’il monte sur scène ; mais il est bien l’objet de toutes les conversations, le centre unique autour duquel gravitent les six femmes.

 

La pièce emploie un unique décor, qui est un salon chez Madame de Montreuil, à Paris. L’unité de lieu est respectée, mais pas l’unité de temps : si l’on revient toujours à ce décor, c’est au fil d’une longue période – le premier acte a lieu à l’automne 1772, juste après « l’affaire de Marseille » qui fournit le prétexte de la pièce ; le deuxième acte a lieu à la fin de l’été 1778 ; le troisième, enfin, se tient au printemps 1790, alors que l’Ancien Régime s’écroule devant une Révolution qui est loin d’avoir encore acquis toute sa mesure.

 

La pièce, par ailleurs, se veut anti-spectaculaire – dans sa brève postface, Mishima lui-même dit que l’exotisme des costumes devrait bien suffire… Il a délibérément conçu sa pièce comme un exercice oratoire, ou intellectuel : les mouvements sont limités, il s’agit pour l’essentiel de personnages qui débattent, voire dissertent – dimension qui rejoint peut-être l’art de Sade doublement, son goût des « tableaux vivants », et les longues et outrancières dissertations philosophiques si caractéristiques de ses romans, et notamment des plus pornographiques… C’est à vrai dire une approche tout à fait bienvenue, notamment dans l’ultime acte, où se dessine une dimension absente jusqu’alors – celle du Sade écrivain, dans une sorte de révélation tenant du tableau cauchemardesque autant que séduisant…

 

Je note enfin une particularité chromatique – la référence perpétuelle au rouge, avec toutes ses connotations ; sans doute y a-t-il aussi du blanc, associé à la lumière divine mais pas seulement, et du noir en contraste, mais je ne sais absolument pas ce qu’il faut en déduire, s’il faut en déduire quelque chose…

 

« L’AFFAIRE DE MARSEILLE » ET SES CONSÉQUENCES

 

La pièce s’ouvre au lendemain de « l’affaire de Marseille », décisive dans les ennuis judicaires du Divin Marquis. Certes, il n’en était pas à ses premières frasques – et il faut au moins mentionner le fâcheux précédent de « l’affaire d’Arcueil », rapidement évoquée ici ; les deux, d’ailleurs, témoignent autant des crimes réels du marquis que de la magnifique matière à fantasmes que sa vie dissolue suscitait déjà à l’époque, auprès d’un public avide de scabreux (voyez les accusations de vivisection sur la pauvre Rose Keller, où les rapports délirants sur l’orgie homicide de Marseille, avec ces fous furieux enivrés et empoisonnées qui se tuent à tours de bras…).

 

Quoi qu’il en soit, les pastilles de cantharide données par le marquis aux six compagnes de ses vices qu’avait choisies pour lui et pour une nuit son valet Latour ont eu un effet sans doute non désiré : Sade, qui connaissait leur réputation aphrodisiaque, et en attendait peut-être encore davantage de ces vents qui faisaient ses délices, n’avait probablement pas l’intention d’empoisonner les prostituées, mais la surdose leur a été très douloureuse, et on n’a guère tarder à accuser le marquis d’avoir voulu les tuer…

 

Sade fuit en Italie avec son valet, mais aussi tant qu’à faire avec Anne-Prospère de Launay, personnage de la pièce, qui avait le bon goût d’être tout à la fois chanoinesse et sa propre belle-sœur…

 

En son absence, le Parlement de Provence le condamne à la peine de mort par décapitation – et le brûle en effigie ainsi que Latour. De cela, en Italie, notamment à Venise, Sade se moque bien – son séjour avec Anne-Prospère, qui a lui aussi atteint des proportions mythiques, a parfois été présenté comme l’amour de sa vie…

 

Revenu en France, toutefois, il risque sa tête. Mais il est soustrait à l’application de la sentence du Parlement de Provence par une de ces lettres de cachet, qui deviendront bientôt l’exemple suprême de l’arbitraire royal, mais qui étaient susceptibles alors de nombreuses applications, tout particulièrement dans ces affaires de mœurs impliquant la noblesse, et souvent à la demande même des familles des détenus ; et, en l’espèce, en l’emprisonnant, on lui a sauvé la vie…

 

Par contre, c’est bien ainsi que Sade entame sa vie carcérale – il aura le douteux privilège, dans cette période confuse, d’être pensionnaire des geôles des trois régimes qui se succèdent rapidement, l’Ancien Régime, la Révolution, enfin l’Empire…

 

LE RÉCIT DE LA COMTESSE

 

Mais nous n’en sommes pas encore là. Quand la pièce débute, Sade est en Italie, à distance de la loi française ; mais « l’affaire de Marseille » est encore toute chaude, et fait les délices des amateurs de ragots scabreux.

 

Rien d’étonnant, sans doute, si la pièce s’ouvre sur le récit, par la comtesse de Saint-Fond, des abominations commises par ce Donatien qu’elle apprécie tant – lui qui était un si charmant enfant, avec ses belles boucles blondes…

 

La comtesse est armée d’une cravache d’équitation, qu’elle agite avant même de prononcer le moindre mot (on peut redouter un Sade à la façon du Grand-Guignol, mais la pièce se montre bien vite plus subtile, si l’auteur s’amuse sans doute quelque peu ici…) ; elle-même d’une vilaine réputation, et qui assume volontiers sa vie dissolue, elle se réjouit sans doute d’autant plus de la présence à ses côtés de la bigote baronne de Simiane – laquelle écoutera bien son récit, quand bien même elle lui ordonne de se boucher les oreilles : en cela, la baronne incarne bien toute une hypocrisie d’essence religieuse, qui blâme vertueusement mais prête l’oreille aux méfaits avec une fascination passablement perverse…

 

L’ORDRE ET LA RÉPUTATION

 

Les deux femmes ont été convoquées par Madame de Montreuil, mère de la pauvre Renée – laquelle fait cependant une apparition surprise, ayant tout juste gagné Paris depuis son château de La Coste tristement désert…

 

L’ambiguïté de Renée ne tarde guère à se révéler – on la devine complice de la fuite du marquis son époux… Et cette connivence changera sans doute l’attitude de Madame de Montreuil : la parlementaire avait requis l’aide de la comtesse et de la baronne afin que chacune, à sa manière on ne peut plus distincte, intervienne pour préserver, sinon la vie de ce gendre qu’elle feint parfois d’aimer mais qu’elle déteste bien plus probablement, du moins la réputation de la maison.

 

La réputation est sans doute ce qui compte le plus à ses yeux : en tant que telle, elle incarne la société, l’ordre moral qui va avec, l’hypocrisie qui lui est inhérente. En cela, peut-être y a-t-il quelque chose de japonais dans le personnage ; je lis en parallèle Le Chrysanthème et le Sabre, de Ruth Benedict, et l’anthropologue me paraît toucher quelque chose d’essentiel quand elle signifie les conséquences éventuellement opposées, en tout cas bien différemment fondées, de la culture de la culpabilité et de la culture de la honte… Disons, plus exactement, que son comportement a quelque chose de cohérent dans les deux cultures, exceptionnellement peut-être.

 

Quoi qu’il en soit, c’est bien sa fille qui a quelque chose d’incompréhensible dans sa démarche : pourquoi protège-t-elle donc ce mari qui l’humilie sans cesse ? C’est bien cette psychologie complexe qui est au cœur de la pièce. Et sans doute justifie-t-elle dès lors les manipulations de la fourbe Madame de Montreuil, qui, pour afficher sa décence avant tout, n’a rien à envier à une Madame de Merteuil… Au prétexte du bonheur de sa fille, elle n’entend après tout que défendre son image ; à moins que, dans son esprit, ce ne soit la même chose ?

 

LE RETOURNEMENT

 

La suite sera donc tout autant une affaire de rivalités – de Renée contre Anne-Prospère, et la jalousie y a sa part, de Renée contre sa mère surtout. Mais, les années passant, le rapport à Sade et à ses crimes évolue. C’est sans doute là que réside une des forces essentielles de la pièce, qui sait inscrire dans son récit une cohérence évolutive, où la psychologie des personnages demeure intègre dans un monde qui bouge, et qui de ce seul fait change la donne.

 

Au troisième acte, Renée apparaît vieillie. La nouvelle de la proche libération de son époux, qu’elle a si souvent tenté d’obtenir en vain depuis sa première incarcération, et éventuellement en dépit des manœuvres de sa mère, ne la laisse pas indifférente, mais elle ne peut l’envisager de la même manière qu’auparavant. Elle est consciente d’un changement – chez elle, chez son époux, dans la France entière.

 

Elle est surtout rattrapée en définitive par la baronne de Simiane – la comtesse de Saint-Fond a quant à elle péri dans l’agitation populaire, alors qu’elle avait revêtu les atours d’une prostituée pour satisfaire à ses désirs envahissants et à leur vilénie affichée : on en a fait une sainte putain de la Révolution en marche… La baronne est-elle victorieuse par défaut ? Elle a en tout cas peut-être transcendé sa bigoterie – à moins qu’il ne s’agisse que d’accepter une évolution fatidique ? Toujours est-il qu’elle est rentrée dans les ordres, et incite Madame de Sade à faire de même – laquelle y semble résolue (ici, je crois qu’il y a une entorse à l’histoire ? Il me semble que Renée-Pélagie s’était contentée d’obtenir le divorce, puis d’émigrer avec sa famille et ses enfants…).

 

Sa mère, plus que jamais à cheval sur les conventions, s’inquiète de ce choix de se retirer du monde – elle en vient même, maintenant, à recommander à sa fille de rester avec son époux, quand elle l’avait en vain intimée de se séparer de lui au long de toutes ces années ! La situation est donc soudainement inversée.

 

Mais sans doute les arrière-pensées y sont-elles pour quelque chose ? Madame de Montreuil, toujours à tirer des ficelles, redoute que l’alliance avec les Sade, et indirectement avec la famille royale, s’avère périlleuse en ces temps troublés… Mais on lui a dit que Donatien avait quelques connaissances dans le nouveau régime, et peut-être pourrait-il les en faire profiter ? On l’a dit intime de Mirabeau, lui-même incarcéré pour des motifs assez proches… Il se seraient disputés, en fait – mais n’est-ce pas là preuve d’intimité ?

 

L’APOCALYPSE DE L’ÉCRIVAIN

 

Le point de vue de Renée est tout autre – elle n’en est plus là. C’est qu’elle, sinon les autres et notamment sa mère, a perçu le changement chez Sade, enfin – produisant une lumière éblouissante, autant que la lumière divine dont la baronne lui assure qu’elle est la seule concevable.

 

C’est que le Divin Marquis s’est fait écrivain, et qu’elle a lu sa Justine – en fait, sauf erreur, Sade n’avait pas encore écrit ce roman, son plus célèbre ; peut-être faut-il y voir son premier état, Les Infortunes de la vertu ? Celui-ci, par contre, était bien rédigé alors. C’est sans doute de peu d’importance – encore une fois, Mishima n’est pas historien. Le thème de Justine est suffisamment fort et en rapport avec les déboires de Renée pour qu’on y fasse référence de préférence à tout autre texte qui aurait été plus historique – ce qui inclut Les Cent Vingt Journées de Sodome.

 

Renée en retire en tout cas une révélation qui pourrait bien avoir la force irrépressible d’une apocalypse, dans tous les sens du terme (pp. 124-125) :

 

« À force de se concentrer en pensée et d'écrire page sur page, Donatien, dans sa prison, a fini par m'enfermer dans un récit. C'est nous, ceux du dehors, qui sont emprisonnés par lui. Nos vies, nos souffrances, nos efforts ont été vains. Nous avons vécu, agi, crié, pleuré, uniquement pour lui donner matière à compléter son affreux roman.

 

« Quant à lui... Ah ! La lecture de son livre m'a permis de me rendre compte de ce qu'il avait fait pendant sa détention. La Bastille a été prise de l'extérieur, mais il en avait ruiné les murs de l'intérieur, sans même s'être servi d'une lime. Sa seule force avait effondré la prison. S'il ne s'échappait pas de ce débris, ce n'est que par libre choix d'y rester. Ma longue peine, ma lutte pour l'aider à fuir, mes démarches en vue de sa rémission, mes cadeaux aux geôliers pour les séduire, mes suppliques aux autorités, temps perdu que tout cela !

 

« Donatien, plutôt que de rechercher la futilité du plaisir charnel évanoui sitôt que goûté, essayait de construire une impérissable cathédrale du vice. Il essayait de soumettre ce monde à un véritable code du mal au lieu d'y commettre simplement des crimes ou de mauvaises actions, car il aime moins les actes que les principes, moins les nuits voluptueuses qu'une nuit si vaste qu'elle puisse recouvrir l'éternité, moins les esclaves du fouet que le royaume de la fustigation. Sa manie de détruire est devenue passion de créer. Quelque chose d'indescriptible, mais qui est inné chez lui, a donné naissance à de transparentes formes du mal, à une pure cristallisation du mal.

 

« Le monde où nous sommes en train de vivre, ma mère, est un monde créé par le marquis de Sade. »

 

SADE À LA PORTE, LE RÉEL ET L’IDÉAL

 

On ne saurait mieux conclure… ou presque. Car voici soudain que le marquis, libéré, se présente à la porte de Madame de Montreuil. Il a changé, oui – pas seulement parce qu’il a réveillé l’écrivain en lui… Il est un homme vieilli, et un obèse – il a considérablement engrossé durant ses séjours en prison, imposant à ses geôliers des menus délirants, où participaient pleinement les efforts de Renée pour adoucir sa détention. Pâle et mou, nerveux… Où sont passés ses rires d’enfant, et ses mèches blondes ?

 

Ce marquis s’est conçu un monde idéal – il ne cessera, par la suite, d’en rajouter dans les fantasmes de papier, au gré d’utopies carcérales où la raison triomphante et amorale balaie les conventions d’un monde finissant, et tente illico d’avorter celles de monde qui s’annonce… Mais lui-même n’a plus rien d’un idéal, et sans doute Renée, fatiguée, entend-elle conserver malgré tout de son difficile époux une image devenue tout aussi romanesque : elle refuse de le voir, et lui signifie qu’il ne la verra plus jamais.

 

LE TEXTE

 

La pièce est assez habile, qui joue intelligemment de son sujet, de ses personnages et de son cadre. On n’en fera pas pour autant un chef-d’œuvre, mais probablement plus qu’une simple curiosité.

 

Reste une question qui m’intrigue : que faut-il penser de cette « version française d’André Pieyre de Mandiargues » ? Faut-il en déduire des libertés par rapport au texte original ? Je n’en ai aucune idée, et, si vous en savez davantage, ça m’intéresse… Je me souviens que Mishima, sauf erreur, avait recommandé voire ordonné que ses traductions, française et autres, se basent sur la version anglaise, mais c’est semble-t-il encore autre chose ici…

 

Quoi qu’il en soit, « la plume » a ses bons moments – ainsi dans le passage que je viens de citer. Elle peut cependant s’avérer inégale – notamment au gré de comparaisons un peu tordues…

 

CONCLUSION

 

Reste que tout cela se lit bien. Cette rencontre assez saugrenue entre Sade et Mishima a produit ses fruits ; et le thème subtil de la pièce est bien servir par des personnages joliment rendus, tant dans leur complexité que dans leur caractère archétypal ou allégorique – que ces deux dimensions s’accordent n’est pas la moindre réussite de cette Madame de Sade.

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Planètes, de Makoto Yukimura

Publié le par Nébal

Planètes, de Makoto Yukimura

YUKIMURA Makoto, Planètes : intégrale, [Puranetesu], traduction [du japonais] par Xavière Daumarie, adaptation graphique de Monica Rossi, Nice, Panini France, coll. Panini Manga – Seinen, [2001-2004] 2015, 1040 p.

 

En dehors de la redécouverte d’Akira d’Ôtomo Katsuhiro, ma curiosité tardive pour les mangas, ce continent dont je ne sais rien, s’est essentiellement focalisée sur les œuvres d’horreur, éventuellement « ero guro », mais il n’y a aucune raison pour que cette approche se montre exclusive ; d’autres genres peuvent m’intéresser, dont, non des moindres, la science-fiction, bien sûr. Dans ce domaine, la recommandation de la série (achevée) Planètes de Yukimura Makoto a été unanime ; j’avais déjà eu de très bons échos de cette BD auparavant, et n’ai donc guère hésité à me la procurer. Dans son édition intégrale chez Panini France – même s’il n’est pas dit que rassembler toute la série dans une intégrale de plus de 1000 pages en format dictionnaire ait été une très bonne idée, mes bras en ont régulièrement souffert… C’est quand même lourd et difficile à manier. Bon, c’est un point secondaire, hein…

 

Le vrai problème est ailleurs – puisque problème il y a. Au sortir de cette lecture, je me dois en effet de faire part d’une déception – à la hauteur des attentes que les avis des camarades, mais aussi les tout premiers épisodes de la BD, effectivement excellents, avaient suscitées. Au final, j’ai donc l’impression d’une œuvre surestimée, et qui m’a laissé un goût un peu amer en bouche. Mais c’est une déception très personnelle, à l’évidence… Essayons quand même de dire pourquoi.

 

UNE ANTICIPATION RÉALISTE

 

En commençant peut-être par ce qui fait la force de la BD ? Je dirais pour l’essentiel son contexte, et son approche au regard du genre science-fictif. Yukimura a en effet choisi de traiter son histoire d’une manière aussi réaliste que possible (globalement…). Peut-être même peut-on parler de « hard science » à l’occasion.

 

En tout cas, l’histoire, qui débute en 2075, repose sur une anticipation plausible, et par ailleurs très documentée. C’est un aspect tout particulièrement sensible dans les premiers épisodes (de très loin les meilleurs en ce qui me concerne), qui interrogent de manière crédible les aléas et implications de la vie de l’homme dans l’espace – au regard de plusieurs critères allant de la politique la plus abstraite à la psychologie et la santé des astronautes, en passant par l’écologisme, la science, la volonté, le rêve…

 

Il y a des ambitions d’aller plus loin, certes – mais justement : dans cette BD, l’homme n’a pas encore atteint Jupiter, et le long voyage pour s’y rendre parasite bientôt, puis remplace (hélas…), le contexte initial des éboueurs de l’espace (oui, j’y arrive).

 

L’anticipation n’a donc rien d’excessivement hardi, sans être trop timide pour autant. Et la documentation est à l’avenant, qui laisse espérer une approche finalement assez rare en BD de science-fiction, j’ai l’impression – à la limite de la « hard science », oui, qui fait rêver et émerveille le lecteur sans se montrer outrancièrement spectaculaire pour autant : le « sense of wonder » au sens le plus strict.

 

LES ÉBOUEURS DE L’ESPACE

 

Pour mettre en place cette approche, Yukimura commence par nous faire vivre le quotidien d’un petit équipage de trois personnes, accomplissant à bord de leur Toy Box aux allures de quasi-épave le plus ingrat et le plus nécessaire des boulots : récupérer ou détruire les innombrables débris résultant de la conquête de l’espace et qui errent en orbite, au risque de générer des catastrophes (la BD revient régulièrement sur l’idée du « syndrome de Kessler », un scénario peu ou prou apocalyptique, d’autant plus glaçant qu’il est parfaitement crédible jusque dans son absurdité et son ironie). Sans surprise, tout cela débouche sur un questionnement écologique, mais plus ou moins bien mené… D’abord passionnant, puis plus lourdingue – j’y reviendrai.

 

Yuri

 

Mais l’équipage, d’abord. On commence avec Yuri, rescapé d’un tragique accident ayant causé la mort de sa jeune épouse – justement à cause d’un de ces débris (c’est la première scène de la BD) ; c’est peut-être pour ça qu’il a choisi ce boulot, afin d’éviter que cela ne se reproduise… ou de trouver un débris cher à son cœur, ultime témoignage d’un traumatisme impossible à surmonter – à moins que cette découverte n’en soit justement l’occasion, sous forme de catharsis.

 

Au fond, peu importe : ce personnage très laconique, au premier plan tout d’abord, disparaît très vite de l’intrigue…

 

Hachimaki

 

Tout aussi rapidement, celui qui bouffe la caméra, si j’ose dire, c’est le Japonais de l’équipe, le jeune Hoshino Hachirota, surnommé Hachimaki en raison du bandeau dont il ceint toujours son crâne. Il incarne clairement, au tout début, le rôle du bouffon, suscitant le rire autant que l’identification chez le lecteur.

 

Au-delà, il est avant tout l’homme possédé par un rêve de nature obsessionnelle, et prêt à tout pour l’accomplir : en l’espèce, avoir un jour sa propre navette, pour se promener dans l’espace comme il le souhaite. Il est bien sûr très improbable qu’un insignifiant éboueur de l’espace parvienne un jour à accomplir ce rêve, mais Hachimaki s’y tient contre vents et marées – et le recrutement de la mission à destination de Jupiter est pour lui une occasion en or de s’en rapprocher un peu plus ; mais le contexte initial de la BD en pâtira…

 

Sa famille joue également son rôle dans l’intrigue globale : son père Goro, lui-même astronaute, sa mère un ersatz de bonne femme de pilote attendant patiemment que ses hommes lui reviennent en faisant la popote (on y reviendra aussi), son petit-frère qui lance fusée après fusée dans l’espoir d’en voir une s’échapper vraiment de l’atmosphère… Il faudra aussi parler de Tanabe, mais j’y arrive…

 

Fi

 

Le personnage le plus intéressant et peut-être le plus sympathique, paradoxalement, de l’équipage du Toy Box, est son capitaine, Fi Carmichael, afro-américaine d’autant plus soupe au lait qu’elle est grosse fumeuse, et qu’il n’est pas facile de trouver où fumer dans l’espace (sa scène de manque est probablement à mes yeux un des meilleurs moments de la BD – mais c’est sans doute parce que je suis moi-même gros fumeur…).

 

Personnage rebelle et excessif, pas dénué cependant de générosité, Fi est un beau personnage féminin, pleinement libre – à ce stade enviable où le questionnement de sa compétence et et de son rôle au sein de la société n’a même plus à se poser. Hélas, ça ne durera pas éternellement…

 

Tanabe

 

Il faut enfin mentionner Tanabe Ai, ou « celle par qui le mal arrive »… Tanabe, qui rejoint l’équipage un peu plus tard, puis remplace nommément Hachimaki parti pour Jupiter, est bien pour moi le personnage qui flingue la BD – ou commence à le faire, après quoi ça dérapera de toutes parts.

 

Portée systématiquement par « l’amour » (« ai », donc – prénom choisi par ses parents adoptifs pour décider de son destin), elle amuse d’abord vaguement par ses réactions surprenantes, jusqu’à ce que, assez vite, la lassitude s’installe du fait même de sa niaiserie permanente. Ses relations avec Hachimaki sont du plus haut pénible…

 

UN DÉBUT BRILLANT

 

Les premiers épisodes sont bons, voire brillants. Ce microcosme est joliment mis en scène, et les personnages, que ce soit lors de leurs missions (éventuellement très dangereuses…) de nettoyage des débris orbitaux, ou bien lors de leurs escales sur la Lune, ou même le cas échéant lors de leurs brefs et espacés séjours sur Terre auprès des leurs, sont l’occasion tout à la fois de questionner la conquête de l’espace et ses implications pour l’homme, mais aussi les relations humaines complexes qu’une telle vie suscite presque naturellement.

 

C’est très bien fait, documenté d’une part, relativement émouvant et empathique de l’autre, et, si la BD avait poursuivi sur cette voie, je ne doute pas qu’elle m’aurait pleinement convaincu : elle aurait été le chef-d’œuvre qu’on m’avait vendu.

 

Il y a de beaux moments : outre la crise de manque de Fi, versant plutôt humoristique, je retiens par exemple ces troubles physiques et psychiatriques liés à la vie dans l’espace, poussant un vieil astronaute au suicide (tandis que le cadavre de l’un de ses semblables, censé avoir disparu dans le vide, refait un tour dans l’orbite terrestre – suscitant des questionnements infiniment japonais, la lecture en parallèle de Le Chrysanthème et le Sabre, de Ruth Benedict, notamment dans les chapitres portant sur la « dette » ou l’ « obligation », m’a fait tout particulièrement apprécier cette dimension), ou prohibant peut-être à terme le rêve de Hachimaki, confronté à l’horreur insupportable de la solitude dans le vide – d’autant plus forte qu’en se fixant sur ce rêve obsédant le jeune homme se coupe nécessairement des autres, questionnement ici joliment traité, mais qui deviendra hélas très vite lourdingue…

 

L’exposition des soucis en rapport avec le « syndrome de Kessler » est quant à elle passionnante, et un autre fil rouge est tout d’abord très enthousiasmant, qui voit des écoterroristes dits « Starworld Guardians » multiplier les attentats (d’abord dans les rares salles réservées aux fumeurs, d’où la crise de Fi…) pour dissuader l’homme de vivre dans l’espace.

 

Puis les choses changent – et à mon sens d’une manière très regrettable, voire pour le pire. En fait, c’est à la limite de la rupture de contrat : les éboueurs de l’espace, c’était bien sympathique, mais Yukimura passe à autre chose… Pourquoi pas ? Le problème est que ces « autres choses » sont infiniment moins bien gérées à mes yeux…

 

Gaffe, je ne vais pas rechigner aux SPOILERS

 

LE TOURNANT DE LA BD : LA FOCALISATION SUR HACHIMAKI

 

La BD se focalise ainsi davantage sur Hachimaki – dans son rêve, et son désir d’intégrer l’équipage du vaisseau à destination de Jupiter. Le sympathique bouffon se mue en gros con, dont l’obsession envahissante prohibe tout sentiment humain. Pourquoi pas, donc ? Mais c’est un peu brutal, comme changement… Et, surtout, cela entraîne vite des conséquences pénibles de sucrerie excessive.

 

Les écoterroristes, l’hôpital et la charité

 

Une première étape est sans doute la confrontation du jeune homme aux écoterroristes, incarnés par le brillant Hakim (forcément). Le questionnement derrière les « Starworld Guardians » était riche de possibilités palpitantes, mais j’ai vraiment eu l’impression que Yukimura en a fait n’importe quoi…

 

Un grand moment de « what-the-fuckisme » : Hakim méprisant Hachimaki, au principe qu’il serait « un de ces hommes prêts à tuer ceux qui ne pensent pas comme lui »… Mais, euh, n’est-ce pas exactement ce que font Hakim et ses comparses ? Dit comme ça, c’est tellement absurde que cela ressemble à une blague, mais la scène, telle qu’elle est construite, donne vraiment l’impression qu’elle implique le plus grand sérieux, avec Hakim ayant le beau rôle au moment même de sa réplique, là où Hachimaki incarne plus que jamais le connard égoïste… Très étrange, vraiment…

 

Tanabe et son amour envahissant

 

Mais ce n’est rien comparé à la suite – quand Tanabe, qui ne cessait de se prendre le chou avec Hachimaki parce qu’il n’avait « pas d’amour » (oui, « ai », son prénom), le sauve des « gentils terroristes » en l’embrassant sous leurs yeux… ce qui, visiblement, suffit à leur faire déposer les armes. Double dose de « what-the-fuckisme », et qui m’a cette fois ouvert les yeux sur l’orientation prise insidieusement par la BD – et dans laquelle je ne me reconnaissais plus.

 

Bon sang : on aura même droit au mariage de Hachimaki et Tanabe ! Celle-ci, femme courageuse et fidèle, prête à patienter sept ans avant le retour de son cher et tendre parti pour Jupiter… Et constituant, selon l’expression récurrente de la BD, un « port » où le bon marin saura toujours revenir – quand même… Peu ou prou la même chose, quoi, que la mère de Hachimaki, à l’égard de son époux autant que de son fils ainé…

 

UN SEXISME INSIDIEUX ET PARADOXAL

 

C’est là un aspect assez déroutant de la BD. Je ne la qualifierais pas de machiste, encore moins de misogyne, mais elle fait preuve d’un certain sexisme au sens le plus strict, que les premiers chapitres semblaient pourtant prohiber – en témoignant d’une civilisation tout juste spatiale où les femmes telles que Fi ou Tanabe (il y en a d’autres, dont une punkette à destination de Jupiter, Sally je crois) étaient pleinement à leur place, où il semblait plus que jamais absurde d’attribuer des rôles à tout un chacun au seul critère de son sexe, et tant mieux.

 

Mais cette idée du « port », un brin déconcertante, et le développement du personnage de Tanabe, son insistance pénible sur l’amour, l’amour ici, l’amour là, l’amour partout, dégénèrent encore sur le tard… cette fois en impliquant Fi, ce que j’ai trouvé vraiment navrant. Sa rébellion devient caricaturale – moto et base-ball comme autant de clichés de la « femme forte »… c’est-à-dire « virile ». Parallèlement, le personnage décidant de s’en tenir là avec l’espace (pour plein de raisons plus ou moins pertinentes), endosse son tablier pour préparer le petit-déjeuner ; réaction de son fils : ouah, t’es devenue une vraie maman ! Et donc papa va devenir un vrai papa ! Etc. À ce stade, le personnage perd à mon sens toute crédibilité et tout intérêt… Il y a certes encore quelques développements la concernant, pour la forme, revenant vaguement à sa rébellion essentielle, mais le mal est fait.

 

Ah, j’en vois venir certains : Nébal serait donc un abject SJW ? Même pas… Ces questionnements sont loin de systématiquement retenir mon attention, et je ne suis pas non plus du genre à exiger des personnages (féminins ici) garantis 100 % sans clichés (sexistes ici), comme ils seraient sans gluten et/ou sans saveur. Une BD, comme un livre ou un film, ou quoi que ce soit d’autre, n’a pas le devoir moral de présenter un état idéal biaisant le réel pour des motifs idéologiques – il y a peu de choses qui m’énervent autant que le « révisionnisme » en la matière, a fortiori quand il relève d’une égalisation anachronique des mœurs. Et cela s’applique à Planètes comme à tout le reste, bien sûr.

 

Ce qui m’a navré ici, c’est la portée invraisemblable du renversement opéré par rapport à la situation initiale ; Yukimura peut sans doute faire ce qu’il veut, et je dirais en temps normal « pourquoi pas ? », donc, mais, cette fois, au-delà du seul sens global du récit, c’est l’intégrité même des personnages et de leur contexte qui est atteinte, et qui, à mon sens, ne s’en relève pas.

 

UN TON PÉNIBLEMENT NIAISEUX

 

Mais sans doute n’est-ce qu’un aspect du problème : pris isolément, le sort fait à Fi ne m’aurait peut-être pas choqué – probablement pas, même – si le ton général n’avait pas viré, depuis pas mal d’épisodes, à la niaiserie générale, avec de l’amour partout, parce que l’amour, tu comprends, quoi, l’amour, veux-je dire, oui, c’est beau l’amour, blah blah, l’amour. Et là j’ai trouvé ça extrêmement pénible…

 

Comment se peut-il qu’une BD au départ aussi juste dans son appréciation des relations humaines, et sachant si subtilement les exprimer dans un contexte qui aurait autrement été sans doute trop froid – engageant justement une jolie boucle de rétroaction où le « réalisme scientifique » de la BD et l’humanité des personnages s’entretiennent et se renforcent sans cesse, aussi paradoxal que cela puisse paraître –, comment donc cette BD peut-elle autant se vautrer dans, disons, la sagesse bonsenseuse à dix balles de mes mysticouilles ?

 

Au fur et à mesure des épisodes, j’ai trouvé cette dimension de plus en plus pénible, à la limite même de l’insupportable… Il est vrai que le « bon sens » et la « sagesse pratique » figurent au nombre de mes abominations personnelles, avec disons le nationalisme, l’instrumentalisation de l’histoire, la réaction, le dogme, la Bretagne, ce genre de choses qui peuvent souvent en être imprégnées…

 

La BD se conclut sur un « discours » improvisé de Hachimaki arrivant sur Jupiter – une sorte d’anti « petit pas pour l’homme, bond de géant pour l’humanité », et assumé comme tel. Le discours se veut donc simple et humain, plein de bon sens… Un peu les revendications des gourous démagogues, quoi (tant qu’ils ne sont pas en mode « haine »). L’amour, l’amour, l’amour…

 

Merde ! Filez-moi un flingue, faut que je compense !

 

 

Bon, pas à ce point.

 

Mais je crois que dans la catégorie « discours final où on est tenté de chercher le sens de l’œuvre du seul fait de sa position, mais où on préfèrerait s’abstenir tant c’est pénible et creux », je n’avais peut-être pas lu aussi insupportable depuis, disons, La Zone du Dehors d’Alain Damasio (même si c'est d'un autre ordre)…

 

Compenser de la sorte le sentiment vertigineux de petitesse face à l’espace infini, si prégnant dans les premiers chapitres, par une niaiserie aussi commune, c’en est presque criminel à mes yeux.

 

RESTE LE GRAPHISME…

 

Quel gâchis ! Et d’autant plus que le graphisme est globalement admirable : précis et détaillé dans les éléments de décor, éventuellement dynamique dans les quelques scènes d’action éparses (pas toujours hyper lisibles, ceci dit), et adroit justement dans cette confrontation des personnages à la vastitude de l’univers silencieux, à ces espaces infinis qui effraient Pascal et pas mal de monde en sus dont moi, et qui demeurent un moteur essentiel du « sense of wonder ».

 

L’approche est différente pour les personnages, ne rechignant pas à un expressionnisme se muant éventuellement en caricature, mais avec à-propos – et le rythme des dialogues dans la mise en page, avec plein de petites astuces, est souvent savoureux.

 

UNE DÉCEPTION

 

Planètes avait donc tout pour être un vrai chef-d’œuvre de la bande dessinée de science-fiction. Elle l’est peut-être à s’en tenir aux premiers épisodes… Mais la suite m’a toujours un peu plus déçu à chaque page ou presque. Oui, vraiment : un sentiment de gâchis…

 

Poursuivre avec Yukimura ? Je ne sais pas. On m’a vanté Vinland Saga, série toujours en cours et visiblement très différente, mais, du coup, je suis un tantinet méfiant… Bon, verra bien, peut-être…

 

Mais là, déception. Triste, très triste déception.

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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (27)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (27)

Vingt-septième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo, dans la pègre irlandaise d’Arkham. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente .

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Dwayne O’Brady, l’avocat Chris Botti, Leah McNamara et ma « Classy » Tess McClure (ou maintenant Tess la Rouge…), maître-chanteuse ; noter que cette dernière est tombée à 0 en SAN avant même le début de la séance…

 

I : DANS LA CAVE

 

[I-1 : Tess : Stanley] Je suis éblouie par un étrange scintillement, et, quand je cesse de cligner des yeux, j’ai repris ma véritable apparence, le sortilège ne fait plus effet ; je suis recouverte du sang caillé de Stanley, sensation très désagréable…

 

[I-2 : Tess : Alexis Ranley ; Hippolyte Templesmith] La pièce où je me trouve est relativement vaste, et apparemment souterraine. Elle me rappelle infailliblement mon premier « déplacement », depuis le manoir de Hippolyte Templesmith… Se trouve contre le mur nord une rangée de lits superposés à trois étages. Quant à moi, je suis contre le mur est, les lits sur ma droite. En face se trouve une table recouverte de boîtes de conserve entamées et d’assiettes jamais finies – de la nourriture pour chiens ou chats, pas desservie depuis bien longtemps, et grouillant de mouches et d’asticots, répandant une odeur de pourriture à la limite de l’insoutenable. Contre le mur sud, au centre, il y a un évier étonnamment propre, appuyé contre la terre à nu – j’ai l’impression qu’il n’a jamais servi, ou du moins pas depuis longtemps… Contre le mur à ma gauche se trouve également un vieux portemanteau, sur lequel s’entassent des dizaines de grandes robes à capuches ; elles sont de taille et de confection différentes, mais arborent toutes un symbole aklo – différent de celui que j’avais gravé dans la baignoire pour le rituel de change-forme, mais la parenté est indéniable. Un homme est affalé par terre, à côté de la table, et je le reconnais : c’est Alexis Ranley, le directeur de l’asile d’Arkham ; il est inconscient, mais je perçois sa faible respiration.

 

[I-3 : Tess] Mais il y a d’autres respirations, et des ronflements – plusieurs silhouettes étendues sur les lits de ce répugnant dortoir. Et une d’entre elles est réveillée, qui sort de son lit. La lueur de la lanterne au plafond me permet de distinguer son faciès hideux, son visage rongé par les aphtes, qui lui couvrent la bouche et les joues jusqu’à obstruer son œil gauche. Sa langue bouffie, en dépit de tous ses efforts, ne parvient pas à franchir la barrière de ses lèvres malades ; l’homme semble vouloir parler, mais ne peut produire que de désagréables onomatopées sans signification.

 

[I-4 : Tess : Hippolyte Templesmith/« 6X »] Mon esprit est broyé… Je me souviens de la sensation répugnante, quand j’ai plongé la langue dans la bouche de « 6X » ; j’en retire globalement une certaine fierté, parce que je l’ai ainsi mouché et ai anéanti ses plans, mais demeure cette désagréable sensation râpeuse ; et, de ma langue, j’ai senti ses dents étonnamment pointues, de taille variable et non ordonnées… Mais il y a pire : j’ai déjà été transportée dans un souterrain de ce genre – ce souvenir me submerge et me terrifie. Je n’ai plus aucun espoir, que ce soit pour moi ou pour l’humanité dans son ensemble : je sais que je ne serai plus jamais heureuse et libre ; même si par miracle je parvenais à m’en sortir une fois de plus, et je n'y crois guère, je me sentirais à jamais écrasée par le poids oppressant de toute cette terre, sachant que des horreurs sans nom me guettent à chaque détour…

 

[I-5 : Tess : Alexis Ranley ; Stanley] Tandis que l’homme qui s’est levé essaye en vain de baragouiner quelque chose, je m’approche calmement de l’évier – je veux me débarrasser du sang de Stanley sur ma figure, obéissant à un besoin rituel de redevenir moi-même. Je constate que se trouve une porte en fer sur le mur est, et une autre en bois, entrouverte, laissant passer une vague lumière que je suppose « naturelle », sur le mur d’en face. J’ignore Alexis Ranley et sa respiration faible, tout autant les déchets sur ou à côté de la table : seul compte l’évier. Je fais couler l’eau en dépit des protestations de l’homme qui s’est levé – la plomberie émet des petites détonations, et produit l’eau par à-coups, témoignant de ce que l’on n’en a peut-être jamais fait usage. Je prends le temps de me débarbouiller, redeviens enfin Tess – ça me fait du bien.

 

[I-6 : Tess : Hippolyte Templesmith/« 6X »] L’homme qui s’est levé est visiblement furieux. Et j’entends un craquement de bois vieilli : il secoue une rangée de lits superposés pour réveiller d’autres de ses camarades. Tous sont vêtus de tuniques crasseuses semblables à celles qui sont suspendues au portemanteau. Je me retourne pour faire face au premier homme et le fixe avec haine : mon sadisme n’a plus la moindre raison d’être modéré, je n’ai plus aucune retenue – le désir de faire souffrir cet homme assimilable d’une manière ou d’une autre à « 6X » est plus fort que tout. Les hommes sur les lits sont visiblement affaiblis, épuisés et maigrelets ; deux d’entre eux se lèvent cependant, et m’aperçoivent : eux aussi sont rongés par les aphtes, mais leurs voix sont plus discernables.

 

[I-7 : Tess] Je vois que se trouvent des placards entrouverts à côté de l’évier ; à l’intérieur, il y a des bouteilles de verre et des petits bidons, tous remplis d’un liquide rosâtre. Le premier homme s’avance vers moi, l’air déterminé, si sa fatigue est palpable ; il a extrait une longue dague stylisée de sa tunique. Tandis que les deux autres achèvent de se réveiller, je dégaine mon .38, qui était toujours dans mon sac à main (j’ai sur moi tout ce que j’avais au gala). J’attends un instant avant de le brandir, mais le deuxième homme sort de son lit une vieille épée rouillée, tandis que le troisième cherche à réveiller d’autres comparses. Le premier, surtout, qui continue à avancer, ne dissimule en rien ses intentions : il veut me planter avec sa dague. Je lève mon arme, ajuste mon tir, et tente de lui loger une balle en pleine tête ; mais je manque de précision, et je l’atteins seulement à l’épaule gauche – ce qui le fait reculer, mais pas grand-chose de plus. Suite à la détonation, on s’agite bien davantage sur les lits – plusieurs hommes de même allure en sautent, saisissant au passage diverses armes, parfois improvisées…

 

II : L’ARCHIPEL HALLUCINÉ

 

[II-1 : Chris, Dwayne, Leah] Chris, Dwayne et Leah, s’ils ne se sont pas encore retrouvés, sont dans un environnement globalement identique. Autour d’eux s’étend à perte de vue un océan dénué du moindre repère, si ce n’est qu’ils se trouvent sur un archipel composé d’îles de taille variable, semblant disposées de manière concentrique autour d’une île centrale surmontée d’une colline (Dwayne se trouve sur cette dernière, pas les autres) ; la distance entre certaines de ces îles laisse supposer qu’on devrait pouvoir les joindre à la nage ; l’eau est très claire, avec des reflets turquoise, mais on n’en voit pas le fond. La flore est étonnante, pour partie tropicale, pour partie tempérée – il est vrai que le climat est à l’avenant. La lumière aussi est étrange, qui a quelque chose d’argenté ou d’un gris pâle, émise par un soleil mordu par deux lunes. On devine, à observer la colline centrale, que son sommet est affaissé. Par ailleurs, de cette colline partent des tranchées qui en descendent et constituent tout un réseau jusqu’aux plages – impossible pour l’heure de déterminer si elles sont naturelles ou artificielles.

 

[II-2 : Leah, Chris] Leah se réveille peu après Chris, cinq ou dix minutes au plus – juste derrière lui : il est debout et observe décontenancé le paysage. Non loin se trouve une de ces tranchées. Leur île, dont il est difficile de déterminer la surface (2 km² ?) est disposée comme les autres autour de la colline centrale. Autour d’eux s’agitent des dizaines de crabes assez gros sans être monstrueux – ils les ignorent complètement, ne sont en rien agressifs : ils passent entre les jambes de Chris sans lui prêter attention, et quand ce dernier trébuche presque sur eux ou les repousse en secouant ses jambes, ils ne tentent aucune riposte. Chris balaye l’horizon du regard, en quête de gens. Mais il n’y a que Leah, qui se réveille doucement. Il se dirige vers elle. Ils tentent d’échanger quelques paroles, mais sont l’un comme l’autre perdus et éberlués dans cet environnement étrange.

 

[II-3 : Chris, Leah : Johnny « la Brique », Danny O’Bannion] Chris se dirige alors vers la tranchée non loin – il dit à Leah qu’il va y jeter un œil, voir s’il n’y trouverait pas quelque chose à même de les aider, et Leah l’accompagne. Il n’y a pas de végétation dedans, les crabes ne s’y avancent pas davantage, et elle fait environ deux mètres de profondeur. Une substance, un peu partout, semble vaguement refléter la lumière. La tranchée a une forme régulière, obéissant à une structure, de moins en moins large ; pour autant, elle ne présente pas de signes irréfutables de conception humaine. La terre est le plus souvent asséchée, calcifiée, mais il y a quelques zones plus humides dans le fond. Chris trouve de cette substance étrange, reflétant le soleil, à portée de main, sans nécessité de pénétrer dans la tranchée. Il se penche pour s’en saisir. La sensation est celle de gouttelettes métalliques, d’une densité étonnante – c’est un matériau léger mais impossible à déformer. Leah, qui observe derrière Chris, se souvient immanquablement du métal constituant le « squelette » de « la Brique », quand il s’était lancé à l’assaut de la ferme de Danny O’Bannion… Mais, cette fois, c’est comme s’il était fossilisé. Chris peut-il en faire quelque chose ? L’avocat passe en revue leurs options : ou bien ils restent ici, ou bien ils tentent de rejoindre une autre île à la nage, mais il n’a pas l’impression qu’elles abritent davantage de vie, ou bien ils suivent la tranchée ; il s’agit de retrouver leurs camarades, ou d’autres « transportés » – ils n’ont probablement pas été les seuls à faire le « déplacement ». Les tranchées semblent pointer vers la colline au centre de l’archipel (sans végétation) – mais la rejoindre ne sera pas une mince affaire…

 

III : SUR LE FLANC DU MONSTRE

 

[III-1 : Dwayne] Dwayne se trouve sur une sorte d’esplanade à flanc de coteau. Il avait eu un pressentiment quand il avait tenté de fuir de l’Omni Parker House en se jetant par une fenêtre… La sensation de chute s’est poursuivie, mais il n’a pas atterri sur le trottoir : à côté de lui se trouvent deux gigantesques (cinq mètres de hauteur, trois mètres de diamètre à la base) becs de poulpes ! Le souvenir lui revient d’une mission accomplie il y a longtemps, pour exiger paiement d’un restaurateur contre sa « protection » – il y avait vu un cuisinier « tabassant » un poulpe pour en rendre la chair plus comestible, c’est comme ça qu’il avait vu le bec de la créature… Mais les deux becs à côté de lui sont autrement imposants, c'est peu dire ! Ils sont par ailleurs parfois dentelés, comme des couteaux de cuisine. Dwayne est submergé par un sentiment de terreur à l’idée des dimensions de la ou des créatures… Entre les deux becs, et Dwayne est miraculeusement tombé juste à côté, se trouve un « abîme » faisant dans les sept mètres de diamètre, dont il est impossible de voir le fond. La texture sous ses pieds évoque une viande hachée mêlée de cendres.

 

[III-2 : Dwayne/« Leonard Border » : Leonard Border] Dwayne se relève. Il constate que le sortilège continue de fonctionner, il a toujours l’apparence du journaliste Leonard Border. Il évalue sa position, comprenant se trouver sur une aspérité à flanc de coteau ; levant les yeux, il détermine se trouver à environ trois quarts de la pente, laquelle se poursuit, très rude, jusqu’au sommet – Dwayne estime qu’il en aurait pour un quart d’heure ou vingt minutes avant d’y parvenir, et au prix de beaucoup d'efforts. La pente est tout aussi rude dans le sens de la descente, et Dwayne redoute une chute fatale… Il préfère tenter de grimper – espérant, en progressant, parvenir à un chemin plus accessible ou du moins une pente moins marquée. Il cherche de quoi faciliter son ascension – des sortes de crochets, par exemple, mais il ne dispose que de ce qu’il avait sur lui au gala. Il se débrouille tout d’abord assez bien, calant précautionneusement ses pieds dans la terre… mais un mouvement moins assuré le fait dévisser au tiers de son ascension, et il part en arrière, roulant sur le dos – droit vers l’abîme entre les becs ! Il parvient heureusement à contrôler sa chute, et s’agrippe avec les mains – à mi-distance du trou sans fond. Il prend le temps de récupérer, mais il lui faudra bien recommencer… Il va plus vite la deuxième fois, tout en restant précautionneux, en assurant chaque prise. Il repère l’endroit où il avait basculé – la terre y est plus humide ; il prend maintenant soin de s’agripper à des zones plus solides.

 

[III-3 : Dwayne] Dwayne parvient enfin au sommet, effectivement affaissé ; en fait, à l’intérieur, il donne sur une cuvette, redescendant sur une vingtaine de mètres. Au centre se trouvent quatre autres becs de poulpes, plus imposants encore que ceux de son point de départ. Dwayne a plus que jamais la sentation d’une gigantesque « bouche », et d’arpenter une immense créature… Il y a là aussi un abîme entre les becs, mais bien plus large : une trentaine de mètres de diamètre. Mais une structure part de chaque bec pour constituer une plateforme de métal au centre de l’abîme ; s’y trouvent trois statues (et Dwayne a la conviction intuitive qu’il devrait y en avoir quatre), autour desquelles semblent prier un peu moins d’une dizaine d’adorateurs en tunique et encapuchonnés, à genoux, confits dans leur dévotion. Dwayne voit aussi deux escaliers : l’un descend en spirale dans l’abîme, tandis que l’autre suit le long de la cuvette pour aboutir à une porte en bois, entrouverte, à même la terre.

 

[III-4 : Dwayne] Mais il y a un troisième escalier, autrement plus impressionnant, mais qui était invisible jusqu’alors – il monte droit vers le ciel ! Dwayne est cependant trop loin pour en apprécier les détails… Contournant par l’extérieur, il va y jeter un œil de plus près – tendant l’oreille au cas où les cultistes se manifesteraient… Cela fait une bonne marche que de contourner ce cratère, mais Dwayne parvient à l’accomplir sans attirer l’attention des dévots. L’escalier ascendant évoque l’architecture monumentale gréco-romaine, c’est une œuvre très appliquée ; il semble fait d’une sorte de métal, peut-être le même que celui de la plateforme ? Les rambardes sont méticuleusement sculptées de motifs évoquant une infinie nuée de serpents, subtilement entrelacés. Dwayne suit l’escalier du regard, et constate qu’il s’arrête net au bout d’un moment : ce n’est pas qu’il s’est écroulé, ou quoi que ce soit du genre, c’est parfaitement délibéré. Il jette un œil en bas de la colline, et y voit une sorte d’enclos délimité par des murets. Il choisit de retourner au bord de la cuvette, désireux de gagner la porte entrouverte qu’il avait aperçue en bas de l'un des escaliers.

 

IV : LA MALCHANCE

 

[IV-1 : Chris, Leah] Chris et Leah poursuivent leur exploration. Ils discernent des gémissements et des hoquets de douleur en provenance d’une zone où la végétation est plus fournie – toujours aussi déstabilisante, entre cyprès et palmiers… Par réflexe, Leah brandit son archet – elle n’a rien qui ressemblerait à une arme… Ils arrivent dans le dos d’un homme, revêtu de l’uniforme des serveurs de l’Omni Parker House. Le pauvre homme a une branche plantée en plein torse, dont s’écoule tout son sang, tandis qu’une autre a transpercé son bras droit et qu’une troisième, enfin, lui perce la mâchoire inférieure… Mais ces termes ne sont peut-être pas les plus appropriés : Chris et Leah comprennent que le malheureux, au terme de son déplacement magique, s’est matérialisé au milieu des branches…

 

[IV-2 : Leah, Chris : Michael Bosworth] Le serveur a déjà perdu beaucoup de sang, et souffre visiblement. Ils le devinent essayer de hoqueter un : « À l’aide… » Leah dit à Chris, doucement, qu’il « faut le finir », ils n’ont pas le choix – mais ce spectacle sordide autant que cette conviction écœurent Leah, rudement affectée. Quant à Chris, il reconnait maintenant l’employé qui l’avait accompagné pour conduire le chariot où s’était dissimulé Michael dans la chambre froide…

 

V : SANS ISSUE

 

[V-1 : Tess] Mes assaillants sont tous défigurés, certains muets comme le premier, d’autres visiblement sourds. Je ne suis pas certain de leur nombre : cinq ? six ? sept ? La porte entrouverte sur ma gauche m’attire, s’en échappe une lumière que je suppose naturelle. Mais les hommes dévorés par les aphtes m’en bloqueront bientôt l’accès. J’essaye de tirer sur deux d’entre eux pour les disperser et m’ouvrir un passage. Mon premier coup de feu part au-dessus… et je dérape sur des restes pourris de nourriture au moment de faire feu pour la seconde fois. Je parviens à éviter de me casser la figure, mais c’est une nouvelle balle perdue… Deux des cultistes m’attaquent avec leurs mauvaises armes, et l’un d’entre eux m’entaille à la hanche. Il m’est maintenant impossible de gagner la porte entrouverte.

 

[V-2 : Tess : Hippolyte Templesmith] J’essaye de me dégager pour gagner l’autre porte, en fer, mais elle est à l’autre bout de la pièce et je ne vais pas bien loin, d’autant qu’un des adorateurs défigurés à fait voler le contenu de la table sur mon chemin, m’obligeant à un petit détour – je reconnais sous les aphtes la domestique des parents de Hippolyte Templesmith à Boston, qui nous avait dénoncés… Heureusement, mes assaillants sont épuisés et plutôt lents, et j’atteins la porte, tandis qu’un d'entre eux se casse la figure en essayant de me suivre ; seul celui que j’avais tout d’abord blessé parvient à me rejoindre. Hélas, la porte en fer est verrouillée… J’ai beau m’exciter sur la serrure, rien n'y fait.

 

[V-3 : Tess : Alexis Ranley ; Hippolyte Templesmith] Je n’ai pas le choix, il me faut faire face. J’achève d’une balle dans la tête celui qui me suivait – dague tendue en avant, ses muscles de fanatique crispés, il gargouille puis s’effondre, et sa respiration cesse. La domestique des parents de Hippolyte Templesmith finit de réveiller Alexis Ranley, mais pour essayer aussitôt de l’assommer à coups de poings. Les autres poussent comme des cris de guerre, incompréhensibles – mais ils sont trop épuisés pour courir. L’un d’entre eux reste à côté de la porte d’où émane la lumière naturelle et la referme. La domestique maîtrise Alexis Ranley d’une clef de bras tout en continuant de le frapper à l’arrière du crâne. J’essaye de profiter de leur lenteur : je m’avance lentement dans leur direction et ajuste précautionneusement mes tirs ; j’en touche un, deux balles dans le buffet, il s’écroule et rampe – je ne l’ai pas tué, mais il est peu ou prou hors de combat. Il en reste toutefois deux de debout, que je ne parviens pas à toucher… L’un d’entre eux est armé d’une vieille épée rouillée, et me lacère le bras gauche et le torse – la douleur est immense. La domestique essaye maintenant de ligoter Ranley avec ses vêtements déchirés. Mon chargeur est vide… Je lâche mon arme et sors mon couteau à cran d’arrêt. Attaquant aussitôt les deux cultistes qui me menaçaient, j’en blesse un à la main – je visais le bras, mais la douleur était trop forte…

 

VI : L'ABRI DANS LES ARBRES

 

[VI-1 : Chris, Leah] Chris demande son archet à Leah, il veut l’utiliser pour dégager la bouche du serveur de l’Omni Parker House, en sciant la branche qui dépasse. [Hein ?] Leah chante pour attirer l’attention du blessé… Chris hésite, cependant – peut-être vaudrait-il mieux, effectivement, abréger les souffrances du malheureux… Mais c’est maintenant Leah qui l’incite à poursuivre, d’un signe de la tête. Chris se met à la tâche, et parvient à scier la branche ; la tête du serveur tombe aussitôt contre son torse. On l'entend vaguement : « Pitié, pitié… » Mais il a toujours l’autre bout de la branche dans la mâchoire – qui émet des bruissements de feuilles… Chris essaye de l’en libérer, sans succès – est-ce trop gros ? Il soulève la tête du serveur pour le regarder dans les yeux, puis se tourne vers Leah : il n’y a plus rien à faire… Leah opine faiblement du chef. Elle se munit d’une branche pointue… Mais Chris dit qu’il va s’en charger : il va l’étrangler, que ça se termine le plus vite possible. Leah hoche à nouveau la tête, et entame une berceuse… Il faut bien trente secondes à Chris pour étrangler le serveur ; l’instant précédant son dernier soupir, il lui confie : « C’est mieux pour toi ; et là où on va, on n’aura peut-être pas ta chance… » Chris a les larmes aux yeux : il est un avocat, pas un tueur, et encore moins de ses mains… Leah, quant à elle, se sent étrangement mieux – la berceuse lui a peut-être davantage bénéficié qu’au serveur, mais c’était bien la chose à faire…

 

[VI-2 : Leah, Chris] Ils poursuivent leur chemin – il ne sert à rien de s’attarder sur cette triste scène… Et Leah distingue une plateforme entre les branches – elle croit même y voir une sorte de tissu ? Elle l’indique à Chris : c’est bien un signe d’activité humaine. Mais se trouve à côté, à moins d’un mètre de la base du tronc, un cadavre, ou plutôt un squelette nettoyé de toute sa chair et de ses organes… Ils trouvent une paire de lunettes avec un verre brisé à proximité du crâne. Leah a l’impression qu’il a été dévoré – elle est très angoissée, et Chris tout autant… Ils veulent s’en aller, mais Chris entend d’abord fouiller les environs, en quête d’une arme ou de quelque objet utile. Il devrait lui être possible de grimper sur la plateforme – il pense que ça vaut le coup d’y jeter un œil.

 

[VI-3 : Chris, Leah] Chris tente donc de monter, mais glisse sur une branche pas suffisamment épaisse pour supporter son poids, et qui cède. Il tombe sur les fesses – pas de dégâts durables, juste une vilaine douleur sur le moment, et un sentiment d’humiliation… Il regarde Leah, penaud : il n’a rien d’un athlète… Il ne dit pas un mot, mais Leah comprend très bien ; elle essaye à son tour de grimper, et y parvient quant à elle sans souci. La structure est rudimentaire – celui qui l’a bâtie a fait comme il a pu avec ce qu’il avait. Leah y trouve une veste plus ou moins déchirée, nouée pour faire un baluchon ; il y a aussi des lances très artisanales, aux bouts pointus, mais d’une confection assez maladroite. Il n’y a pas âme qui vive. Leah fait passer les lances et le baluchon à Chris.

 

[VI-4 : Chris, Leah : Charles Reis, « Classy » Tess McClure, « Blutch »] Chris ouvre aussitôt le baluchon : à l’intérieur, un canif, un carnet de notes, et un stylo. La première page du carnet est signée : « Charles Reis » (Chris reconnaît ce nom, il m’avait accompagnée chez la mère de Reis ainsi qu’à l’asile d’Arkham où il travaillait – il ne s’était toutefois pas entretenu avec « Blutch »). Leah dit toutefois à Chris qu’elle a un mauvais pressentiment, qu’il vaut mieux partir – elle a en tête des images de tribus primitives et cannibales… On lira le carnet plus loin !

 

[VI-5 : Chris, Leah : Charles Reis, « Blutch », Hippolyte Templesmith] Ils s’éloignent donc, restant tout d’abord à couvert dans la végétation, puis regagnant la tranchée. Ce n’est qu’une fois là-bas qu’ils se mettent à véritablement étudier le carnet de Charles Reis. Il fait écho de réflexions intimes, en rapport avec des notes sur son travail à l’asile et les expérimentations personnelles qu’il y mène sur les patients ; il y a des états d’âme, des cas cliniques (ainsi sur « Blutch », qui a eu des soucis à Innsmouth), mais aussi une certaine fierté : tout cela a un effet bénéfique sur les patients. Après quoi, sur le mode d’un journal intime, Reis décrit sa rencontre avec un individu « délicieux », parfaitement exempt de tous préjugés à l’encontre des métis : il s’agit de Hippolyte Templesmith

 

VII : CHALEUREUSES RETROUVAILLES

 

[VII-1 : Tess : Alexis Ranley ; Hippolyte Templesmith] Les cultistes se gênent entre eux, ils ont du mal à me porter des coups efficaces, je suis plus agile… J’en renverse un d’un coup de pied. La domestique des parents de Hippolyte Templesmith a fini de ligoter Alexis Ranley. J’entraperçois du mouvement, sans bien comprendre ce dont il s’agit, tandis que je repousse d’un coup de pied mon agresseur encore debout. J’ai conscience que la domestique passe dans mon dos, mais elle me plante ses ongles dans la chair sans que je puisse rien y faire – elle est plus vive que les autres, bien que tout aussi dévorée par les aphtes.

 

[VII-2 : Dwayne] Dwayne descend dans la cuvette, sans se précipiter, discrètement. Parvenu à proximité de la porte, il entend des coups de feu de l’autre côté. Mais il a les yeux braqués sur une autre scène : un des cultistes sur la plateforme au-dessus de l’abîme avance près du bord en claudiquant. Les autres le regardent faire, puis s’approchent de lui et le saisissent par les épaules. Mais il se débat, et dit : « Laissez-moi, je veux le faire moi-même ! » Ses comparses le lâchent, et, d’une certaine manière, ils semblent même le féliciter. Il demande quelle est la direction la plus appropriée, et ils la lui indiquent. Il se tient au bord du précipice, où il psalmodie quelques mots – incompréhensibles, mais Dwayne y reconnaît de ces termes étranges qui figuraient dans le rituel de change-forme : Nyarlathotep, Yog-Sothoth… Puis le cultiste se jette dans le vide sous les applaudissements de ses coreligionnaires !

 

[VII-3 : Dwayne : « Classy » Tess McClure] Dwayne tente d’en profiter pour gagner la porte et la franchir, et y parvient. Soudain, il m’entend crier de douleur ! La porte qu’il vient de dépasser était celle auparavant entrouverte qui m’avait tout d’abord attirée… Mais un des adorateurs dévorés par les aphtes y était resté pour monter la garde, armé d’un vieux tuyau de plomb. Voyant Dwayne, il baragouine quelque chose d’incompréhensible. Dwayne lui fait : « Chut ! » Après quoi il lui tire dessus à bout portant ; mais un faux mouvement l’empêche de causer de vrais dégâts… Heureusement, sa cible ne lui fait pas davantage de tort en l’attaquant avec son tuyau, elle est très pataude.

 

[VII-4 : Tess : Hippolyte Templesmith] Je me retourne instinctivement vers la domestique des parents de Hippolyte Templesmith, qui vient de me labourer le dos de ses griffes. Elle semble alors seulement me reconnaître – ce n’était donc pas le cas jusqu’à présent. Et il y a de la haine dans son regard : « C’est VOUS !!! » Je suis excédée, déchaînée, et me jette sur elle pour la poignarder – mais sans succès. [Nos échanges à partir de là se sont montrés très répétitifs, les coups ratant souvent, les esquives fonctionnant quand un portait par miracle… Je ne vais pas faire le détail des coups stériles, et vais plutôt me concentrer sur les actions de Dwayne]

 

[VII-5 : Dwayne, Tess : Alexis Ranley ; Hippolyte Templesmith] Dwayne tire sur son adversaire, et l’atteint les deux fois à la gorge – il lui éclate l’œsophage et, derrière, les vertèbres, au point où il en est presque décapité. M’apercevant en mauvaise posture, il tente alors de me rejoindre – passant à côté d’Alexis Ranley ligoté et inconscient : peu importe ! Un des cultistes que j’avais repoussé de mes coups de pieds se relève. Dwayne le repère et l’achève aussitôt – je n’en avais même pas conscience, toute à ma lutte avec la domestique des parents de Hippolyte Templesmith… En reste un en arrière ; Dwayne s’avance sur lui et lui loge une balle dans l’épaule – il n’est pas mort, mais s’écroule à nouveau par terre ; dans un réflexe ardi, il tente de mordre Dwayne à la jambe, mais sans succès ; Dwayne l’achève d’un coup de crosse, lui explosant le crâne et faisant gicler la matière cervicale…

 

[VII-6 : Dwayne, Tess/« la Rouge » : Alexis Ranley ; Hippolyte Templesmith] Dwayne essaye alors de passer derrière la domestique des parents de Hippolyte Templesmith, afin de la maintenir et de me donner l’opportunité de l’achever. Mais le cultiste que j’avais laissé pour mort par terre, dans un ultime réflexe, agrippe Dwayne par la cheville, suffisamment pour l’interrompre si ce n’est le faire tomber ; il s’éteint sur cette dernière action, un sourire éclatant aux lèvres… À force d’asséner des coups plus furieux les uns que les autres, même si je n’ai que très peu de réussite, je commence du moins à faire peur à la domestique ; je lis de l’angoisse dans ses yeux, presque de la terreur : c’est « Tess la Rouge » qui l’attaque… Dwayne se libère de l’emprise du mort, mais cela lui demande un peu de temps. Alexis Ranley reprend connaissance à ce moment-là, et tape frénétiquement de ses pieds sur le sol. Dwayne a bien conscience que je suis très mal en point… Cette fois, il parvient à se faufiler derrière la domestique, et l’assomme d’un violent coup au crâne. Notre lutte stérile s’achève ainsi, sur son intervention…

 

[VII-7 : Dwayne, Tess/« la Rouge » : Alexis Ranley ; Hippolyte Templesmith] Dwayne me laisse la domestique des parents de Hippolyte Templesmith, et me dit que je peux en faire ce que je veux… Alexis Ranley hurle : « Quelle est cette horreur ? » Je n’y prête pas la moindre attention : la domestique est agonisante, mais je veux la faire souffrir avant qu'elle rende son dernier souffle – je lui lacère le visage, incise ses aphtes… Elle hurle de douleur ; prise de convulsions, elle se débat pour me repousser mais n’est pas en état de faire quoi que ce soit. Dwayne libère Ranley, et lui intime de se taire (il ne cessait de répéter : « C’est "la Rouge" ! ») ; le directeur de l’asile d’Arkham se montre alors docile, prêt à suivre les instructions de Dwayne – qui lui a dit qu’autrement il n’en sortirait pas vivant, et même pas forcément de son fait… Il lui dit aussi de prendre une arme, au cas où : peu importe qu’il ne se soit jamais battu, c’était un ordre, pas une question !

 

[VII-8 : Tess, Dwayne : Alexis Ranley ; Hippolyte Templesmith] Soudain, la porte extérieure s’ouvre, et un cultiste de la plateforme y passe la tête : « C’est quoi ce bordel ? » Il appelle aussitôt ses comparses, tandis que Ranley ramasse une dague. Mon instinct de survie l’emporte sur mon sadisme, et je perçois la menace ; je laisse là la domestique des parents de Hippolyte Templesmith, quitte à y revenir plus tard si c’est encore possible, et je recharge mon .38.

 

[VII-9 : Tess, Dwayne] Je constate alors que la présence de Dwayne m’est douloureuse – et qu’il m’ait pour l’heure sauvé n’arrange en fait rien à l’affaire. En fait, « quelque chose » m’empêche de le faire souffrir comme les autres, et ça me met mal à l’aise, comme une sorte de chantage ou de piège émotionnel… Pour poursuivre, il me faut l’évacuer de mon monde – pour me concentrer sur ce qui me menace… et que je peux faire souffrir ! Dwayne a remarqué que j’évitais de prendre en compte sa présence, conservant un rictus de haine sur mes lèvres…

 

[VII-10 : Dwayne, Tess/« la Rouge » : Alexis Ranley] Dwayne emmène Ranley jusqu’à la rangée de lits superposés – le directeur de l’asile d’Arkham a du mal à admettre que « Tess la Rouge » soit dans son camp… Mais Dwayne le bouscule – ce n’est pas le moment ! Il faut qu’il l’aide à faire tomber les lits pour obstruer le passage ! Heureusement, les cultistes sont lents – ne serait-ce leur fanatisme, ils seraient sans doute dans l’incapacité totale d’agir contre nous. Je m’avance lentement en face de la porte ouverte sur l’extérieur pour ajuster mes tirs…

 

VIII : LES SECRETS DU CARNET

 

[VIII-1 : Leah, Chris : Charles Reis, Hippolyte Templesmith, « Blutch »] Leah et Chris lisent le carnet de Charles Reis. L’aide-soignant se montre d’abord dithyrambique à l’égard de Hippolyte Templesmith. Mais son écriture change après quelques pages, et le contenu tout autant. Reis dit regretter de ne pas avoir pris en compte à leur juste mesure les avertissements de « Blutch »Templesmith lui a montré des horreurs, un véritable concentré de mal à l’état pur – Reis l’avait cru bienveillant, mais c’était une illusion fatale autant qu’absurde… Reis, dès lors, a cherché à échapper à l’emprise de Templesmith – il parle de statues maléfiques, de plans horriblement sombres pour asseoir son ego et sa domination… Submergé par le dégoût, Reis s’est échappé dans l’étrange jungle, cherchant les moyens d’y survivre hors de portée de Templesmith… Il évoque aussi deux « points d’accès » dans la zone : il n’a pas osé gagner l’enclos, dont Templesmith lui avait dit en ricanant qu’il était « piégé » ; mais il y aurait aussi un escalier sur le flanc de la colline, qui pourrait être (relativement…) plus sûr – il ne l’a cependant pas encore vu au moment où il consigne ces informations dans son carnet. Reis était terrifié à l’idée de devoir retourner dans ces lieux qu’il avait fuis – mais il sait qu’il ne survivra pas éternellement dans la jungle… Son principal danger est décrit, tenant à cette dérangeante luminosité d’un gris pâle : ce monde est affecté par un cycle du jour et de la nuit assez étrange, et qui fait réagir la faune – les crabes sont inoffensifs de jour, mais actifs et menaçants la nuit… Et le carnet s’arrête là.

 

[VIII-2 : Chris, Leah : Charles Reis] Chris remarque justement que « la nuit tombe », la luminosité changeant petit à petit… Il suggère à Leah de retourner à la plateforme, pour s’y abriter jusqu’à ce que la lumière redevienne plus clémente ; Leah admet que ce qui fut le refuge de Charles Reis doit maintenant devenir le leur… D’autant qu’elle perçoit des petits bruits s’accroissant sans cesse du fait du nombre : ce sont bien les crabes ! Le soleil n’est bientôt plus visible, seules demeurent les deux lunes… « Ils arrivent ! » Tous deux se précipitent dans la direction de la plateforme, tandis que, de toutes parts, ils voient des crabes s’extraire des récifs ! Ils manquent tomber dans l’affolement…

 

À suivre…

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La Vie d'un idiot et autres nouvelles, d'Akutagawa Ryunosuke

Publié le par Nébal

La Vie d'un idiot et autres nouvelles, d'Akutagawa Ryunosuke

AKUTAGAWA Ryûnosuke, La Vie d’un idiot et autres nouvelles, traduit du japonais par Edwige de Chavannes, préface de Jeannine Kohn-Étiemble, [Paris], Gallimard – Unesco, coll. Connaissance de l’Orient, série japonaise – coll. Unesco d’œuvres représentatives, série japonaise, [1987] 2009, 189 p.

 

Akutagawa Ryûnosuke est à n’en pas douter un des très grands noms de la littérature japonaise contemporaine – ce qui va bien au-delà du prix qui porte son nom, créé après sa mort précoce par un ami écrivain, Kikuchi Kan, et dont on fait régulièrement, à plus ou moins bon droit sans doute, le « Goncourt japonais » ; c’est bien, on le dit souvent, le prix littéraire japonais le plus prestigieux – notons cependant qu’il a un domaine particulier, visant à récompenser essentiellement des œuvres brèves. Or Akutagawa était bien un spécialiste de la forme courte, connu essentiellement pour ses nombreuses nouvelles (il n’a jamais écrit de roman, sauf erreur), mais on lui doit aussi des haïkus sous le pseudonyme de Gaki.

 

Il a, dans ces registres, livré une œuvre finalement très diverse, pourtant toujours personnelle, ainsi qu’en témoigne tout particulièrement ce recueil intitulé La Vie d’un idiot et autres nouvelles, plus ou moins conçu comme un complément à Rashômon et autres contes, dans la même collection, qui comprend sans doute ses récits les plus célèbres (dont « Rashômon » et surtout « Dans le fourré » ayant inspiré le Rashômon de Kurosawa Akira, mais on peut relever aussi, par exemple, « Le Nez » ou « Gruau d’ignames », qui ont beaucoup contribué à sa gloire au Japon, et je ne peux m’empêcher de mettre en avant de ses incroyables récits louchant sur le fantastique, comme « Figures infernales » ou encore « Les Kappas »).

 

Toutefois, cette nature de « complément » ne doit pas nous tromper – on aurait sans doute bien tort d’y voir une compilation de textes de second ordre, un bon cran en dessous du « best of » que serait Rashômon et autres contes. Bon, il y a peut-être un tout petit peu de ça quand même… Mais le présent recueil demeure nettement au-dessus du lot, et les textes qui y sont compilés sont tout à fait bons, voire excellents, toute comparaison à part, et j’y relève au moins un chef-d’œuvre (« Lande Morte », qui va me faire m’extasier abondamment tout à l’heure), et probablement d’autres encore.

 

En fait, la véritable singularité de ce recueil est ailleurs, à mon sens – qui lui confère sans doute un aspect « documentaire », mais là encore au fil de textes très bons pour eux-mêmes, et pas seulement pour ce qu’ils nous apprennent de l’auteur. En effet, cette compilation balaye toute la carrière d’Akutagawa, dans l’ordre chronologique, partant d’un texte de jeunesse (caractère flagrant…) pour s’achever avec deux textes posthumes, composés peu avant le suicide de l’auteur, et dont le caractère morbide a quelque chose d’étouffant et d’immensément douloureux, sans pour autant nuire à la valeur littéraire des textes en question, immense (je dis « textes » et non « nouvelles » car, quoi que le titre global puisse laisser supposer, « La Vie d’un idiot » ne me paraît pas relever du genre nouvelle – bien plutôt de la poésie, en fait ; à vrai dire, la part essentielle d’autobiographie dans plusieurs des textes qui précèdent pourrait éventuellement, elle aussi, légitimer une critique de l’emploi de ce qualificatif, mais c’est davantage à débattre).

 

Au-delà, ce voyage au fil d’une brève mais intense carrière est l’occasion d’apprécier les goûts comme les divergences de l’auteur ; un trait essentiel du personnage comme de son art est sans doute la bascule inconfortable entre la culture japonaise classique, qu’il connaît bien et apprécie sans succomber à la tentation passéiste, et les cultures occidentales qui, suite aux bouleversements de l’ère Meiji, imprègnent de plus en plus la vie japonaise, quotidienne comme intellectuelle, et pour lesquelles il a un goût marqué, citant notamment à tour de bras des auteurs européens qu’il admire par-dessus tout (anglais – il en était professeur –, allemands, français…). « La vie humaine ne vaut pas même une ligne de Baudelaire ! », nous dit-il ici… Ce déchirement fondamental se double sans doute d’un autre, qui est donc le rapport ambigu au passé, sous la perspective des règles de l’art – l’écrivain prisant fort les récits « historiques », contre les mœurs « naturalistes » de son temps, dans sa classe tout du moins (cela passe même régulièrement par l’adaptation moderne de contes parfois fort anciens ; voyez ici), mais se livrant enfin dans des récits « réalistes » et « intimes », mettant l’accent sur le réel et la subjectivité de l’auteur exprimant et questionnant son propre vécu…

 

Dans tous ces possibles, cependant, demeure la présence de l’écrivain Akutagawa – et d’autant plus quand il questionne son art, dont il voudrait faire un rempart contre l’absurdité et la médiocrité menaçante du monde… Tentative prégnante, mais sans doute vouée à l’échec, hélas – la douleur, la peur, la honte, l’emportent en fin de compte, et l’écrivain, oppressé par cette « vague inquiétude » permanente (l’explication qu’il avait laissée des raisons de son suicide – Maruo Suehiro l’évoquait dans son adaptation en manga de L’Île panorama, d’Edogawa Ranpo, dont je vous avais parlé récemment), prend sa vie insupportable…

 

Mais décortiquons maintenant un peu ce recueil…

 

L’EAU DU FLEUVE

 

« L’Eau du fleuve » (« Ôkawa no mizu », 1912) est vraiment un texte de jeunesse – l’auteur a vingt ans, et ça se sent… Ce texte dénué de récit, à la limite du poème en prose, loue les eaux d’un fleuve de Tokyo, en vibrant de romantisme. L’auteur y fait ses gammes, oui : le texte est d’une affectation indéniable, et Akutagawa cite à tours de bras tout ce qu’il aime – que ce soit dans la culture japonaise ou occidentale (allant jusqu’à garder les mots « Stimmung » ou « lifelike » dans le texte). C’est surtout là en fait ce qui est le plus intéressant – pas pour le texte pour lui-même (ça lui est sans doute plutôt préjudiciable), mais pour ce qu’il révèle des passions de son jeune auteur déchiré entre deux mondes. Mais il faut sans doute relever aussi le caractère très positif et sans ambiguïtés du texte – ça ne sera pas toujours le cas par la suite… Petit pincement au cœur, d’ailleurs, à la lecture de la dernière phrase : « C’est parce que le fleuve existe que j’aime Tôkyô ; c’est parce que Tôkyô existe que j’aime la vie. »

 

UN JOUR, ÔISHI KURANOSUKE

 

Suit, avec un décalage de cinq années, « Un jour, Ôishi Kuranosuke » (« Aru hi no Ôishi Kuranosuke », 1917), et là c’est de suite autre chose – avec un auteur qui s’affirme, notamment en ce qu’il aime à puiser dans l’histoire, quoi qu’en disent les naturalistes d’alors, pour qui le réel immédiat, le vécu de l’auteur lui-même, est la seule voie envisageable.

 

Il s’agit d’une variation sur le thème des 47 rônin, authentiques personnages ayant depuis le tout début du XVIIIe siècle, époque de leur exploit, constitué l’exemple ultime, le modèle indépassable, de l’honneur et de la loyauté au sens de la culture nippone – on y est sans cesse revenu, et on y revient encore.

 

Mais Akutagawa, alors, est déjà plus enclin à se pencher sur les difficultés éthiques que ce thème peut soulever – comme dans bien d’autres de ses textes. C’est peut-être l’occasion d’afficher la vanité de revenir en arrière, aussi séduisant cela peut-il paraître ? L’idée est probablement là, d’un passé qui n’a absolument rien de préférable au présent.

 

Quoi qu’il en soit, nos rônin viennent de commettre leur légendaire vengeance, et sont assignés à résidence en attendant que le shogun décide de leur sort – autant dire de les condamner à mort, cela ne fait aucun doute. Les rônin, d’une certaine manière, se la coulent douce… L’atmosphère est assez décontractée ; on rit…

 

Pourtant, Ôishi Kuranosuke, qui n’est pas le moindre des 47, sombre peu à peu dans la morosité ; cela commence quand il apprend que les habitants d’Edo (future Tokyo), et notamment parmi les gens du commun, prisent tant leur extraordinaire accomplissement qu’ils en viennent à le copier – suscitant vengeance après vengeance, à l’échelle d’une boutique ou d’une banale altercation dans la rue… Par ailleurs, Ôishi Kuronasuke ne cesse de penser à ces autres rônin, généralement de plus haute naissance, qui, pour faire partie du même clan, ne les ont pourtant pas suivis dans leur entreprise de vengeance – ce dont il fait la remarque… mais pour aussitôt être gêné par la haine à leur encontre que manifestent ses complices – lui voulait seulement prendre en pitié les parjures, ou du moins est-ce ce qu’il leur confie enfin… Et les louanges qu’on lui adresse pour son astuce, à lui le brave rônin qui, pour tromper ses ennemis, a simulé une vie de débauche bien loin de tout désir de vengeance, contribuent encore plus à son malaise – questionnant ses actes et ses motivations, en envisageant peut-être d’un autre œil, après coup, cette vie factice de décadence, qui n’était pas sans attraits, d’autant plus en regard de cette vengeance que les mœurs leur imposaient mais qui n’en était pas moins absurde, peut-être…

 

C’est un très beau texte, d’une immense subtilité, d’une finesse psychologique admirable.

 

LANDE MORTE

 

Mais c’est encore plus vrai du texte qui suit immédiatement, « Lande morte » (« Kareno-shô », 1918) que l’on peut d’ailleurs lier au précédent et à un autre texte encore, « L’Illumination créatrice », lui aussi excellent, et qui figure dans Rashômon et autres contes ; cette fois, je n’hésite pas à parler de chef-d’œuvre : c’est une nouvelle bouleversante, et qui m’a fasciné autant qu’elle m’a pris aux tripes.

 

Ce qui n’était pas gagné eu égard à son thème, pourtant : la mort du poète Bashô, entouré de ses disciples… Akutagawa, ou Gaki, on le sait, prisait tout particulièrement l’œuvre de Bashô, et y est sans cesse revenu – notamment vers sa fin, il en avait fait alors un nécessaire « compagnon de route ». Ceci étant, nul besoin d’apprécier les haïkus (ouf ; voyez par exemple ici) pour admirer ce superbe tableau de l’agonie du poète, mais plus encore du trouble de ses disciples ; car chacun d’entre eux, au moment d’humecter d’eau les lèvres du maître mourant, comme la tradition l’exige, en vient à questionner ses propres motifs…

 

Leur attitude à l’heure fatale n’a en effet rien de la douleur théâtralisée qu’ils supposaient, ou de la « douleur infinie » que relèveront immanquablement les chroniqueurs enregistrant leurs actes aux yeux de l’histoire. L’un s’aperçoit avec stupeur qu’il ne ressent qu’indifférence ; un autre, à la probité par ailleurs indéniable, se rend compte qu’il a bien davantage en tête toute l’activité dont il a fait preuve en cette heure terrible, plutôt que la réalité de la mort frappant son maître – et, pire encore, il en tire une indéniable vanité… Celui-ci, qui s’est toujours dissimulé derrière un masque insolent de cynisme, joue une dernière fois sa partition – mais la façade n’en est que plus sensible et stérile ; celui-là, confronté à la mort du maître, n’y songe pas autrement que sous la forme d’un présage de sa propre mort – et c’est bien cela qui l’amène à pleurer, l’anticipation de sa fin, non celle du vieillard vérolé qui s’éteint doucement à côté de lui… Et il y a Jôsô, qui découvre ébahi que la mort du maître le libère du poids écrasant de son aura, et fait enfin de lui un homme libre.

 

Jôsô est probablement celui que l’on peut le plus rapprocher d’Akutagawa lui-même, dans ce texte qui fut clairement inspiré par la mort (1916) de Natsume Sôseki, son propre maître (qu’il faudra bien que je lise un jour…). Il reviendra d’ailleurs sur ce thème dans « Engrenage » et plus encore « La Vie d’un idiot », plus loin dans le recueil.

 

Il y a là une lucidité et une finesse qui n’appartiennent qu’aux plus grands écrivains – autant dire ceux qui s’émancipent ? C’est bien une très puissante esquisse de la douleur et de l’inconscient (thème important de l’auteur, qu’il emploie le terme freudien ou pas). Et cette nouvelle excursion historique questionnant les motifs de tout un chacun, comme « Un jour, Oîshi Kuranosuke », déploie en définitive une ironie tragique qui n’est pourtant pas entièrement dénuée d’aspects lumineux… Un texte extraordinaire – vraiment : d’une intelligence et d’une sensibilité bouleversantes.

 

LES MANDARINES

 

« Les Mandarines » (« Mikan », 1919) a beau être très bref, c’est un texte significatif d’une évolution essentielle. Akutagawa y délaisse l’histoire (éventuellement « mythique ») pour revenir à son quotidien, et probablement à lui-même et à sa subjectivité tant qu’à faire, ne serait-ce que pour un récit affichant son caractère anecdotique (et d’autant plus important ?).

 

C’est une brève scène dans un train, où un narrateur qui pourrait sans doute être l’auteur, las d’un monde qui l’ennuie, et méprisant par défaut, s’agace de la présence dans son compartiment d’une fillette évidemment pauvre et d’une allure qui le répugne. Le comportement envahissant de la fillette va pourtant le conduire à une épiphanie muette – et peut-être le ramener au monde.

 

C’est, comme sans doute la plupart des textes qui suivent, bien plus subtil que ça n’en a l’air, et d’une indéniable beauté formelle, même si elle est bien différente du chatoiement des textes « historiques » qui précèdent. Pour autant, si c’est bon, ça ne me fascine pas, je plaide coupable… Plus loin dans le recueil, cette approche donnera des choses plus hardies, mais éventuellement plus séduisantes à mon goût.

 

LE BAL

 

« Le Bal » (« Butôkai », 1919) retourne pourtant un peu à la manière « historique », même si c’est dans un cadre bien plus récent – le Japon de Meiji – et pas du tout « mythique » (ou bien… ?).

 

Nous y suivons une jeune femme se rendant à un bal, à Tokyo, dans un Japon de la haute passablement européanisé ; elle y danse avec un officier français… qui s’avère en définitive être Pierre Loti.

 

En fait, la nouvelle d’Akutagawa est directement liée à une nouvelle de Loti, « Un bal à Yedo », semble-t-il passablement méchante, et en tout cas ironique, pour ce Japon le cul entre deux chaises, et prompt à priser ce qui vient d’ailleurs. N’ayant pas lu cette nouvelle, une bonne dose de l’ironie de la réponse d’Akutagawa m’échappe forcément – à vrai dire, pour vraiment apprécier la nouvelle, sans doute faudrait-il aller au-delà, et connaître non seulement cette nouvelle de Pierre Loti, mais aussi le reste de son œuvre, et probablement sa vie tout autant… J’ai ce sentiment du moins – et comme je suis ignare…

 

En l’état la nouvelle n’est toutefois pas sans charme – la présentation relève son affectation, mais elle me paraît à propos, et elle ne saute pas à la gueule comme dans « L’Eau du fleuve » ; quant aux paillettes dans les yeux de la danseuse, a fortiori si on y ajoute la « révélation » finale, elles font sens à leur manière.

 

Je relève aussi, dans ce texte où l’on devine la déception nécessaire sous la joliesse du moment présent et de sa « mythification » après coup (tout compte fait…), la mention dès la première page d’une « vague inquiétude » étreignant la jeune fille – or c’est ainsi que l’on traduit en français la note d’Akutagawa expliquant son suicide, quelques années plus tard… Je ne sais pas toutefois si les expressions japonaises sont équivalentes. Quoi qu’il en soit, la « vague inquiétude » imprègne bien ce texte aux abords pourtant souriants…

 

Bien aimé.

 

EXTRAITS DU CARNET DE NOTES DE YASUKICHI

 

Mais le recueil prend alors une orientation plus marquée, dans la foulée du prélude constitué par « Les Mandarines », mais sur un mode un peu plus ample – mais faussement, peut-être, car en jouant de la succession de brèves saynètes très « tranches de vie », où il ne se passe pas forcément grand-chose, l’idée étant de faire surgir malgré tout quelque chose de ce rien, dans un cadre contemporain où s’exprime la subjectivité de l’auteur ; à une époque par ailleurs où il écrit semble-t-il moins de fictions, mais se pose d’oppressantes questions d’ordre théorique. L’autobiographie y a un rôle essentiel, plus ou moins déguisé tout d’abord, mais de moins en moins par la suite.

 

C’est tout d’abord le cas de « Extraits du carnet de notes de Yasukichi » (« Yasukichi no techô kara », 1923). Yasukichi, qui enseigne l’anglais dans une école rattachée à l’armée de mer, s’ennuie, comme de juste ; à bien des égards, on peut sans doute y voir l’auteur (qui, si j’ai bien compris, a alors livré plusieurs de ces textes « Yasukichi »).

 

Se succèdent ici cinq brèves anecdotes rapportant son morne quotidien, les gens qu’il croise, leurs bassesses et grandeurs, ou plus probablement leur insignifiance – encore que… Non sans humour, à l’occasion – éventuellement un peu tordu. Non sans colère aussi – un caractère qui tendra à s’amenuiser par la suite, quand la peur et la honte l’emporteront…

 

Mais je ne peux pas prétendre que ça m’ait emballé plus que ça, si la plume est belle, et si les portraits sont fins.

 

BORD DE MER

 

Dans ce goût-là, « Bord de mer » (« Umi no hotori », 1925), m’a étrangement davantage séduit. Le mode est assez proche, mais la façon peut-être plus radicale – la dimension de « récit » s’amenuise encore dans les saynètes, il y a comme une affirmation parfaitement assumée de ce que « rien ne se passe », un néant évoqué avec une « touche lente », pour reprendre deux expressions figurant dans la brève présentation de la nouvelle.

 

C’est étonnamment plus souriant, aussi – du moins, j’ai eu cette impression passablement bizarre ; qui vient sans doute de la relative sérénité qui se dégage des esquisses ? Là où Yasukichi cédait éventuellement au mépris en sus de la morosité, il y a ici quelque chose de plus détaché et aimable, chez ce narrateur qu’on assimile plus que jamais à Akutagawa, et qui dissimule à peine ses amis et collègues sous des initiales…

 

La présentation relie pourtant la rédaction de ce texte au traumatisme du grand tremblement de terre du Kantô (1923) – qui a anéanti Tokyo, laquelle a été rebâtie très vite sur un mode plus « moderne » et occidental. Mais c’est une dimension qui me dépasse totalement à la seule lecture de ces saynètes en bord de mer…

 

ENGRENAGE

 

Les textes qui précèdent immédiatement, globalement, m’ont moins séduit que les récits « historiques » qui précédaient. Mais cette nouvelle manière est parachevée dans les deux derniers textes, dont la superbe a quelque chose de profondément douloureux voire gênant – il s’agit de textes posthumes, imprégnés de bout en bout du désir de suicide… C’est l’expression de la douleur d’un homme obsédé par la mort, au point de l’accueillir comme un soulagement nécessaire – terrible, mais inévitable. Il en livre donc un double récit terriblement frontal, d’abord sur un mode assez proche des deux textes qui précèdent, ensuite dans une tout autre veine relevant plutôt de la poésie, évoquant la pente inéluctable qui le conduit à mettre de lui-même un terme à une vie devenue impossible – à moins qu’elle l’ait toujours été. Lugubre et tragique…

 

« Engrenage » (« Haguruma », 1927, publication posthume) poursuit, au moins sur le plan formel, l’approche de « Extraits du carnet de notes de Yasukichi » et de « Bord de mer », mais l’effet est tout autre ; si, comme dans ce dernier, Akutagawa ne se déguise plus vraiment, écrivant à la première personne et semant son texte d’allusions à son œuvre (la rédaction des « Kappas », par exemple) ou à ses proches, le sentiment produit est on ne peut plus différent. À tort ou à raison, j’avais perçu dans « Bord de mer » une étonnante sérénité, une forme de détachement éventuellement lumineuse… Mais ici, c’est la douleur qui domine (la colère de « Yasukichi » n’est plus de mise elle non plus) – suscitée par la peur et l’identification.

 

Le texte s’ouvre peu ou prou sur le suicide du mari de la sœur de l’auteur, qui le teinte d’emblée de noir et de blanc – couleurs du deuil qui l’obsèdent, comme l’obsèdent mille autres choses insignifiantes, autant de détails du quotidien qui prennent pour lui la forme de sinistres augures de son inéluctable sortie. On a pu parler d’hallucinations – au caractère limite fantastique, d’ailleurs, ainsi avec cet inconnu en manteau de pluie qui pourrait être un fantôme… Mais tout constitue une menace – l’auteur est bien pris dans un engrenage de significations outrées, et sans doute est-il conscient à sa manière de ce caractère, mais il s’abandonne bel et bien au mécanisme suicidaire.

 

Texte terrible, à la conclusion sans appel : « Je n’ai plus la force de continuer à écrire. Vivre dans ces conditions m’est devenu une souffrance intolérable. Ah ! Si quelqu’un pouvait avoir le geste de m’étrangler tout doucement pendant mon sommeil… »

 

Au-delà, « Engrenage » n’est pas un document, un cas clinique : c’est un récit subtil et poignant, pleinement littéraire – au sens où il a bien plus qu’une « simple » valeur de témoignage.

 

LA VIE D’UN IDIOT

 

C’est sans doute encore plus vrai de l’ultime texte, « La Vie d’un idiot » (« Aru ahô no isshô », 1927, publication posthume – il s’agit d’un texte figurant dans une dernière lettre à un ami, Kume Masao, lui laissant le douloureux choix de la publication ou pas…).

 

Le titre du recueil ne doit pas nous tromper : cette dernière œuvre relève bien plus de la poésie que de la prose. Il s’agit d’une série de 51 brèves vignettes composées peu avant la fin, et ne laissant aucun doute la concernant (la dernière de ces vignettes, intitulée « Défaite », va jusqu’à mentionner le Véronal dont il fera une overdose…). Il s’agit là encore d’une variation sur l’autobiographie (retour à la troisième personne, étrangement ou pas), mais qui délaisse le rendu prosaïque du moment présent, dans une suite d’anecdotes élaborées, pour envisager la vie entière de l’auteur au travers d’instantanés, avec le recul d’un philosophe et la plume d’un poète – éventuellement d’un Bashô, qui l’a donc, semble-t-il, beaucoup « accompagné » dans ses derniers moments. La forme de ces miniatures peut certes évoquer le haïku, mais avec un effet bien différent sur votre serviteur…

 

Le texte pourrait être d’un auto-apitoiement insupportable – tentation qui sourd déjà dans « Engrenage », forcément ; mais il y a pourtant bien plus : une authentique valeur poétique, qui transcende les anecdotes et souvenirs ; le prisme est bien sûr douloureux et tragique, mais la force demeure.

 

Le texte renseigne en outre sur les obsessions névrotiques de l’auteur, et tout particulièrement son complexe de la folie : fils de la folle fréquentant la fille de la folle, il se voit marqué du sceau du destin, le condamnant à de lugubres séjours dans de terrifiants hôpitaux psychiatriques… L’ascendance en la matière impose sa griffe très vite, et ne lâche plus l’auteur.

 

Tout n’est cependant pas morose dans ce dernier témoignage – il y a des moments lumineux, quand par exemple l’auteur rencontre son maître Natsume Sôseki… ou que ce dernier décède, ce qui renvoie au soulagement de Jôsô dans « Lande morte » ; ou encore quand il apprend la peinture via Van Gogh, ou plus largement l’art et la beauté en contemplant un banal objet de cuisine…

 

Oui, l’art, sous toutes ses formes, y a une place essentielle. On aurait pu l’espérer salvatrice… mais ce n’est pas le cas. Au-delà, la souffrance et la honte, suscitant parfois la colère (« Mais lui savait fort bien quelles étaient les racines de son mal : la honte de soi et la peur des autres ; les autres... – cette société qu'il méprisait ! »), et le grand tremblement de terre du Kantô est bien une occasion de choix pour exprimer cette haine des autres fondée sur le dégoût de soi. C’est qu’il a toujours la conviction d’être en dessous de tout, de ne pas être assez bon époux ou père ou écrivain…

 

C’est aussi beau qu’insupportable.

 

CONCLUSION

 

Recueil étonnant et enrichissant, bouleversant aussi au point où c’en est douloureux, La Vie d’un idiot et autres nouvelles propose de nouveaux aperçus de la vie et de l’œuvre d’Akutagawa Ryûnosuke, qui ne s’est certes pas arrêté aux brillantes nouvelles composant Rashômon et autres contes. Il faut cependant prendre en compte cette dimension très éprouvante – qui, forcément, ne m’a pas laissé indifférent…

 

J’ai encore deux recueils d’Akutagawa dans ma bibliothèque de chevet, La Magicienne et Jambes de cheval ; ça viendra, ça viendra…

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