EGAN (Greg), Cérès et Vesta, [The Four Thousand, The Eight Hundred], traduit de l’anglais (Australie) par Erwann Perchoc, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une heure-lumière, [2015] 2017, 106 p.
HARD ?
L’excellente collection Une heure-lumière des éditions du Bélial’ poursuit son sans-faute avec un septième titre dû à un habitué de la maison, et non des moindres : l’Australien Greg Egan, dont vous devez lire les nouvelles à tout prix – ce que vous avez probablement déjà fait, en même temps… Sinon, je ne saurais trop vous y engager, il n’est jamais trop tard – et en dépassant le cas échéant les préventions du type : « De la hard science, hou-là, j’y comprenions reun... » Après tout, je n’ai rien, mais alors absolument rien, d’un connaisseur en matière de sciences dites « dures », et je me régale quand même neuf fois sur dix : ne rien paner à « La Plongée de Planck » ne m’empêche pas d’aduler « Des raisons d’être heureux », etc. ; ça en vaut forcément la peine.
En même temps, peut-être ne faudrait-il pas tant insister sur cette dimension « hard science » sempiternellement accolée à l’auteur ? Ce que je fais moi-même ainsi, certes… Qu’il brille tout particulièrement dans ce registre, et éventuellement un ou deux bons crans au-dessus de ses collègues les plus habiles (un Stephen Baxter, ou, disent-ils, un Peter Watts, par exemple), n’implique pas qu’il ne sache faire que cela. Nombre de nouvelles dans les trois excellents recueils Axiomatique, Radieux et Océanique en témoignent, ou plus encore, même sur un mode moins fascinant, le roman Zendegi – et, maintenant, ce petit mais costaud Cérès et Vesta : la science et la technologie y ont indéniablement leur part, et qui compte, mais le propos, tout en prenant en considération ces diverses dimensions, a une portée tout autre, davantage philosophique (encore que la philosophie ait régulièrement sa part dans les récits les plus scientifiques de l'auteur) et en tout cas politique, à même de réjouir tout amateur de fiction spéculative.
C’est, par ailleurs, une novella qui peut entrer en résonance avec plusieurs autres titres de la chouette collection Une heure-lumière, et probablement au premier chef celui qui m’avait le plus emballé jusqu’alors, à savoir L’Homme qui mit fin à l’histoire de Ken Liu…
LE COMMERCE ET LA POLITIQUE
Cérès et Vesta (notons au passage que le titre français est pour le coup bien différent de l’original, un biais qui peut se justifier mais change quand même un peu la donne) sont deux astéroïdes de la ceinture principale, entre Mars et Saturne, et qui ont été colonisés depuis semble-t-il pas mal de temps déjà. Deux astéroïdes, par ailleurs, d’allure bien différente, mais qui ont trouvé à tirer parti de leur nature complémentaire – ils échangent ainsi leurs surplus respectifs de glace et de roche, lesquels empruntent une route spatiale fort longue mais automatisée, pour un voyage d’environ mille jours d’un astéroïde à l’autre.
En dehors de cette dimension essentielle, les deux astéroïdes sont pourtant tout d’abord assez proches – culturellement s’entend (avec une dimension française ou du moins francophone marquée pour Vesta ?) –, même s’ils sont politiquement indépendants. Toutefois, l’évolution politique intérieure de Vesta va conduire à une crise opposant les deux mondes, avec des conséquences tragiquement concrètes…
LE POPULISME ET L’ENNEMI
Un mouvement populiste gagne en effet en ampleur sur Vesta, qui – on ne change pas les bonnes vieilles recettes – construit son ascension sur la base du rejet de l’autre : la faction menée par l’agaçant Denison entend faire payer (littéralement...) les Sivadier, après quoi tout ira forcément mieux, n’est-ce pas ?
Les Sivadier ? Ce sont les descendants d’un des « syndicats » qui avaient colonisé Vesta. Sauf que, à la différence des camarades des autres « syndicats » qui ont forcément sué sang et eau pour aménager l’astéroïde de leurs mains (…), les Sivadier, ces ordures, n’ont pas directement mis la main à la pâte, mais se sont contentés d’extorquer des fortunes sur la base de leurs brevets, eux qui étaient des spécialistes de la propriété intellectuelle… Avec de l’administration et de la planification en prime, sauf erreur. Or, à l’époque où sévit Denison, la propriété intellectuelle est perçue différemment : elle n’a absolument plus rien de légitime, elle passe aux yeux de tous pour une spoliation indue. Qu’importe si cela n’était pas le cas du temps de la colonisation de l’astéroïde : les Sivadier étaient « objectivement » des profiteurs… et leurs descendants, qui se voient ainsi accoler une identité qu'ils n'ont jamais réclamée et qu'ils ne comprennent même pas, eux qui jamais ne se sont perçus comme des Sivadier, le sont forcément tout autant ! Des « parasites », autant le dire ! Ils doivent rembourser leur dette – il faut mettre en place un impôt spécial pour réparer l’injustice fondamentale, un impôt que paieront seuls les répugnants Sivadier… La justice, ouais.
À mesure que le mouvement de Denison gagne en ampleur, passant de la faction vaguement ridicule et pittoresque au parti de gouvernement, l’hostilité anti-Sivadier s’accroît – en passant par des gadgets de reconnaissance faciale, le cas échéant, déterminant les Sivadier probables sur la base des traits de leurs dégoûtants ancêtres ; et les non-Sivadier ne se privent pas d’insulter et harceler les Sivadier, « parasites », etc. Au point où l'on vire à la ségrégation… et au meurtre.
Les Sivadier ne se laissent pas faire – certains d’entre eux du moins –, qui entendent lutter, dans la mesure de leurs moyens, contre leur exclusion ; des attentats symboliques, dérisoires en tant que tels, si la tentation terroriste ne les a pas toujours épargnés… Mais ils l'avaient assez vite rejetée. Reste que c’est quand même du pain-bénit pour leurs adversaires, qui n’hésitent pas à considérer comme des « criminels de guerre » les meneurs de la résistance, aussi symbolique soit-elle.
Or il y a des morts, dans cette triste affaire – et systématiquement des Sivadier, « malencontreusement » décédés lors de leur arrestation, ou, déjà avant, lynchés par la foule haineuse… laquelle s’en tire toujours à bon compte devant les tribunaux acquis à sa « cause ».
L’ACCUEIL DES RÉFUGIÉS
Et Cérès dans tout cela ? Si les deux astéroïdes sont liés économiquement, ils n’en sont pas moins indépendants – et Cérès n’a aucune envie de s’immiscer dans les affaires intérieures de Vesta. Mais voilà : la condition des Sivadier s’aggravant chaque jour un peu plus sur Vesta, de plus en plus nombreux sont les Sivadier qui prennent la voie de l’exil – selon une méthode compliquée, mais la seule pour eux accessible, et qui consiste à s’infiltrer, en combinaison cryogénique, dans le flux de roche à destination de Cérès : un voyage de près de trois ans pour ces « surfeurs », et non sans dangers…
Or Cérès accueille volontiers les réfugiés de Vesta – ce qui agace forcément Vesta… À tout prendre, les autorités de l’astéroïde ségrégationniste ne regrettent certainement pas que les « parasites » émigrent, comme autant de rats (qu’ils sont forcément) quittant le navire ; mais la question prend une tournure différente quand ce sont les « criminels de guerre » qui tentent ainsi d’obtenir l’asile sur Cérès – au point où les relations entre les deux astéroïdes se compliquent sans cesse, jusqu’à atteindre le point de non-retour du plus hideux chantage… contre lequel l’approche « raisonnée » ne pourra, dans la douleur, que s’avouer vaincue.
DEUX FEMMES ET LEURS CHOIX
Cette histoire nous est essentiellement contée au travers de deux personnages féminins, selon une temporalité complexe – les trames « parallèles » jouent en effet du flash-back et du flash-forward, jamais cependant au prix de l’opacité.
Sur Vesta, nous avons tout d’abord Camille – une femme médecin, d’ascendance Sivadier puisque cela veut dire quelque chose, absurdement, et que la situation enrage comme de juste : elle veut lutter, mais sans trop savoir comment… et, à terme, ne peut qu’à son tour emprunter la voie dangereuse de l’émigration (en fait, nous commençons par-là, dès le premier chapitre – nous reviendrons ensuite sur la lutte).
Sur Cérès, nous suivons Anna, dynamique jeune femme, très impliquée, qui, en accédant à la direction du port spatial de l’astéroïde, se retrouve confrontée à la question de l’immigration des Sivadier – en fait, elle choisit d’intervenir, à maints égards, et en leur faveur : par humanisme autant que conscience professionnelle et sens des responsabilités ; c’est ainsi elle qui aura à gérer le chantage de Vesta portant sur les « criminels de guerre »…
DU EGAN, OUI, MAIS PAS SI FROID
À ce propos : la connotation « hard science » y est pour beaucoup, mais on reproche souvent à Greg Egan d’être « froid » ; je suppose qu’il l’est, oui, dans une certaine mesure… même si cela peut constituer un atout, parfois, permettant de dégager de l’émotion à un second niveau, disons – voyez cette merveille qu’est « Des raisons d’être heureux ».
Par ailleurs, si l’entrée en matière est un brin hermétique, en décrivant le « surf » de Camille, la suite des opérations est autrement plus limpide. En fait, la dimension « hard science » de la novella, pour l’essentiel, concerne peu ou prou ce seul mode de transport. Le propos est davantage philosophique et politique, même s’il baigne bel et bien dans la science, moins « dure » peut-être : le droit, la sociologie et les dilemmes à la façon de la théorie des jeux, etc., jouent un rôle central dans l’histoire.
C’EST PLUS COMPLIQUÉ QUE ÇA ?
Et cette histoire est riche d’implications variées, et finalement bien moins manichéennes que l’on pourrait le croire – même si, pour le lecteur, l’empathie pour les Sivadier victimes est une nécessité, autant que le dépit et la colère à l’égard de leurs persécuteurs sur Vesta – jusqu’à l’écœurement pur et simple quand le chantage entre en scène. Aucun doute à cet égard, aucune ambiguïté.
Mais il me semble que, au moment où le lecteur est classiquement amené à opérer une transposition de cette intrigue allégorique aux faits qui lui sont contemporains, se produit une forme de synthèse alchimique étonnante qui complique un peu les choses – et c’est tant mieux.
Risque non négligeable que je parte en vrille, ceci dit, mais vous êtres prévenus...
QUI SONT LES SIVADIER ?
En effet, si certaines « identifications » semblent couler de source – la novella traite de l’immigration, en fait plus exactement de réfugiés politiques, sans la moindre ambiguïté à cet égard, ou encore elle met en avant la thématique de la ségrégation, qui ne manquera à son tour pas de nous rappeler de bien tristes souvenirs de par le monde –, d’autres sont peut-être plus délicates ?
Qui sont donc les Sivadier ? On a dit les réfugiés, parfois – mais Cérès étant favorable à leur accueil, cela ne me semble pas être tout à fait la même chose que la crise traversée actuellement ; arguant de ce que l’auteur est australien, on a pu préciser cette question migratoire (l’Australie n’est semble-t-il pas championne de l’accueil des immigrés), ou la décaler légèrement pour traiter des aborigènes, et de leur condition de « citoyens de seconde zone », au mieux – mais je ne suis pas certain que ce soit très pertinent (au risque de me tromper, hein, comme de juste).
Les Juifs ? Comme d'hab' ? Ben, ça me paraît déjà plus convaincant – sur la base du « comportement ancestral » à blâmer et dont il faudrait obtenir réparation, et au travers d’une rhétorique dénonçant les « parasites » et « profiteurs », associés aux forces de l’argent (niveau Grand Kapital, donc, et pas exactement fraude aux allocs), rhétorique qui semble hélas persister aujourd’hui, je ne vous apprends rien… et avec ce même basculement qui a fait passer au fil des siècles le sentiment anti-Juifs de l’hostilité culturelle et religieuse à l’antisémitisme de plus en plus connoté de considérations racistes.
En tout cas, dans Cérès et Vesta, la base, susceptible de très vite déraper dans le racisme ouvert alors même qu’elle semble partir de préventions certes bornées et indues mais pas le moins du monde ethniques, la base donc consiste à imputer aux « fils » les méfaits, réels ou supposés (au fond, cela n’importe guère – je crois, c’est à débattre), de leurs « pères ».
TAXE SIVADIER ET RESPONSABILITÉ COLLECTIVE
Je crois que c’est ici que la question se complique – dans sa dimension éventuellement juridique, et ses relations ambiguës à la morale.
Le point de vue initial ne fait aucun doute : les Sivadier sont des victimes, Denison et ses partisans des ordures racistes, la taxe Sivadier une honte que rien ne saurait justifier. Aucun doute.
Mais je crois qu’il faut quand même envisager la question plus précisément – sans bien sûr rejoindre les rangs de Denison, ce n'est certainement pas mon propos, et la condamnation première demeure ; mais il y a des subtilités qu’il me paraîtrait dommageable d’évacuer sous le tapis pour se contenter d’une lecture vaguement manichéenne, laquelle, de la part d’un auteur aussi fin qu’Egan, aurait probablement quelque chose d’un peu décevant.
Dans leurs termes, les dominants de Vesta envisagent la question de la taxe Sivadier sous l’angle des « réparations », au sens juridique, disons des « indemnisations » pour un tort passé, en lui-même générateur d’obligations, ici de dommages et intérêt, dans un sens.
Et, là, je suis tenté de faire le lien avec L’Homme qui mit fin à l’histoire, de Ken Liu, et à partir de là à des questions qui sont toujours d’actualité, bien au-delà du seul cas disséqué si brillamment par l’auteur de La Ménagerie de papier(pas le dernier à traiter d'immigration, d'ailleurs) : après tout, les demandes d’indemnisation adressées au gouvernement japonais par les descendants des victimes des atrocités de l’Unité 731 ont des conséquences très proches de la taxe Sivadier, en mettant en avant cette optique, guère juridique pour le coup ou, plus exactement, guère juridique dans notre conception contemporaine encore (ouf) teintée de libéralisme, de « fils » devant payer pour les erreurs commises par leurs « pères »…
La distinction ? Oui, bien sûr qu’il y en a une, cruciale – et elle repose dans la dimension ségrégationniste de la taxe Sivadier : c’est-à-dire que nous ne sommes pas ici dans un contexte de relations internationales aussi tendu et chargé de haine soit-il ; nous avons là une communauté à la base unique (juridiquement et politiquement s'entend), mais qui se scinde en deux sur des bases parfaitement irrationnelles, au point où les deux partis n’ont bientôt plus rien à voir l'un avec l'autre, et où l’un, dominant, écrase l’autre de sa haine aveugle et de sa mesquinerie éventuellement mortifère ; l’égalité de droits est bafouée au nom d’un principe s’affichant ouvertement discriminatoire. C’est bien sûr une différence essentielle… contrairement, je crois, à la réalité des faits reprochés aux ancêtres des Sivadier ?
Quoi qu’il en soit, nous sommes donc portés à rejeter avec dégoût le principe même de la taxe Sivadier ; mais peut-on dans ce cas se montrer en même temps ouvertement favorable aux idées d’indemnisations pour les crimes commis par des ancêtres ? Dans les cas de l’Unité 731, du régime nazi évidemment, de la colonisation aussi bien sûr… Relations internationales, oui, mais est-ce cela qui compte ? Je fais peut-être fausse route, et totalement si ça se trouve, mais cette dimension du propos me paraît en fait très intéressante, car bien plus complexe…
LA MORALE D’AUJOURD’HUI APPLIQUÉE AUX TORTS D’HIER
Or il y a un autre élément à prendre en compte dans cette optique, et qui en rajoute un peu plus dans la complexité – de manière tout à fait bienvenue ; il a d’ailleurs aussi son impact sur le problème esquissé plus haut de la réalité des faits commis – réalité disons morale, sinon juridique (morale et droit occupent deux sphères distinctes, dans une perspective positiviste du moins), mais la bascule de l'un à l'autre doit justement être prise en compte.
C’est le problème du « révisionnisme moral », si j’ose l’exprimer ainsi, mais bien sûr entendu de manière neutre, autant que possible, et consistant à imposer la morale présente à la situation passée (et donc à se livrer à une réécriture de l'histoire sur la base de questionnements qui n'étaient pas pertinents au moment des faits ainsi analysés, et c'est pourquoi je parle de révisionnisme, même avec des pincettes, eu égard à la polysémie du terme, quelque part entre son acception légitime au regard de la science historique même et ses utilisations éventuellement dévoyées).
Dans notre société contemporaine, si les grincements de dents sont régulièrement de la partie pour telle ou telle raison, la propriété intellectuelle (entendue au sens large : artistique, industrielle, commerciale) n’a pas grand-chose de choquant – elle paraît parfaitement légitime, hors abus marqués (il y en a, certes...), et que des individus tirent bénéfice des produits de leur esprit paraît normal (la question est sans doute un peu plus compliquée quand les droits sont hérités ou se transmettent, bien sûr…).
Ce n’est pas le cas dans le monde décrit par Greg Egan : la propriété intellectuelle y est clairement perçue comme un abus, une spoliation – et ce sans même forcément verser dans la rhétorique populiste de Denison, sur le « vrai » travail (une rhétorique qui ne nous est certes pas étrangère, à gauche comme à droite) : dans la novella, les Sivadier, qui haïssent à bon droit Denison, ne tentent pas pour autant, en guise de réponse, de défendre l’idée même de propriété intellectuelle, qui peut les mettre eux-mêmes mal à l’aise, en fait.
Dès lors, si les faits reprochés aux Sivadier, à l’époque, n’étaient certainement pas juridiquement criminels, et probablement pas beaucoup plus moralement, le point de vue des contemporains de Denison est tout autre, qui vise à considérer que ce qui est désormais juridiquement et moralement indéfendable l’a en fait et en tant que tel toujours été – dans une perspective peut-être jusnaturaliste, qui, d’Antigone à aujourd’hui, en passant par saint Thomas d’Aquin et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, ne nous est certes pas étrangère, même à l’heure du positivisme juridique supposé dominant ; mais, à examiner ces références de plus près, dans toute leur diversité en tant que telle éloquente, on perçoit bien toute la complexité du problème, selon que l’on tire la conception jusnaturaliste dans la direction des « lois non écrites d’un ordre supérieur », outrepassant le droit positif en faisant éventuellement appel à la foi, ou des garanties de type libertés publiques, prescrivant la non-rétroactivité de la loi notamment (mais pas seulement) pénale, etc.
On est tenté, là encore, de transposer – par exemple, avec l’esclavage, pour prendre un exemple parlant autant que désagréable, et qui me paraît être l’implication la plus évidente de la novella : il nous est bien moralement et juridiquement inacceptable aujourd'hui ; mais il était parfaitement intégré, légal et peut-être même moral (dans l'esprit d'une morale contingente, même si la thématique jusnaturaliste, en tant que tel, louche forcément sur l'absolu) il y a somme toute peu de temps.
C’est ici que l’on arrive donc à une forme de « révisionnisme moral », mais qui se dédouble : si la condamnation morale est toujours tentante (a fortiori pour ceux qui manient le mot de « relativisme » comme un stigmate et une insulte), et sans doute légitime dans l’absolu, donc (une sphère des principes tenant du monde idéal, et dès lors détaché des contingences terrestres), mais dans l’absolu seulement, la condamnation juridique (avec des conséquences pécuniaires, comme ici via la taxe Sivadier) est davantage problématique, parce que concrète…
Or ici cette question prend des atours de responsabilité collective héritée, où des individus qui n’ont en rien commis le forfait reproché doivent néanmoins en faire les frais parce que leurs « ancêtres » (cette fois entendus très collectivement, l’individu n’est plus en jeu et c’est une bonne partie du problème), eux, l’auraient commis : couche supplémentaire de complexité qui me paraît confirmer qu’en la matière, comme en tout autre, rien n’est jamais aussi simple qu’on le prétend parfois… voire souvent. L'illustration de ces difficultés dans le contexte de Cérès et Vesta n'en est que plus justifiée.
UNE BIZARRE FRUSTRATION… POUR LE MIEUX ?
Ces questionnements variés et donc peut-être plus subtils qu’il n’y paraît (mes excuses pour la confusion de mon exposé, c’est que tout cela n’est pas forcément très clair dans ma tête – justement !) s’ajoutent à la maîtrise de la narration de Greg Egan, et bien sûr à ses merveilleuses idées de science-fiction, pour produire une novella de grande qualité, qui fait une nouvelle fois honneur à la décidément excellente collection Une heure lumière. Sa parenté (à mes yeux du moins) avec L’Homme qui mit fin à l’histoire, loin de la desservir, l’enrichit peut-être encore davantage, et la collection, comme de juste, ne s’en porte que mieux.
…
Mais je dois avouer avoir trouvé Cérès et Vesta un peu frustrante. À tourner autour depuis ma lecture, je me rends bien compte que c’est un sentiment très contestable « rationnellement », mais il n’en demeure pas moins…
Disons SPOILER, au cas où.
C’est qu’il y a là, d’une certaine manière, matière à un roman ; le format de la novella est-il le plus adapté ? En fait, « objectivement », peut-être, car le ressenti est dès lors tout autre – en achevant brutalement le récit sur les conséquences du chantage exercé par les fachos de Vesta sur les sympathiques gens de Cérès, la novella produit un effet très spécial, qui vient d’une certaine manière mettre à plat toutes les réflexions qu’elle suscitait jusqu’alors, devant la violence d’un acte émanant d’une rationalité perverse, certes, et froide, face à laquelle une rationalité d’un autre ordre, plus généreuse, s’avoue irrémédiablement vaincue. J’ai employé le terme si connoté éganien de « froideur »… mais pour le coup c’est peut-être plutôt de sècheresse qu’il s’agit.
Et là, je me pose la question : matière à un roman ou pas, prolonger le récit aurait-il été si pertinent ? Je me demande si cette frustration, d’une certaine manière, n’est pas de ma part une forme de révolte contre la bêtise meurtrière de Vesta – laquelle, ici, triomphe. En envisageant la possibilité d’un roman sur cette base, est-ce que je ne succombe pas à la tentation d’un récit positif – un récit qui, poussé à terme, ne pourrait que mieux se terminer ? Un mieux… « moral », pour le coup, je m’en rends compte. Pour ne pas dire niais. Peut-être, au regard de critères propres à la narration comme au fond de l’intrigue, le choix de Greg Egan de faire tomber le couperet et de ne pas s’y attarder ensuite est-il bel et bien plus judicieux…
D’un naturel passablement pessimiste, et guère porté à priser les « happy endings », je devrais à tout prendre me rallier à la manière adoptée ici par Greg Egan. À terme, avec du recul, c’est probablement ce que je ferai – mais, au sortir de la lecture, demeure cette frustration.
S’il faut en déduire une chose, pourtant, c’est sans doute… que Greg Egan a tapé juste. Violemment, mais juste. Constat déprimant… mais qui, peut-être, n’interdit pas la révolte ? Voire l’émotion, oui, même chez Egan : le chantage passé, demeure après tout une ultime scène, qui démontre à sa triste manière qu’au-delà des crimes et des abominations, la vie continue, jusque dans l'hommage bien vain rendu aux morts – et, avec elle, l’espoir, malgré tout, que la révolte contre l’injustice, un jour, portera bel et bien ses fruits ?
C’est pas gagné, c'est une autre histoire... mais n’excluons rien.
ENDÔ Shûsaku, Silence, [沈黙, Chinmoku], traduit de l’anglais par Henriette Guex-Rolle, Paris, Denoël – Gallimard, coll. Folio, [1966, 1992, 2010] 2016, 295 p.
DU FILM AU LIVRE
La sortie toute récente encore de Silence, dernier film en date de Martin Scorsese, et un projet qui remonte à fort longtemps, aura au moins eu cet avantage, indépendamment de ses qualités propres : rappeler à notre bon souvenir le roman de Shûsaku Endô dont il est l’adaptation (il y en avait déjà eu une, japonaise, pas vue) – en témoigne cette réédition datée de décembre dernier, avec forcément l’affiche du film en guise de couverture.
Cela faisait quelque temps que je comptais lire ce livre, probablement le plus célèbre de son auteur – une occasion toute trouvée, donc… et, dois-je avouer, que le film de Scorsese soit toujours à l’affiche a pu précipiter quelque peu cette lecture. À vrai dire, je me tâte – je ne sais pas si j’ai envie de le voir ou pas, je ne sais pas si je peux m’enquiller ces deux heures quarante ou pas, moi qui ai depuis fort longtemps déserté les salles de cinéma… Mais je me pose au moins la question.
Lire le livre ne m’a en fait pas permis d’apporter une réponse à cette question – mais peut-être avant tout, cette fois, parce qu’il s’agit d’un très bon roman, et dont je redoute d’autant plus l’adaptation, forcément périlleuse ? J’ai beaucoup aimé Scorsese, fut un temps – nettement moins ces dernières années, la plupart de ses projets les plus récents ne m’ayant pas emballé plus que ça… Peut-être à tort, hein. Mais, ici, outre le nom du réalisateur et ses connotations, il me faut sans doute composer avec la réception du film, ou plus exactement avec les points qui semblent avoir été mis en avant dans ces divers retours – je parle bien sûr de retours un minimum sérieux, hein : on peut évacuer d’emblée la tanche cosmique Durendal… même si je dois reconnaître avoir découvert (émerveillé) ledit guignol au travers de la réponse qui lui avait été faite sur Sens Critique, démontrant assurément, au-delà de ses goûts de chiottes éventuellement discutables, qu’il n’avait absolument rien panné à ce dont il parlait avec tant d’assurance.
Reste que le film a d’emblée suscité une image collective, peut-être en forme de préjugé, mais qui m’intrigue d’autant plus… qu’elle est passablement éloignée du contenu du roman. Vraies critiques qui portent authentiquement, à l’encontre d’un Scorsese qui se serait « approprié » le livre (ce qui est dans l’ordre des choses), mais pour le tirer dans une direction tout autre, et à mon sens moins enthousiasmante ? C’est possible…
Je n’exclus pas pour autant que des critiques aient pu se montrer chatouilleux devant le film, pour la seule et mauvaise raison qu’il était « chrétien » (ce qu’est le livre… mais d’une manière bien plus complexe que ce que l’on pourrait croire, et on ne peut plus éloignée de tout prosélytisme catho-nauséabond).
Et c’est le moment de l’aveu dans un soupir, juste histoire que les choses soient claires : je ne suis pas catholique – je me définis comme agnostique, mais sans cacher que je fais plus que pencher fortement vers l’athéisme ; précaution langagière donc, mais le fait est que je ne crois en aucun dieu. Surtout, je ne comprends tout simplement pas les idées de « révélation » et de « culte », la simple idée d’adorer un « créateur » pour cette seule raison, la conviction de la bonté de cet être supérieur dans un monde qui semble chaque jour un peu plus témoigner de ce qu’il ne peut être bon, sans même parler, bien sûr, du fanatisme exclusif amenant nos prétendus parangons de vertu aux comportements les plus atroces et scandaleux sans que cette contradiction fondamentale ne les touche en rien… Tout cela me dépasse totalement…
Qu’importe ? Eh bien, j’aurai sans doute l’occasion d’y revenir, mais, si je ne sais pas ce qu’il en est du film de Scorsese, le roman de Shûsaku Endô ne s’adresse pas spécifiquement aux catholiques ou plus généralement aux chrétiens, et il est parfaitement en mesure de faire vibrer quelqu’un qui, comme moi, n’a jamais pu se faire à l’idée d’adhérer à une foi quelle qu’elle soit – le contexte a bien sûr son importance, mais le livre, en questionnant justement l’universalisme, l’idée même d’une religion universelle de salut, déploie peut-être d’autant plus quelque chose d’universel. Pourquoi ces développements, alors ? Parce que j’ai trop lu de ces réponses bornées, chez les camarades, qui font dans le réflexe pavlovien dès qu’ils lisent ou entendent le mot de « Dieu », et d’autant plus, en France, quand c’est de christianisme ou de catholicisme que l’on parle. Il y a assurément des raisons à cela, raisons que je partage plus qu’à mon tour – mais faire la part des choses me paraît davantage appréciable… Et je suis convaincu qu’au milieu des atrocités qu’elle a sempiternellement suscité, la religion, quelle qu'elle soit, peut – parfois – être belle, et les croyants admirables.
Quoi qu’il en soit, mais donc d’autant plus en se focalisant sur la dimension chrétienne du film, on lui a énormément reproché de se complaire dans la description des persécutions atroces infligées par des Japonais fourbes à des Japonais tellement plus gentils parce que chrétiens et à des prêtres portugais que leur seule teinte de peau placerait d’une certaine manière au-dessus des autres… Concernant ce dernier point, le livre apporte là encore une réponse autrement subtile. Mais le fait à mettre en avant dans ce compte rendu, sans doute, c’est que le roman de Shûsaku Endô ne se complait certainement pas dans l’exploitation limite mondo et outrancièrement racoleuse des supplices sadiques infligés par de zélés tortionnaires nippons… Pas du tout, en fait : ces horreurs sont bel et bien évoquées, et sans fard – elles sont des faits historiques, que l’on ne saurait nier en tant que tels, ou balayer pour la seule raison que leurs victimes auraient été de bêtes croyants, alors finalement bien fait pour leur gueule, etc. Mais, quand Endô traite de tout cela, c’est sans complaisance aucune, et sans qu’il s’y attarde vraiment. On a pu comparer le film de Scorsese à La Passion du Christ de Mel Gibson, comme un nouvel avatar de navrant snuff bigot… Je ne sais pas ce qu’il en est du film, donc – mais je peux vous assurer que le roman, en tout cas, c’est tout sauf ça. Vraiment. L’exact opposé, à tous les points de vue.
Ceci étant, on ne peut sans doute se passer, dans quelque perspective que ce soit, de mentionner Silence comme un film catholique – même en s’inscrivant dans la filmographie récente du réalisateur de La Dernière Tentation du Christ, qui, on s’en souvient, n’avait pas exactement ravi les catho-fafs à sa sortie… Silence n’en a pas moins connu sa première au Vatican. Mais, en fait, La Dernière Tentation du Christ est sans doute une référence à garder en tête – non qu’elle « explique » à proprement parler Silence, mais, à la lecture de ce roman, d’un auteur catholique revendiqué, on comprend fort bien que Martin Scorsese ait eu de longue date l’envie d’en tirer quelque chose à l’écran ; et, en outre, Silence n’a rien d’un roman flattant les chrétiens et leurs convictions : à l’époque de sa sortie, en 1966, il avait semble-t-il passablement déplu aux communautés chrétiennes japonaises, qui en déconseillaient (au mieux) la lecture, et, en fouinant sur le ouèbe, entre critiques et commentaires du livre et du film, je suis tombé sur nombre de chrétiens affichés tout à fait contemporains qui en disaient pis que pendre, y voyant une insulte à leurs convictions… Et, au fond, cela n’a rien d’étonnant, à voir le propos essentiel du roman, qui est donc autrement profond. Il est d’autant plus appréciable d’en lire des recensions chrétiennes plus subtiles, j’imagine – car il y en a, heureusement, et en nombre.
ENDÔ, ROMANCIER CATHOLIQUE
Mais retournons donc aux sources – avec tout d’abord quelques mots concernant l’auteur, Shûsaku Endô. Je dois reconnaître que, Silence mis à part, je n’en connaissais absolument rien – il ne me paraît pas, à cet égard, avoir eu la popularité internationale de certains de ses contemporains, des Yukio Mishima, Yasunari Kawabata, Kenzuburô Ôe… Ou « me paraissait » ? C’est peut-être plutôt en effet une fausse impression de ma part : le fait est qu’Endô a rencontré un certain succès de son vivant, et qu’il a été abondamment traduit, y compris en français – une douzaine de volumes recensés dans la bibliographie en fin d’ouvrage, ce qui n’est certes pas rien ! Bon, après, ces traductions peuvent être problématiques, et j’y reviendrai juste après…
Mais Endô, dans le monde littéraire japonais, avait une particularité : il était catholique. Un héritage de sa mère, très dévote dans cette dimension hétérodoxe, qui l’a fait baptiser en 1935, à l’âge de douze ans, sous le nom de Paul. On se doute que cette singularité pouvait être difficile à assumer dans le Japon militariste des vingt premières années de Shôwa, dont l’idéologie officielle mettait en avant l’empereur de lignée directe et ininterrompue remontant à la déesse solaire Amaterasu… Ceci, bien sûr, sans préjuger des particularités de la vie spirituelle au Japon, portées le cas échéant au syncrétisme et aux assemblages complexes empruntant éventuellement à des fois très diverses, mais perçues comme n’étant pas contradictoires – en fait, Silence se révèle particulièrement instructif dans cette optique, à sa manière ; et, par ailleurs, des chrétiens japonais d’alors pouvaient très bien s’accommoder des exigences du shinto d’État – Tetsuya Takahashi en fournit nombre d’exemples surprenants mais d’autant plus éloquents dans son essai Morts pour l’empereur : la question du Yasukuni. Il ne faut donc pas exagérer les conséquences de ce statut particulier, dans quelque sens que ce soit. Mais, oui, on peut sans doute y trouver une origine à ce sentiment semble-t-il récurrent dans l’œuvre d’Endô, d’être toujours « en terre étrangère », et ce où qu’il se trouve… Par contre, au cas où, je doute fort que les persécutions subies par les chrétiens dans Silence doivent être mises en rapport avec d’éventuelles brimades dans la biographie de l’auteur – la distance est telle que la comparaison devient d’une certaine manière indécente…
Toutefois, il ne s’agit pas ici d’une simple anecdote biographique : sa condition de chrétien et de catholique était bel et bien un élément déterminant de sa vie, mais tout autant de son œuvre – en fait, tout au long de sa carrière, il semble être systématiquement revenu sur cette question, y apportant éventuellement des réponses qui pouvaient varier avec le temps : Silence en est probablement le plus célèbre exemple, mais bien d’autres textes, romans ou nouvelles, creusaient déjà la question avant et continuèrent à le faire après… Au point de questionner la foi en elle-même, notamment dans ces deux dimensions éventuellement contradictoires, celle de l’universel et celle de l’intime, qui portent en définitive le roman.
Ici, Endô s’inscrit donc peut-être davantage dans une tradition littéraire européenne plutôt que japonaise – même si son œuvre tourne essentiellement autour du Japon et des Japonais, autant dire de « l’âme japonaise », et si, à n’en pas douter, il participait peut-être jusque dans cette singularité de la foisonnante vie littéraire nippone d’après-guerre. Il n’en reste pas moins que, jeune homme, diplôme universitaire en poche, Endô s’est rendu en France pour étudier tout particulièrement la littérature catholique contemporaine, qui le fascinait (l’expérience n’a cependant pas pu être bien longtemps prolongée, du fait de problèmes de santé ayant contraint l’auteur à retourner au Japon, où il devrait resté alité pendant un an…) ; parmi les auteurs français (dont je ne sais peu ou prou rien, inculte de moi…) qui le passionnaient, Mauriac en tête, Bernanos et Claudel également – mais si c’était là ses lectures d’alors, c’est surtout avec un autre écrivain catholique qu’on le comparerait par la suite : Graham Greene – tous deux, bien conscients de cette parenté, s’admiraient réciproquement et louaient volontiers les ouvrages de l’autre, à ce qu’il semblerait.
Dans ces traits originaux se définit une œuvre, avec sa part d’obsession : les mêmes questions primordiales seront sans cesse davantage creusées – pour obtenir des semblants de réponses quant à elles variables… et parfois très déconcertantes ; assurément, Silence, paru en 1966, récompensé par le prix Tanizaki, et le plus grand succès de l’auteur, en est un témoignage marquant – et l’occasion d’explorer des thématiques douloureuses pour l’écrivain chrétien, dont la vie entière, à l’instar de celle de son héros, semble être un combat forcément frustrant contre sa foi… ou contre lui-même. Aussi ce roman chrétien n’est-il pas forcément toujours prisé des chrétiens… En fait, à sa sortie, et en dépit (ou en raison ?) de son succès, les chrétiens japonais se voyaient donc déconseiller de le lire ! Les choses ont changé, sans doute – mais je n’en suis que davantage perplexe quand je lis çà et là que le film de Scorsese serait prosélyte et bêtement bigot… Que ce tableau corresponde bien à une réalité du film, ou à un fantasme pavlovien ; mais c’est bien tout le problème.
SILENCE EN FRANÇAIS
Endô a donc été beaucoup traduit – y compris en français. Mais il faut noter, cependant, ce que je ne peux m’empêcher de trouver regrettable, que nombre de ces livres (sinon tous ?), et en tout cas le présent Silence, ont été traduits en français… à partir de l’anglais.
Pas un cas unique, certes : on dit souvent, à titre d’exemple éloquent, que c’était après tout le cas pour Mishima, qui avait lui-même fait ce choix – par convenance personnelle ; on le dit, et je ne suis pas le dernier à le dire… mais j’avoue avoir du coup, par curiosité, jeté un œil à ma collection d’ouvrages de Mishima (romans, nouvelles, essais, théâtre…), et, en définitive, les traductions du japonais y sont majoritaires ; bon…
Peut-être faut-il prendre ici en compte la longévité des auteurs ? En effet, Silence, roman paru au Japon en 1966, a été traduit en français, depuis l’anglais donc, par Henriette Guex-Rolle, en 1992 – bien plus tard, oui, mais Endô était toujours vivant, il ne mourrait qu’en 1996. Je ne sais pas…
Mais je dois avouer m’être montré d’autant plus méfiant à l’égard de cette traduction – dans les premiers chapitres, sans forcément pouvoir relever quoi que ce soit de bien précis, j’avais un sentiment de lourdeur globale, voire de maladresse… et suspectais plus qu’à mon tour des approximations d’ordre culturel (ainsi sur la nature des samouraïs), à tort ou à raison. Il est d’ailleurs quelques occasions où l’intermédiaire de l’anglais s’affiche un peu absurdement – ainsi quand le prêtre portugais, s’entretenant avec un Japonais, lui parle de la fête d’ « Halloween »… Globalement, toutefois, c’est passé, et mes préventions initiales m’ont ensuite largement abandonné. Par ailleurs, il y a indéniablement de beaux passages dans ce texte français – je vais essayer d’en donner une idée tout à l’heure.
Dans un autre registre, mais c’est peut-être pour l’anecdote, un parti-pris m’a un peu étonné – mais sans doute à tort, une fois de plus, témoignant seulement cette fois de mon incompétence en la matière… Simplement, les noms (religieux ?) des personnages portugais du roman, semble-t-il bel et bien portugais dans la version anglaise du moins, dans la version japonaise aussi je suppose, sont ici francisés : Sebastião Rodrigues, le héros, devient Sébastien Rodrigues ; de même pour son camarade Francisco Garrpe, dès lors François – tandis que leur objectif supposé, Cristóvão Ferreira, devient Christophe. Mais peut-être est-ce l’usage ? Il est vrai, pour citer quelqu’un qui revient comme de juste régulièrement dans ces pages, que nous disons « François Xavier », sans vraiment envisager de préférer à cette dénomination « Francisco Javier » ou même « Frantzisko Xabierkoa » … Je suppose que c’est là la raison de ce procédé dans le roman – mais si quelqu’un pouvait m’éclairer à ce sujet, ce serait avec grand plaisir.
LES CHRÉTIENS AU JAPON
J’en arrive au roman ! Euh, ou presque… Un peu de contexte, tout d’abord : ça s’impose.
Le premier contact, au Japon, avec des Européens, a eu lieu en 1543 – et ce sont tout d’abord des Portugais qui se sont rendus sur place. Le commerce s’est assez vite développé – les marchands occidentaux avaient notamment des fusils dans leurs bagages –, et, bientôt, l’évangélisation a suivi. Saint François Xavier, « l’apôtre des Indes », était très enthousiaste à l’idée d’implanter le christianisme au Japon : il y voyait un terreau particulièrement favorable, peut-être le plus favorable de tout l’Extrême Orient. Un sentiment qui semble s’être tout d’abord vérifié : les missionnaires, notamment les Jésuites, portugais mais aussi très vite espagnols, ont rencontré sur place un certain succès, et les conversions progressaient constamment – y compris, fait crucial, parmi les daïmyos…
À noter que, parmi les puissances européennes, deux autres étaient très impliquées dans la région, protestantes quant à elles : les Anglais et surtout les Hollandais ; mais, globalement, ces protestants avaient moins d’ambition évangélisatrice – incomparablement moins en tout cas que les représentants sur place de la Compagnie de Jésus ; certes, l’opposition des deux camps pouvait avoir des conséquences parfois mesquines sur le sol japonais… où l’on ne comprenait probablement pas très bien ce qui pouvait opposer catholiques et réformés. Mais les Hollandais sont probablement ceux qui s’en sont le mieux tirés : focalisés sur le commerce, ils ont conservé le privilège d’échanger avec le Japon alors que celui-ci se coupait du monde, durant l’ère Edo (le roman s’en fait d’ailleurs l’écho, comme de bien d’autres de ces aspects).
Mais c’est une période bien particulière de l’histoire japonaise – la fin de l’époque féodale, du Moyen Âge au sens le plus strict (voyez ici), le Sengoku où s’affrontent de grands seigneurs ravageant le pays… De ces luttes endémiques, qui, malgré des accalmies shogunales non négligeables, perturbaient régulièrement le cours des événements depuis la fin du XIIe siècle, la bascule étant rapportée avec précisions dans le « cycle épique des Taïra et des Minamoto », c’est peut-être l’apogée – justement parce que de grands seigneurs se succèdent, qui entendent y mettre fin.
On nomme généralement trois chefs de guerre successifs : le premier est Nobunaga Oda – lequel s’implique dans notre affaire, dans la mesure où, ayant maille à partir avec les moines bouddhistes, pas forcément les derniers responsables du chaos ambiant, il tend à favoriser les conversions, ou du moins à se montrer plutôt bienveillant à l’égard des chrétiens. Son successeur, Hideyoshi Toyotomi, n’a pas le même sentiment : lui se montre hostile aux chrétiens, et c’est sous sa domination qu’apparaissent les premières persécutions organisées – des crucifixions, notamment, par une ironie dont les Japonais semblaient friands… Puis le pouvoir passe à Ieyasu Tokugawa, qui emporte enfin la partie notamment lors de la célèbre bataille de Sekigahara, en 1600, et fonde un nouveau shogunat – marquant le point de départ de l’époque Edo, qui durerait jusqu’en 1868.
Or les shoguns Tokugawa, à l’instar de leur prédécesseur, se méfient des chrétiens – et peut-être plus globalement de l’étranger ? Les mesures s’enchaînent durant les premiers règnes : Ieyasu lui-même, d’abord indifférent à la question tant il sait combien le commerce avec les Européens lui est profitable, change de politique à mesure qu’il soupçonne le potentiel subversif de la foi chrétienne implantée au Japon – et c’est ainsi qu’il expulse les missionnaires chrétiens en 1614 ; son successeur, Hidetada, lance une nouvelle vague de persécutions, mais son « règne » est bref ; c’est Iemitsu, le troisième shogun, qui est essentiel relativement à cette dimension de l’histoire japonaise. Il prend en main le Bakufu en 1622, et, dès 1624, ordonne l’expulsion de tous les Espagnols. Suit en 1637-1638 la rébellion de Shimabara, non loin de Nagasaki (le principal port, et bientôt le seul, où les Européens débarquaient et commerçaient), sur l’île de Kyushu – la région, de tout le Japon, où le christianisme s’était le plus implanté ; les causes de la rébellion sont complexes, et l’argent et le pouvoir local y ont au moins autant leur part que la foi, mais le résultat demeure : après avoir subi de surprenants et inquiétants revers, les troupes shogunales triomphent, et se livrent à un atroce carnage dans les rangs des vaincus – la répression est impitoyable. C’est un événement déterminant dans l’histoire du Japon : en découle presque aussitôt l’expulsion des Portugais, à l’instar des Espagnols avant eux, et, en 1640, c’est tout bonnement la fermeture du Japon qui est décidée…
Laquelle n’est en fait pas totale : comme avancé un peu plus haut, les Hollandais conservent un accès, limité, mais non moins important, dans le port de Nagasaki – il faut dire que ces commerçants habiles avaient usé de leurs canons contre les rebelles de Shimabara, à la demande du Bakufu…
C’est à cette époque que débute le roman.
POURQUOI CES PERSÉCUTIONS ?
Reste cependant un point à envisager au moins brièvement : pourquoi ces persécutions ? La question est complexe, et je ne maîtrise pas assez bien le sujet pour m’avancer vraiment dans une réponse bien établie…
Il apparaît assez clairement que le mobile n’est pas religieux à proprement parler : aussi horribles soient-elles, les persécutions ne sont pas vraiment le fait de zélotes fanatiques – là encore, le Japon a une position bien particulière, en tant que telle on ne peut plus éloignée de ce que nous avons connu en Europe ainsi qu’au Moyen-Orient, où s’affrontaient des religions universelles de salut nécessairement exclusives…
Ce sont sans doute davantage des raisons politiques qui ont joué. Ieyasu Tokugawa, d’abord pas spécialement hostile aux chrétiens, aurait viré de bord en prenant conscience de certaines particularités de la foi chrétienne – en fait une forme de « double allégeance » qui, avec ses ambiguïtés, avait bel et bien eu des conséquences tragiques en Europe au fil des siècles : les chrétiens risquaient d’être loyaux d’abord à l’Église, ensuite seulement au shogun… Et c’était une éventualité bien trop dangereuse pour qu’on la laisse se développer – surtout, bien sûr, quand c’était les pouvoirs locaux qui se convertissaient ! Des daïmyos éventuellement hostiles au Bakufu – dans l’île de Kyushu, on comptait nombre de ces fiefs « extérieurs », qui avaient combattu dans le « mauvais » camp à Sekigahara, ou ne s’étaient du moins ralliés que bien tardivement aux Tokugawa… En fait, c’est sans doute une dimension essentielle de la rébellion de Shimabara.
Mais cela allait peut-être plus loin ? Parler de « colonisation » à l’époque est peut-être un peu ambigu, encore que les exactions des conquistadores en Amérique aient déjà assurément démontré combien la conquête européenne et chrétienne pouvait s’avérer redoutable autant que sanguinaire… Mais l’idée était sans doute là : avec les marchands venaient les prêtres, mais avec les prêtres viendraient les armées – la conversion suscitant en outre une forme de « cinquième colonne », pour emprunter un autre terme résolument anachronique cette fois, qui aurait facilité la tâche d’éventuels envahisseurs ? Le Japon, pays jamais conquis – le « vent divin » contre les Mongols… – ne pouvait se permettre de courir un tel risque. Or je me souviens – mais où l’avais-je lu ? Dans un de mes bouquins d’histoire du Japon, sans doute, mais lequel ? – de cette anecdote où des Espagnols, je crois, se montraient d’une certaine candeur en l’espèce, montrant fièrement à des samouraïs interloqués une carte du monde, où les possessions espagnoles s’étendaient toujours davantage, dans la foulée du christianisme… De quoi inquiéter le pouvoir japonais – à bon droit.
LES PRÊTRES PORTUGAIS ET L’APOSTASIE
Quoi qu’il en soit, quand le roman débute – par un « avant-propos de l’auteur » qui n’a en fait rien d’un avant-propos, on est déjà dans le récit –, le Japon semble perdu pour les chrétiens. Les prêtres européens se sont vu formellement interdire l’accès au territoire, et ceux qui sont restés malgré tout, contraints à la clandestinité, envoient épisodiquement et au péril de leur vie des rapports terrifiants sur les persécutions subies par les chrétiens du Japon…
En fait, en ouvrant ainsi le roman, Shûsaku Endô livre d’emblée un épisode atroce de la répression anti-chrétienne, d’un sadisme ahurissant – mais avec donc une certaine distance, qui, à sa façon, permet ensuite au roman de se développer, biaisé sans doute par cette première approche, mais en tirant aussi profit, dans le sens où les tableaux ultérieurs, directement vécus par le héros du roman, ne seront jamais aussi détaillés dans ce qu’ils pourraient avoir de scabreux et sordide.
La Compagnie de Jésus n’est pas folle : la situation étant ce qu’elle est, et mission évangélisatrice ou pas, elle ne compte pas risquer ses précieux prêtres dans une aventure d’emblée condamnée à l’échec – c’est sans doute regrettable pour les chrétiens japonais délaissés, car il y en a bel et bien, mais que voulez-vous…
Trois jeunes prêtres portugais, ardents comme de juste, ne sont pas de cet avis – on en retiendra surtout l’un d’entre eux, Sébastien Rodrigues, qui est le héros du roman (il s’inspire semble-t-il d’un personnage historique du nom deGiuseppe Chiara, un jésuite italien quant à lui). Ces trois jeunes hommes ont un point commun : ils ont eu pour professeur un très fameux théologien et missionnaire, du nom de Christophe Ferreira – un homme intelligent, charismatique et bon, dont l’enseignement les a profondément marqués. Or Ferreira avait par la suite été envoyé au Japon, en pleines persécutions ; contraint à se cacher, il était néanmoins resté sur place, et avait régulièrement écrit aux jésuites (à leurs bases d’opération de Goa et Macao) pour leur décrire les souffrances des fidèles nippons…
Puis plus rien.
Peut-être le bon père était-il mort ? Un martyr de plus aux mains des cruels Japonais ? Il y a cependant une éventualité bien plus embarrassante : la rumeur court en effet qu’il serait toujours vivant… mais parce qu’il aurait apostasié. Le jésuite aurait renié le Christ – pas seulement en marchant sur son effigie, « test » dit de l’efumi classiquement employé pour démasquer les chrétiens (mais le roman montrera avec habileté toute la fourberie de cette méthode !) ; non, bien plus : il aurait abandonné son titre de prêtre, il aurait épousé une Japonaise, il vivrait libre au Japon, proche des autorités, et rédigerait même des pamphlets condamnant le christianisme comme une religion fausse et démontrant que sa tentative de l’implanter au Japon était absurde, pernicieuse et subversive !
Cela, nos jeunes prêtres ne peuvent le croire – calomnie ! Le père Ferreira n’aurait jamais renié sa foi ! Il n’est sans doute pas anodin, dans le propos du roman, que ce soit la suspicion d’apostasie chez un prêtre portugais qui justifie l’odyssée de notre héros – plutôt que les souffrances des fidèles autochtones… En fait, la question de l’apostasie est centrale dans le roman – bien avant les persécutions, qui tiennent plus du cadre, voire du prétexte, qu’autre chose. L’apostasie hantera sans cesse le héros – jusqu’à ce que cette rumination lui impose de choisir enfin.
Mais nous n’en sommes pas encore là : les trois bouillants missionnaires obtiennent bel et bien l’autorisation de tenter l’entreprise risquée d’entrer clandestinement au Japon, afin d’enquêter sur cette bien triste affaire. Ils quittent Lisbonne, pour un bien long voyage – ce n’est qu’après plusieurs mois, peut-être même des années, que deux d’entre eux, Sébastien Rodrigues et François Garrpe, foulent enfin le sol du mystérieux Japon… d’autant plus mystérieux qu’au fond ils n’en savent pas grand-chose, s’ils en ont semble-t-il appris la langue.
LES FIDÈLES JAPONAIS… ET LEUR CHRISTIANISME ?
Avec l’aide d’un répugnant personnage du nom de Kichijirô – répugnant car, au-delà du soupçon fondé qu’il pourrait bien être un apostat, ce personnage « faible » et se drapant dans cette faiblesse pour justifier sempiternellement sa mesquinerie suscite le plus profond dégoût chez Rodrigues, et sans doute aussi chez le lecteur ainsi pris à parti quelles que soient par ailleurs ses convictions –, les deux prêtres accostent à Kyushu, pas si loin de Nagasaki, la région du Japon où le christianisme était le plus implanté. Que l’odieux Kichijirô soit là leur importe bien plus qu’ils n’osent se l’avouer : le fait est qu’ils sont venus sans guère de préparation, pas bien certains de comment trouver des chrétiens dans la région sans révéler leur présence à leurs nombreux ennemis…
Mais ils rencontrent bien de ces « chrétiens cachés », ainsi qu’on les appelle (kakure kirishitan). Des paysans d’une pauvreté affligeante, survivant tant bien que mal dans une région si rude… Pour les fringants jésuites portugais, c’est assez déconcertant ; sans doute ne s’attendaient-ils pas à un tableau réjouissant, mais ça…
En même temps, ces pauvres gens n’en sont que plus admirables d’avoir conservé leur foi contre vents et marées ! Et les pauvres ne sont-ils pas le vrai peuple du Seigneur ? Oui, par certains côtés, les jésuites n’en admirent que davantage ces gens simples et bons – qui font preuve d’un courage auprès duquel le leur pâlit dans une certaine mesure… Un personnage tout particulièrement suscite ce profond respect (peut-être pas exempt d’une forme de condescendance ?) : Mokichi – comme une antithèse à Kichijirô…
Mais la question doit bientôt se poser, à laquelle les prêtres n’étaient pas forcément préparés – alors même que leurs prédécesseurs au Japon avaient signalé le fait (saint François Xavier lui-même, sauf erreur) : ces paysans sont-ils vraiment des chrétiens ? Chez eux, le culte s’est adapté – d’autant plus depuis que ces brebis ont perdu leurs nécessaires bergers européens… Dans toutes autres circonstances, on aurait pu les qualifier d’hérétiques – car leur foi « simple » se mêle de superstition, leur rapport aux représentations du Christ et de la Vierge Marie vire à l’idolâtrie (tout particulièrement, en fait, concernant Marie : chez ces chrétiens, elle est parfois plus importante que le Christ), et la spiritualité locale infuse dans le pur christianisme des prêtres – Jésus, Marie, prennent au fil du temps de plus en plus l’allure de bouddhas ou de kamis (par exemple, Marie et Kannon sont associées)… Des traits qui se perpétueront dans les quelques rares communautés qui parviendront à survivre, cachées donc, tout au long de l’ère Edo, jusqu’à ce que la Restauration de Meiji autorise à nouveau le christianisme au Japon : on constatera alors tout ce qui séparait ces « anciens » chrétiens », après plus de deux siècles de culte clandestin et autochtone, et les « nouveaux chrétiens » convertis à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle !
Mais les prêtres jésuites n’en sont certes pas là – et c’est globalement l’admiration qui domine. Se pose ici la question du point de vue : le roman varie étrangement à cet égard, mais avec pertinence – l’ « avant-propos » qui n’en est pas un a déjà été évoqué, et le roman se conclut sur des sortes d’ « annexes » qui n’en sont pas davantage ; mais l’essentiel du roman se scinde en deux parties autrement volumineuses : dans la première, nous lisons de longues lettres de Sébastien Rodrigues à destination des supérieurs de son ordre – sans vraie garantie qu’elles leur soient jamais parvenues : elles tiennent à vrai dire plus du journal intime que de la correspondance… Dans la deuxième partie du roman, après l’événement que vous supposez, la narration passe à la troisième personne.
Mais, dans les deux cas, le point de vue reste celui du jeune prêtre… et c’est comme de juste un point de vue biaisé : c’est pourquoi, dans le roman, les chrétiens japonais sont tous admirables (Kichijirô étant l’exception – mais quelle exception ! En même temps, dans son rôle tout trouvé de Judas, il n’est pas sans une certaine grandeur paradoxale…), tandis que leurs persécuteurs, conformément à leur fonction, sont détestables – y compris, ou peut-être d’autant plus, quand ils empruntent une façade bonhomme : on peut sans doute balayer avec mépris la méchanceté crasse de celui qui ne sera jamais désigné autrement que par son office, « l’interprète » ; mais le cas du « commissaire » Inoue est tout différent – le vieil homme, apostat dit-on, qui supervise les persécutions dans la région, et contre lequel on avait tout particulièrement mis Rodrigues en garde à la veille de son départ pour le Japon : un démon ! Mais un démon intelligent, habile, qui donne d’abord l’impression d’être ouvert, et même sympathique… Un démon dont la fonction essentielle sera d’obtenir l’apostasie des prêtres étrangers. Mais il s’agit donc d’un point de vue – et parfaitement légitime dans l’optique narrative du roman ; je sais que l’ahuri Durendal a dit bien des bêtises à ce propos, gonflées de sa part qui plus est (le gag chinois de sa chronique de Lucy, mon Dieu, si j'ose dire...), mais ne sais donc pas ce qu’il en est dans le film de Scorsese – ça ne doit pas être facile à mettre en scène, tant c’est bien plus subtil (et risqué) qu’il n’y paraît, donc…
…
Plaçons ici, au cas où, la balise SPOILERS, même si je ne suis pas certain qu’elle ait sa raison d’être ; une précaution, quand même…
DIFFÉRENTS CHRÉTIENS, DIFFÉRENTS TOURMENTS
Et reprenons. Le temps n’est pas à l’admiration hébétée : le Japon est pour les chrétiens, portugais ou japonais, un cauchemar, un enfer. Le Bakufu, dans son entreprise de répression du christianisme, déploie les moyens et les méthodes d’une police secrète dans quelque État totalitaire du XXe siècle. Les contrôles sont systématiques et permanents – ils peuvent frapper d’un jour à l’autre, et ne manqueront pas de le faire. Que les paysans y échappent – parfois… – tient déjà du miracle. Alors les prêtres portugais ? Impensable : ils seront pris, tôt ou tard...
Et ils ne seront pas les seuls à en payer le prix – or ils s’en rendent compte, et c’est tout le propos. La fleur au fusil, si j’ose dire, nos jésuites ont débarqué dans un Japon sauvage et hostile où ils pensaient constituer des modèles d’un grand secours pour les chrétiens qui restaient sur place, d’une part, et d’autre part, où ils étaient certains de trouver à dénoncer comme telle la calomnie portant sur l’apostasie du père Ferreira. Ils doivent cependant finir par admettre que cela ne sera pas le cas : pour les paysans, et ce quand bien même ces derniers ne diraient jamais une chose pareille, et sans doute ne le penseraient même pas, ils sont une menace – et, très vite, ce n’est pas la question de l’apostasie du père Ferreira qui se posera, mais celle de leur propre apostasie, pointant à l’horizon…
Mokichi, l’admirable Mokichi, et d’autres avec lui, meurent pour eux dans les terribles supplices que leur infligent les hommes du « commissaire » Inoue. Et Kichijirô, son antithèse, joue nécessairement son rôle de Judas auprès d’un Rodrigues de plus en plus porté il est vrai à se voir lui-même comme le Christ…
Mais à une différence près : Rodrigues souffre sans doute dans son âme, mais ce sont les paysans qui souffrent dans leur chair. Les tourments infligés par Inoue et ses sbires sont en effet de deux ordres : les tortures physiques d’un raffinement sadique insoupçonnable, et les massacres, c’est bon pour les paysans japonais – mais ils n’ont aucune intention de tuer les prêtres, même après les avoir fait souffrir : ce qu’ils veulent, c’est leur apostasie. Ils ne se satisferont de rien d’autre.
Et l’apostasie, c’est bien plus que le rite de l’efumi consistant à fouler l’image du Christ ou de la vierge ! Un piège pour paysans… Leurs bourreaux savent très bien que ce simple geste n’est pas forcément en soi révélateur – si le refus de le commettre l’est assurément. L’apostasie qu’ils attendent des prêtres va au-delà – et si, dans leur sadisme cette fois d’ordre psychologique, ils comptent bien contraindre Rodrigues à poser le pied sur l’effigie de son Dieu, ils veulent en obtenir bien davantage : dans la parole autant que dans la pensée, le prêtre devra renier sa foi de bout en bout.
Et c’est ici qu’interviennent, dans l’optique égocentrée du père Rodrigues, les tourments physiques infligés aux pauvres paysans qui se croient chrétiens sans l’être forcément… Le chantage se met en place : si le bon père prêche le culte d’un dieu de bonté, peut-il rester insensible aux gémissements de ses ouailles, qui souffrent incomparablement plus que lui, et à cause de lui ? Poussera-t-il le fanatisme hypocrite à ce stade de l’indifférence aux souffrances de ceux qu’il prétend aimer et servir ? Un mot suffirait – un mot ! N’osera-t-il donc pas le prononcer… et pourtant continuer à révérer en façade un Dieu qui s’est fait homme pour souffrir à la place des hommes ?
Dieu…
Rodrigues s’adresse à Lui…
Et n’en obtient pas de réponse.
LE SILENCE DE DIEU
C’est bien cette idée du silence de Dieu qui impose son titre au roman.
Mais elle y apparaît très vite – nul besoin d’attendre pour cela les tourments extérieurs infligés par le « commissaire » Inoue au père Rodrigues, ou plus exactement les tourments l’affectant directement : le constat des souffrances des chrétiens japonais y suffit déjà – et peut-être même leur seule pauvreté, avant leur persécution.
Le roman bascule sans doute quand Rodrigues perçoit enfin de visu le contenu exact de la répression antichrétienne – quand il quitte le village où il avait d’abord été accueilli, et où les deux chrétiens dont il se sentait le plus proche ont péri dans un supplice aussi grandiloquent qu’ignoble ; parmi eux, l’admirable Mokichi :
« Et soudain résonna en moi le mugissement de la mer tel que nous l'entendions, Garrpe et moi, dans notre cachette solitaire. Le bruit de ces vagues, roulant dans l'ombre, comme un tambour voilé, le bruit de ces vagues, déferlant sans raison, la nuit durant, refluant et brisant à nouveau au rivage. La mer implacable qui avait baigné les corps de Mokichi et d'Ichizo, la mer qui les avait engloutis, la mer qui, après leur mort, se déroulait à l'infini, pareille à elle-même. Tel le silence de la mer, le silence de Dieu. Silence sans démenti.
« Non ! Non ! je secouai la tête. Si Dieu n'existe pas, comment l'homme pourrait-il supporter la monotonie de la mer et sa cruelle indifférence ? (Mais en supposant... je dis bien en supposant.) Au plus profond de mon être, une autre voix murmurait pourtant. En supposant que Dieu n'existe pas...
« Terrifiante idée ! S'il n'existe pas, tout est absurde. Absurde le drame de Mokichi et d'Ichizo, attachés aux poteaux et balayés par la mer. Absurde l'illusion des missionnaires qui ont passé trois ans en mer pour arriver jusqu'ici. Et moi... rôdant dans ces montagnes désertes... absurde ma situation ! Arrachant des brins d'herbe, j'en mâchai, chemin faisant, luttant contre les pensées qui nouaient ma gorge comme une nausée. Je ne le savais que trop, le plus grand crime contre l'Esprit, c'est le désespoir, mais du silence de Dieu je ne pouvais sonder le mystère. »
Oui : nous n’en sommes pas au tiers du roman, et le prêtre, déjà, ne se contente pas de faire part, dans une lettre censément destinée à ses supérieurs de la Compagnie de Jésus, de ses interrogations quant au silence de Dieu – cela va plus loin : d’une certaine manière, son inconscient l’incite d’ores et déjà à envisager l’hypothèse qui semble la plus logique eu égard à ce fait incompréhensible autrement – et ce serait que Dieu n’existe pas…
Le questionnement se fera toujours un peu plus envahissant : Rodrigues, capturé, constate son impuissance – ses prières, les prières des chrétiens japonais, nul n’y répond : les fidèles souffrent, leurs gémissements l’empoisonnent toujours davantage, mais nulle réponse, jamais, et nul sens à tout cela. Le Dieu de bonté des chrétiens, tant bien que mal implanté dans les cœurs simples des paysans de la région de Nagasaki, observe la scène terrible sans un mot, les bras croisés – à supposer même qu’il existe, et il y a de quoi en douter…
Qu’est-ce qui, en effet, pourrait bien justifier ces atrocités ? La seule promesse du paradis destiné aux martyrs ? Mais les martyrs endurent mille morts ! Leur foi intarissable les dissuade d’apostasier – mais cette foi est-elle seulement celle qui leur garantira l’accès au paradis ?
Le silence de Dieu, encore et toujours – Rodrigues prie, supplie, mais Dieu se tait, et les chrétiens condamnés au supplice de la fosse gémissent… Quand bien même il avait eu pour réflexe premier de « nier » inconsciemment la source de ces gémissements – cela devait être quelque garde, posté là pour s’assurer de ce que le prêtre, cet homme si important, ne s’évaderait pas, et qui s’était endormi… Rodrigues ramenait ainsi tout à lui – comme de juste : c’est peu ou prou ce qu’il a toujours fait – et non sans un certain orgueil, le bon père s’assimilant plus que jamais à « cet homme » qu’était le Christ, et à son visage mythique qui demeurait si beau jusque dans la souffrance, bien loin des grotesques idoles des Japonais... et de leurs traits déformés par le supplice. Rodrigues ignorait donc ce qu’il en était, hors de sa cellule plongée dans les ténèbres ; il a fallu qu’on le lui dise – ses « bourreaux », en fait avant tout les bourreaux des Japonais – pour qu’il comprenne et admette que ce bruit de fond n’était pas un ronflement…
Mais Dieu, lui, savait. Il sait tout !
Il sait… mais il ne dit rien.
Plaçons ici une balise MÉGA-SPOILERS, au cas où – ça vaut jusqu’à la fin de cette chronique.
LA DERNIÈRE TENTATION DE RODRIGUES
En effet, un jour, Dieu parle enfin… si c’est bien lui ?
De manière significative, cette manifestation a lieu au moment où le « commissaire » Inoue se décide enfin à confronter Rodrigues à son possible supplice de manière concrète – en usant de la première étape habituelle, avant l'épreuve de la fosse, qui est le rite de l’efumi. Le prêtre foulera-t-il la planche où est représenté le Christ ? Il sait très bien ce qu’il en est de la valeur de ce « test »…
Il sait aussi, alors, que son prédécesseur Christophe Ferreira, qu’il adulait tant, avait bel et bien apostasié – nulle calomnie, ici ! L’impensable était vrai. Il a rencontré l’ex-prêtre, et s’est longuement entretenu avec lui – du silence de Dieu, notamment. Et, comme lors d’autres entretiens, avec le « commissaire » Inoue cette fois, ou son larbin l’interprète, ils se sont posés la question de l’implantation du christianisme dans le « marais » japonais… Ferreira incite Rodrigues à apostasier ainsi que lui – parce que leur cause est mauvaise et absurde, et parce que leur obstination génère les souffrances des paysans et les entretient. Ils peuvent, ainsi que ces derniers, révérer abstraitement un Christ qui serait avant tout l’homme ayant souffert pour les hommes… Mais les souffrances des hommes sont bien trop concrètes – et il suffirait d’un mot de leur part pour y mettre fin ! Ne serait-ce pas là le vrai sacrifice du chrétien ?
Le père Rodrigues est devant la planche de l’efumi. Et, lui qui n’osait plus interroger son Dieu mutique, il entend pourtant alors une voix – dans son crâne, mais qui lui paraît jaillir de la représentation grotesque figurant sur la planche : « Apostasie ! »
Le prêtre foule l’image de son sauveur.
UN ROMAN CHRÉTIEN, MAIS TOUT SAUF BIGOT
Un roman chrétien, Silence ? Oui, sans doute – dans la mesure où, si elles peuvent faire vibrer tout un chacun, les questions posées par le livre jaillissent d’un contexte catholique et lui sont intimement liées.
Mais pas un roman bigot – certainement pas. On comprend, à la lecture, que les chrétiens japonais de 1966 aient pu se faire « déconseiller » l’ouvrage. On comprend aussi qu’aujourd’hui encore, des chrétiens puissent se sentir mal à l’aise à la lecture de Silence, voire sombrer dans la colère. Fouinant sur le ouèbe, je suis tombé aussi bien sur des articles intelligents que sur des commentaires idiots – normal... Mais, dans de nombreux cas de part et d'autres, cette fin fait polémique… Est-ce Dieu qui parle à Rodrigues ? Ou bien lui-même – son inconscient plus ou moins lâche ? D’aucuns avancent que cela pourrait être Satan… Et l’apostasie du père ? Elle en irrite un certain nombre : c’était le héros, et un héros chrétien, il ne devait pas céder ! Je suis même tombé sur une discussion où un lecteur américain supposait que le gouvernement japonais, qui avait « financé les études » de Shûsaku Endô, avait dû aussi le payer pour qu’il écrive cette fin répugnante de propagande antichrétienne. Misère…
Cependant, le roman ne s’arrête pas avec l’apostasie du père Rodrigues. Demeurent quelques chapitres, plus ou moins en forme d’annexes, et qui témoignent des trente ans que l’ex-jésuite a encore passé au Japon, en résidence surveillée, sous un nom japonais. On en retiendra surtout le journal tenu par un commerçant hollandais… qui, effectivement, n’a pas grand-chose à faire de l’évangélisation : le protestant, contrairement à ses rivaux espagnols, portugais, etc., peut toujours commercer avec le Japon ; dans ses cahiers en forme de « livre de raison », il fait sa comptabilité, et note quelques anecdotes ici ou là, mais sans s’y étendre – les apostats anciennement catholiques y figurent, mais au fond il n’a rien à en dire… Il se contente de s’assurer que ses hommes respectent bien la législation antichrétienne du shogunat – et avec un certain zèle. Pages d’un romancier catholique ?
L’UNIVERSEL ET L’INTIME
Mais Silence interroge donc le christianisme, et sous deux angles qui sont indissociables pour le père Rodrigues (et pour Endô ?), quand bien même ils paraissent tout d’abord opposés, voire contradictoire. En effet, il faut tout autant s’y poser la question de l’universel et de l’intime.
C’est parce que le christianisme se pose en religion universelle de salut que l’évangélisation même peut – et doit – être envisagée. Pour le père Rodrigues en partance pour le Japon, convaincu de la pureté de la foi de son prédécesseur le père Ferreira, cela ne fait pas l’ombre d’un doute : le message du Christ s’adresse à tous les hommes, même ceux qui, pour quelque raison étrange, vivent aux antipodes de l’Europe – et le Christ a souffert pour ces hommes aussi bien que les autres !
Mais, là-bas, le tableau se fait bientôt tout autre : ce sont les hommes qui souffrent, et pour un Christ qu’ils ne conçoivent pas très bien… Ils aiment en lui, justement, l’homme qui a souffert – un réconfort dans ce monde si rude. Mais ils l’adorent presque comme une idole, ou d'une manière vaguement bouddhique, et de même pour la Vierge Marie : leur foi, constate Rodrigues, n’est déjà plus tout à fait celle des chrétiens.
Le christianisme peut-il seulement s’implanter, et dans la durée, dans ce pays de mœurs et de culture si différentes ? Rodrigues veut le croire – mais Ferreira n’y croit plus. Le « commissaire » Inoue, ce « démon » qui mène d’une poigne de fer les persécutions contre les chrétiens japonais, est si habile à provoquer l’apostasie parce qu’il n’a rien d’un fanatique imbécile : il sait, lui, et entend le faire comprendre à Rodrigues, que le Japon n’est pas ce qu’il croit – mais c’est un « marais », et l’arbre chrétien, simplement privé de ses racines, ne pourra dès lors pas s’y épanouir. La religion universelle ? C’est un leurre – une hallucination, détachée des faits… et en tant que telle parfaitement absurde. Par ailleurs, foncièrement hypocrite dans une perspective réaliste des relations internationales...
La foi doit dès lors se replier sur son autre dimension : l’intime. Désencombrée des rites et de sa dimension sociale, la religion s’exprime en l’individu lui-même – ce n’est peut-être même que là qu’elle peut constituer une réalité vécue. Et, au fond, cette foi-là pourrait très bien s’accommoder du contexte japonais… Mais elle y perd paradoxalement son universalité, et tout son décorum. Peut-être est-il pourtant envisageable d'en extraire une autre forme d'universalité ? Dans un sens, la simple existence du roman semble en témoigner...
La foi intime, par ailleurs, peut certes relever de la conviction fanatique – mais, chez le père Rodrigues, constatant les souffrances de ceux qu’il devait considérer comme étant les siens sans être toujours bien en mesure de les appréhender comme tels, le caractère intime de la croyance chrétienne tourne bientôt à la rumination, et il n’y a dès lors plus qu’un pas, vite franchi car si perturbant et en tant que tel séduisant, avant la remise en question… Le silence de Dieu y est propice – et ce n’est pas le moindre paradoxe en cette affaire.
LA FAIBLESSE DE L’HOMME ?
Peut-être faut-il alors envisager rapidement une dernière question ? Elle revenait de manière plus ou moins marquée dans les commentaires que j’ai pu parcourir en fouinant un peu sur les réseaux… Peut-être tout particulièrement chez les plus hostiles ? C’est la question de la faiblesse de Rodrigues – incompréhensible pour ceux qui s’en tiennent au rejet viscéral de l’apostasie du héros. Mais, à tout prendre, Rodrigues n’est pas toujours un personnage très sympathique… Et, oui, il est peut-être « faible », mais d’une certaine manière seulement.
Là réside une certaine habileté de l’auteur : quand Rodrigues apostasie, le lecteur non chrétien tel que moi-même peut sans doute avoir comme une réaction de vague dégoût… en parfaite contradiction avec la thèse que ledit lecteur agnostique était amené à se forger depuis le départ ! Nous sommes très tôt convaincus de ce que l’apostasie est le choix à faire – mais quand Rodrigues fait ce choix, nous sommes portés à le rejeter avec un vague mépris… Alors même que la distance devrait nous inciter à y voir le plus héroïque de ses gestes, et peut-être même le seul ?
Mais le jésuite doit sans doute ici être envisagé en parallèle de la première et de la plus problématique de ses ouailles : Kichijirô. Le répugnant bonhomme avec lequel il embarque pour gagner clandestinement le Japon est bel et bien un « faible » ; ou, plus exactement peut-être, il s’affiche en tout cas comme tel, et sans cesse : il geint, il pleure, « je suis faible », « ce monde est trop dur pour les gens comme moi », « vous au moins vous êtes forts mais moi »… Ad nauseam. Ce qui n’incite sans doute pas le lecteur à le prendre en sympathie, et peut-être même pas en pitié. Encore moins sans doute quand, dans son village, il roule des mécaniques pour être ce « héros » qui a guidé les prêtres portugais…
Mais la « faiblesse » de Kichijirô va bien plus loin que ces seules postures – ainsi quand il dénonce Rodrigues, lequel à vrai dire s’y attendait… mais n’a rien fait pour s’en prémunir. C’est peut-être orgueil de sa part, d’ailleurs : comme avancé plus haut, notre jésuite se verrait bien en Jésus… Et Jésus doit avoir son Judas : le Japonais peureux est tout désigné pour incarner ce rôle honni. Finalement, Kichijirô vendant Rodrigues pour 300 ryô vaut bien Judas et ses trente deniers – et les collines désolées des environs, encore qu’un peu mornes pour cela, peuvent bien constituer un ersatz noyé sous la brume des jardins de Gethsémani…
Sauf que les circonstances amènent Rodrigues à envisager tant Kichijirô que son modèle biblique supposé d’un tout autre œil – c’est qu’entretemps le prêtre a fait le constat inadmissible du silence de Dieu. Et, après tout, pourquoi le Christ a-t-il laissé faire Judas ? L’orgueil ? Non, pas chez cet homme qui était Dieu, c’est impossible… En fait, il n’a peut-être pas simplement « laissé faire » : il y a encouragé son disciple maudit – « Fais ce que tu as à faire, et fais-le vite. » Judas avait son rôle dans cette tragédie – un rôle plus complexe que celui d’un vulgaire traître cupide : sa trahison était peut-être loyauté, nécessaire à la Passion et donc à la rédemption de l’humanité.
Et Kichijirô ? Le « faible », qui un instant s’affiche chrétien et la seconde d’après saute à pieds joints sur l’efumi, en répétant toujours ce même schéma, n’a-t-il pas quelque profondeur supplémentaire ? Première des ouailles du père Rodrigues, il sera aussi la dernière – qui reviendra sans cesse à la prison, proclamant à la face des gardes que oui, il est bien chrétien… mais sans jamais en faire les frais ? Plus encore, Kichijirô incarnera ce rôle même après l’apostasie de Rodrigues – lequel aura beau lui rappeler sans cesse qu’il n’est plus prêtre, et même plus chrétien, qu’importe ! Kichijirô, lui, avec toutes ses trahisons, demeure à l’en croire chrétien – et il n’en réclame que davantage l’absolution de ce père qu’il a vendu et qui n’est plus à même de la lui accorder…
Kichijirô, au final, n’est-il pas le véritable chrétien du roman ? Ou du moins celui qui compte…
DIRE ?
Silence est bien un très bon roman – beau, subtil et fort. Il dépeint un tableau poignant et déprimant avant que d’être horrible, et n’a absolument rien à voir avec l’image parfois répandue à la suite de la sortie de son adaptation par Martin Scorsese : roman chrétien mais tout sauf bigot (au point même d’être éventuellement suspect aux yeux de certains « fidèles », d’ailleurs), roman intime et psychologique bien loin de tout caractère de « roman d’aventures » (qualificatif employé en quatrième de couverture, allons bon), et interrogation subtile de la foi à mille lieues du snuff-martyrologe que l’on a parfois prétendu, c’est une lecture hautement recommandable et à même de parler à tous, qu’importe la religion.
Roman chrétien ? Oui – mais tout autant et peut-être davantage roman humaniste ; car si Dieu se tait, les hommes, quant à eux, ont bien des choses à dire – et qui font autrement sens.
TSUTSUI Yasutaka, La Traversée du temps, [時をかける少女, Toki o kakeru shojo], traduit du japonais par Jean-Christian Bouvier, Paris, L’École des loisirs, coll. Neuf, [1965, 1967, 1976, 1990] 2007, 103 p.
UN AUTEUR AU REGISTRE VARIÉ
Yasutaka Tsutsui est souvent présenté comme un des plus grands auteurs de la science-fiction littéraire japonaise – laquelle est toujours quelque peu terra incognita pour le lecteur francophone… Mais, à cet égard, Tsutsui n’est pas le plus mal loti : à l’heure où je rédige ce compte rendu, cinq livres à son nom ont été publiés en français, le dernier étant Les Hommes salmonelle sur la planète Porno, chez Wombat, qui avait déjà publié auparavant l’excellent Hell. En fait, c’est d'ailleurs la lecture des Hommes salmonelle sur la planète Porno (dont je causerai dans le prochain Bifrost) qui m’a incité à lire dès maintenant La Traversée du temps… dans un registre pour le moins différent.
C’est peu dire : aux antipodes de la SF érotico-comique du dernier titre en date, mais à vrai dire tout autant du déconcertant mais fascinant Hell, La Traversée du temps est un récit de science-fiction destiné à la jeunesse… sauf que le qualificatif n’est pas suffisamment éclairant : c’est en fait un livre destiné aux enfants – je dirais de huit à dix ans à vue de nez –, ce qui ressort de son style plus que simpliste autant que de son histoire finalement assez simple elle aussi. En fait, c’est probablement tout le problème, me concernant…
LE CULTE
Mais il faut sans doute d’emblée mentionner que cette nouvelle, à l’origine publiée en 1965 dans une revue, et traduite dès 1983 par L’École des loisirs, est à proprement parler « culte » ; au Japon du moins, peut-être ailleurs également. Elle a connu un immense succès, et une immense postérité ; la page Wikipédia française qui lui est consacrée, sans doute pas exhaustive, recense déjà quatorze adaptations, sur des supports très différents : mangas, films d’animation ou « live », chansons, publicités…
La plus célèbre de ces adaptations est le dessin animé titré La Traversée du temps, de Mamoru Hosoda, datant de 2006 – que je n’ai pas vu, mais qui a semble-t-il très bonne réputation, et a pu susciter à son tour le même culte que son inspiration. Mais attention : ce n’est en fait pas tout à fait une adaptation de la nouvelle de Yasutaka Tsutsui qui lui a donné son titre – techniquement, le film est supposé en constituer une suite, bien des années après : l’héroïne de la nouvelle originale est en fait ici la tante (un peu « sorcière ») de l’héroïne du film, laquelle, lycéenne ainsi que son modèle à l'époque, vit à son tour des événements étranges et assez similaires (et c’est bien pourquoi ladite tante s’y intéresse et semble en savoir quelque chose ; à ce que j’ai pu lire, le film n’est pas forcément très explicite à ce propos – comme si tout le monde devait instinctivement identifier la mystérieuse tantine ?). À lire le résumé du film, aucun doute : celui-ci déploie une trame autrement complexe que la nouvelle de Yasutaka Tsutsui, tout en se fondant sur des bases essentiellement proches – plutôt qu’une adaptation à proprement parler, on devrait peut-être alors parler de « variation »…
Le fait demeure : La Traversée du temps, avec toute cette postérité même parfois ambiguë, est une œuvre essentielle de la littérature enfantine, versant SF, japonaise mais pas seulement, et probablement le texte le plus célèbre de l’auteur, qui a pourtant, au fil de sa longue carrière, amplement témoigné de la variété de son registre – avec une majorité de textes qui n’ont absolument rien de commun avec cet antique succès.
Ceci étant, en termes de popularité et de culte, une autre œuvre de Yasutaka Tsutsui doit être mentionnée – et qui a là encore gagné en renommée via un fameux film d’animation : le roman Paprika, qui a débouché sur l’anime de Satoshi Kon – et, oui, honte sur moi, je ne l’ai toujours pas vu, et c’est scandaleux, et il faut y remédier au plus tôt… Le roman, par contre, n’a cette fois pas eu l’heur d’une traduction française – espérons qu’un jour…
UNE ODEUR DE LAVANDE
Kazuko Akiyama est une lycéenne lambda – peut-être un peu garçonne ? Elle est en tout cas inséparable de deux garçons (qui quant à eux la trouvent « maternelle »…), le grand distrait Masaru Fukamachi, et le petit excité Goro Asakura – les meilleurs amis du monde, avec de telles différences sur un mode Laurel et Hardy.
Au début de la nouvelle, ils nettoient la salle de sciences naturelles du lycée. Mais Kazuko se rend seule dans une pièce où elle devine la présence d’un intrus… et s’évanouit bientôt, ne gardant de sa rencontre éventuelle (n’a-t-elle pas rêvé ?) qu’une vague odeur de lavande…
ANTICIPER/REVIVRE
Tout aurait pu s’arrêter là… Mais ce n’est en fait que le commencement. Kazuko vit en effet ensuite des événements marquants – dont un tremblement de terre, débouchant sur un incendie dont elle craignait qu’il ne soit fatal à son ami Goro, résidant dans les environs… Mais, quand elle en parle à ses copains, elle ne recueille que des regards perplexes – mais qu’est-ce qu’elle raconte ? Il n’y a pas eu de tremblement de terre ni d’incendie…
Puis c’est une autre bizarrerie : en cours de mathématiques, Kazuko a l’impression de revivre ce qu’elle a déjà vécu la veille – elle parvient d’ailleurs à résoudre une équation compliquée au tableau, parce qu’elle se souvient de la méthode ; la veille, quand le professeur leur avait soumis pour la première fois ce problème, elle n’y arrivait pas… La veille ? Et un exercice déjà fait ? Mais non… La veille, il n’y avait pas ce cours – et c’est bien la première fois que le professeur attelle ses élèves à la résolution de cette satanée équation… Quel jour sommes-nous ?
CE N’EST PAS UN DON, C’EST UNE MALÉDICTION !
Kazuko, stupéfaite, doit bientôt se faire une évidence, aussi impossible soit-elle : d’une manière ou d’une autre, depuis son évanouissement dans la salle de sciences naturelles, elle voyage dans le temps.
Parfois en avant : le tremblement de terre ? Elle l’a anticipé. Il est normal que ses camarades ne sachent pas de quoi elle parle : c’est qu’il n’a pas encore eu lieu ! Mais il aura lieu – immanquablement...
Parfois en arrière : elle revit ainsi son cours de maths – c’est bien pourquoi, seule, elle avait cette troublante impression de déjà-vu.
Mais d’où vient donc ce pouvoir ? Sans doute de sa mystérieuse « rencontre » dans la salle de sciences naturelles… Elle a en tête cette odeur de lavande, unique indice afin de trouver le responsable – et les réponses à ses nombreuses et angoissantes questions.
Car, pour Kazuko, cette faculté surnaturelle (qu’elle apprend difficilement à contrôler, plus ou moins...) n’a rien de grisant – bien loin de l’envisager comme un pouvoir ou un don, elle y voit une malédiction ! D’abord, elle n’a rien demandé. Et puis, ça en fait une « anormale »… Quand elle anticipe l’avenir, elle ne peut guère jouer qu’à la Cassandre forcément incomprise ; quand elle retourne dans le passé, c’est plus seule que jamais – les amis à qui elle a pu se confier, au premier chef Masaru et Goro, ont tout oublié… ou, plus exactement, ne se souviennent pas de ses dires pour la bonne et simple raison qu’ils ne les ont pas encore entendus !
Enfin, il y a cette scène terrible, qui angoisse profondément Kazuko – cet accident de la route qui pourrait bien lui être fatal… ou plus probablement à Goro. Au fond, peut-elle vraiment changer les choses, avec cette faculté hors-normes ? Ou bien ne sera-t-elle plus jamais que la spectatrice impuissante de sa propre vie et de celle des autres…
Il lui faut trouver le responsable de son nouvel état – pister cette odeur de lavande…
SIMPLE
Comme vous vous en doutez sur la base de ce résumé, la trame de La Traversée du temps est fort simple – du moins autant que peut l’être une histoire de voyage dans le temps, mais en évitant autant que possible les paradoxes propres à susciter la migraine chez le lecteur (fort jeune ici).
C’est aussi une trame passablement convenue. Encore que je ne sache pas très bien ce qu’il en était en 1965 au Japon… Ici et maintenant, cependant, c’est du déjà-lu : le texte, et derrière lui l’auteur, n’en sont pas forcément responsables, ou plus exactement il n'y a pas lieu de leur en faire le reproche, mais le sentiment demeure.
Le résumé de « l’adaptation » cinématographique de Mamoru Hosoda donne l’impression d’une intrigue bien plus complexe, bien plus subtile – c’est sans doute qu’elle ne s’adresse pas au même public : car la nouvelle de Yasutaka Tsutsui, très clairement, vise donc un public enfantin – huit à dix ans. Je doute qu’elle puisse vraiment emballer un collégien, encore moins un lycéen ; si ce n’est du seul fait de la curiosité : lecteur adulte, après tout, j’ai voulu y jeter un œil…
Que l’héroïne soit une lycéenne, avec des préoccupations de lycéenne – et l’amûûûr a forcément sa place dans les derniers « chapitres », plutôt lourdement d’ailleurs – n’y change pas grand-chose : c’est bien naïf – délibérément. Non sans une certaine poésie, parfois… Et sans doute le traitement de la normalité fait-il sens ; sans doute aussi est-ce bien vu, dans cette lignée, que de présenter le don comme une malédiction... Oui...
Sauf que cette simplicité globale imprègne également le style de la nouvelle : c’est très, très, trèèèèèèèèès simple. Des phrases courtes et minimalistes, des paragraphes courts et directs – l’auteur ne s’embarrasse pas ici de faire dans le « joli », il adopte sciemment une plume « fonctionnelle » : en somme, il raconte une histoire – tout ce qui ne relève pas directement et sans ambiguïté du seul récit entendu le plus strictement n’a pas sa place dans la nouvelle. Tant pis pour les métaphores, les descriptions...
BIEN POUR LES GNIARDS…
D’où, en définitive, cette déception.
Je n’ose pas me prononcer sur la valeur « absolue » de cette nouvelle culte. Je n’arrive pas à prendre la distance nécessaire. Le fait est qu’en tant que lecteur adulte, je n’y ai pas trouvé le moindre intérêt, ou presque.
C’est que, encore une fois, La Traversée du temps va au-delà de la seule dimension « jeunesse » : ça ne m’arrive pas tous les jours, certainement pas, mais je peux à l’occasion lire des récits typés « jeunesse » ou « young adult », comme on dit ; mais La Traversée du temps est clairement destinée à un public plus jeune encore, bien plus jeune : enfantin. Mais de manière assez prosaïque, par ailleurs : des classiques dits de la « littérature enfantine », même au-delà du seul et si génial Lewis Carroll que j'adule, ont su emporter mon adhésion par leurs nombreux charmes, leur inventivité, leur capacité d’évocation, leur poésie… Pas grand-chose de la sorte ici – tout au plus cette odeur de lavande… Forme et fond, La Traversée du temps ne me paraît pas vraiment pouvoir toucher des adultes, tout particulièrement des adultes ayant un vague bagage SF.
Mais des enfants ? Là, peut-être – entendons par-là que c’est toujours possible aujourd'hui, sans doute : la nouvelle en l’état a déjà touché bien des enfants, au Japon et ailleurs, après tout… Peut-être, oui, est-ce toujours un récit à même d’emballer les plus jeunes lecteurs, avec ces personnages simples auxquels ils peuvent s’identifier, et ce récit pour le récit qui, en introduisant à la thématique (éventuellement intimidante...) du voyage dans le temps, peut j’imagine séduire et enthousiasmer – et ensuite amener à lire des variations sur le thème davantage roboratives… et migraineuses.
BILAN
Bilan ? En trois points :
1) Non, lecteur adulte, je ne te recommande pas de lire La Traversée du temps – ça n’est probablement pas pour toi, au point de constituer une déception, de la part d’un auteur dont les textes adultes m’ont paru bien autrement intéressants (ils n’ont vraiment absolument rien à voir).
2) Par contre, lecteur adulte, si tu as dans ton entourage tel ou tel gniard dans les huit à dix ans, cela peut valoir le coup de lui faire lire ce tout petit livre – avec bien sûr dans l’optique de contaminer le nabot avec la redoutable infection science-fictionneuse ! Sadique que tu es… Pas dit que mes neveux y échappent, tiens !
3) J’ai bien envie de voir le film de Mamoru Hosoda – il a l’air bien meilleur, ou plus exactement bien plus intéressant pour un adulte. Il faudra que je fasse ça, oui (mais d’abord Paprika, oui !).
UEDA Akinari, Contes de pluie et de lune, [Ugetsu monogatari], traduit du japonais, présenté et annoté par René Sieffert, traduction relue par Ch. Haguenauer, [Paris], Gallimard – Unesco, coll. Connaissance de l’Orient, série japonaise – coll. Unesco d’œuvres représentatives, série japonaise, [c. 1776, 1956, 1997] 2010, 228 p.
LE GRAND CLASSIQUE DU FANTASTIQUE NIPPON
Voilà un immense classique de la littérature japonaise qui prenait la poussière dans ma bibliothèque de chevet alors que j’avais toutes les raisons de le lire : en effet, ce classique, au-delà de ce seul statut, est un recueil d’histoires fantastiques (dimension qui apparaît dans son sous-titre original, mais pas dans l’édition française), qui, à la fois, emprunte beaucoup et reproduit des schémas antérieurs (chinois, le plus souvent), et, en même temps, produit quelque chose de résolument nouveau, et d’un impact certain dans l’histoire des lettres japonaises – c’est d’ailleurs un titre essentiel du registre dit yomihon (soit « livres à lire » ; un nouveau mode de diffusion autant que de lecture), et qui a largement contribué à faire de son auteur, Ueda Akinari, un des plus grands noms de la littérature de son temps (d’autant qu’il était, ai-je cru comprendre, assez populaire, ainsi qu’un Ihara Saikaku avant lui, qui avait d’ailleurs inspiré la première manière de l’auteur, dans le registre ukiyo-zôshi, ou « récits du monde flottant ») ; peut-être même, on l’a dit, le plus grand écrivain japonais du XVIIIe siècle de notre calendrier grégorien.
Par ailleurs, mais dans cette continuité, c’est une œuvre qui a eu une influence considérable, à bien des niveaux – le plus marquant ou évident étant sans doute son adaptation (partielle) au cinéma par Mizoguchi Kenji, sous le titre français plus connu (et plus joli, en ce qui me concerne) de Contes de la lune vague après la pluie (je note au passage que la présente traduction de René Sieffert date de 1956, soit trois ans après que le film de Mizoguchi soit sorti et ait remporté le lion d’argent au festival de Venise, ce qui devait assurer sa diffusion et son succès en Occident ; pour autant, le traducteur et éditeur n’en fait pas la moindre mention, je ne sais pas s’il faut en déduire quoi que ce soit – tout en supposant que le succès même du film avait pu « justifier » cette traduction ?) ; un très grand film assurément, et l’occasion est donc toute trouvée de le revoir – je vais tâcher de faire ça dans les jours qui viennent, et cela débouchera peut-être (peut-être, hein) sur un autre article.
L’influence ne s’arrête cependant pas là : dans le registre fantastique voire horrifique, et quand bien même cet Ugetsu monogatari empruntait à de nombreuses sources, il a imposé des codes et travaillé des thématiques d’une manière qui ne pourrait être que séminale pour les « fantastiqueurs » japonais ultérieurs – et sans doute aussi bien au cinéma qu’en littérature, à vrai dire (tenez, je me souvenais de cet article établissant une passerelle entre la J-horror cinématographique dans la foulée du Ring de Nakata Hideo et les Contes de pluie et de lune) ; en cela, on peut éventuellement, j’imagine, le rapprocher du Kwaidan de Lafcadio Hearn, plus tardif (sans même parler de son adaptation cinématographique là encore, le superbe film de Kobayashi Masaki) – mais c’est bien le recueil d’Ueda Akinari qui a joué le plus grand rôle ici. Quoi qu’il en soit, c’est aussi l’occasion d’envisager, d’ores et déjà, la versatilité du genre fantastique : les fantômes et compagnie d’Ueda Akinari peuvent aussi bien susciter la peur que le rire ou l’édification… Il y a même sans doute une dimension d’exercice de style à cet égard, dans la volonté d’illustrer ces traitements différents par le menu – dimension qui se rajoute à une autre, semblable, s’exprimant dans le jeu des références et citations et la manière de se les approprier.
Il était donc bien temps que je lise tout ça, hein…
BÉNI PAR LA DÉESSE-RENARDE
Quelques mots sur l’auteur, tout de même ? Né en 1734 à Ôsaka, de père inconnu et de mère courtisane, abandonné par cette dernière, il est rapidement adopté par un riche marchand du nom d’Ueda, qui en fait son héritier. Aussi le jeune Akinari fait-il l’apprentissage du commerce, afin de succéder à son père adoptif le moment venu – mais c’est une carrière pour laquelle il n’a guère d’attirance…
Mais remontons un peu en arrière : âgé de quatre ans, notre futur auteur manqua périr de la variole – il en réchappa, mais la maladie laissa des traces, sous la forme de doigts paralysés, affliction fatale pour un lettré, et qui le rendait notamment inapte à la calligraphie. Cependant, l’auteur, le moment venu, saura faire avec, et même en rire – ainsi en usant de pseudonymes se rapportant à cette infirmité, par exemple en se dépeignant comme un crabe par essence déséquilibré.
L’essentiel n’est-il pas qu’il a survécu ? Lui-même en est convaincu ; avec le temps, se repenchant sur cet épisode qui aurait pu être tragique, Ueda Akinari en vient à attribuer sa guérison à l’intervention d’Inari, kami à la représentation fluctuante, tantôt mâle, tantôt femelle (même si ce dernier aspect est semble-t-il un peu plus fréquent), et associé aux renards – aux kitsune, rusés animaux ou esprits trompeurs… Pas forcément très dévot par ailleurs (mais surtout en matière bouddhique, on aura l'occasion d'y revenir), Ueda Akinari sera cependant très régulier dans son adoration d’Inari, qu’il tenait à remercier sempiternellement, une vie n’étant sans doute pas assez pour ce faire. L’anecdote est intéressante en soi, mais d’aucuns supposent que ce rapport à Inari n’est pas pour rien dans l’approche par notre auteur de la littérature et notamment des thèmes fantastiques. Je suis bien sûr incapable de trancher à ce propos… mais cette idée de tromperie me plait bien, et j'y reviendrai en définitive ; peut-être pour dire des bêtises plus grosses que moi, hein.
Mais pour l’heure, Ueda Akinari est donc un marchand – peu doué, et que cette activité ennuie... Il écrit déjà, en parallèle – dans une veine pouvant donc rappeler Saikaku. Et quand, dix ans après son accession à la tête de la famille Ueda, un incendie ravage son échoppe, ça ne lui déplait pas forcément…
Il a envie de faire tout autre chose – et d’abord d’apprendre. Il lit beaucoup, et s'instruit notamment en médecine ; c’est bien en tant que médecin qu’il sera d’abord connu de ses contemporains. Mais tant d’autres matières l’intéressent ! Sa soif d’érudition n’a pas de limites, et il acquiert un bagage considérable – le rendant bientôt apte à se livrer à des joutes philologiques, et souvent à emporter la victoire…
Mais ses recherches l’incitent aussi à réévaluer son œuvre littéraire en gestation. Ici, les données sont parfois quelque peu floues, mais on peut semble-t-il affirmer que l’auteur avait entamé la rédaction des Contes de pluie et de lune en 1768, et l’avait même poussée à un stade assez avancé, presque en mesure d’être publiée ; mais l’arrivée à Ôsaka d’un éminent philologue change tout : l’auteur se met à son école, dévore avec lui les sources antiques, et revient minutieusement sur ses récits inédits. Des premières ébauches, aussi avancées soient-elles, en 1768, à la publication du livre (bientôt l’exemple parfait du yomihon), huit années se sont écoulées – huit années d’un travail de précision, où l’érudition remanie sans cesse les textes, sans pour autant devenir étouffante… et surtout sans devenir stérile, risque toujours à craindre quand la citation est en tant que telle encouragée, au point même où cela peut paraître la seule chose qui importe vraiment, le seul critère de qualité aux yeux des lettrés comme des simples lecteurs, pour qui l'originalité est essentiellement suspecte !
Ueda Akinari poursuit sa carrière – de médecin, de philologue, d’écrivain, activités parallèles. Quelques années plus tard, il quitte Ôsaka pour Kyôto ; là-bas, la mort de son épouse l’affecte considérablement ; il devient par ailleurs aveugle, et doit dicter ses dernières œuvres. Il meurt à la capitale le 6 août 1809.
Un peu isolé en son temps, après la grande période au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles qui avait vu briller Saikaku (et dans d’autres registres Chikamatsu et, oui, Bashô, même si personnellement, aheum…), et avant un nouvel essor de la littérature japonaise dans les derniers temps précédant Meiji (sans même parler du cataclysme de Meiji en lui-même), Ueda Akinari est aujourd’hui reconnu comme un écrivain majeur, peut-être le plus grand écrivain japonais de cette période, vers la fin du XVIIIe siècle.
REPRENDRE ET CRÉER
Ces Contes de pluie et de lune sont toutefois d’un abord un peu délicat, a fortiori pour un lecteur français, car ils nécessitent pour être bien appréhendés nombre de notes et des commentaires parfois pointus – que livre ici un (alors jeune) René Sieffert avec sérieux et talent, c'est véritablement passionnant.
(Pour l’anecdote, ces notes de 1956 sont parfois assez étonnantes quant à ce qu’elles peuvent révéler de la perception du Japon en France à l’époque – en une occasion, le traducteur nous explique même, au cas où, que les Japonais mangent avec des baguettes… Mais le plus souvent cela demeure très utile.)
C’est sans doute vrai de bon nombre d’œuvres de la littérature japonaise classique (et de quelques-unes de la littérature japonaise contemporaine, d’ailleurs), mais de manière particulièrement marquée ici. En effet, en conformité aux usages littéraires de son temps – et en parfait accord avec sa sensibilité de philologue –, Ueda Akinari « emprunte » énormément, et, régulièrement, il cite explicitement. Nous ne sommes ici pas du tout dans les considérations contemporaines portant sur le plagiat, et faisant de l’inventivité personnelle une vertu sans pareille : il est ici « normal » de citer ainsi, et même plus – c’est souhaitable, c’est admirable, c’est en fait exactement ce que l’on attend d’un bon auteur ! Il n'a pas à inventer, ce serait passablement louche et d'un goût forcément douteux... Rien d’étonnant dès lors à ce que l’auteur ne se « cache » pas, bien au contraire. Or ces références sont le plus souvent très cryptiques – et il n’est pas dit, pour le coup, qu’un lecteur japonais contemporain soit toujours suffisamment armé pour percevoir toutes ces références de lui-même…
Parmi ces références, on en compte un certain nombre de japonaises. Ainsi, dans « Shiramine », le premier conte du recueil, Ueda Akinari emprunte expressément à l’histoire du Japon, mais telle qu’elle a été rapportée dans Le Dit de Hôgen et Le Dit de Heiji (pas encore vraiment Le Dit des Heiké), ou même, plus exactement, dans les pièces de nô qui s’étaient inspirées de ces chroniques médiévales. Le genre théâtral du nô, rappelons-le, était assez propice à l’emploi de fantômes de toute sorte – à cet égard, la perception du fantastique littéraire au Japon était probablement assez différente de ce que nous connaissions alors en Europe : les « histoires de fantômes » étaient en fait d’ores et déjà populaires quand sont parus les Contes de pluie et de lune. Je l’avoue, la période m’avait tout d’abord incité à dresser un parallèle avec le roman gothique anglais… mais ce n’est sans doute pas très pertinent, j’ai préféré remisé de côté cette comparaison hasardeuse, que je ne mentionne que pour mémoire...
Un outil parfait de la citation, par ailleurs, est la poésie : Ueda Akinari cite nombre de courts poèmes, pouvant remonter (assez souvent, en fait) à l’anthologie originelle du Man’yôshû, ou, un peu plus tard mais fort loin néanmoins, aux Contes d’Ise, etc. Et des œuvres d’une tout autre ampleur peuvent aussi bien y passer, comme, expressément, Le Dit du Genji.
Mais les sources essentielles sont en fait chinoises – et, là encore, en pleine conformité avec les usages du temps, ce qui tombait bien pour un érudit dans le genre de l'auteur (et n’avait donc sans doute rien d’un hasard : Ueda Akinari était bien un écrivain japonais du XVIIIe siècle). L’écrivain philologue fait preuve d’une extrême érudition en la matière, citant des œuvres parfois fort antiques, parfois plus récentes – des traités philosophiques éventuellement obscurs, de la poésie bien sûr, mais aussi d’autres choses encore, des brèves anecdotes aux longs romans : d'ailleurs, si le format est tout autre, on a semble-t-il pu comparer l’essor du yomihon et le développement (bien antérieur, forcément) des romans fleuves tel qu’Au bord de l’eau. Pour les lecteurs cultivés d’alors, sans doute la plupart de ces références et citations avaient-elles quelque chose d’immédiatement reconnaissable – cela faisait donc partie des critères majeurs pour déterminer la qualité de l’œuvre. Mais maintenant ? Ça n’en est que plus cryptique encore…
Mais, heureusement, jamais au point de rendre la lecture des Contes de pluie et de lune ennuyeuse voire pénible. Loin de là – ouf !
Le tableau doit cependant être nuancé à cet égard – notamment parce que, au regard de nos critères contemporains, si différents, Ueda Akinari pourrait alors donner l’image, sinon d’un plagiaire, du moins d’un auteur « de seconde main ». On pourrait alors malgré tout l’apprécier du seul fait de sa plume – à la manière d’un exécutant brillant d’une composition due à un autre que lui… Oui, il a une belle plume ; ici, au regard de nos critères autant que de ceux d’alors, les Contes de pluie et de lune sont assurément admirables.
Mais il se trouve que l’auteur n’est pas ce vil « plagiaire » que nous pouvions croire – loin de là, une fois de plus ; et, en fait, c’est sans doute pour une bonne part ce qui a contribué à singulariser alors son œuvre, et à faire qu’elle mérite sans l’ombre d’un doute d’être encore lue aujourd’hui.
Ueda Akinari, s’il pioche dans les références du Japon classique et plus encore de la Chine, ne se contente certes pas d’assembler un patchwork d’emprunts : de ses références, il tire tout autre chose, une œuvre d’une valeur propre, et finalement toute personnelle, en dépit des citations. Pour filer la (très lourde, oui…) métaphore musicale, Ueda Akinari serait cette fois un excellent DJ : il ne se contente pas de passer des disques pour la kermesse, il assemble, copie-colle, atténue ici, appuie là… Des morceaux diffusés, ou des samples si vous préférez, surgit ainsi quelque chose de neuf et de particulier. Au point, en fait, où les sources sont de peu d’importance, tant le brio de l’exécution personnelle les transcende – elles peuvent même paraître bien fades en comparaison, à l’occasion…
Ceci, de deux manières. D’une part, quand il a affaire à des thèmes chinois, Ueda Akinari prend bien soin de les « japoniser ». C’est un procédé tout particulièrement sensible dans le premier des contes du recueil, « Shiramine ». La scène empruntée aux dits médiévaux japonais et aux nô qui s’en inspiraient est en tant que telle parfaitement nippone ; à un deuxième degré, cependant, elle débouche sur un débat politico-moral empruntant clairement à des sources philosophiques chinoises, et non japonaises ; mais, à un troisième degré, Ueda Akinari détourne le débat de sorte que les citations chinoises en viennent à éclairer expressément la situation japonaise, mais au point où ce contexte japonais en remodèle considérablement le sens : les sources primordiales traitaient de la Chine – mais en les citant ainsi, l’auteur fait qu’elles ne peuvent plus s’appliquer qu’au Japon. On n’est plus très loin de la pure création, ici – qui illustre la méthode de l’auteur, sans doute d’autant plus appréciée par les lettrés d’alors : d’une certaine manière, Ueda Akinari fait ainsi « exactement ce qu’il faut faire ».
Mais cela va en fait bien plus loin. D’autre part, en effet, Ueda Akinari crée bel et bien – il invente des histoires, et en invente les traitements adéquats. Ce qui, pour le coup, devait davantage perturber les lecteurs érudits d’alors… Ce d’autant plus que l’auteur n’hésitait pas, dans ce registre, à épicer ses pures inventions (ou presque, il a pu emprunter à des sources traditionnelles nippones çà et là, mais en se les appropriant de bout en bout) de références « fausses » ; pas au sens où il « créait » des citations de toutes pièces, il citait toujours à bon escient – ces références étaient « fausses » au sens où l’essentiel des contes n’en dérivait pas le moins du monde, elles étaient même parfois tout bonnement « gratuites »… même si le terme est sans doute peu approprié, car l’auteur, lui, savait très bien ce qu’il faisait, à l’évidence. C’est une dimension discrète au début du recueil, mais qui, sans que je sache s’il faut en tirer quelque conclusion que ce soit, me paraît devenir de plus en plus marquée, et enfin prépondérante, à mesure que l’on avance dans le livre. Stade appréciable, en tout cas, où nous voyons le recycleur s’affirmer, non sans quelque sourire ironique si ça se trouve, en véritable créateur et ce sans la moindre ambiguïté.
Autant de raisons de lire encore aujourd’hui ces remarquables contes – et, sans doute, de prendre son temps pour les lire, peut-être pas le crayon à la main, mais du moins en accordant une attention particulière au contexte historique, culturel et littéraire des textes, tel qu’il ressort de l’appareil scientifique du recueil, et des précieux commentaires de René Sieffert, qu’il vaut cependant mieux lire après coup – parler de « spoilers » serait sans doute un sacré abus en l’espèce, mais le jeu de piste, à s’engager ainsi sans préconçus, n’en est que plus enrichissant… et amusant !
LES CONTES
Je vais tâcher maintenant de dire quelques mots de chacun des neuf contes composant le recueil (après une très brève préface louant les fantaisies divertissantes, et remontant aux plus grands classiques, pour en louer la perfection formelle… et peut-être aussi leur potentiel subversif ?).
Shiramine
« Shiramine » est une redoutable entrée en matière, qui a de quoi désarçonner le lecteur, a fortiori français. Si un fantôme est bien de la partie, et qui suscite même une séquence surnaturelle joliment hallucinée, le propos central est cependant une sorte de dialogue philosophique, aux thématiques politiques et morales. Sa place en tête d’ouvrage n’a sans doute rien d’un hasard, et « Shiramine » entre d’une certaine manière en résonance avec le dernier conte de l’Ugetsu monogatari, « Controverse sur la misère et la fortune », au titre plus explicite à cet égard... mais sans doute d'une portée bien différente, et j'y reviendrai en temps utile.
Comme dit plus haut, ce premier texte s’inspire, via de célèbres pièces de nô, du Dit de Hôgen et du Dit de Heiji. Le héros, personnage historique, un moine errant du nom de Saigyô, se rend, au hasard de ses pérégrinations, sur la tombe de « l’empereur-retiré » Sutoku, au lieu-dit Shiramine ; dans une lecture de l’histoire s’attachant aux personnes, aux individus, plutôt qu’aux faits globaux, Sutoku a une bonne tête de « coupable idéal », de grand responsable du chaos dans lequel a sombré le Japon classique de Heian durant la deuxième moitié du XIIe siècle – évidemment, les choses étaient sans doute un peu plus compliquées que ça… Mais ça ne manque pas : alors que le moine approche le mausolée du controversé personnage, le fantôme de celui-ci se manifeste.
Mais il en faut bien plus qu’un fantôme pour terrifier le sage Saigyô… Et il a une petite conversation avec le défunt. Leurs échanges deviennent rapidement assez pointus, et la rencontre surnaturelle tourne à la controverse politico-morale, où le démoniaque défunt incarne le parti de la colère et de la violence, tandis que le moine est l’homme de la sagesse et du bien commun.
Ce qui nous amène à un autre aspect du texte, esquissé plus haut : Ueda Akinari y use de savantes références, qu’il dissémine au mieux dans l’argumentaire des deux partis – et donc de références chinoises pour l’essentiel ; on peut par exemple relever dès ce texte, mais il reviendra très souvent par la suite, Meng-tseu (de son vieux nom « français » Mencius).
Mais, donc, ces références étant employées par Saigyô et le fantôme de Sutoku dans un contexte spécifiquement japonais, au travers des événements de Hôgen et Heiji (avec en filigrane Le Dit des Heiké pour la suite des opérations), elles voient leur sens original subtilement altéré pour devenir pleinement nippones – et en fait inadaptées à tout autre contexte.
« Shiramine » est donc un bel exercice d’érudition. Les considérations politiques et morales au cœur du conte avaient sans doute une certaine résonance dans le Japon ancien, et jusque dans cette ère Edo pacifiée qui tranchait tant sur le chaos des temps féodaux (à plusieurs reprises dans le recueil, l’auteur loue ainsi le système mis en place par les shoguns Tokugawa…), mais cela nous est sans doute quelque peu lointain aujourd’hui… L’exercice est intéressant, intellectuellement, disons – notes et commentaire à l’appui, indispensables ; mais sans doute pas exactement palpitant… Heureusement, la suite du recueil ne reviendra en fait plus sur ce genre d’exercice, précieux certes, mais peut-être un peu trop. Même l’ultime « Controverse sur la misère et la fortune », nouvelle itération du dialogue philosophique, saura prendre des atours plus universels et intemporels – sans doute aussi plus personnels, et donc inattendus dans ce contexte, outre que le ton y est plus léger : « Shiramine » me fait l’effet, même dans le contexte de 1776, de quelque chose de plus… convenu, disons. Le conte, en tout cas, avait tout pour satisfaire les lecteurs érudits d’alors – en tant que tel, c’est une belle pièce, mais j’y sens (moi le béotien) un peu trop d’artifice.
Finalement, plus que le débat politique opposant deux figures éminentes, c’est peut-être bien le surnaturel qui séduit ici le plus, malgré tout – avec un fantôme volontiers grandiloquent, et porté sur les « effets spéciaux » !
Le Rendez-vous aux chrysanthèmes
Avec « Le Rendez-vous aux chrysanthèmes », nous passons déjà à tout autre chose. Le texte est toujours aussi bardé de références, mais il acquiert une valeur propre en tant que récit, et non dissertation philosophique maquillée en récit. Et, par ailleurs, ses références à leur tour chinoises à l’origine sont transcendées par l’auteur dans un contexte qui ne peut être autre que nippon – produisant une conclusion logique dans cet esprit, alors qu’elle est d’une certaine manière en parfaite contradiction avec le propos initial. Ce qui, sans doute, devait avoir quelque chose de surprenant pour un lecteur japonais du XVIIIe siècle – qui pouvait s’attendre à y trouver semblables références, mais pas cette ultime subversion, et ce alors même qu'elle correspond bien davantage à sa culture.
À en croire René Sieffert, il s’agit là, pour beaucoup, du chef-d’œuvre d’Ueda Akinari. Mais sans doute la traduction joue-t-elle ici, aussi bonne soit-elle : le fait est que je me suis bien davantage régalé avec plusieurs des textes ultérieurs. Et, par « traduction », il ne faut bien sûr pas s’en tenir ici à la seule langue, mais tout autant à la culture et à son éthique, si difficiles à rendre ; et c'est bien le problème.
Par ailleurs, le surnaturel ici ne vise certainement pas à provoquer la peur – moins encore que dans « Shiramine », qui ne tendait pas non plus vers cet effet, mais où le démoniaque empereur-retiré avait malgré tout quelque chose d’une figure propre à susciter l’effroi. En fait, « Le Rendez-vous aux chrysanthèmes » fait peut-être bien partie de ces textes qui, bien loin de jouer la carte de l’excès, ou d’un fantastique « transgressif » comme l’est celui des Occidentaux depuis les expériences gothiques au moins, témoigne plutôt d’un univers japonais où les morts sont intimement liés aux vivants. Aussi l’horreur ne réside-t-elle pas dans le fantôme, mais, d’abord et surtout, dans les circonstances qui ont amené le personnage à mourir – pour honorer une dette d’une manière qui nous paraît pour le moins démesurée ! –, et peut-être aussi, ensuite, dans la réaction « héroïque » de son ami (mais c’est bien l’héroïsme qui l’emporte). Réaction très nippone, donc – et pourtant surprenante pour un lecteur tel que (ce béotien de) moi : sur la base du canevas minutieusement établi par Ueda Akinari, je m’attendais à quelque texte purement mélancolique, où l’on se lamente beaucoup, sans avoir la force d’agir… En fait, il semblerait bien que ce soit le propos de l’anecdote chinoise originelle – la subversion que lui inflige l’auteur n’en est que plus déconcertante, et, tout à la fois, bien vue.
Une dernière chose, d’ailleurs – et ce même si René Sieffert cite l’hypothèse pour mémoire, mais sans vraiment y adhérer, car elle lui paraît pour le coup trop subtile : un critique japonais a pu arguer que l’auteur, ici, se jouait doublement du lecteur – dans la trame même de l’anecdote telle qu’il la file ; notamment, il laisse tout d’abord croire au lecteur qu’il s’agira ici d’une histoire d’amitié trahie… alors que c’est tout le contraire qui s’avèrera vrai. Bien évidemment, je ne peux certes pas me prononcer, n’y connaissant rien ; mais l’idée me paraît vraiment séduisante – car j’ai bien cru voir ce genre de « pièges » tendus par l’auteur, dans un récit habile où la part de manipulation est non négligeable…
La Maison dans les roseaux
« La Maison dans les roseaux » (une des inspirations marquées du film de Mizoguchi) témoigne là encore d’une évolution dans l’utilisation de la thématique du fantôme – et c’est peut-être, à cet égard, un texte un peu plus subtil que les précédents ? Son effet est en tout cas tout bien différent : le fantôme de « Shiramine », dans ses manifestations, avait quelque chose d’outrancier louchant sur le grotesque ; celui du « Rendez-vous aux chrysanthèmes » exprimait davantage une forme de douce mélancolie, mais dans cette idée d’un paysage où les morts cohabitent avec les vivants ; « La Maison dans les roseaux » a bien quelque chose de cette deuxième approche, mais avec un apport non négligeable : sans contrevenir pour autant à la dimension mélancolique du conte, primordiale, Ueda en effet y infuse davantage de frisson… Aussi, avec ce texte, nous rapprochons-nous peut-être de ce que nous qualifions de fantastique dans la littérature occidentale.
L’histoire, qui emprunte aux sources antiques chinoises, mais via cette fois, semble-t-il, un roman japonais qui avait allègrement pillé ces mêmes ultimes références, l’histoire donc est somme toute très classique : un homme guère attentif à sa femme quitte sa demeure, reste bien des années loin de son foyer pour des prétextes futiles relevant de l’auto-persuasion hypocrite, puis revient, et retrouve sa maison et sa femme… Scène surréelle, et pour cause : ainsi que le lecteur s’en doute, le lendemain, l’époux volage retrouve sa maison en ruines, et apprend d’un voisin que sa femme si fidèle, avec qui il s'est entretenu dans la nuit, est morte il y a bien longtemps, en se consumant pour son retour. Classique – efficace néanmoins. Et, donc, non exempt de délicieux frissons, même dans un registre qui n’a rien d’horrifique, mais se montre avant tout délicat…
Le texte, avec ses qualités indéniables, pose semble-t-il problème dans son usage des sources antiques (dimension toujours plus sensible dans le recueil, jusqu'au point où cela change en fait radicalement la donne) : Ueda Akinari y jongle avec bien des références, anciennes ou récentes, chinoises ou japonaises (il s’inspire notamment de la manière d’un épisode fameux du Dit du Genji) ; mais peut-être en fait-il un peu trop ? Et peut-être délibérément… Sur le tard, une référence appuyée paraît en effet totalement hors-sujet. Mais que faut-il en déduire ? La maladresse de l’auteur, porté à polir soigneusement ses contes, paraît assez invraisemblable – que cette maladresse n’ait affecté le texte que dans son état final, ou que ces allusions déconcertantes soient un reliquat d’un état premier du texte, qui aurait subsisté au fil des remaniements ; effectivement, ça paraît assez difficile à croire… Alors, une hypothèse : et s’il se moquait du jeu systématique des allusions ? Au moins dans une certaine mesure, et avec l’érudition qui sied au philologue habile à citer, mais au point où ça en devient caricatural ? Bien sûr, là encore, je ne suis certainement pas en mesure de me prononcer. Mais l’idée me paraît intéressante – surtout dans la mesure où, parmi les textes suivants, beaucoup semblent témoigner de la volonté de l’auteur de créer pleinement, et non seulement à partir d’un matériau ancien, et ce même s’il prisait fort ce dernier…
Carpes telles qu’en songe…
Nouveau changement de registre radical avec « Carpes telles qu’en songe… » : cette fois, l’auteur joue de la carte humoristique… et ça lui réussit très bien ! Cependant, le texte sait aussi manier la poésie, et joliment encore. En fait, ces deux dimensions sont intimement liées, pour un résultat magnifique : les précédents textes avaient pu éveiller ma curiosité, et me séduire par leur plume habile – mais c’est avec le bien plus léger « Carpes telles qu’en songe… » que j’ai véritablement commencé à me régaler pour l’œuvre en elle-même, et non uniquement pour ce qu’elle révèle de son époque et de la culture nippone qui allait avec.
Nous sommes cette fois on ne peut plus loin du frisson d’épouvante – même si quelque chose peut s’en rapprocher, une forme de tension du moins, mais d’une manière délicieusement ironique et drôle.
Notre héros est un peintre remarquablement talentueux – dont l’art a pu s’exprimer dans des dessins de carpes faisant l’admiration de tous. Mais le talent n’exonère pas de la mort… Et notre artiste décède.
Ou peut-être que non ? Il se réveille bientôt, en fait... et a une bien étrange histoire à raconter : en voie pour l’autre monde, engagé dans le cycle des réincarnations, il est devenu une carpe… Mais une carpe attrapée par un pêcheur, et qui comptait bien offrir cette belle pièce à son seigneur ! Le peintre incapable de communiquer voit s’approcher de lui le couteau du cuisinier…
Il y échappera, pourtant, et, de retour parmi les vivants, en tirera la conclusion, conforme à ses propres principes, de ce que l’homme de bien doit respecter la nature et la vie sous toutes ses formes. Sagesse bouddhique ou pas, les végans militants apprécieront, j’imagine.
Ce conte n’est cependant pas qu’une blague – même édifiante : d’une belle construction et d’une plume sans défaut, le récit adopte des atours poétiques remarquables, culminant dans cette ultime scène, fort brève et pourtant le point d’orgue de son traitement surnaturel, quand le peintre jette ses tableaux dans l’eau… et que les carpes qu’il avait si artistiquement peintes prennent vie sous ses yeux, et s’échappent dans l’onde.
Par une ultime pirouette, Ueda nous explique que c’est là pourquoi ce grand peintre a sombré dans l’oubli : ses toiles ont disparu… J’imagine que l’on pourrait y voir une forme de parabole sur l’art, et des plus à-propos.
C’est aussi un texte où la dimension référentielle était sans doute moins évidente que dans les précédents : à tout prendre, Ueda Akinari semble donc bel et bien s’émanciper quelque peu des codes lettrés qu’il avait scrupuleusement suivis jusqu’alors, et s’aventure davantage vers une création « pure », si c’est possible, guère dans les mœurs du temps, mais dont il démontre avec brio qu’elle relève bien davantage du génie que le seul maniement des classiques.
Un très beau texte, vraiment.
Buppôsô
« Buppôsô », qui suit, joue à son tour de la carte humoristique, de manière assez claire, tout en retournant à quelque chose de plus « épouvantable » que la jolie parabole des carpes. En comparaison, c’est probablement un texte plus mineur…
L’histoire en elle-même est autrement convenue : un semblant de sage, qui tient visiblement de l’auto-caricature – il est d’une certaine manière l’auteur lui-même, plus vieux, mais surtout plus pédant que jamais, à manier ainsi à tout bout de champs l’érudition philologique ! –, lors d’une excursion dans la nature (où retentit à la nuit le cri de l’oiseau « buppôsô ») fait une fâcheuse rencontre : un cortège proprement démoniaque ! Toute une troupe de guerriers morts depuis longtemps, avec à leur tête le difficile neveu de Toyotomi Hideyoshi…
Mais voilà : ces guerriers se piquent de poésie ! Sans doute le vieil érudit peut-il leur faire la démonstration de son savoir et de son bon goût ?
Au lendemain, bien sûr, notre homme ne trouve plus trace de l’assemblée des fantômes. A-t-il donc rêvé tout cela ? Peut-être est-il fou… L’hypothèse est expressément envisagée – là où, dans les contes précédents, le surnaturel avait somme toute quelque chose de « normal », qui n’appelait pas le doute. Le vieillard part donc à la ville, en quête de quelque remède… Noter que ce thème-là n’était peut-être pas innocent sous la plume du médecin Ueda Akinari – mais, plus loin dans le recueil, un autre conte traitera à son tour de la thématique « psychiatrique » (mais le mot pourrait sans doute se passer des guillemets, même pour l’époque) : il s’agit du « Capuchon bleu », plus convaincant à mon sens.
Car, si « Buppôsô » contient de belles pages sur la nature, et si son humour teinté d’ironie n’est certes pas désagréable, le propos paraît cependant un peu convenu, donc… C’est d’autant plus regrettable que c’est là à nouveau un texte où la dimension référentielle est au mieux problématique, laissant entendre que l’on se rapprochait là encore d’une forme de création inédite. Ce conte n’est certes pas mauvais, et il se lit avec plaisir, comme de juste, mais il pâtit de la plus grande ambition et de la plus grande adresse de ses voisins de recueil, souvent davantage enthousiasmants.
Le Chaudron de Kibitsu
« Le Chaudron de Kibitsu », par exemple – texte plus étonnant… et qui, cette fois, peut être qualifié d’horrifique sans trop tirer sur la corde. Il en ira clairement de même du suivant, « L’Impure Passion d’un Serpent », et peut-être aussi du « Capuchon bleu » ensuite. Aussi ai-je tendance à accorder la première place, de tous les Contes de pluie et de lune, à ces trois-là, qui forment un ensemble plus approprié j’imagine à mes goûts ; et ce avec la concurrence, donc, de « Carpes telles qu’en songe… ».
« Le Chaudron de Kibitsu », malgré un thème finalement très banal, dépasse à son tour le registre référentiel – on n’a finalement guère suggéré de sources, et encore moins de sources convaincantes… Péché d’originalité ? Péché pour l’époque peut-être, mais qui, aujourd’hui, ne fait plus sens – et la réalisation parfaite de cette histoire fortement teintée d’épouvante emporte donc la conviction du lecteur contemporain.
Ici, le fantôme fait peur – bien plus que le grotesque Sutoku, ou, dans un registre proche, la cohorte du conte précédent, aux faux airs de « chasse sauvage »… sans même parler bien sûr du samouraï loyal du « Rendez-vous aux chrysanthèmes », dont la fonction est tout autre. Mais, dans « Le Chaudron de Kibitsu », on dépasse allègrement le vague frisson de « La Maison dans les roseaux » : ici, nous ne sommes en fait pas bien loin de la terreur pure et simple…
Sur une base très proche, par ailleurs : il s’agit à nouveau du fantôme d’une femme délaissée par un époux inconstant et égocentrique. Mais si la femme morte de « La Maison dans les roseaux » représentait, sous une forme douloureusement mélancolique, le modèle de la femme fidèle jusqu’à l'agonie, celle du « Chaudron de Kibitsu » se mue en esprit vengeur, qui compte bien faire payer au coupable époux le sort terrible de la femme délaissée et poussée au trépas !
Noter, par ailleurs, que cela n’implique pas que la femme elle-même ait eu quelque chose de maléfique de son vivant : pas le moins du monde, en fait ! Et ce quand bien même, dans son propos, le conte fait preuve d’ambiguïté, prétendant dénoncer les méfaits des « épouses abusives », quand ce sont peut-être davantage les « maris faibles » (et infidèles ?) qui sont à blâmer, dans une galerie de personnages où, par ailleurs, la femme bientôt fantôme est à tout prendre bien plus aimable que tous les autres hommes et femmes du récit, dans sa famille même…
Mais l’esprit qui jaillit de son cadavre n’a finalement plus rien à voir avec elle : ectoplasme de vengeance pure, il a pour seul et unique but de terrifier et tuer ! Ce qui, en passant, m’a ramené à l’anecdote citée par Maurice Pinguet dans La Mort volontaire au Japon, de ce fonctionnaire idéal, loyal et bon, qui, une fois mort, devient un redoutable esprit, générateur d'épidémies et de tremblements de terre, et qu’il faut donc s’accommoder par des honneurs posthumes ! À ceci près, bien sûr, que l’esprit vengeur de la femme délaissée n’a que faire de semblables gratifications : seul compte pour elle de châtier le coupable.
L’époux volage, prenant conscience de la menace, a recours aux bons offices d’un occultiste, grand connaisseur de l’ésotérisme chinois, et qui lui fournit des talismans à disposer autour de son logis pour en barrer l’entrée au cruel fantôme (et c’est là, sans doute, quand l’esprit trépigne de rage en faisant le tour de la maison qu’il assiège, ne trouvant aucun passage à emprunter, que le récit approche de la sensation de terreur avec une maestria notable) ; il lui dit par ailleurs qu’il ne doit sous aucun prétexte sortir de sa maison en proie au fantôme durant quarante-deux jours très précisément ! Je ne vous surprendrai pas en avançant que notre détestable bonhomme, pour le coup, n’est pas très habile avec les chiffres…
Une réussite incontestable, et le premier véritable moment d’horreur dans un recueil qui ne joue qu’occasionnellement de cette carte. Mais son sommet, à ce niveau, réside très probablement dans le conte suivant…
L’Impure Passion d’un serpent
« L’Impure Passion d’un serpent », qui est le second conte de l’Ugetsu monogatari à avoir été repris dans le film de Mizoguchi, est aussi et de loin le plus long de ces récits fantastiques. C’est aussi, dans la lignée du précédent, celui qui relève le plus de l’épouvante.
Au cœur du récit, nous trouvons un jeune homme – le troisième avatar, dans le recueil, du fils guère désireux de prendre la succession de son père, et la fuyant d’une manière ou d’une autre… Au vu de la biographie de l’auteur, cela n’a sans doute rien d’un hasard. D’ailleurs, de ces trois exemples, il est probablement à la fois celui qui se rapproche le plus d’Ueda Akinari lui-même (car il vise une carrière de lettré), et, disons-le, il est bien plus sympathique que les sales types de « La Maison dans les roseaux » et du « Chaudron de Kibitsu »… Même si Ueda Akinari se livre à une forme d’autocritique, là encore, en dépeignant le jeune homme comme un peu fat.
Mais il est globalement une victime, cette fois – la situation est donc retournée. Peut-être y a-t-il une part de responsabilité, mais il est sans doute plus à plaindre que ses prédécesseurs – car en proie à un monstre, un serpent qui est tombé amoureux de lui, et s’est fait femme pour le séduire… Inévitablement, cela m’a renvoyé à La Femme-serpent, génialissime manga de Umezu Kazuo, même si le traitement est forcément différent : c’est la relation de couple qui est ici tragique et terrible, et les petites filles n’y ont pas leur place.
La longueur inaccoutumée du récit permet à l’auteur de soigneusement mettre en place son cadre et ses personnages, au bénéfice de l’ambiance. Le conte en lui-même n’est pas aussi « uni » que les vignettes précédentes, ce qui permet de narrer une histoire au long cours, riche en rebondissements – qui n’ont certes rien de surprises pour un lecteur qui sait d’emblée ce qu’il en est, mais qui n’en sont pas moins habilement conçus. Et l’amour dévorant de la femme-serpent a bien quelque chose de terrifiant, jusque dans ses vengeances mesquines à l’encontre du jeune homme adoré mais qu’il est tellement tentant de tourner en bourrique… quand il ne s’agit pas purement et simplement de se venger de quelque tort réel ou imaginaire qu'il aurait causé : même amoureuse, la femme-serpent est foncièrement maléfique, et c’est tout d’abord l’objet de ses désirs qui en fait les frais ! Voyez ainsi l’épisode où le jeune homme est accusé d’un vol qu’il n’a pas commis – mais bel et bien son amoureuse hors-normes ; sa réputation n’en est pas moins ruinée…
Et c’est justement en raison de cette longueur et de ces rebondissements que le conte tient toujours un peu plus du cauchemar. Et jusque dans les solutions proposées pour y mettre fin ? Comme dans « Le Chaudron de Kibitsu », l’occultisme traditionnel est de la partie ; mais si un authentique sage permet bel et bien de mettre un terme aux exactions de l’esprit démoniaque (en cela le conte se finit « bien », ce qui n’avait rien de gagné, surtout au regard des précédents dans le recueil même), passe tout d’abord un imposteur, un charlatan, qui ne se contente pas de se ridiculiser pour son faux savoir…
De l’ensemble des Contes de pluie et de lune, celui-ci est peut-être le plus « moderne » : il se lit en tout cas comme un très bon récit fantastique, habilement conçu et toujours efficace – probablement le sommet du recueil avec le bien différent « Carpes telles qu’en songe… ».
Le Capuchon bleu
Encore un récit louchant sur l’horreur, ensuite, mais tout autre : « Le Capuchon bleu ». Un texte passablement étonnant – où le bouddhisme zen se mêle de psychiatrie, avec pour sujet un mort-vivant anthropophage anticipant de beaucoup les films de zombies ! Si, si…
L’horreur est en fait ici plus marquante que le surnaturel à proprement parler, d’ailleurs. Les deux aspects se rejoignent dans une certaine dimension graphique, avec ce redoutable homme changé en démon, et dont la turpitude marque son apparence même de mort-vivant, sans même parler des tableaux horribles que sa malfaisance meurtrière suscite.
Mais, d’une certaine manière, Ueda Akinari se livre ici à un exercice de « rationalisation du surnaturel » (exercice souvent périlleux, je ne vous apprends rien) : le mort-vivant et sa décomposition sont des façades ultimes, peut-être métaphoriques ; car cet « homme changé en démon », ou « possédé par les démons », selon les mots de la populace (qui est ici nippone, mais aurait très bien pu être européenne, pour le coup), est sans doute tout simplement… un fou.
Il s’agit donc de le soigner – l’auteur médecin n’entend pas dire autre chose. Et il met en scène un moine zen qui y parvient – ce qui est assez intéressant : en effet, Ueda Akinari, cela a été rapidement mentionné et ressort de plusieurs des Contes de pluie et de lune, n’était pas un bouddhiste dévot – et il critiquait volontiers, de manière parfois très cinglante, les dérives superstitieuses de la foi bouddhique populaire. Ici, c’est différent – car la méditation zen, la quête du satori au travers d’exercices spirituels mais tout autant intellectuels, et ce qu’elle soit porteuse de salut ou pas, lui paraît constituer au moins une thérapie pertinente et efficace, et c'est tout ce qui importe.
Enfin, ce texte, décidément plus riche qu’il n’y paraît, n’est pas non plus sans humour – un humour que j’aurais tendance, de manière sans doute un brin excessive et peut-être parfaitement hors de propos, à rapprocher d’un certain gore rigolard contemporain, un héritage du Grand-Guignol où l’horreur fait rire…
Controverse sur la misère et la fortune
L’ultime conte de l’Ugetsu monogatari, en miroir du premier, consiste en un dialogue philosophique, mené par un homme et, non pas un fantôme à proprement parler, mais l’esprit de l’or… Et, du coup, c’est en fait un texte on ne peut plus différent de « Shiramine ». Même si, dans son ton en apparence autrement léger, il renvoie en fait à des questionnements philosophiques, politiques et moraux d’ampleur non moindre : il est « sérieux », ainsi que son prédécesseur, et, en encadrant les sept contes à la forme plus « classique », tous deux s’associent pour conférer à l’ensemble ce caractère sérieux.
L’esprit de l’or, ici, n’a rien de la démesure grotesque de l’empereur-retiré : il n’a aucunement l’intention de faire peur, et l’horreur est absolument hors-sujet dans ce texte. L’esprit bonhomme est en fait complice de son interlocuteur, et leurs échanges n’ont absolument rien de venimeux ; c’est qu’ils ne visent pas à se convaincre l’un l’autre dans une opposition conflictuelle, mais tendent plutôt à bâtir une éthique par accrétion, ensemble, l'un se retrouvant toujours dans les paroles de l'autre.
Mais quelle éthique ? À tout prendre, celle d’un marchand bourgeois… et ce quand bien même l’interlocuteur de l’esprit de l’or est un samouraï – un personnage dont une anecdote historique dressait un portrait peu flatteur en mettant en avant son goût de l’or… ou plutôt de l’économie.
Rien de plus éloigné des prétentions politiques de Sutoku et Saigyô, alors ? C’est pas dit. Car le propos est sans ambiguïté : les bushi ont bien tort de dénigrer les richesses, au seul bénéfice des compétences martiales et « spirituelles ». Ils feraient bien, en fait, de s’inspirer davantage de ces bourgeois qu’ils méprisent en tant qu’inférieurs (dans la société de caste des Tokugawa, par ailleurs à nouveau loués) ; parce que les guerres se gagnent au moins aussi souvent avec l’argent qu’avec le sabre – et probablement davantage. Les guerriers méprisant l’or au nom de préceptes ancestraux en rien fondés, et par ailleurs détachés des réalités d’un monde qui change, pourraient bien perdre des guerres pour ne pas avoir accordé sa valeur à un outil crucial de la victoire – piètres stratèges…
Le ton est léger, mais le fond sérieux. Par ailleurs, la controverse est sans doute davantage universelle et intemporelle que celle opposant le moine et le fantôme dans « Shiramine » ; nul besoin, dès lors, de noyer le texte sous les références lettrées, qui rendaient la lecture du premier conte passablement ardue. Pas plus mal…
DIVERTIR ET TRANSFORMER ?
Ce dernier texte a peut-être un autre intérêt, enfin – qui implique de revenir sur la construction du recueil dans son ensemble, en justifiant le parallèle avec « Shiramine ». Attention, je vais peut-être m’avancer un peu loin, là…
Mais c’est comme si, de « Shiramine » à « Controverse sur la misère et la fortune », l’auteur érudit avait en fait tendu un piège à son lecteur lettré. Il avait capté son attention avec des contes bardés de références classiques et de pensée chinoise, des contes adéquats, conformes aux mœurs du temps… mais pour ensuite, insidieusement, l’égarer dans des compositions souvent bien plus personnelles, et raillant même parfois le systématisme des allusions philologiques. Au fil des pages, la création « pure » prend de plus en plus d’importance, et les sources sont toujours un peu plus remisées de côté, au point même de s’en passer tout bonnement, parfois (ou d’en avancer de « fausses », ce qui revient au même) ; d’ailleurs, même quand elles sont bien là, les inspirations chinoises comme japonaises voient leur sens changer en profondeur, y compris au point où le conteur peut dénigrer quelque peu le folklore le plus superstitieux pour avancer des considérations plus « rationnelles ». Ceci, cependant, sans jamais perdre de vue la qualité essentielle de « divertissement » de l’ensemble ; mais l’ultime conte est là pour rappeler que le divertissement fantaisiste, louable en tant que tel, peut sans contradiction véhiculer des messages plus profonds – éventuellement plus en phase avec le moment présent que les antiquités supposées fonder les récits.
J’ai ainsi le sentiment d’un auteur qui, après avoir feint d’être aussi « réactionnaire » que ses concurrents lettrés, a en fait bâti une œuvre prosélyte, et qui, en rendant hommage au classicisme, sait en définitive s’en éloigner pour proposer une littérature ancrée avant tout dans le présent, et dégageant, à terme, les grandes lignes d’une évolution possible, tournée vers le futur. Ultime tromperie de l'homme béni par Inari ?
J’exagère peut-être un peu, oui… Il n’est pas exclu que je raconte n’importe quoi, ici, en fait.
Mais demeure un fait plus objectif : la très grande qualité de ces Contes de pluie et de lune, bien dignes de leur réputation ; le recueil est un chef-d’œuvre, habile en tous points, plus subtil encore qu’il n’y paraît – en bon recueil « fantastique », il mêle avec brio et sans contradiction le divertissement et la profondeur, pour un résultat toujours imparable.
C’est, certes, une œuvre d’un abord parfois ardu : notes et commentaires sont ici indispensables. Je suppose qu’on peut s’y noyer, au point de rendre la lecture du tout pénible… Et tout particulièrement, en fait, dans le premier texte du recueil, « Shiramine », entrée en matière qui fait sens dans le contexte de composition de l’ouvrage, mais qui ne facilite vraiment pas la tâche du lecteur français contemporain. Mais je vous engage franchement à dépasser cette première impression : le livre en vaut la peine, et c’est peu dire.
Allez, un de ces jours, je me refais les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi Kenji, je vous en parlerai peut-être…
HIRATA Hiroshi, Satsuma, l’honneur de ses samouraïs, t. 3, [Satsuma gishiden], traduction du japonais [par] Yoshiaki Naruse, [s.l.], Delcourt – Akata, [1981] 2005, 208 p.
LES SAMOURAÏS BIENTÔT TERRASSIERS
Retour à la série Satsuma, l’honneur de ses samouraïs, de Hiroshi Hirata, avec ce troisième tome aussi différent du deuxième que le deuxième l’était du premier. La cohérence de la série demeure, pourtant, par quelque miracle. Par contre, la dimension « documentaire » du récit est toujours un peu plus marquée – et, ai-je l’impression, de manière un peu moins convaincante ici ?
Ce troisième tome n’est certes pas mauvais, mais m’a tout de même paru bien inférieur aux deux précédents – peut-être avant tout, cependant, parce que le questionnement moral essentiel de la série prend ici des atours qui me parlent moins ?
Ce troisième volume est focalisé sur une série d’histoires d'abord assez brèves destinées à mettre en scène tant les difficultés des fiefs affectés par les crues récurrentes que le comportement des samouraïs de Satsuma une fois arrivés sur place, avant de se mettre véritablement au travail.
« L’ampleur » du récit est du coup peut-être un peu moindre, et ce d’autant plus que les « héros » détaillés dans les deux premiers tomes sont largement absents – si ce n’est Jûzaburô Gondô dans le dernier épisode ; Sakon Shiba n’apparaît pas, et, sauf erreur, on se contente de mentionner le conseiller Hirata.
En même temps, revenir à un tableau plus « terre à terre » était sans doute à propos, eu égard au traitement des événements dans ce troisième tome… Surtout, disons, quand ce sont les particularismes locaux et la forme exacte des travaux à entreprendre qui occupent le devant de la scène.
On peut noter, je suppose, que ces récits-là sont entourés par deux autres, le premier et le dernier, qui jouent peut-être davantage du thème samouraï « classique », opérant sans doute la bascule qui est justement le propos de la série.
Ensemble, ces cinq épisodes, ainsi enchaînés, sont tous à leur manière l’occasion de dilemmes moraux variés, dressant un tableau complexe des difficultés (et le mot est faible) rencontrées par l’ensemble des protagonistes de l’histoire, paysans locaux toujours à la merci d’une crue fatidique, et samouraïs de Satsuma à l’honneur chatouilleux, néanmoins bien obligés de jouer aux terrassiers...
Enfin, dernier aspect global à mentionner avant de s’aventurer dans les épisodes, un par un, la mort, ou le rapport peu ou prou pathologique à la mort, occupe toujours une place centrale : les suicides ne manquent pas, ici, sans doute plus nombreux que les meurtres et duels…
L’ARRIVÉE DANS LES RÉGIONS DE MINO ET OWARI
Le premier épisode rapporte l’arrivée des samouraïs de Satsuma dans les régions de Mino et Owari où ils doivent exécuter les travaux d’aménagements fluviaux – on enchaîne donc directement depuis la fin du tome 2, qui annonçait leur arrivée pour le lendemain. Cet épisode détaillait par ailleurs la mesquinerie des autorités shogunales, qui interdisaient aux locaux de faire quoi que ce soit pouvant faciliter la tâche et adoucir le sort des hommes du clan Shimazu… Cette fois, ils découvrent eux-mêmes ce qu’il en est, auprès des paysans qui leur expliquent, gênés, la situation : impossible de faire quoi que ce soit pour eux – ne serait-ce que de leur offrir du saké ou les inviter à prendre un bain !
Mais, globalement, les samouraïs de Satsuma demeurent stoïques face à ces vexations diverses – ils avaient pourtant failli exploser, au tout début de l’épisode, quand ils avaient appris que le coût des travaux… serait en fait le double de ce qui avait été annoncé, un montant déjà exorbitant pourtant, déjà en mesure de ruiner le clan Shimazu, aussi riche soit-il ! Mais les plus calmes gèrent les plus impulsifs…
Le cœur de l’épisode est sans doute ailleurs – quand un vieux paysan du coin se met de la partie. Au milieu des remerciements des siens, qui ne peuvent donc pas avoir de conséquences « matérielles » le plus souvent, lui se montre plus agressif, même si c’est d’un ton courtois, qui ne trompe à l'évidence personne. Les fiers samouraïs de Satsuma sont-ils vraiment prêts à se faire terrassiers, eux qui ont préféré prendre leurs sabres avec eux plutôt que des outils adéquats, des pelles par exemple ? Les provocations du vieillard sont d’autant plus cinglantes que les hommes du clan Shimazu, à prendre le temps d’y réfléchir, sont bien contraints de reconnaître qu’il n’a pas tort… Sont-ils vraiment prêts à aller jusqu’au bout ? Peuvent-ils vraiment s’investir dans ces travaux comme ils le feraient dans une bataille ? Sont-ils prêts à mourir à la tâche ?
Le thème morbide étant introduit, nous savons sans doute très bien comment cela se terminera… La tension n’en est pas moins remarquable, qui fait de cet épisode une excellente entrée en matière – rude, empreinte de gravité, pertinente assurément.
À noter qu’un des samouraïs commente toute la scène à la première personne, procédé plutôt bien vu – j’ai cru un instant qu’il s’agissait de Jûzaburô Gondô, mais ce n’est semble-t-il pas le cas ?
RICHES ET PAUVRES FACE À LA MORT
Les trois épisodes qui suivent, et qui constituent donc le milieu du volume, se focalisent ainsi que dit plus haut sur les particularismes locaux – exposés à mesure que les samouraïs de Satsuma découvrent leur lieu de travail, et les implications éventuelles de leur entreprise.
La documentation, toujours essentielle dans cette série, l’est sans doute plus que jamais ici – même si la première double page du premier épisode consistait déjà en une carte de la région, extrêmement complexe… Pour le coup, c’est à la fois un atout et une difficulté – car, cette fois, le didactisme est sans doute de la partie.
Pour autant, la découverte progressive de la situation par les samouraïs, absolument inconscients à l’origine de ces données de base, est sans doute bien menée. C’est surtout que les dilemmes moraux épicent cette découverte, jouant à nouveau d’une tension pas si éloignée sans doute de celle du premier épisode…
Enfin, il faut relever combien ces différentes affaires appuient toujours un peu plus sur l’opposition entre riches exploitants et paysans pauvres – le pragmatisme égoïste des premiers ne s’embarrassant certes pas de craintes quant au sort potentiellement fatal des seconds. Nulle surprise sans doute à ce que Hroshi Hirata prenne le parti des humbles, mais il fait ça habilement – aussi moralement fautifs soient les propriétaires, ils ont ainsi des arguments à avancer, peut-être pas à même de convaincre le lecteur, tant ils sont égocentriques, mais permettant de montrer combien les diverses situations exposées sont complexes… au point peut-être de les rendre bel et bien indifférentes aux principes les plus nobles ?
LE « TERTRE VITAL »
Le premier exemple de ces dilemmes est bel et bien une question de vie ou de mort – sans la moindre ambiguïté à ce propos. Si les crues dans la région sont aussi terribles, c’est notamment parce que les terres agricoles autant que les habitations sont régulièrement situées à un niveau inférieur à celui des rivières. La majeure partie du temps, cela ne pose pas de problèmes, mais, en cas de crues, les zones plus basses sont inondées, et les eaux furieuses emportent tout – récoltes et habitants.
Pour s’en prémunir, les plus riches élèvent leurs constructions sur des monticules dépassant le niveau de l’inondation, mais les pauvres ne peuvent se permettre de voir les choses ainsi – et aussi « individuellement ». La coutume de la région les incite donc à construire en commun des « tertres vitaux », pas des habitations à proprement parler, mais de simples élévations de terrain destinées à un usage collectif – un refuge temporaire pour les paysans aux demeures submergées, le temps que le niveau de l’eau baisse et leur permette de rentrer chez eux… ou plutôt de constater les dégâts. Ces tertres sont bel et bien vitaux : sans eux, les paysans pauvres sont condamnés.
Ils n’en suscitent pas moins des conflits… surtout quand il s’agit, comme ici, d’élever semblable tertre sur les terres d’un propriétaire guère désireux de sacrifier ainsi ses richesses au bénéfice supposé de pouilleux qui croient, au seul nom de leurs craintes, pouvoir accaparer le bien d’autrui ! Aussi détestable soit le personnage, et brutal au travers de ses sbires, ses arguments, dans un registre distinct de celui de la morale, sont effectivement défendables : l’affaire est plus compliquée qu’il n’y paraît. Il faudra bien toute la sagesse d’un samouraï de Satsuma pour trancher la question… même si la cause des humbles est nécessairement la nôtre – en fait, la violence de l’hostilité entre les deux camps constitue elle-même un argument de taille !
LES MŒURS DES WAJÛ
L’épisode suivant, « Les Mœurs des wajû », est très proche dans son déroulé – mais se montre astucieux en décalant, disons, la thématique directement morbide, pour s’intéresser d’abord à des questions d’ordre économique, d’une certaine manière – questions qui, à terme, peuvent très bien s’avérer aussi fatales pour les paysans que dans « Le ʺTertre vitalʺ », mais pour l’heure indirectement.
Les wajû, à l’origine, désigne des « îles » ou « îlots » dans les méandres complexes des rivières – mais le terme a ensuite été appliqué aux zones à l’intérieur des terres tout aussi susceptibles que les îlots de disparaître sous les flots en cas de crue.
Or tous les résidents ne sont pas logés à la même enseigne – notamment en raison du niveau des villages par rapport au lit de la rivière : en cas de crue, les conséquences peuvent être tout autres ; or certains paysans sont portés à faciliter la tâche de la nature…
Ici, un conflit oppose deux villages voisins, mais dont le premier est bien plus haut que le second – l’évacuation des eaux des crues, ou même peut-être en sens inverse leur rétention, peuvent avoir des conséquences terribles. Et si, là aussi, nous sommes portés à adopter instinctivement la cause des paysans humbles du village le plus bas, le tableau n’en est pas moins complexe…
Pour décider de la question, il faudra tout le courage d’un samouraï de Satsuma opportun, qui passait là par hasard et ne savait rien de la question. Nous savons bien sûr comment cela va se terminer… et sans doute peut-on y voir un reflet (inversé, donc ?) du vieillard agressif du premier épisode.
LES BATEAUX DES WAJÛ
Ces trois premiers épisodes étaient assez brefs, et d’un format comparable, tournant autour de la trentaine de pages chacun. Les deux derniers épisodes du volume sont plus longs – quelque chose comme une soixantaine de pages chacun.
Hélas, « Les Bateaux des wajû » ne m’a pas vraiment convaincu… Mais c'est compliqué, là encore.
Il poursuit les thèmes esquissés dans les deux épisodes précédents, en se focalisant encore davantage sur les seules réalités locales, sans qu’il y ait nécessité cette fois pour les samouraïs de Satsuma d’intervenir ; par ailleurs, il s’agit bien à nouveau d’une opposition entre un riche exploitant (exploiteur) et des paysans pauvres pour lesquels il n’a que mépris… Mas il n’y a plus ici la moindre ambiguïté : le riche propriétaire est cette fois, non seulement un gros connard, mais aussi quelqu’un dont le pouvoir repose sur la seule force – à la différence de ses prédécesseurs des deux épisodes précédents, lui ne peut faire appel au droit, sinon à la seule loi du plus fort, et pas davantage à la morale, ou sinon une morale de prédateur… Disposant du monopole des bateaux de commerce sur les rivières locales, il en profite pour s’approprier toujours davantage de terres et de bénéfices.
Mais certains paysans pauvres ne comptent pas se laisser faire – et, à leur tête, le nommé Ginji. Et ils sont prêts à se battre. Mais les Owari-ya se sont emparés de la famille de Ginji, et menacent d'en exécuter les membres si Ginji et ses hommes ne cèdent pas !
Or Ginji laisse faire – il laisse son ennemi massacrer ses parents.
Jusqu’ici ça fonctionne assez bien – il y a là encore une vraie tension, quelque chose d’horrible se déroule sous nos yeux : que les victimes de la barbarie de l’oppresseur se montrent stoïques et braves face à la mort ou autrement faibles et geignardes, ce ne sont au fond que des avatars différents et tout aussi puissants de l’homme confronté à sa fin. L’entourage de Ginji est outré par la scène – et ses récriminations participent de l’effet produit.
Mais Ginji laisse faire, donc – au point de susciter la perplexité, puis la haine, de ses propres partisans. Il se battra enfin, quand le massacre aura été mené à terme ou peu s’en faut, et l’emportera – et tous alors de louer son courage et sa détermination ! « Détermination », oui : c’est le mot clef du récit...
Là, je dois avouer voir eu du mal – surtout, sans doute, pour des raisons culturelles : je ne comprends tout simplement pas le procédé de Ginji, je ne comprends pas pourquoi il ne s’est pas battu d’emblée… Je crois être bien conscient des difficultés d’ordre éthique que la confrontation des pensées occidentale et japonaise peut susciter – en fait, c’est à n’en pas douter justement une des choses qui m’intéresse tout particulièrement dans nombre de lectures récentes… et aux premiers chefs les gekiga de Hiroshi Hirata, ou Lone Wolf and Cub!
Pourquoi donc cela ne passe-t-il pas cette fois ? Au-delà du questionnement de la motivation de Ginji (peut-être trouble, d’ailleurs : la fin de l’épisode, en le montrant triomphant des Owari-ya, pourrait laisser entendre qu’à terme il ne se montrerait lui-même pas forcément beaucoup plus « juste » ?), même si ce questionnement est central, je crois que, ce que je n’ai pas compris et apprécié ici, c’est que, en « décalant » la morale samouraï sur une population paysanne, l’auteur l’a surtout rendue plus unilatéralement admirable – dimension déjà sensible dans l’épisode précédent, via un samouraï cette fois, mais c’est peut-être la répétition qui accentue l’effet ; or, dans l’épisode précédent, le samouraï s’attirait les louanges de la foule en se sacrifiant lui-même – ici, Ginji obtient le même résultat… en sacrifiant les autres ?
Un atout essentiel des BD de Hiroshi Hirata que j’ai lues, et là encore de Lone Wolf and Cub tout autant, c’est le questionnement de la morale samouraï – et tout particulièrement de cet « honneur », au cœur du propos dès les titres ; ici, pourtant, les louanges me paraissent presque virer à la caricature d’une notion convenue et démonstrative de « l’honneur » des bushi ; rien d’étonnant dès lors, je suppose, si je ne m’y reconnais pas, tant c'est la remise en cause de ces principes qui me parle avant tout...
LE TRANSFERT DE JÛZABURÔ
Le dernier épisode, aussi long que le précédent, retourne cependant sans ambiguïté aux authentiques samouraïs de Satsuma – et non à leurs dérivés paysans et locaux. C’est aussi l’occasion pour l’auteur de rappeler à notre bon souvenir un des quelques personnages principaux de la série : Jûzaburô Gondô.
Les samouraïs de Satsuma, dans cette phase qui précède les travaux à proprement parler, leur offrant l’opportunité de découvrir les lieux et leurs us et coutumes, sont comme de juste dévorés par la rancœur, en raison du traitement inqualifiable que le shogun leur impose ; mais ils obéissent tant bien que mal aux consignes du clan Shimazu, découlant de la politique prônée par le conseiller Hirata…
Ils ont cependant bien besoin d’un exutoire. Or, depuis leur départ de Satsuma, ils ne sont pas livrés à l’entraînement emblématique de leur école – consistant à frapper de 3000 coups de sabre un piquet, en hurlant, chaque matin : c’est ce qu’il faut faire !
Les samouraïs se livrent donc à leur exercice – un exercice bruyant… Un samouraï solitaire les accoste après coup, qui leur dit être au service des paysans locaux ; or les cris des samouraïs de Satsuma les ont proprement terrifiés… Il demande réparation pour les pauvres paysans.
Le jeune samouraï est moqueur ; en écho du vieillard du premier épisode, il ne dissimule guère, sous son expression globalement courtoise, une volonté affichée d’humilier les hommes du clan Shimazu… et ce d’autant plus qu’il est bien conscient que ses antagonistes ne pourront rien faire contre lui : la politique du conseiller Hirata est catégorique à ce propos ! Sa motivation est trouble, mais les faits parlent pour eux-mêmes.
Aussi le samouraï trouve-t-il un moyen particulièrement dégradant d’obtenir réparation, justement en s’inspirant d’une scène impliquant le conseiller Hirata dans le volume précédent : les paysans jetteront des pièce à la figure des samouraïs, qui devront encaisser (si j’ose dire) comme les vulgaires travailleurs qu’ils sont !
L’idée n’enchante certes pas les fiers bushi, qui sont toujours un peu plus humiliés, jour près jour, dans cette affaire… Mais effectivement : ils ne peuvent même pas protester.
Si ce n’est que se trouve parmi eux le jeune et bouillant Jûzaburô Gondô… Certes, en vassal fidèle, il acceptera le châtiment sans se plaindre. Mais après…
L’épisode m’a davantage parlé que celui qui précède – car le duel rhétorique est bien géré, avec une tension admirable, et les motivations de tout un chacun me paraissent plus compréhensibles. Dans la construction de ce troisième volume, cet ultime épisode opère de nombreux renvois, mais toujours avec pertinence. Ce n’est sans doute pas le moment le plus brillant de la série jusqu’alors, ni même de ce volume sans doute – même avec leur documentation cette fois écrasante, les épisodes 2 et 3 m’ont sans doute davantage parlé, en mettant l’accent sur de complexes dilemmes ; de même pour le sévère vieillard du premier épisode. Mais ça marche.
CONCLUSION
Globalement, il me paraît clair cependant que ce troisième volume m’a nettement moins parlé que les deux précédents. Encore une fois, sans qu’il soit mauvais pour autant, loin de là ! Même le quatrième épisode, avec l’indiscernable Ginji, n’est pas mauvais – il m’a seulement moins parlé. Les autres épisodes, a fortiori, ne méritent pas vraiment de blâme…
Mais il manque ici quelque chose, qui faisait des deux premiers tomes de si brillantes réussites. Un je ne sais quoi dont j’espère qu’il reviendra, d’une manière ou d’une autre, dans les trois tomes qui restent – puisque nous en sommes bien ici à la moitié de la série.
Nous verrons bien – car je ne compte certes pas m’arrêter là
Bon, j’avais plus ou moins pris, même dans la douleur, la décision de ne plus trop causer de films ici pour cause de manque de temps, et ce alors même que je me remettais enfin à en regarder – oui, essentiellement japonais : c’est une motivation qui en vaut bien une autre, et il y a tant de merveilles à découvrir dans ce domaine !
Mais, du coup, ma dernière critique cinématographique sur ce blog portait sur Pluie noire, très bon film de Shôhei Imamura, et depuis, rien… Pourtant, j’avais vu des métrages qui auraient bien mérité que j’en parle ! Pour m’en tenir au nippon, Godzilla d’Ishirô Honda, La Condition de l’homme (trois films de trois heures, donc…) et aussi Rébellion de Masaki Kobayashi, Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa (deux films, ou une mini-série, comme vous voulez), La Vie d’O’Haru, femme galante de Kenji Mizoguchi, Voyage à Tôkyô de Yasujirô Ozu, Suicide Club de Sion Sono, Le Couvent de la bête sacrée de Norifumi Suzuki, Pompoko d’Isao Takahata, et j’en oublie sans doute… Sans même parler de Cowboy Bebop, série et film. Oui, il y aurait eu de quoi faire, dans bien des registres différents. Ne pas chroniquer le merdique Uzumaki de Higuchinsky (lamentable adaptation de l’excellente BD Spirale de Junji Itô), c’est une chose – mais entretenir le même rapport avec les autres films cités, souvent très bons, parfois plus encore, n’a pas de sens. Je suppose que bon nombre de ces films auraient utilement remplacé ici tel ou tel roman ou bouquin de jeu de rôle passablement faible mais chroniqué par compulsion…
Il m’a bien fallu l’admettre au visionnage de cet autre excellent film qu’est La Vengeance est à moi… de Shôhei Imamura, dont le très beau Pluie noire était donc le dernier film chroniqué sur ce blog, il y a presque quatre mois de cela. J’ai (re-donc) vu plein d’autres choses depuis, mais ce semblant de fixette sur Imamura, aussi biaisé soit-il par la catégorie du blog, n’en est pas moins peut-être révélateur, en fin de compte – parce que je ne compte certainement pas m’arrêter là : il me faut voir plein de choses du bonhomme, et non des moindres, comme De l’eau tiède sous un pont rouge ou le bien plus vieux Le Pornographe (adaptation du roman Les Pornographes d’Akiyuki Nosaka, que j’avais adoré mais qu’il faudrait bien que je relise, lui aussi, d’ailleurs), et d’autres encore, dont Eijanaika, associé à La Vengeance est à moi dans le présent coffret DVD ; je compte aussi revoir très prochainement La Ballade de Narayama, et envisage de tenter un exercice bien particulier, une chronique parallèle du film d’Imamura et du roman de Shichirô Fukazawa qui l’a inspiré – j’ai déjà vu le film et déjà vu le livre, mais j’ai bien envie de m’y atteler…
UN TOURNANT DANS LA CARRIÈRE D’IMAMURA
La Vengeance est à moi n’est probablement pas le film d’Imamura le plus connu en Occident – ou en tout cas en France, j'en ai l'impression, du moins. Ses deux palmes d’or (rappelons qu’il est un des très rares réalisateurs à pouvoir s’enorgueillir de ces deux titres), La Ballade de Narayama et L’Anguille, passent sans doute devant ; Pluie noire et De l’eau tiède sous un pont rouge, de beaux succès à Cannes et ailleurs, de même, je suppose ; et, si je n’ai pas l’impression que l’on ait beaucoup causé du Pornographe en France, quelques articles en anglais m’ont laissé supposer, à tort peut-être, que ce métrage bien plus vieux avait lui aussi su s’exporter.
La Vengeance est à moi n’en a pas moins suscité nombre de louanges – mais peut-être d’abord au Japon ? Là-bas, il a raflé tous les prix (21 récompenses relevées sur IMDB). Et – surtout ? – il a constitué un tournant majeur dans la carrière d’Imamura, au point qu’on a pu en faire un de ses films les plus importants, voire LE plus important.
Imamura, avant de tourner ce film, avait largement délaissé le cinéma de fiction : dix ans plus tôt, sa dernière tentative dans ce registre, Profonds Désirs des dieux, avait pâti d’un tournage difficile et s’était avérée un échec commercial – de quoi écœurer plus hardi. Entretemps, il n’avait certes pas délaissé la caméra – mais il s’était entièrement consacré au cinéma documentaire, avec des films traitant notamment de la guerre et de ses conséquences, avec éventuellement un accent sur la prostitution dans ce triste contexte ; un titre plus célèbre que les autres : L’Histoire du Japon d’après-guerre racontée par une hôtesse de bar (pas vu, faudra aussi)… mais, à l’époque, ce film avait été un autre échec commercial, contraignant Imamura à ne plus travailler les années suivantes que pour une télévision plus rémunératrice et moins aléatoire. Mais, d'une certaine manière, et contexte personnel mis à part, cette orientation documentaire coule de source : Imamura, qui sous-titrait « Introduction à l’anthropologie » son adaptation des Pornographes, ou qui parlait d'entomologie pour un autre film, etc., était sans doute déjà marqué par cette approche réaliste, pas forcément si éloignée de l'essai – et, même de retour à la fiction suite au présent film, l’emprise du cinéma documentaire reste essentielle : La Vengeance est à moi en témoigne assurément, comme le fera bientôt, de manière sans doute encore plus poussée, La Ballade de Narayama…
En tout cas, cette fois, la tentative est fructueuse, le travail d’Imamura est récompensé, et La Vengeance est à moi rencontre un beau succès au Japon, critique et commercial, convainquant l’auteur autant que son public qu’il n’en a pas fini avec la fiction, ou plutôt qu'il peut y revenir.
Suivront les chefs-d’œuvre que l’on sait… Mais il ne faudrait pas, pour autant, se contenter de voir en La Vengeance est à moi un simple « présage » des succès à venir : ce film n’annonce pas des sommets ultérieurs, il constitue d’emblée un de ces sommets – bien digne de figurer aux côtés des films mieux exportés qui ont suivi ; il est au moins aussi bon que tous, peut-être bien meilleur encore que certains…
« D’APRÈS UNE HISTOIRE VRAIE »
Il faut dire que, pour ce retour, Imamura avait un bon sujet – doublement bon, car à même de susciter l’intérêt du public, et en même temps de lui permettre de pleinement s’exprimer à sa manière, sans compromission.
La Vengeance est à moi est en effet un film policier – ou une sorte de film policier, au départ du moins ; avec aussi un côté thriller, et pourtant on a un peu de mal à le qualifier de thriller… C'est en fait le drame psychologique qui domine, mais d'une manière propre à défier les codes associés à cette dénomination.
Techniquement, il s’agit d’une adaptation d’un livre de Ryûzô Saki, qui avait connu un certain succès au Japon – mais le livre lui-même s’inspirait de faits réels, qui s’étaient produits au début des années 1960 : il portait en effet sur un certain Akira Nishiguchi, minable escroc devenu tueur, et dont la traque sur plusieurs mois captiva la foule japonaise – après cinq meurtres fin 1963, il fut enfin arrêté par la police (qui avait semble-t-il eu du mal à associer les meurtres et les escroqueries…) en janvier 1964, après quoi il fut condamné à mort, et enfin exécuté en 1970. Cet ersatz difficilement compréhensible de tueur en série, bien différent sans doute du mythe sempiternellement rabâché du tueur psychopathe – ne serait-ce que parce que ses meurtres semblaient toujours avoir un mobile, pécuniaire en l’occurrence, quand bien même dérisoire tant les sommes en jeu n’avaient rien d’une fortune –, a ainsi suscité une chasse à l’homme sans pareille dans le Japon contemporain, et bon nombre d’interrogations aussi sans doute, tant le personnage paraissait indéchiffrable, et sa motivation incompréhensible. D’où, en fait, le livre de Ryûzô Saki, qui consistait, d’une certaine manière, à refaire l’enquête en dehors des seules sources policières, afin de tenter de comprendre qui était le tueur et pourquoi il avait fait ce qu’il avait fait.
L’idée séduisait Imamura – mais à condition, à son tour, de la faire sienne : du livre de Ryûzô Saki, il laisse donc de côté toute l’implication subjective du narrateur-enquêteur, y préférant une complexe pluralité de points de vue, où l’objectivité documentaire (assumée jusque dans les nombreux et techniques intertitres détaillant les meurtres et leurs mobiles avec la froideur et la sécheresse d’un rapport de police) s’associe à des subjectivités de divers ordres, pour tenter à nouveau de comprendre le personnage – le comprendre, mais pas le juger. Ce qui implique par ailleurs, a contrario sans doute d’une certaine tradition cinématographique teintant de « romantisme » les héros-criminels traqués par les autorités, de refuser ici tout traitement lyrique : le héros est un tueur, on ne le sauvera pas aussi facilement. La distance – morale, notamment – n’est peut-être pas toujours de mise pour autant, car les divers points de vue peuvent parasiter la narration (délibérément et habilement), mais dans l’ensemble, que ce soit « objectivement » ou au travers de « subjectivités » plus ou moins parties prenantes à l’affaire, et plus ambiguës qu'à leur tour, le tueur, en tant que tueur, ne peut qu’être un connard – et, décidément bien loin de tout lyrisme, un type passablement minable. En s’emparant d’un fait-divers sordide, Imamura n’a certainement pas tenté de le « dénaturer » voire de « l’élever » d’une manière lyrique : non, il a choisi d’appuyer sur cette dimension sordide, par ses choix de réalisation et au travers des performances remarquables d’une brochette d’acteurs (et d’actrices surtout ?) tous plus brillants les uns que les autres.
Il ne juge pas, dit-on – mais il sait, en bon réalisateur qui a aussi œuvré dans le documentaire, que placer une caméra ici plutôt que là, c’est déjà, littéralement, imposer un point de vue… Par ailleurs, s’il ne se livre pas à un réquisitoire contre le tueur (nul besoin de toute façon), on devine un autre réquisitoire en filigrane – portant cette fois sur la société japonaise, bien sûr, et sur sa violence intrinsèque : dans La Vengeance est à moi, la violence, ce ne sont pas tant les meurtres commis par le tueur (pourtant certes pas édulcorés), ou pas seulement du moins, que les rapports sexuels et économiques, ou les deux à la fois, impitoyables et terribles – le tueur s’inscrit dans ce contexte plus global ; mais ne pas s’y tromper : aussi horrible et violente soit la société japonaise, même en cette veille des jeux olympiques de Tôkyô, illustration du retour du Japon dans le concert des nations après les atrocités de la guerre, cela ne pourra que très vaguement expliquer les agissements horribles du « héros »… et en aucun cas l'excuser.
IWAO ENOKIZU, MINABLE SALAUD
Le film début le 4 janvier 1964, par ce qui aurait pu/dû en être la fin : l’arrestation du tueur. Les noms ont été modifiés : notre ordure s’appelle Iwao Enokizu, et est interprétée (superbement) par Ken Ogata, acteur plus ou moins « révélé », ou du moins rendu célèbre, par ce film ; paraît-il habitué des rôles de yakuzas, il brillerait néanmoins dans d’autres productions, dont d’autres films d’Imamura, au premier rang desquels La Ballade de Narayama, où il aura le premier rôle masculin ; on le connait aussi pour avoir incarné Yukio Mishima dans le fameux biopic de Paul Schrader – que je n’ai toujours pas vu, et il faudra bien y remédier.
En soi, le procédé, de commencer par la fin, n’est sans doute pas spécialement original, mais il ne rend que plus pertinent l’emploi du ton documentaire dans les très froides et sèches premières scènes. Classiquement, les policiers interrogent le suspect – qui ne nie rien. Il semble bien en peine, lui aussi, d’expliquer pourquoi il a commis ces crimes – encore que l’expression « en peine » ne soit sans doute pas appropriée : il s’en moque... Seule l’idée de sa mort prochaine semble l’obséder – il sait très bien qu’il sera pendu (la symbolique ne laisse aucun doute à cet égard). Mais cette obsession n’implique pas de peur, et encore moins de remords. Ainsi vont les choses, c'est tout…
Le film ne poursuivra pas forcément très longtemps dans la voie de l’enquête policière en forme de reconstitution – il y préfèrera ensuite d’autres points de vue, tout en parvenant à conserver au moins un semblant de cohérence (je suppose néanmoins que c’est là un des très rares points où on pourrait légitimement critiquer le film) ; en l’état, cependant, ce procédé initial est d’une étonnante brutalité – qui montre sans les édulcorer le moins du monde les deux premiers meurtres d’Iwao ; et si le premier, maladroit, est presque burlesque, au moins autant qu’horrible, il est pourtant difficile d’en sourire…
SOUS LES YEUX DU PÈRE
Mais, même dans leur dimension crapuleuse, ces crimes demeurent inexplicables, aux yeux des policiers comme du spectateur (sans même parler du tueur) – il faudra, pour y comprendre quelque chose, ou tenter de le faire, trouver à comprendre le personnage, autant que faire se peut. À cette fin, les policiers se rendent auprès du père du tueur, Shizuo Enokizu (brillamment campé par Rentarô Mikuni)…
Plaçons la balise SPOILERS ici, au cas où ; c’est une simple précaution, je ne sais pas si l’on peut vraiment parler de spoilers ici – mais si jamais, vous êtes prévenus, quoi…
La rencontre avec le père ? Elle a en fait quelque chose d’un prétexte, sur le plan cinématographique – car les scènes l’impliquant ensuite ne sont pas de son point de vue : le film prend aussitôt ses distances, trompant l’attente du spectateur, et ce dès le tout premier plan du premier flashback, le plus lointain… qui est du coup d’abord filmé de très loin. Nous savons que le père raconte tout cela à la police – mais nous ne le voyons pas à travers lui ; à son grand dam, d’ailleurs, nous le voyons lui… et ce jusqu’à la fin ; or il n'est pas quelqu'un que l'on apprécie de voir...
Dans cette première scène de flashback, en 1938 sauf erreur, Shizuo, sorte de chef de village, une petite communauté de pêcheurs sur une île isolée, est sévèrement battu par un militaire fanatisé qui entend le forcer à céder tous les bateaux du village pour les besoins, impossibles à satisfaire, de l’armée impériale partant à la conquête du monde. Le petit Iwao se rebelle, frappe même l’officier, mais Shizuo l’empêche de commettre d’autres bêtises, et, avec moult génuflexions et suppliques, cède enfin aux exigences inqualifiables du militaire…
Cette scène, en guise d’explication de la psyché future d’Iwao, n’est en fait pas efficace – mais c’est sans doute délibéré, tant, ce qui compte ici, et jusque dans la tournure que prendront ensuite les relations entre le père et le fils, c’est sans doute la seule lâcheté de Shizuo, personnage faible et veule, qui inspire bien vite un vague dégoût… Le comportement d’Iwao est ici très secondaire ; et si l’acte a quelque chose de fondateur, on ne peut pas en faire dériver « tout simplement » la psyché malade du tueur. C’est bien la figure du père qui domine – peut-être parce qu’il est ainsi amené à se livrer à son exercice préféré : l’aveu, accompagné d’autoflagellation ? Oui, décidément, le bonhomme inspire d’emblée un vague dégoût… Non que ce soit forcément un mauvais bougre, d’ailleurs, mais, à tous les points de vue, il est, disons… insuffisant. Au point où c'en est (savoureusement) agaçant.
Cette scène nous révèle par ailleurs autre chose : la petite communauté de pêcheurs est chrétienne. Et ce n’est sans doute pas qu’un détail – ainsi que le titre même du film semble le proclamer, emprunté à la Bible : le Moi possessif n'est autre que Dieu... Mais le christianisme de Shizuo est ritualisé et empreint de superstition – sans doute se rabat-il instinctivement sur un autre Père, qui est aux cieux, et qui le décharge, d’une certaine manière, de ses petites culpabilités, de ses mesquineries sans nombre…
Shizuo n’a en tout cas rien d’une figure paternelle pour le petit Iwao – il ne peut rien faire contre pareil personnage. Non qu’il soit par ailleurs lui-même exempt de vices ! Mais pas forcément où on le croit ? Il y a là un très beau retournement... En effet, nous le verrons plus tard impliqué dans une relation adultère chargée d’inceste, avec Kazuko, la propre femme d’Iwao (Mitsuko Baishô, parfaite) ; mais à vrai dire, et c'est habile, ce n’est qu’alors, dans cette relation qui devrait être immorale (tout particulièrement à ses propres yeux), qu’il peut se montrer sous un meilleur jour – car vu, cette fois, à travers les yeux d’une femme qui l’aime (c’est important, et j’y reviendrai) : il y a en fait une tendresse, dans la relation entre Kazuko et Shizuo, peu ou prou unique dans ce film autrement violent, où le sexe n’est au fond qu’une occasion de plus pour la violence de s’exprimer (mais avec peut-être un bémol impliquant le personnage de Haru, et j’y reviendrai là aussi) ; leur scène dans le bain est aussi troublante que belle (ou belle que troublante, selon le critère pertinent) ; cela ne sauve sans doute pas le personnage, mais permet du moins de prendre quelque distance avec les condamnations unilatérales si tentantes.
Car Shizuo, faible, lâche, veule, est donc incapable de manier son insupportable fils. Lors d’une scène extraordinaire, sur le plan technique sans doute la plus bluffante de tout le film, une chorégraphie sadique et douloureuse au cadrage soigné et terriblement expressionniste, nous le voyons s’emparer enfin d’une hache, mais non pour en menacer l’abject Iwao – ex-taulard au comportement absurdement agressif, et même parfaitement ridicule dans tout son clinquant de yakuza de seconde zone : bien au contraire, c’est pour lui demander de le tuer lui… Iwao, alors, n'a jamais tué, au passage. Trait japonais, peut-être – et christianisme ou pas. Il faudra en tout cas que Kazuko s’empare de la hache, même à seule fin de séparer les deux hommes – ses deux amants –, pour que l’ustensile acquière quelque chose d’une véritable menace ; elle tétanise les deux mâles, dont le rôle se fissure alors quelque peu.
Mais Shizuo n’a décidément rien d’un saint homme : lui qui se montre si petit face à Iwao n’est d’ailleurs peut-être pas étranger à la cruauté de son rejeton ? Torturer un chien est visiblement plus facile pour lui que d’assumer sa paternité…
Mais la foi superstitieuse est bien de la partie : Shizuo, d’une manière ou d’une autre, se sait coupable – il l’a toujours été, c’est de toute façon dans l’homme, n’est-ce pas ? Le péché originel ! Quand le sexe est de la partie, ça n’en est que plus évident. Or cette culpabilité peut s’avérer bien pratique – en légitimant l’adultère de notre pauvre pécheur, d’une certaine manière… ou en en tirant une protection efficace contre la brutalité de son fils : lors de leurs multiples confrontations, et jusqu'à l'ultime et terrible, l’idée revient sans cesse qu’Iwao ne pourra jamais lever véritablement la main sur son père – parce qu’il ne peut tuer que des innocents, et que Shizuo est naturellement coupable ; le tueur ne peut, d’une certaine manière, qu’acquiescer à ce discours, même s’il le fait visiblement enrager…
Le regard du père, à cet égard, tout au long de ces multiples flashbacks, n’est donc pas celui de Shizuo – tant le pathétique bonhomme se repose lâchement sur son Dieu. Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de point de vue dans ces scènes, au-delà d’un hypothétique démiurge omniscient, qui condamne à terme le péché mais laisse faire entretemps, brandissant, en châtiment de nos crimes qu’il favorise, les menaces d’un purgatoire et d’un enfer qui ont le bon goût d’être posthumes et le mauvais d'être éternels ?
Mais c’est en fait tout le contraire ; ainsi, de manière superbement habile, dans la longue scène que je viens d’évoquer – où, en définitive, le regard que nous avons accompagné tout au long de ces tiraillements familiaux baignant dans une violence sourde, s’avère… celui de la mère d’Iwao, Kayo (Chôchô Miyako) – une vieille femme discrète, qui souffre de ce qu’elle a mis au monde ; mère, elle l’est, qui veut croire contre l’évidence en l’amabilité et la gentillesse de son fils… Mais elle n’est qu’un premier exemple, dans ce film, de la vieille dame en retrait (pour un temps du moins, Hisano se révèle enfin bien différente...), qui voit tout le tragique du monde, et ne peut rien dire… Car il est trop tard, et car ce n’est pas son rôle.
Les femmes plus jeunes, autrement présentes que Shizuo, autrement agissantes, tendent quant à elles à donner dans le déni : Kazuko, ici, en vivant maritalement avec son beau-père pour mieux oublier l’époux et fils, plus tard Haru fantasmant une romance idéale entre les bras d’un homme qu’elle sait pourtant mauvais…
DOUBLE VIE À L’AUBERGE ASANO
En fait, c’est sans doute là que réside le cœur du film – dans les nombreuses séquences se déroulant à l’auberge Asano ou dans ses environs.
Iwao, même devenu tueur sans qu’il sache bien pourquoi, demeure avant tout un escroc – un imposteur : il se fait passer, ici pour un avocat (pompant la caution que des parents désespérés croyaient verser pour libérer leur petit délinquant de fils), là pour un professeur à l’université…
Mais, ce professeur, c’est en affichant délibérément et avec le sourire du bon compagnon une légère part de vice qu’il se crée des liens. Lors de ses séjours à Tôkyô, entre deux meurtres, il réside dans l’auberge Asano, invraisemblable bouiboui, au fond d’une impasse derrière le cimetière – un établissement crapoteux, en cheville avec les prostituées locales… Le patron de la maison, en homme qu’il est, est parfaitement abject – un personnage cruel, brutal et cupide, obsédé par l’argent, cultivant son minable pouvoir en brutalisant les femmes, au premier chef Haru (Mayumi Ogawa) – la maîtresse de maison, plus ou moins son épouse ; à l’auberge réside également la mère de Haru, Hisano (Nijiko Kiyokawa, dont la composition est extraordinaire – peut-être bien le plus beau rôle du film) – vieille femme, donc vielle folle : inutile d’y prêter la moindre attention…
Mais le professeur crée des liens – sympathique et ouvert (lui que nous savons froid comme un serpent), riche aussi à l'en croire, il ne tarde guère à séduire Haru : il épuise d’abord quelques prostituées, mais la relation avec la maîtresse de maison est autrement gratifiante. Haru, même semi-maquerelle, est une femme aimable, et bien vite très amoureuse. Sans doute n’est-elle pas aussi naïve qu’elle le prétend : femme, et dans un milieu pareil, elle sait très bien ce qu’il en est des rapports des hommes avec les femmes – dans l’hypothèse peu vraisemblable où elle perdrait de vue cette réalité, l’abjecte bêtise machiste du patron ne tarderait guère à lui ramener les pieds sur terre. Pourtant, elle voit dans le professeur, le si gentil professeur, une sorte de prince charmant, qui, peut-être (n’y pense même pas, pauvre sotte !), pourrait la sortir de là ?
Or Iwao est un homme traqué. Ce qui n’a pas l’air de l’inquiéter : alors même que sa photo est diffusée partout par les autorités – qui ont enfin admis que ces meurtres en série avaient un motif crapuleux –, notre héros se promène sans y prendre garde, fait ses courses comme le bon sarariman qu’il prétend être quand il n'est ni l'avocat ni le professeur ; bien sûr, le spectateur ressent une inquiétude non dénuée d’humour ironique quand il fait l’acquisition d’un marteau, de clous et de ruban adhésif… Mais les commerçants comme les passants, eux, ne soupçonnent rien. Iwao serait-il un Clark Kent ? Ses lunettes semblent suffire à maquiller sa véritable identité…
Puis, au cinéma, où se sont rendus ensemble Iwao et son flirt Haru, après un reportage sur l’enterrement de Kennedy et avant la suite des programmes, la police diffuse à l’écran le portrait du tueur. Personne, pour autant, ne le reconnaît dans la salle plongée dans la pénombre… mais Haru, si : elle sait qu'il s'agit de l'homme assis à côté d'elle. S’en inquiète-t-elle ? Pas vraiment… Elle rattrape Iwao, se carapatant col retroussé sur ses joues : ils pourraient commettre un double suicide ! Elle en est là : la prise de conscience de ce que son professeur adoré est un dangereux personnage n’y change rien, ou peut-être bénéficie d’autant plus à son amour – plus que jamais romantique… Elle sait que cela finira mal, pourtant. Mais quelle importance ?
Sa mère, Hisano, a peut-être un point de vue différent. Mais comment ? Cette vieille femme, dépensière, obsédée par les courses de bateau où elle engloutit les gains de l’auberge ? Cette relique toquée qui épie les couples en train de faire l’amour ? Nous y voyons d’abord un avatar de la mère du tueur – une autre vieille femme, un peu moins effacée car excentrique, mais au fond… Innocemment, sur le ton de la conversation, comme s’il s’agissait de la plus banale des banalités, Haru révèle pourtant enfin ce que le professeur n’aurait jamais cherché à savoir : Hisano est une tueuse. Ou elle l’était… Elle a tué une femme, il y a longtemps – par jalousie, peut-être. Elle a fait quinze ans de prison. Depuis… Oh, certes, vue de loin, elle est bien la vieille folle… Mais à peine cette façade se fissure-t-elle, qu’apparaît en dessous du masque de la fonction sociale la réalité d’une femme – d’un être humain, et donc nécessairement complexe, qui sait qu'il n'est plus temps de prétendre être quelqu'un d'autre. Or Hisano est là, quand Haru fait cette annonce au professeur. De même qu’elle ne tarde guère à savoir ce qu’il en est de cet homme qu’elle abrite dans son auberge – Haru le lui dit.
Les rapports entre les personnages ne sont plus les mêmes. Ils ne peuvent plus l’être. Mais est-ce véritablement une connivence ? Peut-être pas tout à fait. C’est simplement qu’ils ne peuvent plus prétendre ne rien savoir, ils ne peuvent pas faire abstraction de leurs crimes réciproques. Cela leur fait un point commun – quelque chose dont parler. Celui qui n’a plus besoin de se faire passer pour le professeur, celle qui n’a plus aucune raison de jouer à la vieille folle, se rapprochent…
Hisano n’est en rien un véhicule de rédemption – après tout, elle n’a aucun remords. Mais elle n’est pas non plus naïve : dans une scène très forte, alors qu’ils se promènent, longeant des bassins d’anguilles (tiens…), elle prévient la tentative de meurtre envisagée par Iwao, simplement, sans même se retourner sur l’homme qui pensait l’étrangler de son écharpe, en lui disant, sur le ton de la conversation là encore, qu’elle sait très bien ce qu’il mijote – et nulle agressivité dans cette remarque, ou même hostilité (la peur est à l’évidence hors concours depuis le départ) : ils savent, ils savent tous deux, c’est tout.
Si connivence il doit y avoir, c’est dans une forme de douleur presque insupportable pour le spectateur – lors d’une scène vraiment terrible, qui a assurément de quoi mettre mal à l’aise : Haru est agressée par le patron, son « mari », qui la bat et bientôt la viole sous les yeux mêmes de Hisano, et à portée d’oreille d’Iwao. Haru est désespérée, elle hurle ; Iwao, agité de tremblements, la sueur au front, ne fait rien… mais il semble hésiter ; dans le cadre apparaissent de longs couteaux de cuisine… Derrière, l’horreur du viol ; et Hisano qui fuit à son tour… Mais non : elle rejoint Iwao ! Et alors même que celui-ci avance la main pour s’emparer d’un couteau – au moment précis où le spectateur se prend à rêver d’un meurtre qui serait « véritablement » motivé, d’un tueur qui ne serait plus le minable escroc qui tue sans y penser mais bien quelque justicier romantique (avec tout ce que cette notion peut avoir de… désagréable, même en pareil cas), c’est en fait Hisano elle-même qui le retient d’agir : car, tueuse elle aussi, elle savait très bien ce qu’il en était… Haru violée hurle, et les deux tueurs, la mère et l’amant, unis dans la douleur et l'impuissance (qu’ils s’imposent, donc ?), tremblent et transpirent à grosses gouttes, mais ne font rien.
BREFS APERÇUS D’UN AUTRE MONDE
Rapidement, il faut ici mentionner un aspect du film, sans doute secondaire, pourtant très perturbant. C’est comme si, d’une certaine manière, après avoir joué des codes du genre, Imamura décidait enfin de mettre en scène (eh) les insuffisances de l’approche documentaire – pour mieux révéler ce que le traitement fictionnel peut apporter ? En deux très brèves occasions (si l’on met de côté la symbolique récurrente du pendu, disons, peut-être aussi cette brève scène où s’ouvre, sans raison, dans le dos d’Iwao, la porte du placard où il a dissimulé le cadavre de l’avocat – effet renvoyant assez clairement au cinéma fantastique), il dévie donc le cours de son film en lui faisant emprunter des atours presque fantastiques, irréels en tout cas – que la logique interne du film justifie précisément en affichant leur impossibilité objective. Est-ce la psyché des personnages qui s’empare du montage ? Peut-être… Des fantômes, à leurs manières…
Nous sommes à l’auberge Asano. Quelque temps plus tôt, nous avons vu Iwao assassiner Haru, enfin – une scène superbe, filmée tout d'abord en gros plan, plus encore que dans les scènes de sexe très charnelles unissant les deux personnages ; mais c’est bien d’une variation sur le sexe qu’il s’agit, après tout… Le crime s'achève dans une plongée vertigineuse, d'un immense esthétisme. Rideau. Puis Hisano rentre. Elle s’étonne (plus ou moins…) de l’absence de sa fille, qu’Iwao dit se trouver à l’étage, car elle serait malade. La vieille femme entreprend de monter les escaliers, sans doute sait-elle pourtant très bien ce qu’il en est, et bientôt Iwao la suit, corde en main pour étrangler la tueuse…
Mais, plutôt que de suivre l’assassin dans la commission de son crime, la caméra s’attarde en bas – et entre dans le champ, suprême invraisemblance… la mère d’Iwao ; la vieille femme, que nous avions vu le plus souvent en spectatrice, déambule lentement dans les couloirs de l’auberge Asano. Mais non ! C’est l’auberge que tient son époux Shizuo ! D’ailleurs elle le retrouve bien vite, à table avec Kazuko (sa bru, sa rivale – mais elle est trop fatiguée pour s'en inquiéter), et les enfants de cette dernière et d’Iwao. Nous sommes donc dans l’auberge de Shizuo ? Quoi qu’il en soit, la vieille dame, plus fragile que jamais, s’avance – elle n’en a plus pour longtemps, elle le sait très bien, et elle veut mourir chez elle… Chez elle ? Pourtant, à l’étage, un étage situé à des centaines de kilomètres de là, Iwao tue Hisano – autant dire, à sa manière, le reflet de Kayo (un reflet trompeur, car le quatuor de femmes opère en fait une dissymétrie sur laquelle je reviendrai) ; nous savons donc d’autant plus, et pourtant sans que la narration ou le montage s’enlisent dans une lourdeur démonstrative, qu’en tuant Hisano, quelque part, Iwao achève sa mère (qui meurt effectivement peu après) : le geste ultime, dans l’impossibilité où il se trouve de tuer le père.
Plus tard, l’irréalisme reviendra une dernière fois – pour la toute dernière scène du film. Shizuo et Kazuko, maintenant, sont un couple peu ou prou officiel : Iwao est mort, Kayo est morte. Ils emportent les reliques d’Iwao, ses ossements, ses cendres, au sommet d’une montagne, afin de les jeter dans le vide et de s’en débarrasser à jamais. Cela ne sera pas possible : quoi qu’ils balancent, ces déchets humains ne tomberont jamais – ils se figent à l’écran, en plein vol ; or ce n’est pas un simple tour de réalisation, nous sommes encore dans le récit : les deux amants « voient », eux aussi, les déchets qui refusent de disparaître : leur propre « écran » se fige ainsi que le nôtre, et ils sont stupéfaits par ce qui se produit… Probablement terrifiés, aussi.
Là, j’avoue être un peu sceptique. En l’état, cette fin a quelque chose d’un peu burlesque qui continue de me laisser perplexe… Tout cela ne serait donc qu’une mauvaise blague ? Il est vrai que la vie d’Iwao, à certains égards, en relevait peut-être – une blague noire et grinçante, suscitant le malaise… Mouais.
Bah : fausse note ou pas, il serait regrettable de se fonder sur ces trente ou quarante secondes pour diminuer la valeur des deux heures vingt qui précèdent – et qui constituent bien un chef-d’œuvre.
UNE DISTRIBUTION PARFAITE
Mais, pour le coup, j’ai vraiment envie de mettre en avant la qualité incroyable de l’interprétation dans ce film.
On est sans doute tenté de mettre en avant Ken Ogata – il incarne le « héros », et le fait avec brio. Personnage froid en temps normal, il peut cependant révéler d’autres facettes, parfois de manière délibérée (c’est un imposteur – Ken Ogata joue Iwao Enokizu qui joue le professeur, etc.), parfois avec moins de contrôle – lors des meurtres, peut-être, ou dans cette longue scène déjà mentionnée plus haut, où, menaçant son père, il a tout de la petite frappe, yakuza de cinéma jusque dans ses fringues voyantes et d’un goût atroce et ses énormes lunettes noires on ne peut plus typées. Mais, au travers de tous ces rôles, demeure bien pourtant l’idée d’un unique personnage – un acteur –, fondamentalement complexe, mais dont le magnétisme essentiel est donc froid, distant… et, comme de juste, mais sans excès dans l’interprétation (le naturel prime en définitive), inquiétant. C’est ainsi que Ken Ogata parvient à figurer l’étonnant charisme du personnage ; si le film n’appelle pas à la compassion, encore moins à l’identification, il parvient pourtant, avec mesure, à faire entrevoir comment ce salaud, et ce minable, peut séduire – d’autant plus, bien sûr, quand il est vu avec les yeux de Haru.
Ken Ogata bouffe l’écran en tant que tête d’affiche. Mais il est accompagné d’autres acteurs tout aussi puissants et justes, mais dans des registres bien différents. Dont Rentarô Mikuni dans le rôle de Shizuo, son père ; l’acteur, qui avait notamment joué, bien avant, dans les splendides Harakiri et Kwaïdan de Masaki Kobayashi, entre autres, compose ici comme un reflet dans un miroir fêlé du héros, sous la forme de son père lâche et minable. Le personnage n’inspire le plus souvent que du mépris – parfois teinté de compassion, oui, pour l’enfer que lui fait vivre Iwao ; une très vague compassion… Mais le sentiment du mépris n’en est pas moins dominant. Par un étonnant paradoxe, il suscite même peut-être davantage le dégoût que son fils le tueur…
Exercice périlleux, mais dont l’acteur se sort divinement bien – et peut-être d’autant plus dans sa relation avec Kazuko ? Quand la réalité trouble de leur lien apparaît à l’écran – dans une scène de bain d’un érotisme stupéfiant, et étrangement tendre par rapport aux autres scènes de sexe du film, animales au mieux, plus souvent violentes –, la première réaction, parce que le personnage, parce que nos mentalités plus ou moins consciemment puritaines en la matière, la première réaction relève peut-être encore du dégoût. Mais, très vite, cette conception en forme de préjugé disparaît sous le constat de l’authentique amour unissant les deux personnages ; la scène est douloureuse, mais belle ; et, par la suite, même si Shizuo aura encore l’occasion de nous écœurer, son union avec sa bru sera en fait l’élément déterminant incitant à réévaluer le personnage – elle sera au crédit du récit, en en constituant peut-être la seule vraie et pure beauté, pure jusque dans l’adultère et l’inceste, notions qui n’ont aucune pertinence de manière générale.
Certes, par définition, il n’est pas seul, ici – dans le couple, il est associé à Mitsuko Baishô, parfaite dans le rôle de Kazuko Enokizu. L’actrice, qu’Imamura retrouverait notamment dans La Ballade de Narayama, L’Anguille et De l’eau tiède sous un pont rouge (on l’avait vue avant notamment dans le Hitokiri de Hideo Gosha, ainsi que dans Kagemusha d’Akira Kurosawa, pour qui elle tournerait aussi dans Rêves), l’actrice donc incarne ici une femme japonaise prête à saisir sa liberté – charmante à maints égards, nous la trouvons souvent dure, un peu austère peut-être, mais la réalité de ses sentiments la dessine pourtant autrement ; et cela va peut-être au-delà de sa relation à Shizuo : d’une certaine manière, Kazuko est, de tout le film, le seul personnage à incarner une forme de courage et de responsabilité – le personnage le plus positif.
Ou presque… Parce qu’il y aussi Hisano Asano, magnifiquement incarnée par Nijiko Kiyokawa (Imamura la retrouverait dans La Ballade de Narayama ; pour l’anecdote, c’est aussi elle qui double la matriarche des tanuki dans Pompoko d’Isao Takahata, ça lui va comme un gant…). Comme avancé plus haut, c’est peut-être bien sa performance qui m’a le plus bluffé dans ce film de manière générale parfaitement interprété. Elle compose un personnage surprenant, mais pourtant cohérent (bizarrement, mais oui), dont la complexité trompe nos préjugés à partir du moment où nous apprenons ce qu’elle a fait. La vieille folle n’est donc pas si folle – elle est plus lucide que beaucoup, sans doute plus courageuse aussi ; en cela, elle est donc une sorte de réponse à Kazuko, dans le jeu de miroirs du film (d’où l’idée d’un « faux reflet », plus haut, quand je l’associais à Kayo).
La situation s’inverse donc pour les deux autres femmes au cœur de l’intrigue : au sein de la famille Enokizu, la jeune Kazuko est forte, la vieille Kayo est faible, tandis que, dans la famille Asano, c’est la vieille Hisano qui est forte, et sa fille Haru qui est faible. Pour autant, ces deux personnages « faibles » bénéficient eux aussi d’une interprétation irréprochable.
Haru est la plus présente, forcément – du fait de sa relation centrale avec Iwao. C’est Mayumi Ogawa qui la joue, et qui en fait un personnage d’abord léger, au point de la frivolité, bientôt tragique – son amour pour Iwao, qui, charnellement, s’exprime dans des scènes tantôt violentes, tantôt étrangement tendres, figure comme une tentative, nécessairement avortée, d’élever son détestable amant, sur lequel elle s’illusionne, au statut romantique de prince charmant ; la terrible scène de son viol par le « patron » démontrera pourtant, et avec quelle force, qu’il n’en est rien – mais peut-être du fait de l’intervention de sa propre mère ? La scène n’en est que plus cruelle… Personnage de romance jusqu’alors – jusque dans la suggestion outrée, sur un ton tellement naïf dans sa spontanéité qu'il en devient drôle, d’un double suicide –, elle perdra peut-être en grandiloquence ensuite, mais sans jamais revenir sur son amour ; elle le tente plus « simple », mais son destin ne fait aucun doute. Elle doit le savoir, d’une manière ou d’une autre.
Et il y a enfin Kayo, la mère d’Iwao, jouée par Chôchô Miyako. C’est cette fois quelque chose de tout différent. Il est bien quelques scènes où elle figure la mère aimante malgré tout (ainsi dans cette scène étonnamment lumineuse où elle retrouve un Iwao décontracté jouant au pachinko.), mais, globalement, elle est plus une présence qu’un personnage – et à peine une présence : à ce stade on aurait presque envie de parler d’une absence… tant elle se trouve systématiquement à l’arrière-plan ou, comme dans la longue scène décrite plus haut, hors-champ – mais parce que c’est en fait elle qui regarde. Femme discrète, vieille qui s’efface, elle n’en est pas moins, ainsi, peut-être le principal véhicule de l’identification dans l’ensemble du film – une identification d’autant plus douloureuse que la vieille dame ne peut que subir, sans mot dire, toute la violence qu’elle a mis au monde, dans un monde qui n’en manquait pourtant pas. Face au tragique romantique de Haru, son (véritable) miroir, Kayo incarne le tragique d’un quotidien qui ne s’embarrasse pas de beaux gestes – trop las pour cela.
Une distribution parfaite – vraiment.
FILMER LES ANIMAUX HUMAINS
Bien sûr, au-delà, le film est magnifiquement réalisé – ce qui sonne comme une évidence, parlant d’Imamura. Chaque plan est minutieusement réfléchi et composé ; interviennent dans une égale mesure, fonction de l’effet recherché, le cadrage soigné (dont le plus bel exemple se situe dans la scène mentionnée plus haut, quand Iwao rend visite à ses parents en surjouant le mauvais garçon : l'espace est découpé, les corps séparés figurent dans des trous séparés, au gré de mouvements proprement chorégraphiés avec une minutie incroyable), le montage, la lumière, la couleur, la symbolique… Le résultat est toujours beau, toujours pertinent.
Certaines scènes sont sans doute plus particulièrement marquantes ; mais le début (entendu largement) est peut-être plus sobre à cet égard – sans doute du fait de son orientation « documentaire », particulièrement sensible dans l’usage de froids intertitres. Non que les moments parfaits y manquent par ailleurs : la scène du bain avec Shizuo et Kazuko, avant même la scène de la visite sur laquelle je reviens toujours, impressionne durablement, en mettant en scène un jeu sexuel relativement cru sans être pour autant explicite, mais imprégné d’une tendresse qui, par la suite, cèdera le plus souvent le pas à la violence, à l’animalité autrement affichée.
On peut s’y attarder, peut-être – car les scènes de sexe du film sont passablement impressionnantes. Elles sont très diverses, par ailleurs – il y a comme de juste un monde entre la passion partagée du beau-père et de la belle-fille se révélant dans le bain, d'une part, et d'autre part le viol de Haru par l’ignoble « patron ». Je suppose que cette dernière scène, redoutable, est la seule à relever vraiment du viol (pour l’anecdote, le commentateur trébuche dans les bonus du DVD, « si l’on peut parler de viol », dit-il, Haru étant censée être la femme du « patron » ; ben oui, on peut, et même on doit…), mais plusieurs autres s’en rapprochent, en s’attardant sur la menace du viol ; dans la scène de la visite aux parents, Kazuko résiste à Iwao venant d’arriver, lequel s’en détourne alors pour s’en prendre à une autre cible, à savoir son père ; déjà, avant, nous avions aperçu Iwao en militaire, accompagné semble-t-il de soldats américains (cassant un peu l’image de « l’occupation positive et bien vécue »…) – qui s’en prenaient ensemble à une pauvre fille dans les champs, dont le sort ne faisait aucun doute…
Plus tard, Iwao use de prostituées jetables, et, bien sûr, s’unit à Haru (avant la scène du viol), laquelle doit systématiquement composer avec les gestes déplacés des clients. Mais, avec les prostituées ou avec Haru, les sentiments exprimés sont ambivalents, les gestes tantôt doux, tantôt agressifs – il nait pourtant bien quelque chose de la relation d'Iwao avec Haru, à défaut de l’enfant qu’elle en désire : au moins l’illusion d’un amour sincère… et ceci alors même que nous savons Iwao tout sauf honnête, et sans doute absolument dénué d’empathie ; d'une manière ou d'une autre, il simule l'affection, cet homme qui simule tout.
Mais ces scènes – surtout les plus violentes mais pas seulement – frappent peut-être avant tout par leur animalité : nul romantisme ici, mais pas davantage de racolage au fond : c'est qu'Imamura filme des gens qui baisent comme il filmerait l’accouplement d’un cheval et d’une jument – ou peut-être même d’insectes… Le réalisateur, en fait, dès le début de sa carrière, avait commencé à jouer de ces thèmes, les titres de ses films faisant mention d'animaux, ou même parfois d’une entreprise d’étude « entomologique »… Ce n’est peut-être pas à proprement parler « rabaisser » l’humain ; c’est en tout cas prendre acte de son animalité, là où elle s’exprime sans fard. Dès lors, ces scènes de sexe, souvent chargées de violence, intègrent pleinement la dimension documentaire du film – quelque chose qui persistera au moins dans La Ballade de Narayama (et de manière encore plus marquée, il me semble, mais ça fait un bail que je ne l’ai pas vu…). Par ailleurs, ces scènes participent aussi de la violence du film : les accouplements sont filmés comme des meurtres, et les meurtres, parfois, comme des accouplements – c'est en tout cas flagrant dans la scène du meurtre de Haru – qui, dans son jeu des corps enchaînés, la gorge à saisir envahissant l'écran, s’achève sur la composition parfaite du tableau en plongée où Iwao s’extirpe du cadavre encore chaud de sa maîtresse qu’il a à l’instant étranglée, dans une sorte de reflet sordide des ultimes scènes de L’Empire des sens de Nagisa Oshima.
Mais il ne faut pas pour autant s’arrêter à ces scènes – par ailleurs pas si nombreuses, et souvent brèves : elles impressionnent, mais pas au point de nuire au reste. Or, à mon sens, c’est à partir de l’installation à l’auberge Asano que le film, jusqu’alors assez retenu – car bien ancré dans sa dimension quasi-documentaire –, passe à quelque chose de plus démonstratif, mais toujours avec le meilleur goût. Le viol de Haru par le patron, puis son meurtre par Iwao, ont déjà été mentionnés, ainsi que l’impossible confusion des deux auberges ; d’autres scènes, d’un ordre bien différent, sont tout à fait remarquables – notamment, donc, à partir du moment où Haru prend conscience de ce qu’est au juste son professeur : la scène au cinéma, d’ailleurs, pour adopter un ton largement humoristique qui ne correspond pas vraiment à la dominante du film, fonctionne assez bien…
Mais c’est surtout quand Hisano se retrouve contrainte et forcée de s’impliquer dans la sombre et terrible atmosphère de meurtre qui ne manque plus de coller à Iwao quoi qu’il fasse, que le film prend encore une autre dimension. Ici – même si elle est remarquable –, ce n’est pas tant la tension induite par la compréhension des activités d’Iwao qui compte ; cela fournit une dimension hitchcockienne appréciable au récit, mais le cœur de la séquence est ailleurs – dans cette promenade d’Iwao et Hisano le long des bassins aux anguilles, promenade lourde de sous-entendus et en même temps de terribles aveux… Imamura, ici, déconstruit d’une certaine manière le thriller attendu, quand la vieille femme, d’un simple mot et sans même se retourner, dissuade Iwao de la tuer – il avait à peine entamé le geste de retirer son écharpe… Le suspense n’étant plus de mise dans l’immédiat, les deux individus étrangement parents peuvent échanger – dans une certaine mesure : leur parenté ne résiste pas à leur rapport au temps – Hisano, la tueuse, porte encore le poids de ses actes passés, mais Iwao est lui davantage tourné vers l’avenir, en forme d'écran noir ; il n’y a rien d’étonnant à ce que la scène s’achève sur un tableau abstrait (et superbement composé) où les jambes d’un pendu (dont on ne voit rien d’autre) figurent dans la moitié supérieure de l'écran, paraissant à la fois « normales » et saugrenues dans un environnement dont la teinte orangée est un écho direct des bassins aux anguilles. Et c’est bien la mélancolie qui domine dans l'ensemble de la scène – une mélancolie non exempte sans doute d’un certain fatalisme.
Enfin, en dehors de l’auberge, mais plutôt dans ces derniers temps du film, il faut sans doute mentionner la scène dans la demeure de l’avocat assassiné (évoquée plus haut, avec cette porte de placard qui refuse de rester fermée), ou encore et surtout l’ultime confrontation entre Iwao et son père, en prison – où Shizuo maudit plus que jamais son fils, lui crachant même à la figure… ce qui ne contribue en fait en rien à élever même en dernier ressort ce personnage répugnant, qui n’a absurdement que l’excommunication à la bouche, et dont on a sans doute bien du mal à comprendre comment Kazuko, femme aussi digne, libre et intelligente, a bien pu s’en enticher (la scène suivante, quand tous deux montent au sommet de la montagne à bord d’un téléphérique, et ce sans même revenir sur les déconcertants plans de fin, n’arrangera en fait rien à l’affaire : Shizuo y agace et demeure… poisseux, disons). Pour autant, Iwao, détenu, frimant toujours dans son kimono orange (pour le moins surprenant dans ce contexte), ne triomphe pas davantage, dans cette ultime écho d’une rivalité aux racines profondes mais qui n’en est que plus indécidable : en cette dernière occasion non plus, Iwao ne lèvera pas la main sur son père – se contentant de menaces qui ne pèsent plus rien dans ce couloir de la mort… Échec de part et d’autre, donc – mais la scène n’en est que plus forte et pertinente !
Autant d’exemples, piochés çà et là, du très beau travail accompli par Imamura dans La Vengeance est à moi.
CHEF-D’ŒUVRE
Oui, on peut bien parler de chef-d’œuvre, sans galvauder le terme. J’attendais un bon et même un très bon film, Imamura oblige, mais, pour dire le vrai, je ne m’imaginais quand même pas un aussi bon film – car il est proprement excellent.
Des quatre films du réalisateur que j’ai vus (pour l’instant, il va falloir approfondir tout ça !), si je pense conserver la première place dans mon palmarès personnel à La Ballade de Narayama (mais à revoir sous peu, donc), La Vengeance est à moi me paraît en fait meilleur encore que les superbes Pluie noire et L’Anguille…
Ce film a été une excellente surprise – à l’approche pertinente et à la réalisation sans faille, bien servi enfin par une interprétation digne de figurer quelque modèle de perfection.
JESTAIRE (Alex), Contes du Soleil Noir : Crash, illustrations de Pablo Melchor, Vauvert, Au Diable Vauvert, coll. Hyperfictions, 2017, 117 p.
DE TOURVILLE AU SOLEIL NOIR
En…
Ah oui, putain, 2007, quand même, OLD...
En 2007 donc, sur l’injonction d’un camarade, j’avais lu et globalement beaucoup apprécié Tourville, premier roman d’un certain Alex (D.) Jestaire, publié Au Diable Vauvert – un gros monstre touffu, excessif, bardé de références, et dans l’ensemble très enthousiasmant, jusque dans son style oral suscitant comme tel les comparaisons inévitables (et je n’ai pas été le dernier à faire ce genre de comparaisons), et tout autant les critiques. Depuis, silence radio (ou presque – il y avait au moins un roman en 2010)…
Et voilà-t-y pas qu’Alex Jestaire nous revient, et au Diable encore, mais dans un format bien différent : le nouveau roman du bonhomme fait dans la centaine de pages tout mouillé, en gros caractères et avec des illustrations (chelou, pertinentes) signées Pablo Melchor. Le jour et la nuit, par rapport à Tourville. Sauf que c’est un peu un leurre… En effet, le présent Crash inaugure en fait une série de cinq courts « romans » titrée Contes du Soleil Noir – les quatre autres volumes devraient paraître courant 2017, l’un après l’autre. On verra si ce format est pertinent...
Un projet qui s’annonce différent de Tourville, donc ? Il reste cependant quelque chose dudit pavé dans Crash – ne serait-ce que dans le jeu sur les médias et les réseaux, même si la plume est autrement sage… mais par ailleurs très pertinente, cultivant toujours une dimension orale saturée de name-dropping mais avec une justesse appréciable – pas dit, à cet égard, que le texte vieillisse très bien, mais là, on est en plein dedans : un cliché, au sens photographique, hein, d’un instant T du monde. Comme Tourville, d’ailleurs, nous faisons plus que frôler l’imaginaire, ici, catalogage éditorial ou pas (mais le Diable réside souvent dans ces interstices et depuis toujours, sans la moindre ambiguïté) ; ceci étant, s’il y a là un prolongement du délire conspirationniste de Tourville (mais qui serait passé entretemps de X-Files aux illuminés du ouèbe, nettement moins sympathiques que Mulder et Scully...), et si la très vague anticipation du roman semble coller également, c’est – à en croire l’argumentaire, du moins (qui en fait forcément un peu trop, sinon ça ne serait pas drôle) – dans le registre horrifique que s’inscrit Crash, et que doivent s’inscrire ses petits frères et sœurs.
DES RÉFÉRENCES EN VEUX-TU NON EN VOILÀ QUAND MÊME
Et là, BLAM ! Stephen King, Clive Barker, David Cronenberg, et Alan Moore, nous dit-on, ah oui quand même. Ça fait beaucoup pour un seul homme... Et, concernant ce Crash, ça n’est guère convaincant (supposons que c’est la série dans son ensemble qui doit appeler à ces références). D’ailleurs, l’inscription du roman dans le registre horrifique n’est pas forcément si évidente que cela… Il y a du ricanement libérateur dans ce premier des Contes du Soleil Noir – le cauchemar débouche peut-être même sur quelque chose de positif… Et si cauchemar il y a (oui, il y a...), c’est dans la dimension réaliste du roman : le cauchemar, c’est la vie de merde, pas les fantômes en réseau.
Alors on pourrait, j’imagine, forcer un peu le trait, justifier la mention de Stephen King par cette dimension de cauchemar du quotidien, appuyer même sur l’impotence de l’héroïne, qui pourrait aussi bien être un Paul Sheldon devant sa machine à écrire (elle, elle est devant un poste de télé, est-ce si différent), et les autres avatars de cette figure ne manquent pas ; on pourrait appuyer encore sur le modèle du Roi, j’imagine, en insistant sur la dimension technologique de la terreur, mais c’est peut-être déjà un peu plus audacieux. Clive Barker, Alan Moore ? Là je sèche un peu, faudra peut-être y revenir par la suite… Avec Cronenberg, on touche peut-être quelque chose de plus pertinent, via Vidéodrome sans doute, eXistenZ peut-être… et Crash, bien sûr ; ce qui nous ramène à Ballard, et c’est sans doute par-là qu’il aurait fallu commencer, non ? Tant le court roman d’Alex Jestaire, jusque dans ses connotations apocalyptiques, semble entrer en résonance avec la civilisation à bout de souffle de La Foire aux atrocités, avec les pulsions inavouables et soudainement libérées de la « trilogie de Béton », avec la Sauvagerie du massacre de Pangbourne et les ultimes avatars, ensuite, d’une horreur sociale qui est aussi horreur de classe, et ce même si Alex Jestaire est nettement plus banlieue grise que face cachée de la Riviera.
Et le style ? Tiens, là, on ne cite rien, cette fois… On ne s'en était certes pas privé en 2007. J’en reviendrais bien à mes vieux présupposés – Chuck Palahniuk, oui, Bret Easton Ellis aussi, côté français j’avancerais bien un Michel Houellebecq en forme (en précisant, diable d’ambiguïté, que chez moi cela n’a absolument rien d’un reproche, bien au contraire). Mais comparaison n’est pas identité, et Alex Jestaire est sans doute bel et bien avant tout Alex Jestaire – d’où cette fluidité essentielle dans l’écriture, que je suppose inaccessible aux simples pasticheurs, calquant leur prose sur celle de l'efficace du moment.
LE SOLEIL NOIR DE GEEK
Le Soleil Noir ? Une sorte d’emblème, un référent commun des mystiques et des fous (je n’ai jamais cru qu’il y ait la moindre différence entre les deux). Associé à une fin de la civilisation qui pourrait être un écho à Tourville, mais qui, heureusement, ne me paraît pas broder sur un discours catastrophiste ambiant tristement convenu – qu’il soit de droite ou se prétende de gauche ; c'est plus malin que ça.
Geek sera notre guide. L’étrange bonhomme, peut-être uniquement réalisé dans sa fonction, est du genre à se noyer avec délectation dans les réseaux, tout au fond du fond. Adepte du data mining, il y pioche de l’insignifiant et en fait des histoires – en cela, il est un artiste, et pas si vain qu’on aurait pu le croire (lui-même y compris, si ça se trouve). Cette fois, il entend nous narrer l’histoire de Malika – et c’est une histoire pathétique au possible.
MALIKA EST DANS LA MERDE
Malika vit – si l’on peut parler de vie – dans le 94, où elle élève seule, tant bien que mal, son petit garçon Sami (le père est un connard, qui a mal tourné et l’avait laissé tomber même avant cela). C’est la misère – Malika est contrainte à gérer son budget avec la précision d’un ordinateur entièrement dédié à la seule comptabilité, car un euro peut faire la différence. Elle n’a guère de revenus – elle fait des ménages, quand même, sale boulot, insuffisant… Avant, elle avait d’autres ambitions, elle s’était inscrite à la fac, se voyait bien, à terme, raconter des histoires elle aussi… Mais ça c’était avant – avant le gros con, et avant Sami.
Pour autant, Malika n’est pas un cliché façon Les Misérables, de pauvre petite rebeu dans sa banlieue... Entendons-nous bien : elle est une pauvre petite rebeu dans sa banlieue ; mais Alex Jestaire, assez habilement, épice le tableau si tristement commun que représente Malika en lui conférant bien plus d’âme qu’à un personnage n’ayant d’autre but que d’être un vecteur d’indignation sociale. Sur le format de Crash, il ne s’étend guère, mais quelques traits savamment agencés suffisent à faire de Malika quelqu’un qui sonne juste – et, oui, finalement, même ainsi on peut sans doute dire qu’elle « vit ». Elle est humaine, pas un outil.
Mais ça peut toujours être pire, hein – et du coup, ça le devient. À moins que…
Bon, bref : crash ! Rentrant de son travail, inquiète du fait d’un appel de la baby-sitter comme quoi Sami serait malade, Malika n’arrivera jamais à destination : AVC, accident de voiture.
BFMTV
Mais elle ne meurt pas.
Enfin, pas tout à fait… Seulement voilà : nombreuses séquelles irréversibles, Malika est un légume. Elle n’est pas totalement inconsciente du monde qui l’entoure, en fait – ou du moins, au bout d’un certain temps. Sa situation s’améliore même un peu, avec les années – sans espoir qu’elle s’améliore vraiment, bien sûr…
Mais une chose la fait réagir : la télé. Elle en a une dans sa chambre, qui tourne en permanence. Le personnel soignant se rend compte de ce que les programmes – documentaires et informations, surtout – la captivent (si j’ose dire). Incapable de dire le moindre mot, Malika végétative sait cependant signifier qu’elle veut voir la télé, qu’on ne l’en empêche surtout pas ! Les infirmières le savent bien, qui peuvent faire de l’accès à l’écran un moyen de pression pour que Malika mange, ce genre de choses…Mais la télé ! La télé ! Même BFMTV ! Franchement, au point où elle en est…
C’est que la télé permet à Malika de voyager – de sortir de cette chambre, de sortir de son corps impotent. Son onirisme actif est plus escapiste que jamais – encore que le terme ne soit sans doute pas très juste… En effet, si elle se rend quelque part, c’est parce que les images l’y autorisent – et ce sont systématiquement, supposées la ramener au réel, des images de catastrophes… Sur un mode mineur, d’abord : on fait sauter une barre d’immeubles, etc. Les choses deviennent plus inquiétantes quand elle assiste, au Japon – elle, au Japon ? –, au tsunami de 2011…
Et, bien sûr, l’actualité est phagocytée par les attentats islamistes.
JACKIE O. EN FIGURANTE
STOP.
Et revenons en arrière – en disant SPOILER au cas où, jusqu’à la fin de cette chronique.
Rappelons-nous que c’est Geek qui nous raconte une histoire. D’abord engagé à la première personne, il nous a ensuite et assez longtemps fait le coup du narrateur omniscient, ou pas tout à fait – devenant indirectement Malika, fouinant pour nous dans sa tête, mais en s’effaçant lui-même, hypocrisie ou pas. Il jongle en fait avec les modes de narration, et son niveau d’implication. En tant que tel, il a sans doute quelque chose d’un « narrateur non fiable », auquel il ne faut donc pas faire pleinement confiance – un procédé de mise en abyme connu et reconnu, que gère bien Alex Jestaire. Car, après tout, Geek nous raconte des histoires… Et Alex Jestaire derrière lui.
(Et BFMTV si vous y tenez.)
Au bout d’un certain temps, cependant, Geek doit à nouveau se mettre en avant – lui le croisé du data mining : c’est sur Internet qu’il a découvert Malika… comme bien d’autres ont découvert cette improbable touriste des catastrophes, toujours là sur les images des pires drames, et qu’importe si c’était objectivement impossible ! Les conspirationnistes de la Toile sont fascinés par cette inconnue, cette Jackie O. (son modèle ! Et après tout, le film d’Abraham Zapruder constituait un prélude de choix…), foulard et valise, qui est… toujours… là. L’enquête obsessive des geeks et des paranoïaques révèle une vérité qui ne peut pas être – et qui, en tant que tel, pourrait donc bel et bien invalider toute vérité.
Et c'est pour ça, sans doute, qu'ILS tentent d'effacer toutes ces vidéos !
ET ÇA MARCHE
Tout cela est d’une certaine manière assez banal, je suppose… Et pourtant cela fonctionne très bien. Plusieurs raisons à cela – et je suppose qu’il y en a d’autres encore, hein, mais voici du moins ce que j’ai à en dire.
Mentionnons tout d’abord le style. J’en avais dit deux mots plus haut, mais j’y tiens : c’est admirable de fluidité et d’authenticité, à la limite joliment ambiguë de la narration interne, intime, et du regard extérieur plus détaché – avec sa part de manipulation dans les deux cas, si ça se trouve. Plus sobre que dans l’exubérant Tourville, la plume d’Alex Jestaire use ici d’expédients parfois assez proches, et pas forcément d’une originalité stupéfiante (name-dropping, donc, des célébrités, des marques, des séries télé…), mais avec une étonnante retenue (oui) qui bénéficie à la pertinence du propos, et lui permet d’exprimer une certaine poésie – entre béton et Chocopops sans doute, une poésie néanmoins.
En corollaire, il y a donc le caractère palpable de Malika : son histoire est poignante, oui, mais la jeune femme a une réalité en dehors du seul registre du pathos presse-bouton – et ce, parfois, non sans acrobaties qui auraient pu s’avérer très casse-gueule (la mère célibataire d’ascendance maghrébine et son rapport à l’Islam, via sa tenue, via ce gros con de père de Sami, et les voisines, et bien sûr les attentats tels que vus sur BFMTV), mais dont l’auteur se tire avec brio. Si Malika émeut, ce n’est pas (seulement) parce qu’elle a une vie de merde, c’est aussi parce qu’elle existe – et pas seulement sur des vidéos mystères enfouies dans les tréfonds du ouèbe.
Enfin, le propos me paraît plus subtil qu’on aurait pu le croire. Sur une base pareille, j’imagine qu’une tentation presque aussi forte que le misérabilisme aurait consisté en une « critique sociale », maniant la métaphore façon enclume, et dépassant la seule indignation (bien légitime, elle) devant les rudes conditions de vie de Malika pour tenir un discours plus englobant, nécessaire parfois, mais succombant bien trop souvent à de fausses illuminations, des condamnations qui ne tiennent pas forcément la route, disons des solutions qui n’en sont pas, à des problèmes qui peuvent être tout autres.
Certains auteurs de SFFF – suivez mon regard – tirent argument des insanités du capitalisme, bien réelles, pour condamner vertueusement (et paradoxalement ?) l’échappatoire du virtuel ; ce qui, dans le cas de Malika en légume, aurait été pour le moins indécent. Or j’apprécie, ici, que, derrière la façade (bien réelle là encore) d’horreur sociale, matinée comme de juste de discours apocalyptique sur la fin de la civilisation (adapté à la dimension conspirationniste de l’intrigue), la technologie, jusque dans ses excès – légume scotché devant BFMTV, geeks farfouillant inlassablement le ouèbe comme autant de moines zen à la recherche du satori perdu –, affiche un potentiel d’émancipation : la spectatrice captivée se libère en usant justement de l'outil symbolique de sa réclusion. De manière grinçante si vous y tenez : oui, notre touriste des catastrophes sourit quand le premier avion percute la tour nord du World Trade Center – et c’est bien un stade ultérieur après la contemplation simplement perplexe des ravages du tsunami dans le Tôhoku. Sans doute, par ailleurs, toutes ces catastrophes ont-elles quelque chose de préludes à une catastrophe ultime – si subsistent des enregistrements vidéo de cette conclusion du monde, nul doute que Malika y figurera : Jackie O., foulard, valise… et sourire. Mais, en mettant l’accent sur le personnage, comme si, par un retournement des choses, il s’accaparait soudain le statut de cause et non d’épiphénomène, il me semble qu’on aboutit paradoxalement à une forme de libération – ce que peut être la mort, certes… Mais avec un sourire, et la joie de laisser derrière soi un monde qu’il ne fallait plus trainer comme un boulet.
Lecture toute personnelle, peut-être, et nihiliste ou cynique si vous le souhaitez, mais que je crois discerner entre ces pages, et que je suis porté à envisager de manière plutôt positive. Si ça se trouve, c’est que j’ai au fond de moi le désir d’apercevoir à mon tour le Soleil Noir… ou d’y participer.
Une réussite, donc, que ce Crash ; on n’en fera certes pas un chef-d’œuvre, mais il passe très bien, séduit et convainc un peu plus à chaque page – en transcendant intelligemment un propos que l’on aurait pu craindre banal. Pas la même ambition que Tourville, certes, mais, en concentré, quelque chose d’efficace et pertinent, d’une fluidité admirable et non exempt de valeur poétique.
La suite de la série permettra peut-être d’envisager les choses différemment, et de revenir sur ce Crash ? Le deuxième épisode s’intitule Arbre, et paraîtra en mars – probable que je vous en dirai quelque chose…
URASAWA Naoki, 20th Century Boys, t. 8 (édition Deluxe), [20 seiki shônen, vol. 15-16], scénario coécrit par Takashi Nagasaki, traduction [du japonais par] Vincent Zouzoulkovsky, lettrage [de] Lara Iacucci, Nice, Panini France, coll. Panini Manga – Seinen, [2000] 2015, [434 p.]
ENTRE DEUX ARCS
Je reviens à 20th Century Boys, série au long cours de Naoki Urasawa, avec ce tome 8 « Deluxe », comprenant donc les volumes 15 et 16 de l’édition originale.
Un volume particulier – même si pas sans précédent : à l’instar du tome 3 (que j’avais adoré à l’époque, il constitue peut-être bien mon volume préféré de la série jusqu’à présent), ce tome 8 marque en effet une rupture dans le cours de la série, rupture entre deux « arcs » radicalement distincts. Le rassemblement de deux volumes en un seul tome produit donc le même effet que précédemment : l’histoire change du tout au tout en plein milieu du bouquin – entre les volumes 15 et 16 originaux…
Ce qui ne me facilite peut-être pas la tâche pour en causer… Mon enthousiasme concernant le tome 3, bien au contraire, m’avait stimulé, m’amenant à tenter d’expliquer pourquoi cette soudaine rupture était si palpitante à mes yeux. Ici, c’est moins vrai… D'autant que la rupture est plus « logique », sans l'effet de suspension du précédent bouleversement de la trame. Et, forcément, je me demande ce qu’il en sera de la suite, car 20th Century Boys, j’y suis revenu à chaque compte rendu ou presque, est tout de même une série très inégale… Globalement, les meilleurs moments suffisent – voire suffisent amplement – à racheter les plus faibles. Je suppose que c’est également le cas ici… Mais l’effet est quand même assez différent de celui produit par le tome 3 : ici, je suis davantage dans le doute, et davantage conscient que je manque d’éléments pour appréhender au mieux ce changement soudain (sans même parler de me livrer à des pronostics quant à l’évolution de la série, mais ça, j’imagine que c’est pas plus mal…).
Nous sommes donc entre deux arcs : le premier allait du tome 1 à la moitié du tome 3, le deuxième donc de la moitié du tome 3 à la moitié de ce tome 8, et il ne reste plus (sauf erreur) qu’un troisième et dernier arc, du milieu de ce tome 8 au tome 12 qui achève la série.
Pour autant, le présent volume se divise en fait plus logiquement en trois parties qu’en deux – car nous avons un long interlude entre les deux arcs, correspondant en gros à la première moitié du tome 16 initial (un peu plus, même), qui explique sans doute pourquoi je manque tant d’éléments, pour l’heure, pour m’appesantir sur le contenu du troisième arc tel qu’il est développé ici…
PAPE ET MOBILE
Or ce tome 8 m’effrayait un tantinet… Parce que je savais qu’il mettrait en avant la dimension de la série qui m’a le plus navré (non, je crois que le mot n'est pas trop fort) jusqu’à présent, et de loin ; à savoir, le projet d’assassinat du pape, trame dont je ne comprenais tout simplement pas ce qu’elle foutait là, et qui me paraissait responsable pour une bonne part du triste gâchis qu’était l’évolution de Kanna dans la série – un personnage que j’avais adoré à l’époque de son introduction (en tant qu’adulte…) au tout début du deuxième arc, mais, décidément, je ne me faisais pas à son utilisation par la suite, nettement moins enthousiasmante…
Mais bon : essayons de faire abstraction, hein.
L’Exposition universelle approche (« Hello ! Hello ! L’Expo ! », nous braille le sous-exploité Haru Namio dans les oreilles). Et, avec elle, la visite annoncée du pape… Le souverain pontife se rend d’ailleurs en partie au Japon précisément dans le cadre de cette Exposition universelle – et, tout autant, pour y faire les louanges d’Ami, « l’homme » qui a sauvé le monde après les horreurs du 31 décembre 2000…
Mais il a une autre visite à accomplir, là-bas : il compte se rendre dans le quartier malfamé de Kabukichô, pour y retrouver son ami le curé Nitani, l’ancien yakuza… Un flashback nous rapporte d’ailleurs l’origine de l’amitié entre les deux religieux.
Mais Nitani suscite ici d'emblée une sorte de miroir, avec l’introduction d’un nouveau personnage, le père Luciano… qui a en fait exactement le même profil que Nitani, mais en version italienne. Luciano, spécialiste des contrefaçons, a lui aussi lié des liens très resserrés avec le gentil pape, et lui doit sa vocation religieuse. Le connaissant bien, il subodore seul que son ami le successeur de Pierre fait l’objet d’un complot : il est persuadé que le pape mourra « en Orient » ! Et que cela ne s’arrêtera pas là – un catalogue abscons de prophéties apocalyptiques, qu’ont étudié les deux hommes, semble devoir à terme remplacer la Bible, horreur glauque… Bon, j'imagine que ça ressort assez comme ça, mais disons-le : je suis très, très perplexe quant aux apports de ce nouveau personnage (avec aussi une certaine invraisemblance linguistique, mais bon, on n'est plus à ça près)...
Au Japon, Kanna et compagnie sont sur le pied de guerre : il faut protéger le pape – ne serait-ce que parce que c’est Ami qui veut sa mort. Ami qui, ah oui, est mort, d’ailleurs… Il est mort ? Hein ? Il est bien mort ? Vous y croyez tous ?
…
Inutile d’en dire beaucoup plus ici... Embrouilles prophétiques mises à part, le déroulé de cette ultime tranche du deuxième arc de la série est globalement bien prévisible, comme de juste. Je ne dirais pas qu’elle est mauvaise pour autant… Le fait est que certaines occurrences antérieures de la trame « projet d’assassinat du pape » étaient bien, bien pires. Ici, globalement, ça coule – sans enthousiasme débordant, mais non sans efficacité, pour autant. Prévisible, mais honnête, je suppose…
Heureusement, la BD a sans doute mieux à nous offrir dans le présent tome 8.
1970 : THE YEAR (THAT) PUNK BROKE (SORT OF)
(Je passe sur les trois pages concluant le volume 15, ça vaut sans doute mieux…)
Avant d’inaugurer à proprement parler le troisième arc de 20th Century Boys, Naoki Urasawa concocte ici un long interlude, consistant en un crucial retour au passé – à l’époque où Kenji et ses copains étaient des enfants, plus précisément en 1970, l’année de l’Exposition Universelle d’Osaka.
ATTENDEZ ! D’ABORD, MON INTERLUDE À MOI…
Au passage, j’avais déjà eu l’occasion, à plusieurs reprises, de parler de l’importance de cette Exposition Universelle dans la culture du Japon contemporain : elle était le pinacle de la Haute Croissance, et une occasion marquée, pour le Japon ayant su enterrer les vilénies des années 1930 et 1940, de se réaffirmer dans le concert des nations – en étant devenu un symbole de paix. Au Japon même, l’Exposition Universelle avait rencontré un énorme succès – avec un record de fréquentation qui ne serait dépassé que tout récemment ; il faut dire qu’il y avait bien des choses à y voir, dont Apollo, l’année d’après le premier homme sur la lune – le genre d’événement qui résonne forcément dans le contexte de 20th Century Boys, et la BD y faisait plusieurs fois allusion, comme au rock bien sûr.
Je poursuis ma parenthèse, rapidement, parce que c’est l'occasion de dire un truc qui me réjouit tout particulièrement : à apprendre des choses sur le Japon, même si je n’en sais somme toute guère pour l’heure, aucun doute à cet égard, je commence cependant à relever çà et là – par exemple lors de mon visionnage récent de Pompoko de Isaho Takahata, ou, et ça je vous en causerai sous peu, à la lecture des Contes de pluie et de lune d’Akenari Ueda – je commence donc à relever parfois des éléments ou allusions qui me seraient passés par-dessus la tête il y a quelques mois à peine… Par exemple, concernant 20th Century Boys, je me demandais depuis un certain temps si, aussi improbable que cela puisse paraître, le nom de Yoshitsuné avait quelque chose à voir avec le fameux guerrier autrement hardi du Dit des Heiké… Eh bien, figurez-vous que oui : le lien est explicitement établi dans ce tome 8, et l’occasion d’un jeu de mots pour le coup expliqué en note, sur une certaine « bande à Genji » renvoyant ironiquement à la « bande à Kenji » à laquelle nous étions habitués…
Arf, avec tout ça, je me suis éloigné de cet interlude… Reprenons.