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Autopromo et copinage : Bifrost, n° 84 : Robert E. Howard, de mythe et de fureur

Publié le par Nébal

Autopromo et copinage : Bifrost, n° 84 : Robert E. Howard, de mythe et de fureur

Le n° 84 de la revue Bifrost consacre son dossier à Robert E. Howard.

 

À cette occasion, outre les critiques habituelles (Les Ruines de Paris et autres textes ; Mondocane, de Jacques Barbéri ; Eschatôn, d’Alex Nikolavitch ; enfin Nuage, d’Emmanuel Jouanne), j’ai livré dans le guide de lecture consacré à Howard une chronique commune d’El Borak et d’Agnès la Noire.

 

Mais, surtout, j’y ai rédigé un article titré ici « Howard le barbare et Lovecraft le Romain civilisé », qui a pour objet les influences réciproques des deux auteurs l’un sur l’autre, avec pour toile de fond leur fameuse correspondance ; vous trouverez cet article aux pages 142-153.

 

N’hésitez pas à réagir ici le cas échéant !

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Agnès la Noire, de Robert E. Howard

Publié le par Nébal

Agnès la Noire, de Robert E. Howard

HOWARD (Robert E.), Agnès la Noire, traduit de l’anglais (États-Unis) et édité par Patrice Louinet, illustrations par Stéphane Collignon, Paris, Bragelonne, coll. Robert E. Howard, 2014, 518 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 84, dans le dossier Howard, pp. 173-174 – avec également El Borak.

 

Le moment venu, je fournirai le lien de ladite chronique commune sur le blog de la revue (hop), et en publierai également une version plus longue, plus personnelle et spécifique ici-même.

 

D’ici-là, n’hésitez pas à réagir, hein !

CYCLES AVORTÉS

 

Agnès la Noire est le onzième volume (sur douze – il ne reste plus après qu’Almuric) de la collection Robert E. Howard chez Bragelonne, supervisée par Patrice Louinet. C’était le seul qu’il me restait à lire – pourtant, ma curiosité était probablement un brin titillée par le personnage donnant son titre au recueil : inconscient chauviniste ou pas, j’étais sans doute curieux de voir ce que ferait Howard de cette héroïne française dans un cadre français (en fait, il y avait eu quelques précédents contenant la réponse… dans Solomon Kane et surtout Les Dieux de Bal-Sagoth, sauf erreur). Une raison fort bête, sans doute…

 

D’autant qu’Agnès de Chastillon n’occupe qu’une part très limitée de cet ultime volume de récits d’aventures essentiellement historiques – asseyant sa parenté avec Le Seigneur de Samarcande, mais aussi, quand le caractère historique est en retrait et le caractère oriental en avant, avec El Borak. Cependant, comme dans ce dernier volume notamment, on peut bien repérer ici, et de manière plus marquée encore, une errance (réflexe ?) de l’auteur indécis vers le surnaturel, ou plus largement le « weird »…

 

Le recueil contient en effet les textes de quatre « mini-séries » qui sont en fait des « cycles avortés » : Howard y développe quelque temps un personnage censément récurrent, puis, pour une raison ou une autre (et probablement plutôt l’autre ?), laisse tomber. Nous suivrons donc ici les aventures d’Agnès de Chastillon, oui, mais tout autant de Cormac Mac Art, Terence Vulmea et Kirby O’Donnell. Et il faut y rajouter trois nouvelles « hors-cycle », voire une quatrième en prenant en compte le récit inachevé figurant dans les appendices.

 

AGNÈS DE CHASTILLON

 

On commence donc avec Agnès de Chastillon, ou Agnès la Noire, personnage de femme forte qui ne manque pas de faire penser à Jirel de Joiry, créée semble-t-il exactement à la même époque par C.L. Moore (les deux auteurs échangeaient et se sont félicités respectivement pour ces œuvres « féministes » ; déterminer une inspiration de l’un sur l’autre est semble-t-il délicat).

 

Agnès la Noire

 

La nouvelle « Agnès la Noire » (à bien des égards la seule que l’on peut considérer achevée) est pour le moins étonnante – même si je ne manifesterais pas à son sujet l’enthousiasme de Patrice Louinet dans sa postface.

 

Dans une France improbable de la Renaissance dépeinte à gros traits (celle de François Ier, à vue de nez – mais où l’on jure sans cesse par saint Denis, sinon saint Trignan… Hein ? Globalement, le texte n’use en rien de ce cadre, qui fait carton-pâte – il n’y a aucune volonté de le rendre « authentique »…), Agnès, paysanne mais ne s’envisageant guère comme telle, fille d’un bâtard de duc, n’accepte pas la condition que l’époque et son sexe lui réservent. Le jour même de ses noces forcées, plutôt que de se suicider (ouch…) ainsi que le lui suggère sa sœur ainée déjà passée à la casserole, la diablesse rousse tue son promis qu’elle déteste à peu près autant que son brutal de père, mercenaire en son temps, et fuit dans la forêt.

 

Là, elle fait la rencontre d’hommes globalement détestables (et souvent « faibles » ou du moins geignards), et tout d’abord celle d’Étienne Villiers, évidemment faux ami et vrai brigand – la raison pour laquelle elle l’épargne le moment venu, et va même ensuite jusqu’à le sauver de la vindicte d’un noble du coin, puis à s’associer avec lui (dans la nouvelle suivante il n’y a plus d’ambiguïté à cet égard), me dépasse complètement. Elle rencontre aussi un mercenaire, Guiscard de Clisson, qui lui fait une formation expresse en escrime avant de périr malencontreusement d’une balle destinée à un autre (Étienne, comme de juste)…

 

Il y a assurément des bonnes choses là-dedans, au-delà du seul personnage féminin on ne peut plus « badass », et sans doute l’introduction du récit se montre-t-elle efficace dans sa violence radicale ; je note aussi que le récit – comme les deux suivants, mais où ce sera avec bien moins de réussite – est à la première personne, ce qui lui confère une certaine singularité, et peut-être un surcroit de profondeur psychologique… en autorisant aussi une violence et une perception de la violence très particulières, et plus crues que souvent, à bien des égards.

 

Le récit se lit volontiers – mais il est tout de même bien décousu… En fait – et sans doute son caractère de « récit des origines » (chose pas très commune chez Howard) y est-il pour beaucoup –, il y a quelque chose de picaresque dans cette nouvelle, et qui, à mon sens, en fait davantage l’introduction d’un roman qu’un texte se tenant tout seul. Peut-être un développement du genre aurait-il permis de rendre sa motivation, si improbable, plus plausible ?

 

Ce n’est cependant pas le seul mystère dans cette histoire – après tout, Agnès, qui n’a jamais manié une arme de sa vie (enfin, on précise quand même qu’elle a fait la bucheronne pour son odieux géniteur…), devient rapidement une épéiste redoutable, au mépris de toute vraisemblance (même à forcer sur l’instinct ou la lignée, le sang)…

 

Mais oui, ça se lit bien – ça bouge en permanence, avec suffisamment de singularité pour que le lecteur joue le jeu, selon les règles définies par l’auteur, et nulle autre.

 

Des lames pour la France

 

Hélas, on a tout de même l’impression d’un Howard qui ne sait pas trop qu’en faire… « Des lames pour la France » gomme largement ce qui faisait l’intérêt du personnage, en lui confiant un rôle finalement assez secondaire – quand bien même elle conserve la narration à la première personne. Surtout, le récit est tordu, voire carrément confus, et fort peu satisfaisant dans l’ensemble…

 

La Maîtresse de la mort

 

Quant à la nouvelle inachevée « La Maîtresse de la mort » (enfin, la précédente l’était à peu près autant, hein…), en dépit de l’introduction d’un partenaire à mon sens plus enthousiasmant que l’Étienne Villiers, mi noble en en cour, mi gredin des bois, sans la moindre cohérence, que l’on avait subi jusque-là, elle se perd sans doute à son tour, en introduisant le surnaturel dans le récit – ce qui fait encore plus ressembler cette Agnès de Chastillon émergente à Jirel de Joiry, et a pu jouer un rôle dans l’abandon du personnage, sinon une fausse piste, du moins une qui aurait appelé à un autre traitement, ai-je tendance à croire…

 

Bilan

 

Un personnage « féministe » ? Un Howard « féministe » ? Ce n’est sans doute pas la même chose, et cela pourrait appeler à de longues discussions – probablement un brin futiles, d’ailleurs.

 

Mais le fait est qu'Agnès, même en tant que « femme forte », a bien quelque chose d’un fantasme, dans tous les sens du terme – d’où quelques procédés peut-être un peu navrants, comme cette (légère, certes) touche de lesbianisme SM soft qui ressort à l’occasion (Agnès menace plus d’une femme de lui donner la fessée)…

 

Pour autant, il y avait sans doute quelque chose à en faire – quelque chose que Howard n’a donc pas fait. Quant à sa jumelle Jirel de Joiry, elle m’avait il est vrai globalement déçu quand j’en avais lu le recueil de ses aventures – à la tonalité par ailleurs très « howardienne »…

 

CORMAC MAC ART

 

Nous passons maintenant à Cormac Mac Art – un pirate gaël des âges sombres (quelques décennies après la chute de Rome), qui fricote avec les Vikings, et notamment son compagnon de toujours, le Danois Wulfhere, qu’on qualifiera d’un tantinet brutal pour ne pas dire couillon, là où notre héros est tout de même plus malin – et telle est bien sa raison d’être.

 

Le problème, c’est que la meilleure nouvelle où il figure, à en croire Patrice Louinet, ne se trouve pas dans ce recueil, mais dans Bran Mak Morn (j’avais oublié, j’avoue – faudrait vraiment que je le relise, celui-là, c'était peut-être bien mon préféré, mais je l'avais lu à un mauvais moment et ne l'avais pas chroniqué…). Alors on fait avec ce qui reste.

 

Les Épées de la mer Nordique

 

C’est-à-dire, là encore, une seule nouvelle achevée – et encore, on ne dispose que du premier jet. Dans « Les Épées de la mer Nordique », nous vivons une sorte de révolution de palais à l’échelle d’un clan viking – Cormac Mac Art n’est sans doute pas bien certain de ce qu’il y fait au juste, mais peu importe… L’intrigue est assez commune, oui – et avec un ersatz de princesse enlevée –, mais l’ambiance est des plus correcte, si elle n’a aucune prétention à l’authenticité historique. Cela reste un récit qui se tient tout seul… et c’est peut-être bien un cas unique dans ce recueil.

 

Wulfhere, le Fracasseur de Crânes

 

Suit, non pas une ébauche de nouvelle, à ce stade, mais un simple fragment, « Wulfhere, le Fracasseur de Crânes », évoquant donc le chef danois que conseille utilement Cormac Mac Art – lui-même n’a pas le temps d’y figurer. C’est une introduction d’une page à peine, dont le ton philosophique et morne (voire bien davantage) est sans doute un peu trop lourdingue pour vraiment convaincre – en tant que tel, cela fait très « mauvais départ » pour un récit d’aventures, et sans doute Howard en était-il bien conscient, qui a lâché l’affaire.

 

Les Tigres de la mer

 

« Les Tigres de la mer » joue plus traditionnellement de l’action échevelée – mais à vrai dire sans doute un peu trop. L’intrigue on ne peut plus banale (oui, avec une princesse enlevée – en l’occurrence une Bretonne – non, une vraie Bretonne) est l’occasion de parcourir les îles britanniques, à force de fausses informations ou de révélations périmées, si bien qu’au bout du compte on se bat avec tout le monde mais on ne va nulle part : on s’arrête quand le ménestrel suspect annonce à Cormac Mac Art qu’il a une meilleure idée… Laquelle donc ? Mystère, du coup…

 

Bon, ça se lit pendant un certain moment, mais les retournements intempestifs des dernières pages traduisent sans doute le scepticisme d’un auteur qui savait encore moins que ses héros où il se rendait…

 

Je note tout de même une sympathique bataille navale, passablement gratuite donc, pourtant au crédit de l’ambiance.

 

Le Temple de l’abomination

 

Quant à l’ultime récit consacré à Cormac Mac Art, « Le Temple de l’abomination » (inachevé, ou plus exactement se concluant en synopsis), il témoigne d’une incertitude comparable (mais antérieure) à celle relevée plus haut pour Agnès de Chastillon – Howard tentant ou se sentant obligé d’injecter du surnaturel dans une « série » (faut le dire vite) jusqu’alors essentiellement « historique » (faut le dire vite aussi).

 

Patrice Louinet (tout en avançant que c’est sans doute là une étape notable vers le développement de l’heroic fantasy howardienne, et qu’il peut y avoir un lien avec la correspondance tout juste entamée avec Lovecraft) se montre très sévère à l’encontre de ce récit noyé sous les contradictions, mais, à vrai dire, même en l’état, je ne le trouve pas forcément bien pire qu’un autre… Mais j’ai été bon public pour les digressions improbables sur le roi Arthur « historique » (ou disons « différent »…) et sa cour de brutes avinées, ou sur le christianisme si fondamentalement incompréhensible pour nos personnages certes pas portés à tendre l’autre joue et à pardonner à ceux qui les ont offensés... Rigolo !

 

AUTRES RÉCITS

 

Suivent trois « autres récits », bizarrement placés en milieu de recueil, quand il y a pourtant d’autres héros récurrents après (mais la dernière de ces trois nouvelles est peut-être un préalable utile pour les aventures de Terence Vulmea). On y louche pas mal sur le bizarre à nouveau, mais sans faire dans le surnaturel pour autant (on s’en tient aux cultes secrets et impies, et aux civilisations perdues) ; par contre, seul le troisième de ces textes à part relève du genre historique.

 

Le Paon d’airain

 

D’abord, nous avons « Le Paon d’airain », qui se déroule à Djibouti, mais trippe pour l’essentiel sur les élucubrations d’un Seabrook portant sur les Yézidis – vous savez, ces sinistres et pervers adorateurs du diable, redoutés dans tout l’Orient (fataliste, l’Orient est fataliste)…

 

Ceci étant, en faisant la part des choses, et, comme Howard probablement, en ne retenant que l’idée de la secte/tribu diaboliste qui fait flipper tout le monde, sans chercher à y voir quoi que ce soit d’ « authentique », il y aurait probablement de quoi faire…

 

Hélas, non. Le récit est ultra-convenu, d’une construction pas top, plombé par des personnages en carton, et se traîne mollement jusqu’à une conclusion pour le moins terne. C’est au mieux (vraiment au mieux) médiocre.

 

La Morsure de l’ours noir

 

Il y a pourtant bien pire, immédiatement après : « La Morsure de l’ours noir » est un texte navrant de bout en bout. Variation sur le « péril jaune » qui parvient à repousser au-delà de toutes attentes les limites de la caricature pourtant bien lointaines dans le genre, en mettant en scène à la première personne une brute épaisse (un « Black John » doté du charisme d’une huître pas fraîche, mais qui n’en est pas moins redouté par les diaboliques êtres jaunes comme étant la pire menace à l’encontre de leurs plans – c’est dire si eux-mêmes constituent une menace terrifiante…), c’est un texte fade et bête, à la conclusion fade et bête (et prévisible, histoire d’enfoncer encore un peu plus le clou – qui, à ce stade, a sans doute largement giclé de l’autre côté de la planche) ; y insérer (de manière on ne peut plus gratuite) les noms de Cthulhu et de Yog-Sothoth – hein, quoi, pardon ? – n’était probablement pas l’hommage le plus pertinent à rendre au pauvre Lovecraft, qui n’en demandait sans doute pas tant… Clairement un des pires textes de Robert E. Howard en ce qui me concerne (ou, disons, « que j’ai lus », soyons prudents…).

 

L’Île aux pirates

 

Le troisième de ces récits est le seul à être relativement lisible – en étant très bon prince ; disons du moins que c’est moins pire que ce qui précède immédiatement, et y a pas de mal.

 

« L’Île aux pirates » multiplie pourtant les clichés, et c’est assurément un texte « juvénile » pour ne pas dire « puéril » (mais on pourrait le dire). Il a pourtant ses moments relativement enthousiasmants – la naïveté, ici, est globalement rafraîchissante plutôt que d’être fatigante, c’est déjà ça…

 

Avec tout de même un sacré bémol : au-delà de ce que le texte peut ou pas révéler de la vie psychique de son auteur, il faut sans doute y relever l’apparition d’un premier ersatz de « « « « « « « femme forte » » » » » » » chez Howard, anticipant Agnès de Chastillon, peut-être plus encore Bêlit ou Valeria. Hélas, la (forcément jeune et belle) femme pirate de cette nouvelle est vite parfaitement insupportable, à mesure que se développe entre elle et le narrateur une inévitable et ô combien pénible romance. En fait, pendant un temps, j’ai voulu y voir une dimension « comique » (notamment dans la jalousie du narrateur pour le pirate légendaire que la jeunette ne cesse de vanter), mais doute que cela ait été bien délibéré… Et quand « l’intrépide » jeune femme… éclate en sanglots… parce que le marin sans cœur mais si moral avance qu’elle pourrait ne pas être « pure » (!), avec la vie d’homme qu’elle mène et c’est pas bien, on oublie toute la dimension « « « « « « « forte » » » » » » » du personnage comme l’imposture qu’elle était, et il est difficile de retenir un soupir – un long, très long soupir, interrompu tout de même quand nos héros et leurs rivaux pirates vont fouiner dans un temple antédiluvien qui a le bon goût se trouver là… mais qui revient pourtant lors de l’épuisant « happy end » qui voit notre femme « « « « « « « forte » » » » » » » et son singe de narrateur causer mariage. Pitié…

 

Avec tout ça, et cet indéniable caractère juvénile, que ce texte soit à mon sens le moins mauvais des trois, en dit long sur la qualité des deux abominations qui précèdent…

TERENCE VULMEA

 

On retourne aux « cycles avortés » avec deux nouvelles consacrées au pirate irlandais Terence Vulmea (XVIIe ou XVIIIe siècle à vue de nez – on cause de Versailles ; quant au cadre géographique, il a l’air classiquement caribéen, a priori, mais on y évoque régulièrement le Cap Horn, et d’autres endroits bien éloignés ?) – qui, pour user d’une thématique similaire à celle de « L’Île aux pirates », témoigne tout de même d’une plus grande maturité (on est en 1935, à la toute fin de la carrière de l’auteur, faut dire – le contraste se sent) ; pourtant, le résultat est déconcertant, et pas forcément pour le mieux, à quelques bonnes idées près…

 

Les Épées de la Fraternité Rouge

 

La première de ces deux nouvelles, qui est accessoirement la plus longue du recueil, s’intitule « Les Épées de la Fraternité Rouge », et c’est un recyclage (un peu écourté) d’un long récit de Conan refusé, « Le Maraudeur Noir » (qu’on trouve dans Les Clous Rouges), qui jouait déjà des thèmes colonial et pirate. Je dois avouer ne plus me souvenir du Conan, mais le récit en l’état est à la fois amusant et profondément insatisfaisant.

 

Terence Vulmea n’est peut-être pas à proprement parler le héros de la nouvelle – en fait, à l’instar de Conan dans le récit original, il n’apparaît que très tardivement (formellement : la nouvelle s’ouvre classiquement sur une attaque en force où il figure, mais sans être nommé), et le récit s’étend d’abord sur trois salopards, le comte Henri de Chastillon (nom recyclé de la série « Agnès de Chastillon »), qu’on suppose d’abord plus positif que cela mais qui ne l’est en rien, et qui s’est exilé dans les îles du Nouveau Monde où il a bâti par défaut une imposante forteresse pour se préserver d’une menace indicible ; le boucanier français Villiers (recyclé idem) ; et le pirate anglais Harston – autant de franches canailles qui lorgnent plus ou moins consciemment sur un (inévitable) fabuleux trésor caché dans la jungle infestée de Peaux-Rouges ; Vulmea, quand il s’ajoute à ce trio initial, n’est à vrai dire guère plus sympathique, tant il se montre aussi fourbe que les autres (il est navrant, sans doute, de constater qu’il est censé briller davantage qu’eux… pour la seule raison qu’il ne compte pas laisser des Blancs se faire massacrer par des sauvages d’une autre race, même s’il compte de toute façon tuer de sa main les trois salopards après coup !).

 

C’est à la fois un atout et une tare de la nouvelle – atout parce que cela contribue à l’ambiance particulière du récit, et suscite des alliances et contre-alliances paranoïaques assez amusantes, dans une tension perpétuelle qui se complique en exploration puis en siège façon survival ; tare parce que cela implique du coup de longues scènes très bavardes où les quatre enflures s’interrogent sans cesse sur leur intérêt en dénonçant mesquinement la fourberie des autres, façon hôpital et charité.

 

Il faut y ajouter deux personnages positifs, deux femmes – ou plutôt une femme, Françoise, nièce du comte de Chastillon (qui, exceptionnellement, ne figure pas dans le récit à seule fin d’être enlevée – enfin presque : le comte la vend peu ou prou à l’abject Villiers, hein…), et une mystérieuse gamine, Tina, d’origine largement inconnue, plus ou moins adoptée par la première, et qui se montre assurément futée pour son âge ; ceci étant, la scène où le comte de Chastillon flagelle la petite en tant qu’oiseau de mauvais augure est pour le moins, euh, « perturbante », dans ce contexte…

 

Il faut enfin compléter le tableau avec un inévitable « homme noir » qui rôde aux environs de la forteresse et fait flipper le comte – ce qui confère à la nouvelle une vague tonalité fantastique (ambiguë, du moins) en dépit de l’abandon du cadre hyborien ; mais j’ai trouvé que ça se greffait plutôt mal ici, d’autant plus sur une histoire déjà assez complexe comme ça…

 

La nouvelle a ses bons moments, elle est même parfois étrangement réjouissante – dans son nihilisme surtout ? Mais elle est à n’en pas douter trop longue car trop bavarde, tandis que la conclusion a quelque chose d’étonnamment expédié, en fâcheux contraste. Tout n’y fonctionne pas, mais c’est probablement la meilleure ou moins mauvaise nouvelle du recueil à mes yeux (« Les Épées de la mer Nordique » se tient plus en elle-même, mais celle-ci est autrement enthousiasmante malgré ses nombreux défauts) – ce qui est embêtant, tout de même… Et qu’il s’agisse d’un recyclage d’un texte déjà lu avant (même si je l’avais oublié) en rajoute sans doute une couche.

 

La Vengeance de Vulmea

 

La seconde nouvelle, « La Vengeance de Vulmea », a été écrite dans la foulée de la précédente, et présente à mes yeux la même association de ratages et de bonnes idées… ou disons plus exactement de bonnes intentions – du coup, elle m’a nettement moins convaincu…

 

Vulmea y est fait prisonnier par un salopard d’Anglais, Wentyard, qui l’avait déjà « tué » une fois, en le condamnant à la pendaison en tant que sale rebelle irlandais alors qu’il n’était âgé que de dix ans. Le pirate plus que jamais aveuglé par une haine inhumaine élabore un canular complexe (mais à base de civilisation perdue et de fabuleux trésor, tant qu’à faire) pour obtenir vengeance, en attirant l’abject Anglais dans un piège avec plein d’Indiens dedans...

 

Mais, alors même qu’il est sur le point d’obtenir satisfaction, et de la manière la plus cruelle encore, le voilà qui change subitement d’idée : prenant conscience de ce que le vil Anglais qui a jadis essayé de le pendre a une femme et une fille (?!), il décide, même pas seulement de l’épargner, mais carrément de le sauver du terrible piège dans lequel il l’a lui-même fourré !

 

En notant au passage que Vulmea avait pourtant délibérément choisi de faire l’impasse sur ses principes de « solidarité blanche » de la première nouvelle (qu’il expose lui-même ainsi ; ce n’en est pas le seul rappel, d’ailleurs, on y retrouve aussi les noms de Villiers et Harston, a priori bien vivants)…

 

L’idée est bel et bien de jouer sur l’ambiguïté des deux personnages, qui incarnent tour à tour la monstruosité et l’humanité (entendue positivement…) – en brisant les préconçus du lecteur. Bonne intention ? Sans doute. Mais en l’état, en ce qui me concerne tout du moins, ça ne fonctionne absolument pas, et même pire – ça devient ridicule… La psychologie de Vulmea m’est décidément incompréhensible (plus encore que celle d’Agnès de Chastillon, si ça se trouve !). Son inconstance, en tout cas, me paraît absolument invraisemblable dans ce cadre, et la scène où le pirate irlandais, en plein duel, décide finalement de sauver sa Némésis prise de sanglots (après son moment héroïque compensant la haine du pirate, qui lui avait donné temporairement le premier rôle) ne se contente pas de sonner faux – elle me fait l’effet d’être parfaitement grotesque, au mauvais sens du terme.

 

Après quoi, errance dans la cité perdue, finalement un trésor à la clef, une tribu de Nègres au milieu des tribus d’Indiens, un putain de serpent géant (qui tire donc la nouvelle vers le fantastique), et tout finit bien dans le meilleur des mondes – même si Vulmea refuse ultimement de faire « confiance » à l’Anglais, ce qui semble être en définitive sa « vengeance ».

 

Mais non, je n’y crois pas… La nouvelle m’a plu tout d’abord, il est vrai, justement parce que j’appréciais la haine de Vulmea, son plan tordu et tout sadique pour obtenir vengeance – en faisant un antihéros radical, exacerbant les thématiques howardiennes classiques au point où le lecteur, même conciliant et volontaire, ne parvient plus à s’identifier (ou presque) avec le personnage central. Le retournement – nécessaire ? attendu… – m’a fait lâcher l’affaire.

 

KIRBY O’DONNELL

 

Reste un dernier « cycle avorté », avec trois nouvelles mettant en scène Kirby O’Donnell – un ersatz de Francis Xavier Gordon dit « El Borak », avec moins de panache. D’où un jugement passablement sévère de Patrice Louinet dans sa postface, d’ailleurs…

 

Mais je suis d’un avis différent, tiens : que Kirby O’Donnell soit régulièrement un loser, bien loin de me déplaire, tend plutôt à me réjouir – ça fait des vacances, après toute une horde de brutes unilatérales qui, quel que soit le contexte de leurs aventures, se ressemblent toutes, et se la pètent toutes en gros « durs » vite pénibles… Kirby O’Donnell est bien dans cette lignée, hein – naturel et galop, tout ça –, mais le fait qu’il se plante systématiquement ou presque, qu’il prenne régulièrement de mauvaises décisions, et tombe tout aussi souvent dans des quiproquos aux allures de pièges, qu’il ait besoin des autres, enfin, mais soit incapable de juger combien certaines de ses mauvaises relations sont vraiment des mauvaises relations… Tout cela me le rendrait plutôt sympathique, en fait. Et de même pour son Orient codifié – certes pas épargné par l’absurde, au point où ça en devient presque drôle. Presque.

 

L’Or de Tartarie

 

Bon, ça reste des nouvelles globalement médiocres, hein – mais vu le niveau de ce recueil… « L’Or de Tartarie » est un condensé d’aventure howardienne, façon formule et efficacité ; très convenu somme toute, bien sûr, n’était cette ultime décision concernant le trésor caché, qui colore une trame qui en a bien besoin avec un peu d’absurde… C’est le seul point que j’ai envie d’en retenir.

 

Les Épées de Shahrazar

 

« Les Épées de Shahrazar » (après, rien que dans ce recueil – parce qu’on pourrait citer d’autres exemples dans les autres titres de la collection –, « Les Épées de la mer Nordique » et « Les Épées de la Fraternité Rouge », voire « Des lames pour la France », ça se répète un peu, quand même, mais les responsabilités sont partagées entre Howard et Glenn Lord…) prend la suite du texte précédent (allusions au trésor perdu et à une très mauvaise fréquentation de Kirby O’Donnell), mais a semble-t-il été publiée avant, bon…

 

Baston à tous les étages, bien sûr, et documents secrets capitaux pour l’avenir de l’Inde et du monde…

 

Mais le cœur de la nouvelle repose sur un très fâcheux quiproquo – très, très fâcheux – qui débouche sur une longue scène de siège (rappelant sans doute plusieurs moments d’El Borak, oui). Ce quiproquo, et ce siège relativement bien mené (je crois que je tends à préférer, chez Howard, ces batailles mêlées de tactique aux massacres plus individualisés auxquels se livrent régulièrement ses héros…), sauvent plus ou moins la nouvelle. Plus ou moins – là encore, relativement au reste du recueil, bon…

 

Le Dieu tâché de sang

 

Reste « Le Dieu tâché de sang », qui, en faisant davantage l’impasse sur cette dimension absurde (mais pas tout à fait non plus, vu le sort ultime du trésor, encore une fois – c’est bien moins rigolo et beaucoup plus convenu que dans « L’Or de Tartarie », cela dit), et en jouant à nouveau, mais avec encore moins d’à-propos que d’habitude, du thème de la civilisation perdue, illustre comme la plupart des petits « cycles avortés » de ce recueil l’impasse où se perd bien vite l’auteur avec ces (tentatives de) personnages récurrents… Au mieux médiocre, cette fois – vraiment au mieux.

 

AU SERVICE DU ROI

 

Et puis reste une nouvelle inachevée en appendice, « Au service du roi », qui est pour le moins… « improbable », avec, vers la fin de l’Empire romain d’Occident, ses Vikings et un prince celte (breton – non, vraiment breton) à bord de leur long-serpent, qui errent tellement loin pour fuir leurs implacables ennemis… qu’ils se retrouvent dans une cité glorieuse (et imaginaire) de l’Inde, allons bon ; balaises, quand même !

 

Au-delà de cette improbabilité, ne reste plus guère qu’une collection de clichés ; avec quand même une autre bizarrerie surnaturelle – à vue de nez du moins : le pouvoir du rajah (grec) sur les femmes, qui les convertit d’un regard en adeptes dévotes du « Oui, Maître »…

 

Une nouvelle fois, par ailleurs, la civilisation exotique, aussi brillante soit-elle, ne semble pas pouvoir exister sans qu’un Européen soit à sa tête, comme souvent dans El Borak notamment. Bon…

 

CONCLUSION

 

Bilan pas fameux, hein ? Agnès la Noire est probablement le moins bon (pour ne pas dire le pire) recueil de la collection (et tout n'y était déjà pas forcément recommandable – j'avais dit plus ou moins la même chose d'Almuric il y a peu, après tout, mais je crois tout de même le présent recueil encore inférieur – Almuric l'ayant suivi, on ne peut pas dire que la collection se soit achevée sur la meilleure image de l'auteur...) – en tout cas, c’est l’impression qu’il me donne maintenant que j’en ai enfin terminé…

 

Aucune de ses nouvelles n’est pleinement convaincante. Bon prince, on peut éventuellement sauver « Les Épées de la mer Nordique » (Cormac Mac Art, premier texte), sans doute le seul récit du lot à se tenir vraiment en tant que tel, s’il ne m’a guère enthousiasmé, voire « Les Épées de la Fraternité Rouge » (Terence Vulmea, premier texte), en acceptant de fermer les yeux sur ses nombreux travers pour se contenter de ses moments les plus palpitants ; en étant très, très, mais alors vraiment très, très bon prince, on pourrait peut-être sauver « Agnès la Noire » (Agnès de Chastillon, premier texte) en dépit de sa dispersion et de sa cohérence douteuse, et admettre que « Les Épées de Shahrazar » (Kirby O'Donnell, deuxième texte cette fois) est un récit d’aventure « qui se lit »… Le reste est au mieux médiocre, et parfois bien pire (« La Morsure de l’ours noir » remportant donc aisément la palme).

 

Non, décidément, c’est pas fameux…

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El Borak, de Robert E. Howard

Publié le par Nébal

El Borak, de Robert E. Howard

HOWARD (Robert E.), El Borak : l’intégrale, [El Borak and other desert adventures], traduit de l’anglais (États-Unis) et édité par Patrice Louinet, illustrations par Tim Bradstreet et Jim & Ruth Keegan, Paris, Bragelonne, coll. Robert E. Howard, [2010] 2011, 518 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 84, dans le dossier Howard, pp. 173-174 – avec également Agnès la Noire.

 

Le moment venu, je fournirai le lien de ladite chronique commune sur le blog de la revue (hop), et en publierai également une version plus longue, personnelle et spécifique ici-même.

 

D’ici-là, n’hésitez pas à réagir, hein !

AVENTURES ORIENTALES

 

Où l’on poursuit la collection de Bragelonne consacrée à Robert E. Howard ; à l’instar du Seigneur de Samarcande, lu il y a quelques années de ça, et d’Agnès la Noire, postérieur et le seul titre de la collection qu’il me reste à lire [à l'époque de cette chronique...], El Borak ne relève pas du fantastique ou de la fantasy : le dénominateur commun est l’aventure – si d’autres de ces récits relèvent en outre du genre historique, ce n’est sans doute pas tout à fait le cas pour ces nouvelles-ci, qui se déroulent dans un passé très proche par rapport à leur rédaction : le début du XXe siècle, avant la Première Guerre mondiale pour la plupart de ces textes, avec cependant (au moins) une exception pour le dernier, qui prend place en 1917 ; mais il y a certes un autre point commun, avec au moins Le Seigneur de Samarcande, et c’est l’Orient…

 

LE PERSONNAGE

 

« El Borak », ou « le Rapide » en arabe, c’est un certain Francis Xavier Gordon – et les circonstances de sa genèse sont assez troubles… comme souvent quand les déclarations de Robert E. Howard sont la principale source d’information. À l’en croire, il s’agit là d’un de ses plus vieux héros – un qu’il avait conçu alors qu’il n’était qu’enfant (et de même pour Bran Mak Morn). En fait il est plus que douteux que ce personnage soit apparu en bloc, et sous ces noms, dans l’œuvre juvénile d’un Robert E. Howard qui, par ailleurs, ne s’imaginait sans doute pas encore auteur professionnel, à l’époque… Demeure cependant l’idée d’esquisses successives, « ressuscitées » à plusieurs reprises, et qui, partant de vagues brouillons enfantins, allaient aboutir au personnage tel que nous le connaissons, dans une série de nouvelles conçues entre 1933 et 1936, à la fin de la carrière de l’auteur ; en fait, la dernière nouvelle ici compilée, « Le Fils du Loup Blanc », est probablement un des derniers textes sur lesquels Howard a travaillé avant son suicide…

 

Le personnage, ainsi, s’il n’a probablement pas le charisme d’un Conan ou d’un Solomon Kane, ou la sombre majesté d’un Bran Mak Morn, a quelque chose d’une figure idéale ayant traversé toute la carrière du jeune auteur – témoignant de sa prédilection pour l’aventure (et les pulps qui vont avec, plus prestigieux et rémunérateurs que Weird Tales – y placer ses textes n’en était que plus délicat encore…) et pour le cadre oriental (l’Afghanistan surtout, l’Arabie ou le Moyen-Orient éventuellement), assaisonné de traits typiques de l’auteur.

 

Comme souvent chez Howard, nous n’en savons finalement que fort peu sur le personnage – ou plus exactement sur sa biographie. Francis Xavier Gordon est d’origine texane (ben tiens, et irlandaise au-delà, re-ben tiens), et d’un physique plutôt ramassé mais costaud (avec quelque chose de picte ?) ; son surnom arabe, mais typique du bon Texan, lui vient sans doute de sa rapidité à dégainer – encore qu’il soit tout aussi efficace avec une épée qu’avec un pistolet. Pour des raisons qui ne sont jamais vraiment précisées, Gordon s’est rendu en Orient et y a mené l’intégralité de sa carrière : en tant que Texan, il n’est pas exactement une figure de « civilisé » dans un cadre spécifiquement américain, mais, en Orient, il correspond bien à cette figure du Blanc qui rompt tout lien avec la civilisation pour vivre au milieu des barbares – les clans afghans pour l’essentiel.

 

Il a ses modèles historiques : surtout l’étonnant Sir Richard Francis Burton, même si l’on n’a pas manqué d’évoquer aussi Lawrence d’Arabie (en fait, dans la dernière nouvelle du cycle, Gordon est même nommément associé à l’auteur des Sept Piliers de la Sagesse). Mais, si ses aventures ont un cadre plus ou moins colonial (avec la mainmise de l’Empire britannique – qui a cependant maille à partir, sur le terrain oriental, avec d’autres intérêts et ambitions, de la Russie tout particulièrement), Gordon n’est pas à proprement parler un héros colonial : au mieux, les Britanniques l’indiffèrent (même s’il confesse, à un moment au moins, préférer l’emprise anglaise dans la région à tout autre, quand bien même c’est par défaut…), et il vit au milieu des colonisés, en totale indépendance (à vrai dire, les « colonisés » qu’il fréquente sont bien sûr tout aussi indépendants…). En fait, les Occidentaux, dans les nouvelles d’El Borak, sont souvent des ennemis (et il y a là, sans doute, un trait vaguement « colonial », même paradoxal à première vue : il faut presque toujours qu’un Blanc tire les ficelles, les indigènes sont systématiquement manipulés, ou presque…), ou, au mieux, des gens qui ne sont pas à leur place… là où lui y est parfaitement.

 

LA TENTATION DU « WEIRD »

 

Reste un point à aborder avant de faire le détail des nouvelles… Nous avons tendance, aujourd’hui, à associer immédiatement Howard à la fantasy, éventuellement au fantastique, disons globalement au « weird ». De son vivant, pourtant, il avait connu des succès conséquents, voire supérieurs, dans des genres totalement détachés du surnaturel, etc. – par exemple ses aventures « de boxe » centrées sur le marin Steve Costigan, ou plus tard ses westerns humoristiques autour de Breckinridge Elkins (sans même parler des avatars de ces deux-là). El Borak, à tout prendre, s’insèrerait donc parfaitement dans cet aspect de l’œuvre howardienne.

 

Mais il y demeure du moins une certaine tentation du « weird »… Si le surnaturel n’est à proprement parler jamais de la partie (mais on n’en est sans doute pas très loin avec le singe géant de la « version longue » de « La Mort à Triple Lame »), Howard use par contre bien volontiers d’une thématique abondamment employée dans ses récits fantastiques : celle de la civilisation ou au moins de la cité perdue – avec une certaine dose de conspirationnisme qui va bien.

 

Cela contribue sans doute, encore que d’une manière un brin paradoxale, à singulariser ce pan de son œuvre ; mais cela a aussi une autre conséquence – à vrai dire typique de ces « intégrales » exhaustives, dont le rythme de lecture n’a pas grand-chose à voir avec celui d’un fan d’alors lisant les textes directement dans les pulps : c’est pour le moins répétitif… Et, bien sûr, l’action débridée et riche de violents combats en rajoute encore une couche dans cet aspect.

 

LES ÉPÉES DES COLLINES

 

Passons maintenant au détail des sept nouvelles composant le recueil – assez longues pour la plupart (et dotées de titres aussi répétitifs que fades, une constante chez l’auteur… encore que, globalement, Glenn Lord y a eu sa part, titrant lui-même des manuscrits de Howard qui en étaient dépourvus).

 

On commence avec « Les Épées des collines », où notre héros tente d’empêcher le déclenchement d’un périlleux conflit généralisé en Asie Centrale (le conspirationnisme est donc d’emblée de la partie) ; en cherchant à échapper aux Turcomans et Afghans aux ordres du cruel Hongrois Hunyadi (le méchant Européen qui tire les ficelles), El Borak tombe par hasard – hop ! – sur une civilisation perdue (ben tiens) descendant directement des troupes d’Alexandre le Grand (forcément).

 

On a là à peu près tout El Borak, du coup… Mais en condensé, et d’autant plus convenu.

 

LA FILLE D’ERLIK KHAN

 

« La Fille d’Erlik Khan » est une nouvelle bien plus ambitieuse que la précédente… mais elle s’est pourtant avérée une déception. C’est d’autant plus regrettable que j’en ai énormément aimé le début, qui bénéficie d’une très belle ambiance – avec ces deux Anglais hautement suspects que guide un peu naïvement Francis Xavier Gordon dans une région très mal fréquentée de l’Asie centrale, non loin d’une inquiétante montagne abritant, cette fois pas tout à fait une civilisation perdue à proprement parler, mais du moins une ville vaguement mythique et largement inaccessible, bâtie par des ersatz kirghizes de satanistes (façon Yézidis ? C’est un thème sur lequel l’auteur aura l’occasion de revenir).

 

La trahison des deux Européens n’a rien d’une surprise, mais la situation dans laquelle ils abandonnent El Borak est suffisamment terrible pour susciter et entretenir l’intérêt du lecteur – et peu importe à cet égard que le récit tourne très vite, et une fois de plus, à la vengeance pure et simple.

 

Les problèmes sont ailleurs, et, par la suite, j’ai trouvé que ça ne marchait hélas plus du tout – du fait d’une motivation bien improbable des « méchants » (franchement, on n’y croit pas deux secondes…), débouchant sur un récit enchaînant les rebondissements, soit improbables, soit convenus, ainsi de cette nécessaire princesse qui se fait nécessairement enlever… Une autre constante, et pénible.

 

El Borak en chef de guerre d’une tribu barbare partagée entre la cupidité et sa conception très spécifique de l’honneur, ça n’est pas sans charme (et ça reviendra), mais tout le reste paraît tellement terne – et les scènes récurrentes où les méchants expliquent à grands renforts de détails, et tout de go, comment ils ont en fait survécu, mouhahahaha, sont vite bien navrantes…

 

LE FAUCON DES COLLINES

 

« Le Faucon des collines » est, à en croire la postface de Patrice Louinet, la meilleure nouvelle du recueil… Je n’en suis pas tout à fait convaincu : elle est bonne, oui, bien meilleure que celles qui précèdent sans doute, mais pas plus enthousiasmante que cela à mes yeux… Et si les récits qui suivront sont tous critiquables pour une raison ou une autre, ils n’en ont pas moins, régulièrement, de bons moments eux aussi, à même de les amener à rivaliser avec celui-ci.

 

Mais il y a dans cette nouvelle des choses intéressantes, c’est vrai : Francis Xavier Gordon y est pleinement intégré dans le monde des clans afghans, au point de se retrouver personnellement impliqué dans les querelles de sang du coin. Victime d’une abjecte trahison qui a coûté la vie à ses amis à la tête d’un certain nombre de clans, le Texan s’improvise à son tour chef de guerre afghan, dans un combat qui ne pourra prendre fin qu’une fois la vengeance accomplie…

 

Ce que n’est pas en mesure de comprendre l’Anglais Willoughby, incarnation sur place du pouvoir colonial, autant dire de la « civilisation », quand El Borak est plus « barbare » que jamais. Étrangement ou pas, Willoughby est le principal atout de la nouvelle – plus ou moins personnage point de vue, il a bien plus de chair et d’âme que bon nombre de personnages howardiens hors têtes d’affiche. Il n’a rien d’un « méchant », par ailleurs ; c’est simplement qu’il ne comprend pas ce qui se passe autour de lui… Ce qui n’en fait pas un demeuré pour autant – juste un type qui n’est sans doute pas à sa place dans ce schéma, et est bien amené à l’admettre en définitive. Censé servir d’arbitre dans la vendetta, il n’est certainement pas envisagé comme tel par les antagonistes : pour les « méchants », il est une menace… et pour Gordon un outil. Quant à son agenda métropolitain, il a quelque chose d’absurde dans un cadre pareil… encore que pas tout à fait – dans la mesure où une autre puissance européenne est en fait de la partie (encore une fois)... Mais sans que le personnage, en tant que tel, en soit pénalisé, donc.

 

Mentionnons aussi le décor de la forteresse d’Akbar, qui parvient à intéresser, bizarrement, alors qu’elle est peu ou prou imprenable, assurant largement la sécurité d’El Borak et de ses hommes – mais Gordon n’est pas du genre à rester en place, et va au devant des combats…

 

Une bonne nouvelle, oui ; je n’en ferais pas pour autant une lecture exceptionnelle (et quelques traits lourdingues l’affectent bien, comme cette fâcheuse manie des « méchants », mais tout autant de Gordon, d’exposer toute l’ingéniosité et éventuellement la fourberie de leurs plans – les « méchants » sont ici très, très fourbes, envoyant aux orties une chose aussi superflue que « l’honneur » –, avant de se sauter à la gueule), mais je l’ai appréciée, c’est vrai.

 

LA MORT À TRIPLE LAME

 

Suit le plus long récit consacré au héros, « La Mort à Triple Lame », qui atteint les dimensions d’un court roman. C’est sans doute sa faiblesse : il est inégal, souffre parfois de remplissage, et d’une cohérence peut-être pas toujours au top… Mais globalement, j’ai bien aimé, en fait : le côté complot démesuré dans tout l’Orient, aussi improbable soit-il, ne m’a pas déplu, et si le procédé n’est décidément pas bien original, de la cité coupée du monde, encore que peut-être moins qu’on pourrait le croire, ça me paraît plutôt bien fonctionner.

 

Il est vrai que ladite « civilisation » relève plus ou moins du cliché – et sans doute déjà à l’époque… Il est vrai aussi que la novella est peut-être plus que jamais le cul entre deux chaises, louchant sur le surnaturel sans totalement se l’autoriser… Il est vrai enfin que certaines reprises, accompagnant le thème de la cité perdue, passent plus lourdement – ainsi de cette énième princesse tout juste bonne à être enlevée, et que connaît forcément El Borak, tombant dessus par le plus grand des hasards (comme dans « La Fille d’Erlik Khan », quoi)…

 

Mais l’aventure est épique, ne manque pas de souffle, et les combats éventuellement monotones à s’enquiller plein de Howard d’un coup m’ont paru mieux couler ici, en fait – notamment la grande bataille finale, où la stratégie a sa part, si l’audace et la force brute en ont une prépondérante…

 

Notons que Francis Xavier Gordon, ici, a plus ou moins, au début du récit, un rôle d’arbitre dans un conflit opposant l’amir de Kaboul et un chef de clan – comme un Willoughby, finalement, mais conscient de son environnement ; il n’est pas dit que le personnage y gagne en cohérence, mais ça ne m’a pas déplu…

 

(On trouve dans les appendices une « version courte » de cette novella… mais j’ai tendance à la considérer plus « inachevée » que « courte » : l’action est exactement la même ou presque sur la majeure partie du récit – notons tout de même que Howard a un peu étoffé le caractère de la cité cachée, et j’ai trouvé ça plutôt bien vu –, puis, d’un seul coup, tout s’accélère, et va beaucoup trop vite : dans les quarante ou cinquante pages qui giclent, certes le singe géant passe à l’as, mais aussi la longue bataille désespérée qui conclut le récit, et que je trouvais plutôt sympathique…)

 

LE SANG DES DIEUX

 

« Le Sang des Dieux » change radicalement de cadre : adieu les collines afghanes, et place à l’Arabie – pour un récit dont il est précisé qu’il a lieu après ceux déjà lus, même s’il est pour Francis Xavier Gordon, du moins je le suppose, l’occasion de revenir là où il a gagné son surnom arabe.

 

Quoi qu’il en soit, El Borak s’y enfonce seul dans le désert pour secourir un sien ami, un Russe mystique qui a voulu jouer au prophète érémitique, mais dont les trésors suscitent la convoitise d’une bande de brigands européens emmenés par l’Anglais on ne peut plus fourbe Hawkston – une sorte de jumeau maléfique de Gordon.

 

En ce qui me concerne, c’est une réussite : la lecture en bloc des nouvelles de Howard dans ces volumes tendant à l’exhaustivité a souvent quelque chose de lassant, au bout d’un moment, tant les sujets se répètent et l’action omniprésente plus encore ; mais, ici, les scènes de combat, etc., ont presque toujours un petit plus qui les distingue (j’ai tout particulièrement aimé l’affrontement pour un puits avec les Bédouins, El Borak seul contre tous s’engageant dans une lutte vraiment désespérée, et cette fois ce caractère est palpable, bien plus que dans bon nombre de nouvelles prétendant user de ce ressort), et le rythme enlevé du récit n’interdit pas l’approfondissement de quelques personnages – notamment Hawston, avec qui Gordon est contraint de nouer une alliance temporaire, mais pas moins paranoïaque, pour soutenir un siège dont le caractère oppressant est fort bien rendu, mais aussi le Russe, de son nom arabe Al Wazir, devenu fou du fait de l’isolement… ou pas – oui, la toute fin m’a sans doute un peu déçu, pour le coup…

 

Mais ça demeure un bon récit, très efficace – en fait, c’est peut-être celui qui m’a le plus parlé dans le recueil (même s’il ne bénéficie pas du sous-texte du « Faucon des collines » : c’est de l’aventure à l’état pur, mais c’est très bien comme ça).

 

LES FILS DE L’AIGLE

 

On retrouve le cadre afghan avec « Les Fils de l’Aigle »… mais pas tout de suite : l’aventure commence à San Francisco, de manière assez improbable, introduisant un Américain du nom de Brent qui sera bien vite amené à errer à Kaboul puis dans les collines afghanes, où il n’a bien sûr pas sa place – et se fait très vite capturer.

 

Par ailleurs, El Borak lui-même n’arrive que très tard dans la… Oui, non, bon, d’accord : il est là bien avant, sous une identité secrète, et on s’en doute…

 

La nouvelle, par ailleurs, joue encore une fois de la cité cachée – avec des relents de complot mondial plus ou moins crédible.

 

Mais figurez-vous que j’ai bien aimé ! Dans sa postface, Patrice Louinet relève des « facilités » de la part de Howard à partir du milieu environ, et, oui, sans aucun doute (inclus le méchant qui raconte tout son plan diabolique à Brent sans la moindre raison). Quant à la fin, elle est clairement expédiée… Mais il y a quelque chose, je trouve : une ambiance, en tout cas – avec de beaux moments y compris dans les parties incriminées, j’aime bien la scène du souk, par exemple –, et la couverture de Francis Xavier Gordon est assez savoureuse. Son identité secrète implique en outre d’user de points de vue différents – essentiellement celui de Brent, du coup – et ça fonctionne plutôt bien : le héros gagne à être ainsi vu de l’extérieur (ou plus que d’habitude, disons – mais cela renvoie sans doute au Willoughby du « Faucon des collines »). Quant à la cité des voleurs, elle acquiert de par son attachement aux coutumes qui la fondent, aussi absurdes et parfois contradictoires soient-elles, un supplément d’âme qui fait parfois défaut aux autres variations sur ce thème rencontrées précédemment dans le recueil (et il y en a un paquet).

 

LE FILS DU LOUP BLANC

 

Le recueil se conclut avec « Le Fils du Loup Blanc », un récit plus court que la plupart de ceux qui précèdent, et assez différent par ailleurs, notamment en raison de son cadre – pas tout à fait l’Arabie, plutôt le Moyen-Orient, mais (et c’est là qu’est la différence essentielle) un peu plus tard, en 1917 : le conflit mondial y joue un rôle à la fois essentiel, et, bizarrement, marginal – disons qu’une certaine ambiguïté est maintenue à cet égard.

 

Tout commence avec une garnison turque qui se mutine, le lieutenant Osman ayant été pris de folie des grandeurs : dans la foulée du mouvement nationaliste qui agite l’Empire, il rejette l’Islam, mais ne s’arrête pas là – honorant le Loup Blanc, il entend reconstituer le royaume touranien de ses ancêtres, avec lui tout au sommet, et lance sa petite troupe dans le pillage et le massacre des environs…

 

Mais El Borak est là, hein – El Borak qui, bizarrement là encore, est supposé se battre aux côtés de Lawrence d’Arabie, lequel monte du Sud avec ses Bédouins… Mais Francis Xavier Gordon est seul quand on le croise – et amené à lutter contre Osman dans l’esprit d’une querelle de sang, plutôt qu’en fonction des alliances du conflit mondial…

 

Je ne sais trop que penser de cette nouvelle. À maints égards, elle me paraît ratée ; même si Howard s’éloigne des intérêts des puissances européennes dans la région, dans le cadre spécifique du récit, j’ai tout de même du mal à gober ce Gordon en compagnon de route de Lawrence. Par ailleurs, le coup de l’espionne allemande, femme censément dure mais qui se réfugie bien vite dans les bras musclés d’El Borak, bof, bof – et le retournement final la concernant ne passe vraiment pas (sans même s’étendre sur son nom « révélé ») : en fait, il anéantit banalement le mince intérêt que sa présence pouvait malgré tout susciter (en dépassant donc les uniformes)… C’en est presque parodique.

 

Mais la nouvelle n’est pas totalement sans intérêt ; en fait, il est une chose qui la singularise – je n’irais peut-être pas jusqu’à dire que ça la sauve –, et c’est son étonnante ultraviolence. Howard, dans ses récits, n’est certes pas vraiment un tendre, de manière générale, mais là c’est quand même la catégorie au-dessus, avec ce dingue d’Osman incitant ses hommes aux pires exactions ; le héros ne peut qu’assister, et de manière assez graphique, au massacre des femmes enlevées par les mutins, ainsi que de leurs enfants – le sadisme à la petite semaine d’Osman menaçant l’espionne de son fouet avait quelque chose de vaguement ridicule prêtant à sourire, mais la suite, pas vraiment, non… Bizarre, tout ça.

 

CONCLUSION

 

Bilan ? C’est sans doute un peu médiocre, mais, globalement, ça se lit… El Borak n’est probablement pas le héros le plus charismatique créé par Howard, et ses aventures sont bien répétitives à force de cités cachées et de querelles de sang, mais nous sommes vers la fin de la carrière de l’auteur, et sa maîtrise se sent régulièrement – même s’il y a des pains çà et là, l’habileté de Howard, notamment dans sa manière de narrer les scènes d’action, est flagrante. Un volume à réserver aux fans, sans doute… Ce que je ne suis probablement pas tout à fait. Mais ça se lit, oui.

 

(Ah, si, un point positif en plus ! Les illustrations de Tim Bradstreet sont vraiment superbes – à mon sens, c’est le plus bel ouvrage de la collection, sous cet angle ; et de loin…)

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Nuage, d'Emmanuel Jouanne

Publié le par Nébal

Nuage, d'Emmanuel Jouanne

JOUANNE (Emmanuel), Nuage, préface de Richard Comballot, [s.l.], La Volte, [1983] 2016, 330 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 84, pp. 95-96.

 

Le moment venu, je fournirai le lien de ladite chronique sur le blog de la revue (hop), et en publierai également une version plus longue et plus personnelle ici-même.

 

D’ici-là, n’hésitez pas à réagir, hein !

JOUANNE À LA VOLTE

 

La parution de Mémoires de sable, roman inachevé par feu Emmanuel Jouanne, mais terminé des années plus tard par son complice Jacques Barbéri, pouvait laisser supposer une entreprise de réédition des œuvres du premier à la Volte. Cette reprise de Nuage, probablement le plus célèbre roman de l’auteur, publié en son temps en « Ailleurs & Demain », poursuit dans cette voie, et la préface enthousiaste de Richard Comballot laisse entendre qu’il devrait y avoir d’autres volumes par la suite – on ne s’en plaindra pas, tant l’auteur est intéressant : ses œuvres sont depuis bien trop longtemps indisponibles.

 

Par ailleurs, la réédition de ce Nuage en même temps que la dernière itération du Mondocane de Jacques Barbéri, le complice donc, et un des auteurs essentiels au catalogue de la Volte, souligne étonnamment (ou pas) tout ce qui rapproche les deux auteurs ; il y a là une cohérence éditoriale éloquente en elle-même.

 

SAGE ET FOU

 

Nuage, parfois considéré comme le chef-d’œuvre de l’auteur, n’est peut-être pas son roman le plus représentatif, pourtant.

 

Unique excursion de l’auteur dans le space opera, ou plutôt le planet opera, Nuage obéit à une structure relativement linéaire, avec un départ, une arrivée, et des choses entre les deux.

 

Le style, par ailleurs, est plus sage que souvent – ce qui est à vrai dire un peu décevant : les deux nouvelles qui complètent ici le roman, « Le Corps du texte » et « Trajectoire de chasse », sont autrement riches à cet égard – mais il est vrai que le projet, dans ces aperçus ciblés sur des pans inconnus de la vie des Immortels, est tout autre, et que le format court se prête sans doute davantage à l’expérimentation et à des audaces stylistiques qui auraient pu être malvenues dans un cadre romanesque.

 

Pour autant, Nuage n’a rien d’un livre neutre, et son auteur s’y implique à l’évidence ; sa folie légère, son goût du baroque, sa compulsion surréaliste, s’y expriment à plein – pour un résultat certes moins iconoclaste qu’on pourrait le croire au premier abord, néanmoins rafraîchissant, et avec quelque chose d’unique au-delà des références sempiternellement avancées (à bon droit cependant), qui peuvent souligner la dimension science-fictive du texte (Philip K. Dick, Robert Sheckley…) ou chercher la légitimité au-delà (Boris Vian, Lewis Carroll…).

 

FOYER, DOUX FOYER

 

Nous sommes à bord du Foyer, doux foyer, un astronef semi-organique, qui semble se balader dans l’espace selon un plan aléatoire.

 

À son bord, pas forcément grand-monde, ou du moins en revient-on toujours aux mêmes. Membres de l’équipage ou simples voyageurs, ils ont tous des noms de villes : le capitaine Washington, le « boucher » Dresde, le critique d’art Rangoon, la romancière Calcutta, le violoniste Moedruvellir (ce qui fait pas mal de monde tournant autour de l’art, et ça n’a rien d’innocent), l’avocat Paris, l’agent d’assurances Kyoto, la vieille Tunis… Des caractères tranchés qui, disons-le, ne sont pas toujours très sympathiques. Par ailleurs, chacun à sa manière a sans doute quelque chose de bouffon – qui passe plus ou moins bien…

 

Mais il y a aussi Prune – celle qui sort du lot à tous points de vue. Petite fille de neuf ans à peine, considérée folle sur son monde natal et sans doute tout autant par les membres de l’équipage et les autres passagers (le capitaine Washington mis à part, dont les sentiments inavouables pour la fillette évoquent immanquablement Lewis Carroll…), elle fait pourtant preuve à l’occasion d’une étonnante sagesse, et d’une faculté d’adaptation et de compréhension inaccessible aux adultes tous plus ou moins formatés du vaisseau.

 

PAS LE MOINDRE INTÉRÊT TOURISTIQUE

 

Un trait de caractère qui aura bientôt son importance, car le Foyer, doux foyer, suite à une avarie technique, est contraint de se poser sur la planète Nuage, dont le soleil est Chaos – planète qui, s’empresse-t-on de préciser, est entièrement dépourvue du moindre intérêt touristique, aussi serait-il absurde de s’y attarder…

 

Ceci à condition que Nuage leur en laisse le choix. Or la planète est fantasque. Elle accueille l’approche du vaisseau par un incroyable feu d’artifices, et un lâcher de confiseries dans l’espace. À la surface du monde apparaît en même temps une grande roue pour la plus colossale des fêtes foraines – elle atteint les 27 km de haut, et semble presque attendre la collision avec le vaisseau spatial incontrôlable…

 

Bienvenue sur Nuage ! Le monde du changement permanent, tout à la gloire de l’éphémère, dans une perspective très artiste. Un piège cosmique pour nos timorés voyageurs, habitués à des carcans autrement rigides… à l’exception de Prune – la fillette y trouve en effet un terrain de jeu idéal, où son doux délire pourra plus que jamais se révéler en sagesse, et contribuer, sinon au salut des naufragés, du moins dans un premier temps à leur édification.

 

Mais qu’est-ce au juste que Nuage ? Pourquoi la planète est-elle folle ? Le « boucher » Dresde avance bien une explication – la planète hallucinée serait le résultat d’une ambitieuse expérience ayant mal tourné –, mais, au fond, qu’importe ? Ce qui compte, après tout, c’est bien l’impossibilité de la saisir… Ce monde en creux, où se succèdent une infinité d’étages de formes toutes différentes et toujours fluctuantes, résiste à toute entreprise cartographique ou de systématisation. Ce qu’ont bien fini par comprendre les Immortels, asexués et ataraxiques, qui peuplent la planète – leur immortalité n’étant peut-être pas si conservatrice que cela dans un monde où tout s’écoule, et eux comme le reste. Ils n’en sont pas moins attachés, paradoxalement, à cet état des choses qui est en fait absence d’état – pour eux aussi, la venue des voyageurs a quelque chose d’une menace…

 

LE NON-SENS ET L'ART

 

Nuage est dès lors prétexte à une succession de saynètes folles – et souvent drôles, s’il y a des moments douloureux (et d’autres un peu lourdingues…), et si le rêve du lecteur est le cauchemar de ses protagonistes ; saynètes dont la succession n’est pourtant peut-être pas aussi nonsensique qu’on pourrait le croire de prime abord…

 

Mais le changement est au cœur du propos, justifiant de bien jolis délires immanquablement poétiques : « Ici, le petit Poucet se serait égaré ; ses cailloux blancs seraient devenus oiseaux ou arbres, locomotives ou papillons… »

 

L’art y a sa place, importante. Sans surprise, le critique Rangoon a plutôt le mauvais rôle – on sent des piques, çà et là, contre celui qui dit l’art sans le faire… Mais c’est peut-être, du coup, le personnage qui sera le plus sensible à l’épiphanie de Nuage – aussi douloureuse soit-elle, car, si elle a quelque chose de constant, c’est bien la sempiternelle remise en cause des préjugés. L’art, ici, est d’autant plus beau qu’il est éphémère – conception qui s’accorde mal au bagage académique de l’historien de l’art, qui est dans l’après-coup et la permanence…

 

D’où cette erreur ultime de la quête de sens ? Sans surprise, c’est encore Rangoon qui la commet :

 

« J'ai découvert le sens de tout ça, dit Rangoon.

—  Oh ! fit Prune, ça ne fait rien. Je te pardonne. »

 

Car la gratuité des séquences n’est pas le moindre atout de Nuage – et participe tout particulièrement à colorer le roman de baroque, dans une jubilation destructrice, génératrice de séquences marquantes quand leur disparition soudaine devrait les condamner à un irrémédiable oubli. Aussi, Nuage est sans doute structurellement et formellement sage par rapport à d’autres œuvres de l’auteur, mais il est bien imprégné d’une agréable folie qui le distingue du tout-venant. Unique planet opera de Jouanne, Nuage n’est certes pas un planet opera comme les autres. Par contre, on peut donc le rapprocher de Mondocane

 

D’AUTRES FACETTES

 

On peut regretter, peut-être, que Jouanne ait choisi de s’en tenir, bien plus que d’habitude en tout cas, à un style « utilitaire ». Les deux nouvelles qui concluent cette réédition – même si leur lien avec Nuage est somme toute limité ou contestable – sont autrement plus séduisantes à cet égard.

 

« Le Corps du texte » est une belle allégorie, dans une librairie fantasque, de ce qui fait les livres et de ce qui les unit à leurs lecteurs.

 

« Trajectoire de chasse », où c’est l’enfance en tant que concept qui suscite la passion absurde des chasseurs, est un étonnant poème en prose aux formules sensibles.

 

Autres facettes de l’auteur, qui ne s’expriment pas plus que cela dans le roman – où, il est vrai, ce n’était peut-être pas lieu de le faire.

 

UNE RÉÉDITION APPRÉCIABLE

 

Quoi qu’il en soit, Nuage méritait bien d’être réédité. Si l’on n’en fera pas nécessairement un chef-d’œuvre, ou une lecture inoubliable, cela demeure – si quelque chose doit y demeurer – une lecture des plus plaisante, et riche de sa singularité. Il n’y a plus qu’à espérer que la Volte poursuivra sur cette lancée.

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Eschatôn, d'Alex Nikolavitch

Publié le par Nébal

Eschatôn, d'Alex Nikolavitch

NIKOLAVITCH (Alex), Eschatôn, Montélimar, Les Moutons Électriques, coll. La Bibliothèque Voltaïque, 2016, 269 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 84, p. 94.

 

Le moment venu, je fournirai le lien de ladite chronique sur le blog de la revue (hop), et en publierai également une version plus longue et plus personnelle ici-même.

 

D’ici-là, n’hésitez pas à réagir, hein !

PREMIER ROMAN

 

Alex Nikolavitch, jusqu’alors scénariste et traducteur de BD ainsi qu’essayiste, livre avec Eschatôn son premier roman, que l’éditeur situe entre space opera et fantastique (faut voir…), avec une louche spécifiée de lovecrafterie dedans – au cas où les tentacules de la couverture ne nous en auraient pas déjà convaincus. En fait, il y a bien de tout ça, et sans doute d’autres choses encore – qui font de ce premier roman une chose très référentielle, et probablement un peu trop ; mais aussi pas toujours où on s’y attend.

 

PARADIGMES INCOMPATIBLES

 

Pour faire un sort à la dimension lovecraftienne, reconnaissons que le roman se montre ici plus malin que sa couverture : plus que les vilaines bébêtes poulpoïdes qui y figurent, qu’on les appelle Puissances ou Archontes en fonction du camp où l’on se trouve, j’y reviendrai, ce sont avant tout les implications cosmiques qui s’y rattachent qui fondent vraiment la parenté avec certains textes (tardifs, notamment) du gentleman de Providence.

 

L’idée est assez belle, d’ailleurs, de cette collision entre deux univers radicalement incompatibles : le passage des Puissances, qui n’ont rien demandé, dans notre monde, au-delà de toute considération malvenue d’ordre moral, en bouleverse la structure même – les lois de la physique qui avaient cours jusqu’alors sont désormais nulles et non avenues. En lieu et place, un univers bouleversé où les lois de la foi s’avèrent bientôt plus pertinentes que celles de la science, et déploient leur propre paradigme utile, et incontestable (quand bien même contesté).

 

LA FOI CONTRE LA SCIENCE – UN PEU DE DUNE

 

Paradigme qui a bien sûr quelque chose d’une réaction… Les gens de la Foi, cantres et diacres, le répètent sans cesse : le drame qui s’est produit il y a une ou deux éternités de cela résulte directement de la science impie. La nouvelle société rejette donc la science comme néfaste voire carrément diabolique – et ceux que l’on appelle désormais « hérétiques » sont des scientifiques, éventuellement des « scientistes » (qui doivent avoir recours à des technologies particulières pour reconstituer les conditions originelles de l’univers premier où la science avait raison, idée assez intéressante)… Même le calcul est banni de la Foi ! Seuls comptent des parias dont c’est la fonction première…

 

Par ailleurs, les vaisseaux de la Foi n’empruntent pas les longues et obscures immensités de l’espace pour aller d’un monde à l’autre ; leurs nefs (de pierre, belle idée encore) voguent à travers le Mental, dimension supplémentaire directement liée à l’irruption des Puissances dans notre univers (joli paradoxe, il y en a bien d’autres…), et c’est par la pensée qu’elles se déplacent.

 

On est tout de même tenté de combiner ces divers aspects pour pointer vers une autre référence essentielle : Dune, de Frank Herbert – la haine des machines renvoyant aux préceptes du Jihad Butlérien, tandis que les cantres pilotent leurs nefs dans le Mental comme des Navigateurs défoncés à l’épice…

 

… ET DE WARHAMMER 40,000 ?

 

Mais il y a plus, une autre référence peut-être plus inattendue. Car l’univers d’Eschatôn est avant tout guerrier, qui oppose depuis des millénaires deux camps irréconciliables, motivés l’un par la foi, l’autre par la science, dans une perspective de toute façon fanatique qui ne laisse guère de place à l’autre pour exister dans ses différences…

 

Le roman nous plonge d’emblée dans cette guerre, en suivant deux diacres, Wangen, le jeunot über-convaincu, et Alania, l’ex-lictrice moins unilatérale (mais dont la motivation n’en est pas moins bien légère et d’une crédibilité contestable), engagés en pleine lutte contre les hérétiques et/ou les Puissances.

 

Et difficile, au regard de ces avatars croisés de space-marines fanatiques échappés de vaisseaux baroques ayant traversé le Wa… pardon : le Mental, de ne pas penser à quelque chose comme Warhammer 40,000.

 

Et tout cela, finalement, nuit quelque peu à la personnalité d’Eschatôn. Que ce soit consciemment ou pas, cette tentation référentielle écrase les véritables singularités du roman, car il y en a sans doute quelques-unes, sous le poids du déjà-vu.

 

UNE STRUCTURE CRITIQUABLE

 

Ce n’est hélas pas le seul souci. La structure du roman est ainsi contestable – qui maquille plus ou moins une banale mais acceptable alternance entre la foi et la science sous un jeu mathématique peut-être trop rigide ; en découlent, comme résultant de contraintes plus ou moins bienvenues, des développements d’un intérêt parfois limité et probablement dispensables, qui ne sont là qu’afin de servir la mécanique.

 

Ce petit jeu d’abord amusant perd de sa pertinence au fur et à mesure de l’intrigue ; et quand, vers la fin, elle n’est plus autant formalisée, elle donne soudain une impression de précipitation assez fâcheuse…

 

DES PERSONNAGES INÉGAUX

 

Quant aux personnages, leur intérêt est variable. Beaucoup sont ternes…

 

La quatrième de couverture, s’en tenant uniquement au début du roman, cite le seul Wangen, jeune diacre über-convaincu par la Foi, et qui, en tant que tel, a somme toute assez peu d’intérêt. Alania, qui trahit, est sans doute plus riche – mais sa motivation est décidément problématique.

 

S’en sortent mieux, le cas échéant, quelques personnages secondaires – au premier chef, sans doute, l’inquisiteur relaps Lothe, dont la fonction paradoxale perçue comme une punition révèle toute l’hypocrisie de la Foi ; en face de lui, toutefois, il y a Girthee – qui fut inquisiteur avant d’embrasser l’hérésie scientiste, et a ainsi échangé un fanatisme pour un autre…

 

UNE ACTION ENNUYEUSE

 

Autre souci, mais vraiment de taille celui-là : les scènes d’action, assez nombreuses, sont globalement ennuyeuses… Ni la panique des combattants, ni la violence des échanges, ne suscitent bien longtemps l’intérêt du lecteur – pour du quasi-Warhammer 40,000, c’est tout de même fâcheux…

 

Les passages plus calmes sont plus intéressants ; mais au risque de virer à l’exposition théorique d’un monde, le récit à proprement parler en pâtissant… Ceci étant, il est bien des passages qui se montrent plus enthousiasmants, dans cette optique : la plupart de ceux où Lothe joue un rôle essentiel, en fait.

 

ET D’AUTRES BOULETTES…

 

Mais il faut y ajouter quelques ultimes boulettes – ainsi de l’insupportable et guère à propos langage « petit-nègre » de Maurc, personnage qui aurait pu être intéressant mais fait bien vite soupirer, ou encore des clins d’œil historico-scientifiques épars, qui fonctionnent comme autant de blagounettes malvenues nuisant en définitive à l’immersion dans l’univers et à la prise au sérieux de ses considérants fondamentaux…

 

Je ne voudrais pas me montrer trop sévère – Eschatôn n’est pas forcément un mauvais roman… Mais il pâtit de plusieurs soucis qui, à force d’accumulation, relèguent le roman au triste niveau de la médiocrité. Ses idées les plus intéressantes sont desservies par un trop-plein de références conscientes ou pas, et des choix narratifs contestables, laissant une regrettable impression d’inaboutissement. Dommage…

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Mondocane, de Jacques Barbéri

Publié le par Nébal

Mondocane, de Jacques Barbéri

BARBÉRI (Jacques), Mondocane, [s.l.], La Volte, 2016, 297 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 84, pp. 87-88.

 

Le moment venu, je fournirai le lien de ladite chronique sur le blog de la revue (hop), et en publierai également une version plus longue et plus personnelle ici-même.

 

D’ici-là, n’hésitez pas à réagir, hein !

 

EDIT : en attendant, cette misérable petite pute fasciste de Gérard Abdaloff en cause ; à tes risques et périls.

REVENIR SUR SON ŒUVRE

 

Jacques Barbéri, abondamment publié par la Volte, après avoir été attaché à Présence du Futur dans les années 1980-1990, a saisi cette occasion de « résurrection » pour illustrer les multiples facettes de son talent (que ce soit dans le seul cadre de l’écriture – romans, nouvelles, collaborations, traduction… – ou encore autre chose, ainsi la musique, via son groupe Palo Alto notamment : un CD, fort enthousiasmant, avait ainsi accompagné Narcose, et un autre le présent roman), mais aussi, dans une perspective plus ou moins perfectionniste, pour revenir sur ses œuvres passées, et les retravailler pour les exprimer autrement. Après tout, c’était ce qui s’était produit avec la trilogie de Narcose, et il y avait eu d’autres « révisions » depuis, sans même s’attarder sur le cas à part de la « collaboration posthume » avec Emmanuel Jouanne, Mémoires de sable (et dont le roman Nuage ressort en même temps, il n’y a pas de hasard).

 

Mais Mondocane en est peut-être bien le cas le plus éloquent. À l’origine figurait une excellente nouvelle, « Mondocane » donc, publiée pour la première fois en 1983, et par ailleurs reprise à la Volte en 2011, dans le recueil Le Landau du rat (nouvelle qui, au passage, figure dans la grosse anthologie de la science-fiction mondiale concoctée par Ann et Jeff VanderMeer, les seuls autres auteurs français retenus étant Jean-Claude Dunyach et Gérard Klein) ; la nouvelle ne tenait guère du récit, plutôt du panorama riche en images choc (d’où son titre ? L’expression italienne est sans doute maintenant indissociable du célèbre « documentaire d’exploitation » et du genre auquel il a donné son nom…) ; un panorama très bref, d’un monde ravagé pour des raisons inconnues et par des méthodes inouïes – la nouvelle invitait ainsi à une exploration d’un monde fou, où l’expansion/compression, par exemple, avait écrasé des hommes sous le poids de leurs vêtements, tandis que d’autres s’étaient égarés dans des bâtiment dilatés, un voyage de plusieurs mois étant nécessaire pour en atteindre la sortie… Un tableau surréaliste, avec quelque chose d’effrayant autant que fou, justifiant à n’en pas douter l’inévitable référence à Jérôme Bosch accompagnant systématiquement le texte sous ses divers avatars – au-delà des références plus globalement associées à l’auteur, comprenant Philip K. Dick, J.G. Ballard, ou encore David Lynch ou David Cronenberg… Mais peut-être pourrait-on évoquer une autre piste encore ? N’y a-t-il pas aussi, dans la folie de ce monde, quelque chose d’Alice au Pays des Merveilles ?

 

Quoi qu’il en soit, ce texte avait suffisamment infusé chez l’auteur pour qu’il le « révise »… mais à plusieurs reprises, cette fois. En effet, l’auteur a commencé par en tirer un roman du nom de Guerre de rien, paru en 1990. Bien plus tard, en 2007, Palo Alto, le groupe de Jacques Barbéri, a sorti avec les comparses de Klimperei repassant sur les compositions originales, un album faisant office de BO, sous le titre Mondocane. Et donc, en 2016, voici que Mondocane ressort sous la forme d’un roman – distinct de Guerre de rien –, accompagné du CD Mondocane : Music Inspired By, signé Palo Alto/Klimperei.

 

D’UNE EXCELLENTE NOUVELLE À UN BON ROMAN

 

La nouvelle, ainsi que mentionnée plus haut, n’avait pas grand-chose d’un récit – la transformer en un roman, dès lors, n’était pas sans difficultés. Osera-t-on dire que, ce qui réussit le mieux à l’auteur, ce sont les images, les ambiances, la folie suintant des mots ? Peut-être bien… Au fond – même si c’est sans doute moins vrai en ce qui concerne les nouvelles, paradoxalement ou pas –, j’ai souvent du mal à dire, après coup, et pire encore après quelques années, de quoi tel ou tel roman parlait, ou plus exactement ce qui s’y déroulait… Par contre, je retiens les cuites à l’inévitable scotch-benzédrine, les perfides araignées omniprésentes et redoutables, les délires à la croisée des genres – cyberpunk et polar hard-boiled s’achevant en farce… Et une plume généralement très habile à susciter tout cela, sonore et puissante.

 

Mais ces diverses dimensions expliquent probablement pourquoi, à mes yeux, Mondocane est un bon, voire un très bon roman, mais qui ne parvient pas forcément à susciter pour autant la fascination enthousiasmante de la nouvelle « Mondocane », laquelle ne se contentait pas d’être bonne, voire très bonne, mais s’avérait bel et bien excellente…

 

ÉCLAIRER SANS EXPLIQUER

 

Certes, Jacques Barbéri ne tombe pas excessivement dans le plus dangereux des travers associés à cette entreprise périlleuse – l’explication excessive : globalement, il parvient à conserver un précieux flou nécessaire à l’enchantement ; et, s’il attribue des causes à la catastrophe, du moins prend-il le soin de les rendre en elles-mêmes assez hermétiques pour ne pas gâcher le tableau.

 

Il n’en reste pas moins que le début du roman a quelque chose de parfaitement compréhensible et logique, de très sage en comparaison avec ce qui suivra – comme souvent chez l’auteur ? J’ai l’impression que, régulièrement, il s’applique consciencieusement à poser une situation somme toute « simple », voire « banale »… avant de tout faire péter pour laisser la folie prendre les rênes. Ici, c’est en tout cas flagrant – et avec peut-être même un léger parfum « old school » ?

 

Quoi qu’il en soit, nous y faisons la connaissance de Jack Ebner, plus ou moins militaire, du moins affecté en tant que « nourrice » à l’intelligence artificielle Guerre et paix, dans un contexte géopolitique troublé – on redoute de plus en plus l’affrontement… et un vieux « syndrome de Frankenstein » affecte tout le monde, chacun redoutant que les IA façon Skynet ou peu s'en faut n’en fassent qu’à leur tête, avec leurs procédures automatisées, pour un résultat que l’on n’ose même pas imaginer. C’est bien pour cela, cependant, qu’elles ont des « nourrices » ! Mais qui sont plus ou moins en mesure d’agir…

 

Et l’insouciance de Jack Ebner, qui le porte au flirt tandis que le monde court à sa perte, n’arrange pas forcément les choses à cet égard. Les IA Guerre et paix et Petit Poucet, notamment, se lancent bientôt dans le conflit mondial ; leurs sécurités sont supposées assurer la survie et même plus que ça de l’humanité, mais il y a un biais cognitif lourd de menaces – si les humains ne sont guère en mesure de comprendre les IA, la réciproque est tout aussi vraie… Certes, les IA éviteront le (bon vieux) chaos nucléaire à la façon de la psychose des années 1950. Mais les assauts, tous plus délirants les uns que les autres, entrepris par les IA certainement pas en manque d’imagination, transmuteront à jamais la Terre…

 

COUPABLE – D’UN AUTRE MONDE

 

C’est ici que l’on rejoint peu à peu les fascinants tableaux de la nouvelle originelle. Or Jack Ebner sera lui-même en mesure de les voir – il est en effet parvenu à survivre par la cryogénisation ; il perd conscience au tout début de la guerre pour se réveiller sept ans plus tard – quand il est bien trop tard… Et sa culpabilité ne l’épargnera pas.

 

Jack Ebner découvrira éberlué un monde qu’il ne comprend plus, ou disons moins que jamais ; là aussi, la réciproque est sans doute vraie : ce nouveau monde ne comprend pas davantage notre échappé du frigo…

 

Ce contact s’effectue au travers de mystérieuses rencontres, de gens qui ne sont peut-être plus tout à fait humains, et qui portent en eux ou sur eux les stigmates du conflit autant que de la dangerosité intrinsèque du monde d’après le cataclysme. Mais pas des gens désagréables pour autant… En fait, la plupart se montrent amicaux, ou du moins serviables – leurs sarcasmes n’y changent rien, au fond – pas plus que leur apparence ne doit tromper en effrayant excessivement.

 

C’est tout particulièrement vrai des enfants, peut-être – de ces « crevettes » qui se sont accaparés le monde, en s’y adaptant. Si les adultes croisés çà et là ne sont somme toute guère adaptés à la vie dans ce chaos, et, bien sûr, Jack Ebner moins que tout autre, les enfants, eux, paraissent pouvoir s’y faire et mieux encore. Dans sa manière de les envisager, Jacques Barbéri me paraît se distinguer sur le fond noir à l’extrême typique du genre post-apocalyptique… Il y a quelque chose de lumineux qui laisse entendre que non, tout n’est pas fini ; l’image de ces enfants jouant, tout en faisant montre d’une étonnante maturité que l’on est tenté de juger tristement précoce, avec de farfelues machines volantes qui n’ont pas été sans m’évoquer Hayao Miyazaki, marque durablement.

 

TABLEAUX D’UN MONDE FOU

 

Même si, bien sûr, ce qui marque le plus provient de la nouvelle originelle – ces absurdités fascinantes à base de montagnes de chair, de colonies souterraines d’homoncules, de géantes/ogresses au sexe béant à s’y noyer, de villes enfermées dans des boules à neige quand leurs bâtiments peuvent atteindre des dimensions de plusieurs dizaines de kilomètres, de ces Champs Élysées dont le chaos apparent obéit pourtant à l’esthétique suprême du nombre d’or, de ces hommes-bouteilles qui sont autant de messages, de ces vaisseaux quantiques enfin, propulsés à la drogue psychokinésique, et qui sont là ou n’y sont pas ou les deux à la fois ou rien de la sorte – et peut-être pourtant y a-t-il, à l’intérieur, s’il y a seulement un intérieur, le spectre de la femme aimée quand tout était différent, « normal » ?

 

UNE QUÊTE EN FORME D’EXPIATION

 

Tout ceci, Jack Ebner va le percevoir au travers d’une quête plus ou moins définie, à la fois investigation et expiation. Prenant la route du nord dans l’espoir ou la crainte de tomber sur des explications, des aveux ou des accusations quant à ce qui s’est produit, Jack aura l’occasion de croiser bien des personnages hauts en couleurs, inscrits dans le tableau démentiel comme jamais lui-même ne pourra espérer l’être. Dès lors, la santé mentale de notre héros ne pourra que vaciller, jusqu’à l’abandonner totalement – dans d’ultimes scènes lui conférant, non seulement la certitude d’une dimension pathologique, mais bien au-delà quelque chose de mythologique.

 

LESS IS MORE

 

J’y vois cependant une confirmation : ce n’est pas le récit qui importe – et ce peut-être d’autant plus qu’on le sent vraiment constituer un prétexte pour balader le lecteur de tel tableau fascinant à tel autre terrifiant. Mais, après tout, c’est sans doute le principe d’un « road movie », et on avait parfois qualifié ainsi Guerre de rien, en son temps… Mais l’artifice est parfois un peu trop visible, tandis que la description « étendue » des conséquences de l’assaut démentiel des IA n’a pas toujours la force du concentré de mystère s’exprimant, ô combien plus troublant, dans la nouvelle « Mondocane »…

 

Et j’en reviens à ce que j’affirmais plus haut : Mondocane est un bon voire un très bon roman, sa lecture vaut le détour et vous satisfera plus que probablement ; mais « Mondocane » était une excellent nouvelle… et « less is more », dit-on parfois.

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Les Ruines de Paris et autres textes

Publié le par Nébal

Les Ruines de Paris et autres textes

Les Ruines de Paris et autres textes, présenté et annoté par Philippe Éthuin, [s.l.], publie.net, coll. ArchéoSF, 2016, 115 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 84, pp. 77-78.

 

Le moment venu, je fournirai le lien de ladite chronique sur le blog de la revue (hop), et en publierai également une version plus longue et plus personnelle ici-même.

 

D’ici-là, n’hésitez pas à réagir, hein !

RIEN DE PLUS BEAU QUE LES RUINES

 

Il n’y a rien de plus beau que les ruines, hein ? Alors une excursion au milieu des vieilles pierres autrefois prestigieuses, et qui ne riment plus à rien ou presque, tant la nature y reprend ses droits, ça ne se refuse pas… C’est ce à quoi nous invite ce tout petit volume publié chez publie.net dans la collection ArchéoSF, émanant du site du même nom, où Philippe Éthuin exhume régulièrement des pièces étranges d’une science-fiction française qui ne portait pas encore ce nom. La collection, pour l’heure, portait essentiellement sur des livres numériques (dont certains qui me faisaient bien de l’œil, même si je n’ai pas encore craqué – par exemple Force ennemie de John-Antoine Nau, le premier prix Goncourt, eh oui), mais on commence maintenant à relever des publications en arbre mort, ce dont on ne se plaindra certainement pas. La finition n’est certes pas optimale, loin de là, mais on y verra un appréciable pas en avant.

 

Philippe Éthuin, dans sa présentation de la brève anthologie – indispensable et pertinente, mais, à dire le vrai, pour un pareil sujet, où les références plus ou moins cryptiques abondent, un appareil critique n’aurait sans doute pas été de refus… –, insiste sur le contexte qui, au XIXe siècle, a vu apparaître ce genre de textes : notamment, et comme en écho au nom de la collection, il s’agit d’établir un lien entre ce goût des ruines et le développement de la science archéologique – avec de nombreux chantiers de fouilles, comme celui de Pompéi, et bien des découvertes inespérées (il faut aussi mentionner l’engouement suscité par l’expédition napoléonienne en Égypte). Dans une sorte de boucle de rétroaction, ces découvertes se sont mêlées aux bouleversements dans la perception du temps historique pour dresser un tableau a priori effrayant ou déprimant : ces auteurs, et d’autres encore, nous montrent que rien n’est éternel ; même Paris, l’orgueilleux Paris, que nos écrivains, sous les visions et les blagues, ne peuvent envisager que comme le centre du monde, tombera un jour en ruines, et l’on oubliera tout de ce qu’il avait pu être, de ce qu’il avait pu signifier.

 

Ce qui nous conduit à un ultime aspect de la thématique, et non des moindres – il est même assez envahissant ici : la critique d’une archéologie se voulant scientifique mais ne l’étant pas encore – la satire raille, et sans doute à bon droit, les interprétations hardies et fondées sur des préjugés que nos savants maniant la pelle autant que la plume livrent au sujet de leurs découvertes, la distance ironique et la complicité du lecteur montrant bien à ce dernier combien ils se trompent du tout au tout…

 

Cette très brève anthologie – 115 pages toute mouillée, en assez gros caractères – comprend cinq textes, deux nouvelles relativement longues, et trois autres textes plus courts (une nouvelle, un essai, un poème).

 

LES RUINES DE PARIS

 

Commençons par les récits les plus longs. Et donc avec « Les Ruines de Paris », de Maurice Saint-Aguet, auteur qui en son temps avait connu l’espace d’un instant quelque succès, avant de sombrer de nouveau dans l’anonymat puis l’oubli. Le texte est paru en 1850 dans le Bulletin des Gens de Lettres, et c’est a priori la seule incursion de l’écrivain sur le terrain de l’anticipation.

 

Nous sommes « en l’an du Christ 4850 », et le texte se présente comme le rapport d’un sage babylonien, Amorgias, lequel, avec son frère le savant Elial, a monté une expédition quelque peu romantique afin de visiter les ruines de Paris – un voyage tenté au fil des siècles par d’autres Babyloniens, mais pas un n’en est revenu… Le monde à peine esquissé ici n’est pas vraiment une ode aux merveilles du progrès technologique : il est plus sauvage et dangereux que jamais, et l’expédition babylonienne met deux ans avant de parvenir à (ce qui reste de) Paris…

 

Là, au milieu des ruines, le sage et le savant tomberont sur un agréable et très opportun Parisien, qui leur fera le récit de la destruction de Paris en raison d’un coup de vent, la chute de la capitale ayant anéanti les provinces, et l’Europe sombrant à son tour après avoir ainsi perdu son âme. Pourtant la civilisation demeure – souterraine, troglodyte, mais dont les mœurs s’avèrent vite assez étranges, si elles ont quelque chose de séduisant…

 

Le récit comprend de belles idées çà et là – le retournement archéologique des Babyloniens fouillant Paris, d’emblée (même si c’est probablement un écho finalement assez logique des Lettres persanes), mais il y en a d’autres. On appréciera aussi, encore qu’avec quelques incertitudes sans doute, son humour un brin tordu, son ton parodique gentiment décalé…

 

Mais le texte souffre assurément de sa forme, très désuète, et horriblement pompeuse, au point où le procédé n’a plus rien de drôle ou plus globalement d’approprié ; l’auteur écrit avec une plume de plomb, et les maladresses sont aussi récurrentes que les poses… Le récit étant en outre plus ou moins palpitant, et ses rebondissements plus ou moins bienvenus, il est difficile sans doute d’en tirer un bilan positif.

 

LES RUINES DE PARIS EN 4875

 

Le deuxième « long » texte est autrement plus intéressant. Il s’agit de « Les Ruines de Paris en 4875 », d’Alfred Franklin – un auteur discret, érudit, qui est revenu plusieurs fois sur ce thème, révisant sans cesse son texte : son stade ultime a priori, plus ample en tout cas, a été réédité il y a quelques années de cela chez L’Arbre Vengeur sous le titre Les Ruines de Paris en 4908.

 

Il s’agit en l’état d’une nouvelle épistolaire, tournant autour des découvertes faites dans les ruines de Paris par une expédition scientifique partie de Nouméa, Nouvelle-Calédonie – ce qui rappelle le procédé des Babyloniens de Saint-Aguet, mais peut-être avec davantage de ruse, et une ironie plus subtile. Nos savants Calédoniens multiplient les trouvailles dans ces ruines oubliées de tous – sinon des indigènes par essence sauvages, et dont les mœurs, notamment politiques, sont parfaitement incompréhensibles.

 

Le problème, c’est d’interpréter ces découvertes… Et là, nos savants perdent bientôt de leur superbe, le lecteur se régalant de leurs erreurs et incompréhensions, qui n’en ont pas moins à leurs yeux le lustre sacro-saint et incontestable de la science.

 

C’est beaucoup plus intéressant que la lourdeur de Saint-Aguet, oui : c’est malin, inventif (avec des jeux sur la typographie ou les illustrations, par exemple), d’une plume souple et appropriée, et, miracle des miracles, cela demeure drôle autant que pertinent encore aujourd’hui – pour peu que l’on saisisse les nombreuses références fondant la satire. Le texte de Saint-Aguet était une relique noyée sous la poussière – mais cette nouvelle de Franklin, elle, fait toujours sens, et fait toujours rire : pour moi, c’est clairement et de très loin le meilleur moment de l’anthologie.

 

Qui, du coup, ne brille pas forcément dans l’ensemble… car il ne reste à aborder que trois très courts textes, et dont l’intérêt est assez variable.

 

EN L’AN 5000

 

En fait, je n’ai même absolument rien à dire concernant « En l’an 5000 », texte de 1901 (et donc le plus récent du recueil) signé Santillane, pseudonyme collectif employé par les rédacteurs du journal Gil Blas… Je suis totalement passé à côté. Je n’en retiens au mieux que les toutes premières phrases, qui pourraient faire « Péril Jaune », avec ces hordes de l’Extrême-Orient déferlant sur l’Occident et le ravageant – l’intérêt étant sans doute d’y voir, d’une certaine manière, un juste retour des choses, réponse des colonisés aux colons. Pour le reste…

 

QUE DEVIENDRA PARIS

 

Suit un auteur autrement célèbre, Louis-Sébastien Mercier, connu notamment pour L’An 2440. Pourtant, s’il se livre à nouveau à de l’anticipation avec le présent texte, « Que deviendra Paris », il s’agit en fait d’un extrait de son autre grand-œuvre, le Tableau de Paris – le chapitre final, je suppose –, et c’est du coup le texte le plus ancien du recueil, puisqu’il date plutôt de la fin du XVIIIe siècle.

 

Le ton est très différent de tout ce qui a été évoqué jusqu’alors : on ne fait pas dans la blague, ici, plutôt dans la méditation sur la grandeur et la décadence des civilisations – contemplant les ruines des métropoles antiques telles que Tyr ou Palmyre, l’auteur se doute de ce que son Paris adoré, qu’il a si exhaustivement décrit, connaîtra invariablement le même sort. Qu’en restera-t-il, encore ? Et que pourra-t-on en comprendre ? On pourrait, ici, anticiper la satire d’Alfred Franklin sur l’interprétation des incompréhensibles reliques du passé…

 

L’essentiel, pourtant, est peut-être ailleurs, dans la perpétuation du souvenir d’un état du monde – avec ce souhait de l’écrivain que son ouvrage perdure, permettant de comprendre ce qui était… mais l’arrogance éventuelle de ce vœu est justement contrebalancée par le constat que l’on ne peut en rien savoir ce qui perdurera – et tout particulièrement dans les arts, où les gloires d’un siècle peuvent être oubliées au profit d’ouvrages en leur temps jugés autrement anodins, mais acquérant du fait des hasards de l’histoire le statut de chefs-d’œuvre riches d’enseignements. De ces trois courts textes, je crois que c’est le plus intéressant.

 

LE TEMPS ET LES CITÉS

 

Reste une star, pourtant : ni plus ni moins que Victor Hugo himself, pour son ode « Le Temps et les cités ». Mais ce texte n’a sans doute rien du plus grand Hugo : il faut dire qu’il a été composé en 1817, par un auteur de quinze ans à peine – et il ne serait publié qu’à titre posthume, dans le cadre d’Œuvres complètes, en 1892…

 

Ceci étant, mon inaptitude en matière de poésie ne me permet guère de juger le poème ; sans doute a-t-il ses bons moments… Mais son thème, proche de celui de Mercier, emprunte sans doute beaucoup trop de passages obligés, passablement stériles – il y a de belles images, mais d’autres sont bien trop convenues ; et si l’élégance est de la partie, il y a sans doute çà et là quelques béquilles… Globalement, cela se lit bien, hein – bien sûr : le jeune Hugo était déjà d’une classe au-dessus du monde. Mais ça demeure une curiosité.

 

UNE CURIOSITÉ

 

Jugement qui pourrait très bien s’appliquer à l’ensemble de ce petit recueil. Oui, c’est une « curiosité », avec l’intérêt afférent. De ces cinq textes, seul celui d’Alfred Franklin me paraît valoir le coup pour lui-même. Mercier et Hugo se lisent bien, sans séduire plus que cela ; tandis que Santillane m’a largement indifféré, et que Saint-Aguet m’a fatigué de sa lourdeur…

 

Cela reste une pièce appréciable, a fortiori pour les érudits du domaine – et on encouragera ArchéoSF à livrer d’autres publications dans ce goût-là, l’entreprise est belle et bienvenue ; mais, concernant ce tout petit volume en particulier, il ne faut rien en attendre de plus.

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Histoire du Japon médiéval : le monde à l'envers, de Pierre-François Souyri

Publié le par Nébal

Histoire du Japon médiéval : le monde à l'envers, de Pierre-François Souyri

SOUYRI (Pierre-François), Histoire du Japon médiéval : le monde à l’envers, édition revue, Paris, Perrin, coll. Tempus, [2013] 2015, 522 p.

 

MOYEN ÂGE EUROPÉEN ET MOYEN ÂGE JAPONAIS

 

La tentation peut être grande – et elle l’a d’ailleurs été au Japon même, à partir de Meiji – de découper l’histoire du Japon selon un « modèle » largement emprunté à celui de l’Europe, et plus particulièrement de l’Europe occidentale : traditionnellement, on voit alors se succéder Antiquité, Moyen Âge, époque moderne (avec éventuellement Renaissance), et enfin époque contemporaine. Ce « modèle », en tant que tel, est perclus de biais ; pour autant, il n’est pas totalement sans pertinence…

 

Le problème est bien celui de la connotation, a fortiori si l’on tient à en dégager, soit une influence (très improbable, voire impossible) de l’un sur l’autre, soit un principe d’évolution général, applicable en tout temps et en tous lieux – travers que le nationalisme d’une part et l’évolutionnisme anthropologique historiciste d’autre part (à supposer qu’il soit exempt quant à lui de nationalisme…) suscitaient volontiers.

 

Par contre, une comparaison plus sereine et objective peut éventuellement dégager des traits intéressants – qu’ils aient la semblance de traits « communs », ou, bien au contraire, témoignent d’écarts affichant la singularité irréconciliable de mondes divers évoluant chacun à leur manière.

 

UNE CONCEPTION ERRONÉE DU MOYEN ÂGE

 

Il faut sans doute y ajouter un autre problème, bien que relevant toujours de cette « connotation », et qui renvoie aux clichés entretenus sur ces différentes strates chronologiques – à force de les perpétuer au nom de la « simplification » ou « vulgarisation », on a en fait considérablement réécrit l’histoire, ou, du moins, on en a dégagé une image largement faussée.

 

C’est peut-être tout particulièrement vrai pour ce qui est du Moyen Âge – éventuellement, si ça se trouve, dès le terme employé : le Moyen Âge, dans cette optique, n’est au fond pas tant une époque en lui-même qu’un interlude, aussi long soit-il, entre deux « vraies » époques…

 

Je ne saurais dire au juste ce qu’il en est au Japon, même si le présent ouvrage donne quelques pistes, mais cette problématique m’a renvoyé à mon propre rapport au Moyen Âge en Europe occidentale et tout particulièrement en France lors de mes précédentes études. Voilà une très longue période – le Moyen Âge européen dure environ un millier d’années, de la chute de Rome à celle de Constantinople –, éventuellement découpée en deux sous-périodes, Haut Moyen Âge et Bas Moyen Âge.

 

À titre de comparaison, le Moyen Âge japonais est plus tardif et concentré, ou peut-être faudrait-il dire qu’il évoque notre Bas Moyen Âge, sans vraiment être précédé d’un Haut Moyen Âge ; mais c’est justement le type de schématisme dont il faut se méfier…

Et, dans l'ensemble, c'est là la base de visions erronées qui ont la vie dure.

 

Le Moyen Âge européen

 

Dans l’imagerie collective concernant le Moyen Âge européen, les chevaliers font joli, à moins qu’ils ne fassent que brutal ; pour le reste, nous sommes dans des « Âges Sombres » chaotiques, caractérisés par l’ignorance, l’inculture, le fanatisme religieux éventuellement… Et les choses ne redeviennent lumineuses qu’avec une Renaissance idéalisée, où le retour à Rome et même à la Grèce antique efface d’un vigoureux coup de brosse des siècles de barbarie, comme constituant, disons, un fâcheux malentendu...

 

En fait, c’était bien plus compliqué que ça… Et même à s’en tenir au retour salvateur à « l’Âge d’Or » de l’Antiquité, ce schéma classique est tout simplement faux ; ne serait-ce que parce qu’avant la Renaissance, celle que l’on distingue en lui accordant une éloquente majuscule, il y a eu plusieurs « renaissances » ; par exemple la renaissance carolingienne, autour de Charlemagne, plus tard une autre, et d’ampleur, aux environs des XIIe et XIIIe siècles – époque où l’on a redécouvert, via les Arabes le cas échéant, nombre de textes antiques, suscitant des bouleversements intellectuels considérables, même si essentiellement dans la sphère religieuse, avec des figures des plus notables et des controverses de haute volée (c’est intéressant par rapport au Japon, et j’y reviendrai).

 

Mais du côté des arts, il faut bien sûr relever l’apparition concomitante de nouvelles formes d’expression, et justement en substitution au vieux latin, englobant la « littérature courtoise », nombre de poètes majeurs, mais aussi Le Roman de Renart et les fabliaux, etc., et ceci dans la seule sphère littéraire.

 

Mais on pourrait évoquer bien d’autres arts (l’architecture des « bâtisseurs de cathédrales » au premier chef), tandis que des pratiques technologiques et/ou agricoles nouvelles faisaient leur apparition, et que la démographie était affectée de mouvements inédits et très marqués (via l’urbanisme notamment, et les essarts dans un entre-deux avec les pratiques agricoles).

 

Le Moyen Âge japonais

 

J’insiste sur la dimension intellectuelle et culturelle, toutefois, et peut-être à tort, mais parce que j’ai le sentiment que le présent ouvrage de Pierre-François Souyri, me concernant, a balayé nombre de clichés de la même eau – ce qui n’a rien d’étonnant : si notre propre histoire est ainsi déformée avec notre consentement tacite sinon explicite, qu’en est-il pour celle de ce pays lointain et si différent ? D’autant que l’histoire du Japon, telle qu’elle est schématisée en Occident, via la culture populaire tout particulièrement, et a fortiori donc si on use un peu trop hâtivement de cette idée dangereuse d’un « modèle » comparable, semble à son tour propice au développement de fâcheux clichés…

 

Ceci étant, si j’ai parlé à l’instant de culture populaire, il ne faut sans doute pas s’arrêter là. Et je dois admettre que ma découverte (et parfois redécouverte) de l’histoire et de la culture du Japon m’a parfois amené à ce genre de schématisations réductrices, et peut-être même davantage encore du fait justement que je me suis intéressé récemment, au travers de quelques lectures « classiques », à « l’Antiquité » japonaise, celle de l’ère Heian. Le réflexe, commun au Japon semble-t-il, d’y voir un « Âge d’or », s’appuie notamment sur les arts et lettres d’alors – la poésie classique, d’abord sous influence chinoise puis s’en émancipant, mais aussi d’autres œuvres, dont, pas la moindre, Le Dit du Genji, présenté aujourd’hui encore comme étant le classique de la littérature japonaise par excellence.

 

La fin de l’époque Heian, par contre, semble irrémédiablement associée à un violent sentiment de chaos et d’atrocité : cette fin d’un monde est présentée comme la fin du monde. C’est très sensible dans Le Dit de Hôgen et Le Dit de Heiji, que j’ai lus récemment, et qui narrent les événements essentiels de ce bouleversement radical – il faut les compléter par Le Dit des Heiké, que je lis sous peu.

 

TROIS ANGLES

 

Ces premiers paragraphes, et tout particulièrement la fin de celui qui précède, ont mis, plus ou moins inconsciemment, l’accent sur la vie intellectuelle et culturelle – à l’évidence, c’est l’aspect de l’ouvrage qui m’a le plus passionné. J’avais envisagé tout d’abord de m’étendre avant tout sur cette dimension… mais je suppose que parler de l’ouvrage dans son ensemble (enfin, sans excès de précision non plus, ce n’est pas le lieu et je n’ai pas le bagage) impose un plan un peu différent ; et personnel, celui du livre est très différent...

 

Il me faut commencer, sans doute, par un peu d’événementiel et institutionnel ; je reviendrai ensuite à ce bouillonnement intellectuel et culturel ; enfin, il me faudra évoquer, dans une perspective mêlant histoire des institutions et histoire économique et sociale, d’autres questions essentielles de l’essai, portant sur les mouvements populaires et les tensions entre centre et périphérie – avec là encore cet aspect remarquable, d’un monde nettement moins unilatéral que ce que l’on est porté à croire, par exemple en ce que l’économie et les mouvements sociaux ont leurs propres logiques, leurs évolutions éventuellement bien détachées des changements politiques et institutionnels.

UN NOUVEAU MONDE POLITIQUE

 

Il nous faut donc partir de ce sentiment, au XIIe siècle, de « fin du monde », explicite autant que récurent – mais qui peut, sur un mode un peu atténué, se traduire du moins par l’idée d’un « monde à l’envers », expression qui revient régulièrement alors, et cela sera toujours le cas pendant quelques siècles (jusqu’à l’ère Edo, en fait, et donc la fin du Moyen-Âge japonais).

 

On peut, probablement, interpréter cette expression à l’aune du principe hiérarchique que Ruth Benedict, dans Le Chrysanthème et le Sabre (ouvrage à manipuler avec précaution cependant), jugeait si caractéristique de la société japonaise…

 

Mais il correspond bien à une réalité d’alors, expliquant, le cas échéant, le catastrophisme dans la vie intellectuelle contemporaine – qui ne cesse de trouver dans les faits, à un niveau plus concret, la confirmation que les conceptions et les pratiques des Japonais ne sont plus les mêmes qu’avant ; dès lors, cet « avant » se pare de traits utopiques, et s’institue comme une boucle de rétroaction, où le constat du phénomène renforce sans cesse le phénomène concret, etc.

 

Le bouleversement initial : les Taïra et les Minamoto

 

Sans doute l’empereur n’avait-il plus forcément grand-pouvoir depuis quelque temps déjà, quand le bouleversement se produit. Le Dit de Hôgen et Le Dit de Heiji en témoignent, qui montrent comment les institutions des régents et des empereurs retirés ont traduit dans les faits une pratique généralisée de la délégation de pouvoir, qui allait cependant encore s’accentuer.

 

Les deux « dits » rapportent en effet, sur un ton alarmiste souvent, l’irruption dans la vie politique japonaise de personnages qui, jusqu’alors, n’y avaient guère eu de rôle : les clans guerriers de province, fédérés sous les bannières rivales d’abord et bientôt antagonistes des Taïra et des Minamoto.

 

Issus du « Japon de l’Est », selon une frontière culturelle classique et qui demeure prégnante aujourd’hui, ils s’opposent au « Japon de l’Ouest », symbolisé par la cour impériale de Heian (Kyôto), avec sa vieille noblesse et son administration toute sinisée, et son raffinement louchant sur la décadence ; l’appel à ces clans suscite des conflits inédits dans la ville même, ce qui choque par-dessus tout, et la guerre s’étend bien vite au-delà, obéissant à une mécanique complexe détaillée dans les « dits » épiques d’alors.

 

Kamakura

 

Le pouvoir effectif, par ailleurs, glisse des mains de ses détenteurs traditionnels pour aboutir dans celles de ces guerriers d’une culture bien différente. Le principe de délégation, où l’empereur, même sans véritable pouvoir, demeure dans l’idéal la source de toute légitimité, à laquelle on ne saurait toucher, aboutit dès lors à une nouvelle institution, promise à un certain avenir : le shôgunat, ou gouvernement « sous la tente » du généralissime, dont les attributions ne sont pourtant certainement pas que militaires.

 

C’est l’époque de Kamakura qui, née du chaos, s’avère pourtant relativement stable – et s’accompagne donc de ce bouillonnement intellectuel sur lequel je reviendrai bientôt. Sur le plan politique, elle voit se développer des institutions nouvelles, dans cette optique de « régime des guerriers » (lesquels ne sont donc pas les ignares que l’on croit, et se montrent souvent des mécènes avisés), qui connaît son apogée lors des tentatives repoussées d’invasions mongoles – que le pouvoir y survive semble témoigner de sa force, et de sa pérennité…

 

De nouveau le chaos, puis Muromachi

 

Mais à tort, peut-être. Aux environs du XIVe siècle, le Japon est à nouveau balayé par le chaos politique. La tentative de restauration impériale de l’ère Kenmu ne dure guère que trois ans, mais les troubles se prolongent bien au-delà, dont le shôgunat de Kamakura ne se relèvera pas…

 

L’histoire semble à vrai dire se répéter, en partie du moins (mais c’est là une idée malvenue et éventuellement néfaste à mes yeux, de manière générale – pour ce que j’en sais, l’histoire ne se répète jamais vraiment…), et du chaos surgit un nouveau régime shôgunal, aux mains des Ashikaga. Ce sera l’ère Muromachi, qui, pour ne durer qu’un siècle environ, s’avère pourtant d’une extrême richesse à tous les niveaux.

 

Sengoku

 

Mais le shôgunat s’effondrera donc à nouveau, et il en résultera une nouvelle période de chaos, probablement pire encore que celles qui avaient précédé : c’est le Sengoku, apogée de la tournure féodo-vassalique du Moyen-Âge japonais – l’époque des guerres incessantes, l’âge des samouraïs par excellence.

 

Il faudra les actions successives de trois grands seigneurs féodaux, Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi, enfin Tokugawa Ieyasu, pour y mettre un terme ; le triomphe ultime des Tokugawa débouchera sur un nouveau shôgunat, qui durera environ deux siècles et demi – c’est l’ère Edo, époque d’une stupéfiante stabilité, et ce n’est plus le Moyen-Âge.

LA VIE INTELLECTUELLE ET CULTURELLE : TOUT SAUF UN OBSCURANTISME

 

Ces grandes lignes événementielles et politiques étant tracées, je reviens donc à la question du bouillonnement intellectuel et culturel, en relevant qu’il y a peut-être un semblant de paradoxe – car la « fin du monde », le « monde à l’envers », imprègnent justement des œuvres essentielles de la littérature japonaise, parmi les plus importantes et les plus séduisantes ! Ces auteurs, tel Kamo no Chômei dans cette merveille que sont les Notes de ma cabane de moine, déplorent la fin du vieux monde, mais ne comprennent pas, sans surprise, qu’ils sont eux-mêmes et pleinement les incarnations d’une vie culturelle en rien atténuée, et peut-être même plus enrichissante encore... Il faut balayer les clichés traditionnellement associés à la notion de « Moyen Âge » : le Japon médiéval n’a en fait rien d’obscurantiste ; et il l’est d’autant moins que ce contexte troublé favorise en fait ces nouveaux courants culturels : pour reprendre l’expression bienvenue de l’auteur, Kamakura est « une société qui s’interroge ».

 

Un âge d’or de la réflexion bouddhique

 

En fait, ce bouleversement radical s’avère bien vite décisif pour expliquer un bouillonnement intellectuel qui, au fond, n’a rien à envier au classicisme éventuellement étouffant de l’ère Heian tardive, bien au contraire.

 

Il est vrai cependant, particularité à noter, qu’il concerne peut-être au premier chef la pensée religieuse, qui connaît alors une sorte d’apogée. La comparaison avec le modèle européen, tentante, pourrait évoquer un saint Thomas d’Aquin, ou un Guillaume d’Ockham… Mais les doctrines nouvelles au Japon sont probablement plus radicales encore. C’est l’époque où apparaissent et se développent les grandes sectes bouddhiques japonaises, en dépit des résistances d’un bouddhisme japonais antérieur résolument conservateur – et, finalement, si l’on souhaitait à tout prix établir un parallèle avec l’Europe, il faudrait peut-être chercher plutôt quelques siècles plus tard, en termes d’impact, avec la Réforme…

 

Quoi qu’il en soit, les différents courants de l’amidisme, ou de la « Terre pure », se développent alors – avec ce paradoxe apparent d’un mouvement qui, à bien des égards, s’affiche « anti-intellectuel », mais suscite pourtant une philosophie assez pointue… et étonnamment subversive.

 

Le salut généralisé et extérieur de la « Terre Pure » s’oppose alors au salut « intérieur », et acquis de soi-même, tel qu’il se développe avec le bouddhisme zen – non sans paradoxes là encore : on retrouve, via la mystique, le satori, le kôan, etc., une semblable prétention anti-intellectuelle, qui pourtant ne s’accommode guère de la réalité de la pensée d’un Dôgen (voyez par exemple ici), notamment mais parmi d’autres, d’une extrême complexité et subtilité ; par ailleurs, ce mouvement « intérieur » s’avère étonnamment moins subversif que le bouddhisme de la « Terre Pure », au point en fait où les moines zen ne tardent guère à devenir des gestionnaires avisés pour les autorités en place, tandis que leur philosophie devient peu ou prou la leur (même si elles sont diffuses dans cette période chaotique, forcément), ou du moins celle des classes supérieures, ainsi des samouraïs notamment, a fortiori quand elle se teinte d’un renouveau confucianiste d’inspiration chinoise.

 

Et il y a d’autres mouvements, bien sûr – dont, à noter tout particulièrement, le prosélytisme intolérant d’un Nichiren, avec lequel on retrouve ce trait plus ou moins paradoxal que, en France, on qualifierait peut-être de « plus royaliste que le roi »… à ceci près que la complexité du système politique japonais d’alors ne se prête guère à l’emploi d’une expression aussi polarisée – retenons-en cependant que ce défenseur de l’autorité et de la tradition, finalement, s’avère étonnamment subversif à son tour…

 

Au-delà de la religion

 

Il ne faut cependant pas s’arrêter à la pensée religieuse – si elle domine quelque peu, surtout au début du Japon médiéval. La vie intellectuelle sous ce « monde à l’envers » est d’autant plus agitée et fructueuse que « l’envers » trouve à s’élever et à s’exprimer.

 

Sur la fin de la période, par exemple, se développe avec la bénédiction des autorités (puis leur méfiance, voire leur hostilité…) le théâtre nô ; le fameux Zeami, prenant la relève de son père, théorise le genre en même temps qu’il contribue à le fonder, et marque ainsi de son empreinte la vie culturelle japonaise pour les siècles à venir.

 

Il faut d’ailleurs probablement sortir, là encore, du seul champ philosophique et littéraire – les arts, très divers, éventuellement « spécifiques » (cérémonie du thé, jardinage – et pas seulement les jardins de pierre, même s’ils font alors leur apparition…) mais aussi au-delà, connaissent alors une évolution rapide et gratifiante, de manière générale.

 

Globalement, il faut d’ailleurs mettre l’accent sur un trait particulier de la vie culturelle d’alors : sa tendance marquée à se montrer collective – on s’associe pour voir les pièces de nô ou entendre les récitations du Dit des Heiké, mais aussi pour créer ensemble : le renga, en poésie, connaît alors un grand succès – et, à terme, débouchera durant l’époque ultérieure sur les haïkus de Bashô et compagnie.

 

La réalité s’avère donc bien éloignée des clichés obscurantistes que l’on tend systématiquement à accoler à la simple idée de « Moyen-Âge »…

LES BOULEVERSEMENTS SOCIAUX ET L’ÉCONOMIE

 

Un troisième point est essentiel, après les développements politico-institutionnels et intellectuels/culturels, qui est peut-être un peu plus diffus, mais s’avère d’autant plus important qu’il arbore là encore des traits éventuellement paradoxaux, du moins en façade, et guère cohérents avec les clichés que l’on se fait généralement du Moyen Âge autant que du Japon, et donc du Moyen Âge japonais.

 

Dans une optique davantage économique et sociale (mais en tant que telle non dénuée d’aspects culturels – ceux qui ont été évoqués plus haut sont souvent liés à ces considérations plus populaires), il s’agit de se pencher, tant sur les succès économiques d’un Japon qui pouvait donc s’accommoder du chaos politique sous cet angle, que sur les conflits sociaux alors émergents, entretenant des relations complexes avec tout le reste, mais dessinant des évolutions possibles d’une importance essentielle, et atténuant le cas échéant les autres formes de domination qui pouvaient trouver à s’exercer dans le Japon médiéval.

 

Le centre et la périphérie

 

Éventuellement, tout ceci pouvait se produire dans un contexte de tension entre le centre et la périphérie qui a régulièrement été relevé (par Michel Vié, par exemple, pour citer une lecture assez récente) ; c’est bien sûr flagrant dans les premiers temps du Japon médiéval, quand les clans guerriers de province s’immiscent dans la politique de Heian, au cœur même de la ville.

 

Toutefois, ces clans ayant acquis le pouvoir central se trouvent à leur tour en porte-à-faux avec une province éventuellement lointaine désormais, et où leurs délégations de pouvoirs, même temporaires, justifiées par la nécessité pour le seigneur et ses proches d’aller se battre dans le Kansai ou ailleurs, tendent à se consolider, instaurant un nouvel état de la politique locale, qui reproduit les tensions antérieures. C’est en fait d’autant plus marqué que les luttes des Taïra et des Minamoto, en introduisant le « Japon de l’Est » dans la politique de Heian, lui ont d’une certaine manière conféré une existence prépondérante, guère envisageable auparavant.

 

Brigandage et piraterie

 

Mais ces conflits dépassent largement le champ des seules autorités « constituées » et « légitimes » d’une manière ou d’une autre.

 

Le brigandage y a ainsi sa part – peut-être tout particulièrement entre les périodes de Kamakura et de Muromachi, quand des bandes parfois considérables se constituent (et développent par ailleurs une culture qui leur est propre, de « vauriens », même si cette culture peut avoir des échos dans les plus hautes sphères).

 

Mais il faut aussi et peut-être surtout mentionner la piraterie, endémique au point de caractériser le Japon à l’extérieur, mais d’abord sur les côtes de la Corée et de la Chine ; en fait, cette piraterie a sans doute joué un rôle crucial dans l’évolution économique du Japon…

 

Une grande variété d’associations

 

Mais d’autres formes d’associations se constituent, pour devenir des acteurs non négligeables de la vie politique et sociale du Japon médiéval – on compte aussi bien des ligues de seigneurs, aux répercussions importantes dans cette atmosphère de guerre civile, que des associations de gens du commun, paysans surtout, mais pouvant s’accommoder d’un très vague urbanisme pour constituer des sortes de « communes », dont l’existence est parfois bien brève, mais certaines tiennent assez longtemps pour que seigneurs et nobles et religieux soient contraints de les prendre en compte.

 

Par ailleurs, je parlais à l’instant des religieux – ils jouent à leur manière un rôle déterminant à cette époque, au-delà de la seule vie intellectuelle : si nombre de monastères, ancrés depuis longtemps, étaient des propriétaires terriens finalement guère éloignés des seigneurs féodaux, le développement des nouvelles formes de pensée bouddhique est propice à l’association dans une optique éventuellement prosélyte, prenant directement part aux affrontements militaires.

 

Tout cela se vérifie particulièrement à l’époque Sengoku, où se constituent des ligues durables et puissantes, au travers le cas échéants de soulèvement populaires virulents et tenaces – développant les révoltes paysannes antérieures avec une organisation davantage poussée, et dès lors plus efficace. Plus que jamais, plus encore sans doute que dans les plus catastrophistes des augures du début de la période, c’est là le « monde à l’envers ».

 

L’économie internationale

 

Ce chaos politique, en même temps, n’affecte pas nécessairement la vie économique, ou disons pas de la manière que l’on croit.

 

Le siècle de Muromachi, tout particulièrement, pour constituer une période de stabilité relative, mais assez brève, s’accompagne d’un net développement des échanges internationaux (éventuellement via la piraterie, donc), quitte à employer des moyens détournés pour ce faire (par exemple en accordant un rôle de « pont » à Okinawa).

 

Je relève par contre, avec étonnement, que l’auteur ne traite quasiment pas de l’arrivée des Européens au Japon, à la fin de la période…

 

L’économie intérieure

 

Parallèlement, dans la sphère interne, et sur l’ensemble de la période cette fois, le monde rural se développe, pratiquant une agriculture plus intensive, laquelle produit des biens qui peuvent dépasser la seule autosuffisance pour trouver à être échangés sur un marché intérieur en plein développement ; certaines régions sont tout particulièrement prospères à cet égard, et la nature même de l’économie japonaise s’en ressent (par exemple en raison de l’usage plus généralisé de la monnaie).

 

La question des dettes

 

Qu’on ne s’y trompe pas, toutefois : les relations de dépendance à la campagne peuvent être tendues, et, très régulièrement sur l’ensemble de la période, les paysans pauvres réclament des édits de la part des autorités (shôgunales essentiellement) afin d’obtenir des remises de dettes – et ces dépendances sont donc parfois très lourdes, nécessitant une intervention extérieure, qui, au fond, tient parfois du cautère sur une jambe de bois…

 

D’autant plus de raisons pour les paysans de s’associer – même si l’on trouve dans ce cadre-là un jeu parfois ambigu entre les paysans les plus aisés et les samouraïs les plus pauvres, dont la communauté d’intérêts favorise le rapprochement.

 

Au-delà de la terre

 

Bien sûr, le peuple japonais ne vivait pas uniquement de la terre, si celle-ci en employait la très grande majorité. Les « gens de mer » ont été rapidement envisagés, qui ont un rôle déterminant ; les commerçants aussi ; mais il faut également prendre en compte aussi bien les artisans que les danseuses et courtisanes, et enfin les parias…

 

CONCLUSION

 

Le tableau étant ainsi détaillé, il est possible et sans doute nécessaire de revenir à la comparaison entre Moyen Âge européen et Moyen Âge japonais – en faisant fi de l’idée de « modèle », mais en relevant du moins tout ce qui peut rapprocher et tout ce qui peut éloigner l’un de l’autre ; car il y a beaucoup à retirer tant des ressemblances que des dissemblances.

 

Un très bel ouvrage : pointue sans être étouffante, détaillée à bon escient le cas échéant, pertinente sans doute et d’une lecture passionnante, cette Histoire du Japon médiéval m’a amené à relativiser bien des préconçus, dont je suis affligé comme tout le monde.

 

Tout particulièrement intéressé par les développements portant sur l’histoire des idées et des mentalités, et la vie intellectuelle et culturelle, j’y ai néanmoins trouvé matière à réévaluer globalement mon intérêt pour cette période, qui gagne à être approfondie.

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Le Vœu maudit, de Kazuo Umezu

Publié le par Nébal

Le Vœu maudit, de Kazuo Umezu

UMEZU Kazuo, Le Vœu maudit, [Negai], postface de Kentarô Takekuma, traduit du japonais par Miyako Slocombe, Poitiers, Le Lézard Noir, [1975, 1983, 1985, 1992, 2005] 2016, 214 p.

 

TOUJOURS SURPRENDRE

 

La lecture de La Maison aux insectes, précédent recueil d’Umezu Kazuo (parfois « Umezz », parfois « Kazz ») paru aux éditions du Lézard Noir, m’avait fait très forte impression – aussi n’ai-je guère tardé à me procurer ce deuxième recueil qu’est Le Vœu maudit, afin de me plonger davantage dans l’œuvre fascinante autant que séminale de cet auteur dont on a fait le parrain du manga d’horreur moderne. Et ce sans trop savoir à quoi m’attendre – car si une chose avant tout m’avait bluffé dans La Maison aux insectes, c’était la capacité de l’auteur à toujours ou presque me surprendre…

 

Et pour le coup, ça s’est vérifié très vite : car, même si Le Vœu maudit dispose d’une patte singulière qui, dans la variété des situations, n’exclut pas pour autant l’empreinte d’une œuvre essentiellement cohérente, c’est en explorant des thèmes et en usant de procédés peu ou prou absents du précédent recueil. L’horreur, ainsi, y était le plus souvent psychologique ; cette fois, elle est bien plus souvent « objective », ou « réifiée », et de bien des manières différentes. Le gore n’était pas inenvisageable dans La Maison aux insectes, mais il est bien plus présent ici, dans cette optique. Les personnages essentiellement féminins dans l’album précédent ont pour la plupart cédé la place à des enfants ici, éventuellement des adolescents, mais plutôt des bambins. Ces divergences ne concernent pas que le fond ou les thématiques, par ailleurs : le graphisme s’en ressent, et Umezu Kazuo tente ici des choses différentes à chaque nouvelle ou presque…

 

UNE DISPERSION DANS LA COHÉRENCE

 

Ce dernier aspect est probablement d’une importance toute particulière. Il faut noter, d’emblée, que Le Vœu maudit est un recueil autrement éparpillé dans le temps que La Maison aux insectes : là où ce dernier se focalisait sur la charnière entre les années 1960 et les années 1970, le présent album rassemble des récits ayant été publiés au plus tôt en 1975, au plus tard en 1992, la plupart entre 1983 et (surtout) 1985.

 

Il n’y a sans doute à cet égard rien d’étonnant à ce que le style graphique d’Umezu Kazuo ait autant évolué sur une aussi longue période… Mais j’ai tendance à croire que ces changements sont plus profondément symptomatiques, sous deux angles différents : d’une part l’évolution, pas tant de l’œuvre personnelle d’Umezu Kazuo que du manga en général (mais éventuellement en raison de son impulsion, en partie du moins) ; d’autre part un désir tout personnel de varier les effets et d’expérimenter. D’une histoire à l’autre, c’est ainsi le jour et la nuit – puis un autre jour, une autre nuit, etc. C’est saisissant rien qu’à feuilleter l’ouvrage – comparez notamment le premier récit (1975), avec son gaufrier régulier, ses cases très petites où les personnages sont au cœur de la narration graphique, avec leurs têtes forcément rondes, et le septième (1985), où la plupart des cases… sont en fait des doubles planches : on ne saurait faire plus différent.

 

Peut-être cet aspect doit-il être envisagé aussi en parallèle des conditions de publication, ou disons des publics cibles, de ces divers récits : on y trouve aussi bien du shôjo que du shônen ou du seinen, ce qui renforce la variété du recueil, sans pour autant, une fois de plus, donner l’impression d’une dispersion de dilettante – l’unité de l’œuvre persiste malgré tout, ce qui n’est pas la moindre prouesse de l’auteur…

 

Ces considérations générales étant posées, nous pouvons maintenant envisager les sept histoires une par une.

 

LE VŒU MAUDIT (1975)

 

Première histoire du recueil, et la plus ancienne – même si ça se joue de peu avec « Le Serpent » un peu plus loin –, « Le Vœu maudit » est celle qui affiche le graphisme le plus « classique », renvoyant à une bonne partie des récits (antérieurs) compilés dans La Maison aux insectes, surtout en fait aux plus « sages » d’entre eux : comme dit plus haut, Umezu Kazuo y fait usage d’un gaufrier globalement régulier, avec généralement trois (petites) cases par ligne – qui lui permettent d’user d’effets de cadrage et de montage déjà sensibles dans le précédent recueil. Mais c’est aussi, dans un registre moins convaincant à mes yeux, un dessin focalisé essentiellement sur les personnages – et j’ai un peu de mal avec leurs têtes forcément rondes, yeux ronds, bouche ronde aussi car toujours ouverte sur un noir profond accompagnateur d’un cri permanent… Globalement, les histoires ultérieures me parleront bien davantage à cet égard (y compris « Le Serpent », nouvelle publiée la même année).

 

Ceci étant, je ne crache pas globalement sur le graphisme du « Vœu maudit »… car il est déjà une belle démonstration de l’auteur quant à son aptitude à susciter la peur. Laquelle a bien des facettes, bien des nuances… Avancer dans le recueil en fournira des témoignages éloquents. Mais c’est bien là une chose qui me fascine dans ces mangas d’horreur : Umezu Kazuo, à l’instar de son disciple Itô Junji, par exemple, sait faire peur en BD… Et je n’en ai pas beaucoup d’autres exemples en tête, a fortiori ailleurs (à part peut-être, parfois, un Gaiman en forme ?).

 

L’horreur repose ici sur une poupée hideuse – celle qui a les honneurs, ou les horreurs, de la couverture (j’ai du mal avec cet emballage, comme pour La Maison aux insectes…). Un enfant peu ou prou dépourvu d’amis, mais bricoleur, récupère dans les ordures des matériaux pour élaborer son véritable ami – une poupée d’apparence déconcertante, moche à faire peur, mais que l’enfant souhaiterait voir vivre, vœu malencontreux…

 

Quelque part entre Pinocchio et, plutôt que Chucky, disons certains récits « enfantins » de Stephen King (qui débutait plus ou moins à l’époque), « Le Vœu maudit » affiche son classicisme de fond, tout en se montrant plus inventif et subtil qu’on pourrait le croire sur le plan graphique – la régularité, la banalité des premières planches sont probablement ici des leurres, en partie du moins. On appréciera, d’autant que c’est heureusement par petites touches, ce tableau d’une enfance en souffrance, et d’une incommunicabilité systématique entre le gamin et ses parents. La peur suscitée par la poupée, admirable, tire également ce récit vers le haut. Il pâtit peut-être cependant de son graphisme un tantinet archaïque (hors rôle central de la poupée, disons), ainsi que d’une fin un peu trop plate. Cela demeure une lecture intéressante, et qui fait son effet.

 

DEATH MAKE (1985)

 

Changement radical de registre avec l’histoire suivante, publiée dix ans plus tard. Le graphisme est cette fois mis en avant, bien plus complexe et riche que dans « Le Vœu maudit », quitte à ce que ce soit à l’épate. Mais, en fait, c’est l’essentiel ici : l’histoire est très limitée, somme toute (des gamins errent dans un bâtiment interdit, où ils fabriquent avec des matériaux malsains un masque terrible – c’est qu’ils comptent réaliser un film d’horreur…), et le texte est à l’avenant – beaucoup plus de hurlements que de dialogues…

 

D’où cet effet détonnant par rapport au récit précédent : le classicisme n’est peut-être pas où on le croit… Mais le rapport du graphisme au texte est bien une composante essentielle de l’appréciation de chaque épisode. Ici, la matière narrative est donc un peu pauvre, mais on en retiendra quelques beaux effets d’horreur graphique, avec quelques éclats de gore surprenants mais bienvenus. Quant à la fin… Bon…

 

LE JEÛNE (1983)

 

Récit le plus typé shôjo du recueil, il est difficile d’envisager « Le Jeûne » sur le même plan que les autres récits compilés dans Le Vœu maudit. Pas en raison de ce public cible, bien sûr, mais plutôt de sa taille : là où la plupart des nouvelles rassemblées font une trentaine de pages, en pouvant pousser jusqu’à la cinquantaine pour « Le Serpent », « Le Jeûne » est par contre condensé en six planches. C’est peu – et cela renforce un peu l’impression de « mauvaise blague » du récit… On peut certes la trouver réjouissante – les « mauvaises blagues », en horreur, sont régulièrement les meilleures –, c’est plutôt au niveau des connotations que se situe le problème : ça ne fait pas sérieux…

 

Pourtant, le thème, à la base, l’est, sérieux : nous y suivons une jeune fille qu’un connard de son âge persécute parce qu’elle serait trop grosse… Ce qu’elle n’est pas vraiment, d’ailleurs. Mais justement : via les régimes draconiens que l’adolescente s’impose – car il lui faut devenir belle –, Umezu Kazuo évoque finalement l’anorexie non sans pertinence, et je ne suis pas bien certain que c’était si courant que cela en 1983.

 

Quand même un récit secondaire dans l’ensemble.

 

LE VIEILLARD (1985)

 

« Le Vieillard », par contre, est très probablement ma nouvelle préférée dans Le Vœu maudit ; c’est une vraie merveille, d’une inventivité étonnante, maniant avec habileté nombre de registres de la peur, mais peut-être avant tout du suspense, et esquissant sous des cases d’apparence anodine un cauchemar autrement global, qui pourrait être ridicule (car le récit n’est certes pas dénué d’un vague humour tordu) mais ne l’est finalement en rien – car avant tout glaçant.

 

La situation de départ est somme toute assez banale. Un gamin de cinq ans joue dans un terrain vague… Il passe non loin d’une fosse, et hurle de terreur au spectacle de ce qui se trouve au fond : quelque monstre au visage crevé de fissures… Un vieillard. L’horreur ne vient pas tant, pour le lecteur, de la représentation du vieil homme, mais de l’appréhension, petit à petit, de ce fait autrement troublant : le petit garçon n’a jamais vu un vieillard, il n’a pas la moindre idée de ce que peut être un vieillard…

 

Une nouvelle très habile, oui – très surprenante aussi, plus singulière probablement que la plupart de celles figurant dans ce recueil, avec une notion de l’effroi qui louche plus du côté de la science-fiction que de l’horreur surnaturelle, même en prenant en compte la monstruosité du vieillard. Le plus habile réside probablement en ceci que le lecteur, comprenant petit à petit ce qui se passe, hésite longtemps à savoir où se trouve exactement ce qui doit faire peur – chez le vieillard, ou chez l’enfant ?

 

L’à-propos du graphisme s’associe à l’inventivité du récit et à la subtilité des modes de narration pour faire de cette quatrième histoire le grand moment du Vœu maudit, et, autant le dire, un chef-d’œuvre.

LE CADEAU (1992)

 

« Le Cadeau », le récit le plus récent du recueil, n’en pâtit que davantage… Si « Le Vieillard » est le sommet du recueil, « Le Cadeau » en est en effet le ratage.

 

Le récit adopte la structure d’un cauchemar – ce qu’il est bel et bien – mais en empruntant des traits d’un humour improbable qui sonne systématiquement faux. Un groupe de jeunes gens, à Noël, se retrouve sans que l’on comprenne bien pourquoi ni comment dans un hôtel où leurs festivités ont quelque chose d’humiliant pour l’héroïne – une humiliation d’autant plus sensible que le récit n’est certes pas dépourvu d’un potentiel érotique marqué, que je n’avais pas vraiment senti jusqu’alors chez l’auteur, à vue de nez. Mais l’orgie en puissance tourne bientôt au survival grotesque, avec… un Père Noël psychopathe.

 

Comme « DEATH MAKE » plus haut, le récit se montre relativement pauvre en dialogues, passé le début pour le coup un peu bavard, et les hurlements prennent le pas sur les répliques – ce qui ne joue guère en faveur de son intérêt. Le côté convenu de l’ensemble, jusque dans le délire burlesque, de même… Par ailleurs, c’est plus surprenant, le graphisme de cet épisode de 1992 me paraît nettement moins bon que celui des trois récits datant de 1985 – et qui, chacun à sa manière, représentent ici le meilleur de ce que peut faire Umezu Kazuo…

 

Non, décidément, ce récit ne passe pas.

 

LE SERPENT (1975)

 

On retourne à quelque chose de bien plus intéressant avec « Le Serpent », publié la même année que « Le Vœu maudit », et dans la même revue shônen, mais un peu plus tard.

 

Nous y retrouvons un petit garçon pour héros, qui, avec ses copains, a la très mauvaise idée de vouloir voir un serpent colossal dont la rumeur dit qu’il est l’animal de compagnie d’une habitante des environs. Ladite propriétaire n’étant certes pas désireuse d’ouvrir sa maison à la curiosité des galopins, ces derniers pénètrent par effraction dans la demeure, et obtiennent confirmation de ce que la rumeur dit vrai… Mais le serpent n’a-t-il pas fixé des yeux notre héros ?

 

L’interrogation prend une tournure plus inquiétante quand la nouvelle tombe au journal télévisé : le serpent s’est enfui… Sous le coup de la panique, le garçon ne doute pas de ce que le serpent est à ses trousses. Il a peur, en permanence, et a bien besoin de la protection de son colosse de père… Mais, un jour, celui-ci part pour Kyûshû, où il va chercher la « nouvelle maman » du petit (sa vraie mère étant morte peu après sa naissance)… En son absence, le gamin ne reste cependant pas seul très longtemps – car toque à sa porte ladite fiancée de son père : ils se sont croisés… mais il ne faut en parler à personne ! Et la créature au sourire inquiétant s’installe dans la maison…

 

Là encore, sur un canevas somme tout basique, Umezu Kazuo fait des merveilles pour exprimer la peur – celle de l’enfant d’abord, celle du lecteur aussi, car ce ne sont pas exactement les mêmes, et la dissociation autorise des effets qu’une identification plus classique n’aurait peut-être pas permis. La situation familiale, par exemple, se charge d’échos que l’enfant lui-même aurait sans doute du mal à véritablement exprimer… Par ailleurs, si l’horreur est là encore « réifiée », ce n’est pas sans une certaine ambiguïté qui éloigne « Le Serpent » des autres récits du Vœu maudit, et le rapproche de La Maison aux insectes : l’horreur psychologique n’est peut-être pas tout à fait au cœur du propos, mais elle a tout de même une importance plus que notable.

 

Le graphisme, enfin, est des plus appréciable : moins rigide que dans « Le Vœu maudit », jouant plus volontiers de cases aux dimensions variables, et développant un art du cadrage et du montage non moindre mais essentiellement différent, il m’a bien davantage convaincu, et son indéniable à-propos autorise des plans glaçants – parmi lesquels les portraits de l’inquiétante intruse à la bouche dégoulinante de salive brillent tout particulièrement.

 

Pas de doute : le deuxième grand moment de ce recueil, après « Le Vieillard ».

 

LA FAUCILLE (1985)

 

Dernier récit du Vœu maudit, « La Faucille » a ceci de commun avec « Le Jeûne » que c’est une histoire très, très courte… Ce que la pagination ne laisse pas deviner. En effet, en contraste flagrant avec à peu près tout ce qui précède (mais de manière particulièrement éloquente avec « Le Vœu maudit », donc), Umezu Kazuo y délaisse presque systématiquement les cases, pour user de doubles planches – il y a quelques exceptions, qui autorisent le récit, mais elles sont rares.

 

Le plus étonnant cependant réside peut-être dans le contenu de ces doubles planches – car elles ne visent en fait pas du tout, comme c’est d’usage, à mettre en scène une richesse de textures et de détails qu’une pagination plus classique ne permet pas toujours ; l’autre usage en la matière est probablement de mettre la focale sur tel événement ou tel personnage, mais, ici, la succession de toutes ces doubles planches produit un effet tout différent… Le dessin, en fait, est globalement d’une sobriété parfaitement adaptée à la concision de la narration – mais cela passe donc par des effets « étranges » et « inattendus ».

 

Pourtant, la trame obéit quant à elle à une mécanique très « attendue », dans l’ensemble… Un père et sa fille se rendent, pour la fête des morts, auprès de leur mère/grand-mère – mais, quand ils pénètrent dans la maison de famille, c’est pour tomber sur la veillée funèbre ! La vieille dame est morte subitement, on n’a pas pu prévenir son fils à temps…

 

Et, par un artifice un brin grossier, la petite fille se retrouve seule avec le cercueil – sur lequel repose une faucille, talisman destiné à repousser les démons, et qu’il ne faut surtout pas déplacer ! Forcément, la faucille tombera… mais le démon à redouter, était-il dehors, ou dedans ?

 

Un récit minimaliste, très classique somme toute, jusque dans son twist final – avant ces quatre petites cases étonnantes où « Kazz » papote avec ses lecteurs… Il n’est pas dépourvu d’une certaine profondeur, cela dit, dans son traitement des générations et de la famille japonaise (s’éloignant sans doute alors de la famille traditionnelle). Mais l’intérêt est probablement graphique avant tout – et il a quelque chose d’une expérience, probablement concluante…

 

CONCLUSION

 

Effet décidément récurrent de ces comptes rendus sur mon blog : revenir après coup à ce que j’ai lu m’en fait davantage apprécier le contenu, et permet éventuellement de dépasser une première opinion, instinctive, moins enthousiaste.

 

Le fait est qu’en refermant la dernière page du Vœu maudit, je me sentais un peu déçu – je n’y avais pas retrouvé la puissance et l’habileté narrative de La Maison aux insectes, globalement : il y avait de cela dans « Le Vieillard » et « Le Serpent », mais nettement moins ailleurs…

 

Au fond, ma conviction demeure de ce que le premier recueil était bien supérieur au second. Mais celui-ci n’est pas pour autant dénué d’intérêt, loin de là ; les excellents récits que je viens de citer en justifient probablement la lecture, et la recherche graphique sensible dans les autres pallie éventuellement à des récits plus faibles sur le strict plan de l’histoire.

 

Et, au fond toujours, j’y ai après tout retrouvé, dans un joli paradoxe, ce que j’en attendais après avoir été bluffé par La Maison aux insectes : la surprise… Et, oui, Umezu Kazuo m’a très régulièrement surpris ici ; il n’est pas donné à tout le monde d’avoir cet effet sur le lecteur… et encore moins dans le cadre d’une œuvre demeurant cohérente au milieu même des expérimentations les plus divergentes.

 

J’espère que le Lézard Noir poursuivra sur cette voie, donc. Et il me faudra aussi lire L’École emportée, et d’autres choses encore, si ça se trouve…

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Nuit mère, de Kurt Vonnegut

Publié le par Nébal

Nuit mère, de Kurt Vonnegut

VONNEGUT (Kurt), Nuit mère, [Mother Night], traduit de l’américain par Gwilym Tonnerre, Paris, Gallmeister, coll. Totem, [1961, 1966] 2016, 241 p.

 

MERCI !

 

Merci encore aux éditions Gallmeister de poursuivre la réédition des œuvres de Kurt Vonnegut. On ne dira jamais assez combien il s’agit d’un écrivain majeur, a priori admiré comme tel aux États-Unis, mais probablement un peu trop ignoré en France, où les traductions de ses ouvrages ont été un peu éparpillées n’importe comment, et éventuellement réalisées avec un très regrettable laissez-aller…

 

(Encore que, pour être franc, je ne suis pas certain que ces nouvelles traductions chez Gallmeister soient vraiment irréprochables…)

 

Après les excellents Le Petit-Déjeuner des champions et Dieu vous bénisse, Monsieur Rosewater, c’est donc à Nuit mère d’intégrer la collection « Totem ». Longtemps indisponible en français (il avait été traduit il y a pas mal de temps déjà sous le titre Nuit noire), le présent roman est le troisième que l’on doit à Vonnegut (ou du moins le troisième à avoir été publié, en 1961).

 

NUIT MÈRE DANS L’ŒUVRE DE VONNEGUT

 

À la différence de ses deux prédécesseurs (Le Pianiste déchaîné et Les Sirènes de Titan), mais aussi des plus célèbres Le Berceau du chat et surtout Abattoir 5, qui suivront (et rappelons qu’Abattoir 5 est un des plus grands romans de tous les temps, sans contestation possible), Nuit mère ne relève en rien de la science-fiction.

 

Pour autant, il constitue déjà un morceau non négligeable d’une œuvre en construction, qu’elle louche sur la SF ou s’assume comme « blanche », et qui fait abondamment usage de procédés de « métafiction », disons – avec un univers commun (le héros de Nuit mère fait ainsi une brève apparition dans Abattoir 5, s’il n’a pas l’importance essentielle autant que réjouissante d’un Kilgore Trout), et des techniques d’écriture qui singularisent l’auteur.

 

En fait, c’est probablement un des romans de l’auteur, voire le roman de l’auteur, où la métafiction se trouve tout particulièrement au cœur du propos. Cela repose sur une base assez commune (Vonnegut n’est pas l’auteur, il a édité un manuscrit qu’on lui a fait parvenir, et – deuxième couche, cruciale – ledit manuscrit est une autobiographie), mais prend au fil des pages une saveur toute caractéristique ; parce que l’auteur a une langue qui lui est propre, déjà imprégnée de cette pseudo-simplicité ou fausse naïveté de façade ; parce que l’auteur est déjà un moraliste habile – un de ceux, si rares, que l’on est porté à qualifier de moralistes sans que cela soit une critique ; parce que les personnages de Vonnegut sont forcément les meilleurs ; parce que Vonnegut, enfin, déploie un art sensible de la construction à base de fausses digressions dont je ne suis pas certain qu’il ait beaucoup d’équivalents dans l’histoire de la littérature (je dirais éventuellement Laurence Sterne, mais sans grande certitude que cela soit véritablement pertinent).

 

HOWARD W. CAMPBELL JR. A DES CHOSES À DIRE

 

Passé un faux paratexte éditorial, où Vonnegut est pleinement Vonnegut, le roman devient l’autobiographie d’un certain Howard W. Campbell Jr. Ledit personnage attend, dans une geôle israélienne, son jugement pour crimes contre l’humanité (rappelons que le roman paraît en 1961, l’année même du procès d’Adolf Eichmann, qui avait été enlevé l’année précédente par les services secrets israéliens – comme Campbell ici ; Vonnegut, bien sûr, ne dissimule en rien cette inspiration dans l’actualité, aménageant même une brève rencontre entre son héros et le personnage historique). Car Howard W. Campbell Jr. est à l’évidence un criminel nazi de la pire espèce – propagandiste attitré du régime hitlérien, il a déversé sa bile sur les ondes fascistes, dressant les plus hideux tableaux de la « juiverie » et compagnie, appuyant dès lors de sa prose incendiaire les plus atroces exactions commises durant la guerre, et déjà avant.

 

Mais – forcément – les choses sont un peu plus compliquées que cela. Howard W. Campbell Jr. rédige en effet ici ses mémoires, pour expliquer qui il est et ce qu’il a fait. Il ne s’agit pas d’une ultime feinte d’un criminel prétendant contre l’évidence son innocence à l’égard des horreurs qu’on lui reproche… En fait, Campbell a sans doute douloureusement conscience de sa responsabilité. Il ne la nie pas. Il n’en a pas moins des choses à raconter, qui peuvent changer la donne… ou pas. Il n'est même pas dit que cela importe vraiment...

 

« Je suis américain de naissance, nazi de réputation et apatride par inclination. » Un portrait brossé en une simple déclaration d’intentions, déterminant le contenu de la suite. Car Campbell, américain mais implanté en Allemagne dès avant l’arrivée au pouvoir des nazis – et c’est un pays qu’il aime, et dont il apprécie la culture (deux rappels au passage, peut-être : l’Américain Vonnegut était lui-même d’ascendance allemande, ainsi qu’il l’évoque notamment dans Abattoir 5, dès son étonnant sous-titre ; par ailleurs, le titre Nuit mère renvoie au Faust de Goethe – et c’est peu dire qu’il y a du Faust et du Méphistophélès dans ce roman, à ceci près que nous ne sommes probablement jamais bien certains de qui est qui au juste) – Campbell, donc, écrivain en puissance, dramaturge tout particulièrement, et d’un talent certain, est un jour approché par un mystérieux personnage du nom de Wirtanen, lui offrant de servir son pays – son vrai pays, les États-Unis donc – en assumant une fonction d’agent double dans une Allemagne toujours plus nazie, et déjà tournée vers la guerre quoi que le régime prétende (et les États-Unis tout autant). Habile communiquant, Campbell est incité à faire la démonstration de son talent en jouant le jeu des nazis – plus précisément, en devenant, car il en a la faculté, un élément essentiel de l’appareil de propagande coordonné par Joseph Goebbels ; occasion pour lui d’approcher l’appareil de l’État fasciste, et de transmettre, sans qu’il en ait forcément conscience d'ailleurs, des informations cruciales pour les États-Unis, bien avant leur intervention dans le second conflit mondial… Campbell refuse tout d’abord – puis il y réfléchit… et accepte enfin cette tâche rocambolesque ; un espion, lui...

 

Mais justement : il s’agit donc de faire office d’agent double… ce qui n’est assurément pas sans danger. Son « employeur » ne le lui cache pas, d’ailleurs : aux yeux de tous, il doit être une ordure authentiquement nazie – condition sine qua non de l’accomplissement de sa mission. Dès lors, il ne saurait véritablement compter sur le soutien des services secrets américains… et quand viendra l’heure des comptes, eh bien, il sera seul.

 

DEVENIR CE QUE L’ON FEINT D’ÊTRE

 

La problématique est très tôt introduite : notre moraliste adoré, avant de verser dans les fausses platitudes dont il a le secret, nous annonce même que c’est, de ses romans, peut-être le seul où il ait clairement entrevu la morale du propos pendant la rédaction. Pour faire simple (sans son brio), en gros, il s’agit de bien faire attention à ce que l’on prétend être… car on est amené à le devenir véritablement.

 

En effet, que nous croyions ou pas la confession/révélation de Campbell ne change rien au fond du problème : même en agissant ainsi au profit des Alliés à venir, il n’en reste pas moins que Campbell a dû jouer pleinement le rôle de zélé propagandiste du régime nazi. Quand sonne l’heure des comptes, la possibilité qu’il ait pu avoir du bon, voire un rôle stratégiquement essentiel, cède le pas devant sa complicité indéniable dans le génocide des Juifs… Il devait prétendre être un nazi – aussi l’est-il devenu.

 

Non, d’ailleurs, qu’il ait jamais cru aux sottises qu’il débitait sur les ondes… Politiquement, au fond, au-delà de cette façade de circonstance, Campbell n’a rien d’un nazi. Absolument rien. Le problème est peut-être qu’il n’a rien de quoi que ce soit de toute façon... Campbell l’apatride est tout autant apathique sur le plan politique. Ce qui, à maints égards, et en sortant du champ très chrétien si ça se trouve de l’intériorisation des crimes et de l’intention du péché, en fait un criminel de toute façon : ses paroles, aussi fausses soient-elles, ont eu un impact considérable, et, face à ces atrocités, on pourrait probablement considérer que la simple abstention est criminelle ; alors, si elle se double de je-m’en-foutisme… Le cas de Campbell étant bien sûr encore aggravé par le sérieux avec lequel il a accompli sa mission.

 

On aurait cependant tort, bien sûr, d’assimiler Campbell à un quelconque « monstre froid » ; peut-être même n’est-il pas tout à fait nihiliste ? À supposer que cela ait eu une quelconque importance… Mais le bonhomme n’est pas sans traits autrement positifs – au-delà de sa seule compétence pour la tâche qui lui a été assignée, d’un point de vue technique, disons, avec l'indifférence qui sied à toute technique. Écrivain non dénué de talents, d’une grande culture artistique, porté par un amour dévorant pour sa femme, Helga… Non, je ne suis pas en train de vous faire une énième itération du classique : « Oui, il était nazi, mais il aimait les chiens, et… » Le fait est que le bonhomme, et peut-être paradoxalement d’autant plus en raison de son apathie coupable, est plutôt sympathique…

 

APRÈS LES CRIMES

 

Le roman, d’une construction typiquement vonnegutienne, saute avec allégresse d’une époque à l’autre, selon un plan complexe mais certainement pas confus. Les mémoires de Campbell passent ainsi sans cesse de l’Allemagne aux États-Unis ou à Israël ; le propagandiste passe autant de temps devant le micro nazi que dans sa prison dans l'État hébreu ou dans son appartement new-yorkais (inévitablement, on peut supposer que cela n’a absolument rien d’un hasard – car il s’agit au fond d’autant de prisons) ; haute politique, vie de famille, création artistique et entretiens avec ses geôliers, tout se mêle.

 

Mais le roman accorde une place toute particulière à l’immédiat après-guerre. Le régime nazi tombé, Campbell est inévitablement arrêté – et plus ou moins destiné à la potence. Wirtanen, devenu sa Bonne Fée Bleue, organise son rapatriement aux États-Unis, en sécurité peut-être, mais sans laver son nom – et sans rien dire à qui que ce soit de la nature d’agent double de Campbell ; ce n’était pas un héros, de toute façon, et, une fois de plus, sa propagande ayant été si efficace, il est responsable dans une certaine mesure de la Shoah…

 

AUTOUR DE HOWARD W. CAMPBELL JR.

 

Mais qui pourrait s’intéresser au seul nom de Howard W. Campbell Jr. ? La guerre est finie… Les Américains lambda, a priori, n’ont pas la moindre raison de se douter de qui il est et de ce qu’il a fait… Et pourtant, oui, cela intéresse du monde – tout particulièrement l’improbable microcosme rassemblé autour de son petit appartement new-yorkais : outre l’inévitable médecin juif (rescapé d’Auschwitz, et qui ne veut pas en parler, au grand dam de sa mère qui a une tout autre opinion sur la question), il y a d’autres figures plus pittoresques – dont ce grand, ce seul ami... forcément sous couverture lui aussi, s’avérant américain en façade, oui, mais soviétique au fond ; à moins que lui aussi ne soit devenu ce qu’il prétendait être ?

 

Et, surtout, il y a ces gens qui comptent faire de lui un symbole – sans rien savoir de cette éventuelle nature d’agent double. Des nazis américains, personnages extrêmement cocasses à force d’être ridicules (tout en conservant, et ce n’était pas gagné, une certaine humanité), ainsi de cet ardent militant racialiste qu’est « le révérend docteur Lionel Jason David Jones, docteur en chirurgie dentaire, docteur en théologie », qui déduit des dentitions des Juifs, des Noirs, des Catholiques et des Unitariens une nécessaire infériorité raciale, anti-américaine par essence ; ainsi de son compagnon au souffle court le Vice-Bundesführer Krapptauer, maître à penser de la « Garde de Fer des Fils Blancs de la Constitution Américaine », sans rire ; ainsi enfin, et très satisfait de son poste paradoxal de larbin, ce « Führer noir de Harlem », nazi par soutien à la lutte des Japonais contre la domination blanche – allez comprendre… Louant, sans lui demander son avis, les prouesses rhétoriques de Campbell, ce puissant et si convaincant orateur dont ils guettaient avec avidité les émissions propagandistes, n’en manquant pas une miette, ils le révèlent en fin de compte à ceux qui, par conviction ou par désœuvrement, comptent bien confronter l’animateur radio à la justice – celle d’Israël, ou celle de leurs propres poings…

 

Campbell est trop poli – et trop apathique – pour envoyer bouler ses niais et répugnants « partisans » ; et il est trop fatigué, si ça se trouve, pour fuir les justiciers, authentiques ou pas… Que Wirtanen, revenant à propos, lui dessine avec acuité le tableau de ses fréquentations imposées n’y change rien. Même en matière d’amour, figurez-vous – car il se pourrait qu’Helga lui revienne ? Ou pas…

 

HOWARD W. CAMPBELL JR., SEUL

 

Finalement, ce sont autant d’épiphénomènes – qui ont du coup leur importance paradoxale – dans une trajectoire conduisant inévitablement à la mort, ou peut-être à l’emprisonnement, à supposer que cela soit mieux ou même simplement différent… Ces confessions ne sont pas une exonération – Campbell ne nie pas son rôle effectif. Sont-elles alors une expiation ? Ce n’est pas certain… Dans la présentation, du moins : car, au fond, malgré toutes ses protestations d’apathie (le nihilisme, finalement, n’est guère à propos, car ressemblant bien trop à un engagement pour cet homme qui semble s'échiner à ne pas choisir), Campbell sait ce qu’il a fait. Qu’on lui rappelle, à de multiples reprises, qu’il aurait pu avoir une autre vie, et notamment celle d’un écrivain à succès (ce qu’il est en fait sans le savoir, ou même plus exactement sans que personne ne le sache, révélation d’une scène dont je ne dirai pas davantage ici), un artiste appréciable qui n’aurait jamais rien eu à voir avec le nazisme – et pas davantage avec les renseignements américains… Non, cela reste un jeu de l’esprit : l’histoire est là, la faute demeure, et peu importe qu’on ne veuille y voir que l’apparence de la faute – c’est amplement suffisant. Pour Campbell lui-même, du moins. Et, au fond, a-t-on tant que ça besoin de l’avis des autres ? Dans une cour de justice assurément – mais le tribunal intérieur a ses propres règles… pas moins cruelles.

 

NUIT MÈRE DANS L’ŒUVRE DE VONNEGUT – ENCORE

 

La fausse simplicité typique de Vonnegut s’associe ici avec une ironie noire dont il a le secret, qui se montre étonnamment cruelle dans son humanité, à moins que ce ne soit l’inverse – ou à supposer qu’il soit vraiment pertinent de différencier les deux. À certains égards, Nuit mère annonce le « So it goes » d’Abattoir 5 (« C’est la vie », chez nous) ; le plus étonnant est peut-être, comme dans ce chef-d’œuvre ultérieur, que la façade de nihilisme autorise néanmoins la peinture de personnages humains, d’une vie intérieure complexe, même sous le plus cocasse des vernis, à la mesure de la complexité d’un monde par essence impitoyable ; et, d'une certaine manière, il y a même de la lumière dans tout cela…

 

Pour autant, qu’on ne se méprenne pas : si j’ai aimé la lecture de Nuit mère, je ne peux en rien le comparer à la baffe monumentale que m’a collée Abattoir 5 – les deux œuvres sont bien parentes, notamment dans leur dimension de catharsis d'ailleurs, mais Abattoir 5, en impliquant davantage l’auteur, lequel y exorcise enfin le traumatisme de Dresde, bénéficie d’une puissance émotionnelle hors de comparaison.

 

Pour être franc, d’ailleurs, Nuit mère ne me paraît pas non plus pouvoir rivaliser avec d’autres romans de Vonnegut plus essentiels à mes yeux, tels Le Berceau du chat, ou Le Petit-Déjeuner des champions. Il est davantage comparable, peut-être, au regard de l’effet produit, à Dieu vous bénisse, Monsieur Rosewater – ma lecture des Sirènes de Titan remonte probablement trop loin pour autoriser une éventuelle comparaison dans ce sens ; par contre, il y a probablement bien plus de Vonnegut dans le présent roman que dans son premier, Le Pianiste déchaîné

 

Nuit mère n’est pas un chef-d’œuvre – ça ne l’empêche pas d’être bien au-dessus du lot, car Vonnegut est grand, pertinent, sensible autant que drôle, capable d’enrober de cocasserie les plus noirs des tableaux, à même de susciter chez ses lecteurs une identification inattendue avec ses personnages (j’ai souvent l’impression, à lire Vonnegut, d’un auteur qui aime ses personnages), habile enfin à insinuer sous une apparence trompeuse de banalité candide les questionnements les plus justes et pertinents d’un authentique moraliste – sous la singularité perce l’universel, l’omniscience avance déguisée sous les autours du témoignage, et la liberté demeure pourtant d’en faire ce que l’on veut.

 

Dieu vous bénisse, Monsieur Vonnegut. Oui, encore une fois.

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