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Les Hommes salmonelle sur la planète Porno, de Yasutaka Tsutsui

Publié le par Nébal

Les Hommes salmonelle sur la planète Porno, de Yasutaka Tsutsui

TSUTSUI Yasutaka, Les Hommes salmonelle sur la planète Porno, [Poruno wakusei no sarumonera ningen], traduit du japonais par Miyako Slocombe, [s.l.], Wombat, coll. Iwazaru, [1977, 1979] 2017, 91 p.

 

Ma chronique figure dans le n° 86 de Bifrost, pp. 93-94.

 

Elle sera mise en ligne le moment venu sur le blog de la revue, et j’en publierai alors également une version plus longue ici même.

 

EDIT : la chronique a été mise en ligne sur le blog de Bifrost, ici.

 

Suit une version plus longue.

UNE ŒUVRE DIVERSE – ET PAS QU’UN PEU

 

Pour le lecteur francophone, la science-fiction littéraire japonaise est largement terra incognita, même si quelques très rares exceptions peuvent être relevées çà et là. Dans ce registre, Tsutsui Yasutaka n’est pas le plus mal loti, le présent petit ouvrage étant le cinquième livre à son nom publié en français, et le second chez Wombat, après le très déconcertant et tout à fait fascinant Hell en 2013.

 

Des publications qui illustrent la diversité de l’œuvre de l’auteur : pas grand-chose de commun entre ce dernier roman, celui qui nous intéresse ici, et, par exemple, le classique de la littérature jeunesse (voire enfantine) La Traversée du temps – probablement son plus gros succès, avec le roman Paprika, jamais traduit de par chez nous en dépit de sa célèbre adaptation par Kon Satoshi.

 

En même temps, en l’espèce, titre et couverture sont éloquents : Les Hommes salmonelle sur la planète Porno ! « WTF », comme disent les jeunes… Oui, mais pas seulement – et, finalement, il s’agit d’un livre (disons une novella…) bien plus subtil qu’on ne le croirait tout d’abord.

 

Et, par ailleurs, ce texte de 1977 est bien un récit de science-fiction, avec tout ce que la science-fiction peut apporter de meilleur, et jusque dans sa dimension de parodie érotico-comique ; aussi encouragera-t-on le lecteur à dépasser ses éventuelles préventions en l’espèce… et la relative lourdeur éventuellement un brin machiste qui s’exprime çà et là, regrettable sans doute, peut-être inhérente au genre érotico-comique, et tout particulièrement sensible ici dans une série de jeux de mots, mots-valises, etc., qui sont autant de casse-têtes de traduction, même s’ils ont leur raison d’être.

 

LES JAPONAIS SUR LA PLANÈTE PORNO

 

Nous sommes sur la planète Nakamura – nom qui lui fut conféré par l’équipe japonaise qui l’avait découverte et explorée initialement. Mais, pour tous ceux qui en ont entendu parler, c’est le nom de « planète Porno » qui est employé pour la désigner… Parce que, sur cette planète, c’est l’orgie permanente : toutes les espèces vivantes, animales ou végétales, semblent passer leur temps à copuler – et, surtout, elles ne copulent pas qu’entre elles, mais avant tout entre espèces différentes ! Il y a là tout un complexe écosystème reposant intégralement sur le sexe, et inter-espèces…

 

Tableau qui ne manque pas de déconcerter les scientifiques japonais qui y conduisent leurs recherches. Cela va en fait plus loin : chez plusieurs d’entre eux, cette « obscénité » de Nakamura suscite une haine profonde... La planète est « vicieuse » ! Ses espèces sont « vicieuses » ! Le mot revient sans cesse dans les premières pages de la novella (et toujours par la suite, simplement moins souvent). Un jugement d’ordre « moral » a priori pas très scientifique en tant que tel, mais dont ne démordent pas nos savants nippons – tous un peu coincés du cul, disons-le.

 

Ou presque… Notre narrateur, le professeur Sona, n’est sans doute pas aussi obtus – mais avec ses raisons particulières, sur lesquelles nous reviendrons. Et, bien sûr, il y a Yohachi ; mais Yohachi n’est pas un scientifique, plutôt une sorte d’homme à tout faire, et d’ailleurs il baise tout le temps… Aussi est-il l’objet du mépris des savants, et doublement encore : il ne peut qu’être leur inférieur, à tous points de vue !

 

À LA RESCOUSSE DU DR SHIMAZAKI

 

Le problème, bien sûr, est que cet écosystème « vicieux » peut s’en prendre aux humains – entendre par-là aux scientifiques japonais, précisons-le ; car on trouve aussi sur la planète des Nunudiens, autochtones d’allure étonnamment humaine, pas hostiles, pas du tout, mais qui ont formellement interdit aux explorateurs de pénétrer dans leurs terres…

 

Cela devait arriver : la seule femme de l’expédition – ou plutôt non, la seule femme scientifique… –, le Dr Shimazaki, est enceinte. Non d’un membre de l’expédition (après tout…), mais de quelque spore issue d’une plante locale, dite engrosse-veuves (qu’importe si la scientifique n’est pas veuve : elle n’est pas vierge, et c’est bien suffisant)… Car c’est bien d’un écosystème qu’il s’agit : la copulation inter-espèces endémique sur la planète Porno n’est pas un simple passe-temps, aussi « vicieux » soit-il, mais contribue bel et bien à la perpétuation des espèces locales ! Ceci à un point dont les chercheurs japonais n’ont pas conscience…

 

Le Dr Shimazaki ne doit pas accoucher – au fond, on ne sait guère ce qu’elle en pense, ce sont les hommes qui en débattent, figurez-vous… Mais que faire ? Dans ces circonstances, avortement ou césarienne semblent hors de portée du médecin de l’expédition, un « charlatan » ; et le rythme de vie de la planète est tel qu’il ne reste plus beaucoup de temps pour empêcher l’accouchement…

 

L’idée se fait jour : les Nunudiens doivent savoir que faire. Mais ils interdisent leur territoire à ceux qui ne pensent pas comme eux… Bah ! Yohachi est assez pervers pour leur convenir ! Mais il faut qu’il soit accompagné par des hommes ayant, quant à eux, un cerveau, et pas seulement un pénis très actif – des hommes qui seront ainsi à même d’aiguiller les recherches du queutard, lesquelles doivent porter uniquement sur le cas dramatique du Dr Shimazaki… L’accompagnent donc le professeur Sona, et le Dr Mogamigawa, homme têtu et borné, qui n’a que le mot « vicieux ! » à la bouche…

 

UNE ODYSSÉE BURLESQUE – ET PLUS QUE ÇA

 

Nos trois aventuriers quittent alors la base pour rejoindre au plus tôt l’État nunudien qui leur est interdit. Leur odyssée miniature est pour tous l’occasion de se frotter à l’écosystème pervers de la planète Porno – avec toutes ces espèces aux noms étranges, faisant référence à des espèces terriennes souvent bien différentes : alligators-pilleurs et crocopile-à-l’heure, tatami-popotames et myosotristes, touche-pipettes et engrosse-veuves… Des dénominations qui sont autant d’échos de l’humour quelque peu navrant d’un des premiers explorateurs (et présentées comme telles).

 

La randonnée, sur un mode craintif qui n’est pas sans sel, est forcément riche de rencontres incongrues, aux conséquences burlesques… Mais il y a plus : en fait, au premier rang, ce n’est pas l’action qui l’emporte, mais le débat scientifique. Et c’est ainsi que Les Hommes salmonelle sur la planète Porno adopte une voie médiane entre parodie de SF et SF parodique : Tsutsui Yasutaka a en effet bel et bien élaboré un écosystème extraterrestre complexe, qui n’a sans doute rien à envier aux plus grandes réussites du genre ; or c’est vrai aussi bien sous l’angle des images (avec cette faune et cette flore si spécifiques) que sous celui des idées.

 

UN ÉCOSYSTÈME DÉCONCERTANT

 

Les deux scientifiques de l’expédition nunudienne ne cessent en effet de débattre – et assez violemment. La nature profondément dérangeante de l’écosystème de Nakamura, et tout particulièrement dans sa dimension sexuelle (avec des corollaires aussi variés que la perpétuation des espèces ou la part de l’agressivité dans le comportement vivant), amène Sona et Mogamigawa à lutter intellectuellement. La science y a forcément sa part – mais peut-être tout autant son instrumentalisation, philosophique du moins, peut-être même politique… et non exempte d’une certaine dimension religieuse, disons. La théorie de l’évolution contre celle de la dégénérescence, Darwin et Lorenz, Freud et Jung – autant d’icônes auxquelles les savants militants font appel pour tenter de comprendre ce qui se passe autour d’eux, selon une grille de lecture relevant peu ou prou de la foi ; or la planète semble portée à nier les points de vue, quelque peu prosélytes et finalement pas si scientifiques que cela, de l’un comme de l’autre.

 

Et derrière tout ça ? La raillerie, oui – mais peut-être aussi autre chose : une éthique sexuelle dérivant plus ou moins de délires hippies gentiment moqués, mais en fait repris et transcendés dans une optique libertaire. Les préjugés les plus conservateurs sont impitoyablement moqués – et si le « progressisme » en la matière n’est pas non plus exempt de tous reproches, demeure tout de même, à la fin, cette idée d’un amour admirable, dans la chair comme dans l’esprit (pourquoi opposer les deux ?), construisant un modèle utopique où l’agressivité n’a plus lieu d’être : c’est l’orgie, si « vicieuse », qui devient parfaitement morale – en témoignant même d’une moralité d’un ordre supérieur. « Make love, not war », oui – mais avec absolument tout le monde, et autant que vous le voulez, quand vous le voulez, où vous le voulez ; qu’ils sont bêtes, ces Terriens qui se cachent pour aimer comme si c’était quelque chose de honteux, et qui s’imposent tant de règles au nom d’une prétendue décence parfaitement irrationnelle et qui n’a absolument pas lieu d’être…

 

Une novella à la croisée des chemins, donc. Parfois un peu lourdingue dans sa dimension érotico-comique, elle n’en contient pas moins de belles images et de belles idées – le ton un peu moqueur y participe, d’ailleurs. Le résultat n’est certes pas inoubliable, mais il est aussi bien plus qu’une mauvaise blague lubrique ; et, jusque dans sa façade de parodie, c’est une belle création SF, tout à fait digne qu’on s’y arrête.

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Fidèle à ton pas balancé, de Sylvie Lainé

Publié le par Nébal

Fidèle à ton pas balancé, de Sylvie Lainé

LAINÉ (Sylvie), Fidèle à ton pas balancé, illustrations intérieures [de] Gilles Francescano, Chambéry, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2016, 481 p.

 

Ma chronique figure dans le n° 86 de Bifrost, pp. 77-78.

 

Elle sera mise en ligne le moment venu sur le blog de la revue, et j’en publierai alors également une version plus longue ici même.

 

EDIT : la chronique a été mise en ligne sur le blog de Bifrost, ici.

 

Suit une version (beaucoup) plus longue.

LA MEILLEURE

 

Bon, je ne vais pas me montrer très original pour introduire le sujet, hein ? Répétons-le, répétons-le sans cesse, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, Sylvie Lainé est une brillante nouvelliste ; dans le champ de la SF francophone, cette auteure que j’avais jusqu’alors toujours le réflexe de qualifier de « trop rare » (mais, après tout, elle a son rythme que je ne saurais légitimement contester) est tout simplement la meilleure.

 

Le petit jeu, à chacune de mes précédentes chroniques, était de citer des noms d’autres auteurs en mesure de disputer (amicalement) cette première place – la liste évolue peut-être… mais surtout du fait d’abandons. Je citerais toujours Léo Henry ; peut-être aussi, encore (?), Thomas Day. Au-delà… Eh bien, si l’on sort du seul registre SF, je dirais bien Mélanie Fazi, en tout cas. Mais, même ainsi, je sèche un peu – certains auteurs qui étaient plus productifs à l’époque de la parution de chacun des quatre petits recueils de Sylvie Lainé chez ActuSF se sont faits bien plus discrets depuis, faut dire. Au point où les qualifier, eux, de « rares » ne fait plus du tout sens, en fait… Catherine Dufour, par exemple ? Reste donc Sylvie Lainé – d'autant plus la meilleure.

 

Mais elle n’est donc guère prolifique… ou peut-être est-ce quelque peu une illusion d’optique ? La bibliographie en fin de volume permet en effet de dresser un tableau éventuellement différent : Sylvie Lainé avait écrit un certain nombre de nouvelles, globalement remarquables, dans les années 1980 ; par contre, sauf erreur, un seul récit de sa plume est paru durant l’ensemble des années 1990 (« Le Passe-plaisir »)… Les choses ont changé à partir de l’an 2000 – et peut-être plus encore depuis 2007, c’est-à-dire le premier de ses petits recueils ? Cette opportunité de publication bien différente a pu, j'imagine mais peut-être à tort, changer le rapport de l’auteure à l’écriture – en tout cas, elle a très régulièrement livré des nouvelles depuis, sur divers supports.

 

Pas de romans, certes – des nouvelles. Tout au plus des novellas : « L’Opéra de Shaya » à l’évidence requiert ce qualificatif ; autrement, peut-être « Les Yeux d’Elsa », même si ce très beau récit (à la relecture peut-être celui que j’ai préféré ?) est d’une ampleur déjà bien moindre… Mais c’est très bien comme ça ! Sylvie Lainé est de ces auteurs qui montrent bien tout le ridicule d’une certaine fixette éditoriale selon laquelle, en dehors du roman, point de salut… C’est sans doute d’autant plus absurde en science-fiction, genre historiquement lié au format court – même si, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, ce constat ne doit pas non plus constituer un frein ou une « justification » en tant que telle, sur le mode du : « Pourquoi ? Parce que ! »

 

SYLVIE LAINÉ ET ACTUSF

 

Mais revenons à Sylvie Lainé – c’est plus sage… Les éditions ActuSF, fidèles pour le coup à son pas balancé (?), en avaient donc publié quatre brefs recueils, tous des plus recommandables, et mettant généralement en avant une thématique particulière : Le Miroir aux éperluettes, avec lequel j’avais découvert l’auteure, puis Espaces insécables, puis Marouflages, puis L’Opéra de Shaya. Petits livres admirables, abondant en nouvelles très justement primées – qu’elles l’aient été avant la compilation ou après.

 

Aujourd’hui, dix ans après le premier de ces recueils (aujourd’hui disponible seulement en numérique), Fidèle à ton pas balancé, que l’on ne qualifiera pas d’ « intégrale » (tout au plus d’ « intégrale raisonnée » ; y manquent, outre les non-fictions, quelques récits qui auraient mal trouvé à s’y intégrer, comme, du fait de sa dimension graphique, L’Animal), rassemble la totalité des nouvelles précédemment compilées, en y ajoutant quelques textes diffusés sur d’autres supports mais pas encore repris en volume, dont quelques raretés notables (et un seul « vrai » inédit, mais bien particulier). Initiative d’autant plus bienvenue qu’elle s’exprime dans un bel objet, hardcover, jaquette… Si cela pouvait, par ailleurs, enfin inciter les éditeurs poches à s’intéresser à l’œuvre de Sylvie Lainé ?

 

Ce beau volume, en tant que tel, appelait toutefois à une réorganisation des textes (indépendants – pas ici de « cycle » à la façon des « Seigneurs de l’Instrumentalité » de Cordwainer Smith, même s'il s'agit d'une référence avancée par l’auteure elle-même dans sa préface), afin de les placer, le cas échéant, sous une lumière différente. Et c’était par ailleurs, pour moi, une très belle occasion de revenir sur nombre de textes dont je savais que je les avais adorés à l’époque, mais dont le souvenir était parfois un peu flou… Les nouvelles sont agencées ici sous sept rubriques, fonction de leur ambition ou de leur cadre, délaissant comme de juste la chronologie de la rédaction des textes (accessible cependant au travers de la bibliographie en fin de volume, sans même parler des brefs commentaires de l’auteure en introduction de chaque récit).

 

QUALIFIER UNE ŒUVRE ?

 

Avant d’aborder le recueil par le menu, il est tentant d’essayer d’en dégager des grandes lignes – qui seraient donc les grandes lignes d’une œuvre, entendue globalement. Ce qui, mine de rien, n’est pas si évident…

 

On trouve bien quelques thèmes récurrents – qu’à leur manière, les petits recueils d’ActuSF mettaient en avant, le plus souvent : ainsi de l’altérité, impliquant aussi bien la rencontre… que la séparation ; entre les deux, comme de juste, se pose la question de l’échange… et éventuellement aussi celle du choix ? Mais il y a un problème : l’autre, en tant que tel, est souvent un inconnu – et potentiellement inaccessible.

 

Car la question de la communication se pose toujours : sous la plume de notre auteure, qui est aussi enseignante et chercheuse en sciences de l’information et de la communication, cela peut à l’occasion susciter des développements fort pointus mais qui n’en sont que plus fascinants ; mais, tout autant, cela peut s’exprimer d’une manière plus discrète, où l’éventuelle austérité de la science s’efface pour en revenir à l’humain… tout en fournissant des soubassements théoriques essentiels au traitement pertinent de la question.

 

Les nouvelles de Sylvie Lainé, sur ces bases, sont généralement d’une grande intelligence, et d’une grande subtilité – mais en gardant toujours une dimension humaine essentielle, qui les préserve des écueils du didactisme pontifiant.

 

Mais l’humanité peut se conjuguer à une altérité éventuellement radicale dans une approche commune du questionnement de la communication : la propension à « se raconter des histoires ». On quitte ici la sphère abstraite pour en revenir à l’individu, dont la perception du monde et des récits n’est pas moins « réelle », à sa manière, que l’environnement objectif qui l’entoure. Affaire de points de vue ? Oui, mais cela va sans doute plus loin encore ; en fait, l’intersubjectivité complique probablement encore un peu plus la donne.

 

Ça n’est sans doute jamais aussi vrai que dans le registre des relations sentimentales – et c’est peut-être bien là que l’auteure brille tout particulièrement : nombre de ses nouvelles content d’une manière ou d’une autre des histoires d’amour. Horreur glauque ! Ou pas ? On le sait, ces histoires « finissent mal en général »… quand elles commencent, d’ailleurs, ce qui n'a rien de garanti. Mais elles sont un terrain privilégié de l’interrogation sur la communication, et de la possibilité (au mieux douteuse) d’appréhender véritablement l’autre – Sylvie Lainé livre dans ce registre ses meilleurs textes, à mon sens. Dans sa préface à Espaces insécables, Catherine Dufour écrivait ceci : « le point commun de toutes ces histoires […] c’est l’amour, sinon conjugal, du moins interpersonnel, et surtout, c’est son échec » ; peut-être l’ampleur tout autre de Fidèle à ton pas balancé implique-t-elle de revenir sur ce « toutes », mais ça n’en est pas moins un thème essentiel de l’œuvre de Sylvie Lainé, envisagée dans sa globalité.

DES CONNOTATIONS ?

 

Voici pour les thème – en résumant, hein. Mais sans doute peut-on, voire faut-il, envisager aussi, disons, les « connotations » de l’œuvre ? Ici, j’ai l’impression qu’il y a eu une évolution courant sur les trente années de carrière de Sylvie Lainé – mais peut-être est-ce surtout affaire de perception ?

 

Toujours est-il que, de mes premières lectures de l’auteure, je conservais une image avant tout mélancolique – peut-être pas sombre, ce serait sans doute un peu fort, peut-être même pas « déprimée », même si on s’en rapproche… Oui, mélancolique, mais dans un sens plus poétique que rudement psychiatrique – doucement mélancolique. Sans doute est-ce (je ne vous apprends rien) l’approche qui me parle le plus.

 

Depuis, même s’il y avait clairement des textes précurseurs, j’ai l’impression d’avoir trouvé en plus grande proportion des récits davantage « positifs », ou peut-être « lumineux » ? Sans niaiserie, dans l’ensemble… Mais l’auteure ne s’en livrait pas moins, alors, à un jeu un peu dangereux – le plus souvent, elle s’en est tirée au mieux, et ces textes « positifs » balayaient en définitive mes préventions forcées ; j’avouerai, cependant, que ses approches du registre humoristique ne m’ont pas toujours convaincu, loin de là… Rien de nature à gâcher le plaisir de lecture sur la durée de ce beau recueil, heureusement.

 

Mais du coup : l’œuvre, à défaut de l’auteure que je ne me sens certainement pas de qualifier de la sorte, est-elle « optimiste », ou « pessimiste » ? En fait, elle est essentiellement ambiguë à cet égard – et tant mieux, sans doute : cette ambiguïté participe probablement de sa force. Et peut-être lui confère-t-elle-même quelque chose d’universel, transcendant les frustrantes considérations tenant à l’altérité et aux difficultés de la communication qui sont au cœur des textes ?

 

Et formellement, alors ? Je ne ferais pas de Sylvie Lainé une styliste – du moins pas au sens le plus exubérant du qualificatif ; après tout, Jean-Marc Ligny, préfaçant L’Opéra de Shaya, louait « les plumes invisibles »… Reste que l’écriture de l’auteure, au sens le plus formel, n’est probablement pas son plus grand atout. L’essentiel, cependant, est sans doute qu’elle se montre toujours sensible et juste – poétique, parfois (re-horreur glauque !), mais sans outrance, et notamment sans pathos. Ce qui mérite bien des éloges, j’imagine.

 

Tentons maintenant de décortiquer le recueil par le menu, en nous basant sur son découpage en sept catégories.

 

ÉBAUCHES ET TENTATIVES

 

Ici, je dois faire part d’un vague scepticisme : ce premier ensemble de nouvelles, à un niveau très « humain », me paraît globalement rassembler les textes les plus « faibles » (relativement…) du recueil – ce qui, pour une entrée en matière, peut être quelque peu fâcheux…

 

Ainsi, d’emblée, avec « Question de mode », nouvelle datant de 1985 – parmi les premières de l’auteure, donc – et qui avait été reprise dans Le Miroir aux éperluettes. La vague bizarrerie du propos, louchant sur l’absurde (jusque dans un certain humour décalé ?), n’est pas inintéressante, mais, globalement, cela me laisse assez froid…

 

« Le Prix du billet » (qui figurait dans Marouflages) ne m’a pas davantage parlé ; ce récit pas vraiment (voire pas du tout) SF, en forme de leçon de vie, a même quelque chose d’implicitement agaçant, trouvé-je… De la part d’une auteure que l’on sait autrement bien plus subtile, j’y ai même trouvé quelque chose de vaguement… grossier ? Employer ce terme ne me fait vraiment pas plaisir... Mais ça ressort peut-être tout particulièrement de sa tendance au pathos, heureusement hors-sujet dans le reste du recueil.

 

« Mélomania » a été publié dans l’anthologie 42, dirigée par Jeanne-A Debats – y ayant également publié une nouvelle, je ne peux en dire davantage ici.

 

« Sirius m’était compté » est une vignette entre deux eaux sur l’amour fou voué à un animal de compagnie hélas disparu. Gérant bien plus subtilement la douleur, en sachant le cas échéant la teinter de dimensions plus légères, que dans « Le Prix du billet », disons, cette brève nouvelle fonctionne tout à fait ; ce n’est sans doute pas inoubliable, mais c’est à-propos.

 

Dernier texte de cette première rubrique, « Le Printemps des papillons » est une ode en forme de cadeau d’anniversaire à la Légendaire Libraire Toulousaine, l’Immense, l’Inégalable M’âme Martin. Et c’est un très joli cadeau, pour quelqu’un qui le mérite assurément ! Sans doute ne puis-je pas être tout à fait objectif, ici, mais ce petit texte délicieux de fantaisie rêveuse m’a beaucoup plu – le meilleur moment de cette entrée en matière autrement un peu décevante.

 

ESSAYONS À NOUVEAU

 

La deuxième rubrique constitue un entre-deux, conservant la dimension essentiellement humaine des textes précédents, en s’aventurant peut-être davantage du côté d’une science-fiction plus « carrée », ou ambitieuse.

 

Je ne sais pas vraiment, en fait, comment la qualifier. D’autant que cette impression globale est d’emblée contredite par « Un rêve d’herbe », nouvelle précédemment compilée dans Le Miroir aux éperluettes, et qu’à l’époque j’avais été tenté d’associer au très beau récit qu’est « La Bulle d’Euze », figurant cette fois tout à la fin du recueil – cet éloignement incitant peut-être à marquer les spécificités des deux textes. Il y a sans doute ici quelque chose du désir de changer de vie, en s’abandonnant le cas échéant, thème qui revient à plusieurs reprises – et qui, plus haut dans le recueil, était sans doute déjà flagrant, notamment dans « Le Prix du billet »… sauf que cette fois l’auteure se montre autrement convaincante. La dimension de conte fantastique de ce « Rêve d’herbe » est par ailleurs tout à fait appréciable.

 

« Subversion 2.0 », qui figurait dans Espaces insécables, joue d’un thème très proche – le désir quelque peu subversif, de soi ou du monde, de changer de vie –, mais cette fois dans un contexte SF plus marqué, et ce alors même qu’il s’agit d’y travailler le thème souvent fantastique du double. Une réussite – peut-être d’autant plus du fait qu’elle met en scène un personnage globalement guère attachant ? Ce rêve de changement, en même temps, fait peut-être d’autant plus sens pour quelqu’un de médiocre et terne – au fond de lui, il y a malgré tout quelque chose d’autre…

 

« Thérapie douce » (qui figurait dans Le Miroir aux éperluettes) enchaîne bien, en détournant quelque peu le thème dans une optique un brin paranoïaque ; surtout, c’est l’occasion d’envisager plus frontalement les thématiques de l’altérité et de la communication, d’une manière tout à fait originale et pertinente.

 

Avec « Le Karma du chat », par contre, on passe à tout autre chose… De l’ensemble du recueil, c’est probablement le texte qui met le plus en avant cette dimension humoristique qui, globalement, ne me paraît pas vraiment montrer l’auteure à son meilleur… Mais je suis bien contraint d’avouer, moi le bougon, que cette satire joyeusement loufoque (et pas le moins du monde méchante) de la morale hippie (ou surtout antispéciste, en fait) appliquée à la domotique m’a bien tiré quelques sourires…

 

Mais « Un signe de Setty », qui suit (et que j’avais déjà lu dans Le Miroir aux éperluettes), me parle décidément bien davantage, au point de creuser un fossé considérable avec le très léger texte qui précède. On retourne ici au registre mélancolique, non sans une vague lumière pourtant, ou du moins un désir de lumière – cette femme désœuvrée, qui « invite » dans son « p’tit monde » virtuel une intelligence artificielle extraterrestre, est autrement émouvante, et l’altérité comme la difficulté de communication sont ici merveilleusement associées et traitées. Le premier très grand texte de ce recueil, qui en contient un certain nombre.

UN PIED DEHORS

 

Avec cette troisième rubrique, Sylvie Lainé tend à s’éloigner davantage de notre temps et de notre monde.

 

« Le Passe-plaisir », qui figurait dans Espaces insécables, est une nouvelle très étrange, qui convoque une multitude de dimensions éventuellement contradictoires. Ce traitement conjoint du voyage dans le temps et de l’utopie/dystopie s’ouvre sur une scène de farce, et conserve par la suite une certaine dimension humoristique venant perturber un propos plus complexe, où la thématique, classique chez l’auteure, de l’altérité se mêle aussi d’une autre déjà entrevue, et tout aussi fondamentale, qui est celle du choix. Elle entre peut-être en résonance avec « Carte blanche », plus loin dans le recueil – je crois, à la relecture, avoir préféré cette dernière, et m’être montré moins enthousiaste pour « Le Passe-plaisir » que je ne l’avais été lors de ma découverte de la nouvelle, mais c’est tout de même une réussite.

 

« Partenaires », nouvelle bien plus ancienne (en fait la plus vieille à être compilée dans Fidèle à ton pas balancé), et qui avait été elle aussi reprise dans Espaces insécables, traite d’un ordinateur poète : l’auteure, diplômée en informatique et chercheuse en sciences de l’information et de la communication, joue de ses centres d’intérêt pour envisager d’un œil différent la thématique de la création artistique, et peut-être tout particulièrement du conte. En tant que tel, c’est sans doute bien vu, mais peut-être aussi un peu trop rigide – paradoxalement ? La nouvelle se lit bien, mais, dans ce registre, j’ai tout de même le sentiment que Sylvie Lainé a eu l’occasion de traiter de ces thèmes de manière plus subtile et personnelle, dans la suite de sa carrière.

 

« Petits Arrangements intragalactiques », nouvelle reprise de L’Opéra de Shaya, opère un bond dans le temps et dans l’espace qui, à mon sens, la rapproche bien plus, en fait, des nouvelles plus ou moins « planet opera » de la rubrique suivante. La différence est sans doute que l’approche est ici plus « légère », en apparence du moins, mais surtout du fait d’une certaine dimension humoristique. L’auteure y crée une belle écologie extraterrestre, occasion de choix pour traiter de l’échange et de l’altérité – dans une approche qui, miraculeusement ? s’avère harmonieuse et non conflictuelle, répondant ainsi pleinement au cahier des charges de l’anthologie Contrepoint, dirigée par Laurent Gidon, où elle avait été publiée originellement. Plus loin dans le recueil, d’autres nouvelles exploreront un registre proche en me parlant davantage (ne serait-ce que « L’Opéra de Shaya », justement), mais la présente nouvelle se lit avec plaisir, et vaut sans doute bien mieux que son titre.

 

Elle est suivie ici de « Petits Arrangements intragalactiques (verso) », qui constitue le seul véritable inédit de Fidèle à ton pas balancé. Une conséquence de l’invitation faite par Jeanne-A Debats à Sylvie Lainé de rencontrer ses élèves, avec un exercice à la clef : réécrire la nouvelle précédente en adoptant le point de vue de « l’autre » ; l’auteure a planché ainsi que les collégiens, et voici le résultat – un écho bienvenu, dans la lignée du texte original, mais qui en développe heureusement les thématiques centrales de l’altérité et de l’échange.

 

HISSONS LA VOILE

 

La quatrième rubrique aurait donc très bien pu accueillir les deux nouvelles précédentes, dans la mesure où elle s’intéresse tout particulièrement à la description d’univers dépaysants, aux frontières éventuellement du « planet opera », et ce même si, sans doute, d’autres passerelles pourraient être lancées vers des textes en apparence bien différents, sur l’ensemble du recueil.

 

« Carte blanche », que j’avais déjà lue dans Espaces insécables, est une nouvelle ancienne empruntant le cadre classique mais si souvent fascinant d’une arche stellaire. Mais le propos essentiel est en fait tout autre, oscillant entre l’échelle de la société et celle de l’individu : dans l’arche, on a institutionnalisé le changement – on l’a rendu obligatoire. Le ton relativement léger de la nouvelle, aux accents satiriques prononcés, ne change rien au fait que sont traitées ici des questions philosophiques et politiques complexes, qui, dois-je dire, me parlent tout particulièrement. Derrière, bien sûr, la liberté et le déterminisme sont de la partie… Et si, à cet égard tout particulièrement, la fin est peut-être un peu convenue – un autre moyen de le dire : elle coule de source –, l’ensemble est toutefois très réussi.

 

« Le Chemin de la Rencontre » (Espaces insécables là encore) est une nouvelle ancienne et, prise objectivement, des plus intéressante, où l’auteure crée une belle écologie extraterrestre, avec ses originalités appréciables, un cadre bienvenu pour mettre en scène l’altérité, bien sûr, et où l’intérêt de l’auteure pour les différentes manières de communiquer implique son lot de jolies trouvailles ; mais la question essentielle est pourtant probablement celle du choix, une fois de plus – choix qui débouche ici sur la séparation, en écho nécessaire de la rencontre (majuscule ou pas). Ce de manière pertinente et inventive. À tout prendre, « Le Chemin de la Rencontre » est donc une bonne nouvelle. Mais elle pâtit peut-être d’être accolée à « L’Opéra de Shaya », le plus long texte du recueil, et autrement récent, qui se montre peut-être ici plus subtil, pertinent et accrocheur…

 

En effet, « L’Opéra de Shaya » (dans le recueil du même nom) est probablement une des plus flagrantes réussites de l’auteur – un « planet opera » d’une ampleur inaccoutumée chez Sylvie Lainé, qui, sur des bases assez proches du « Chemin de la Rencontre », en approfondit intelligemment les thèmes, et les complexifie en y associant d’autres sujets ; en mettant en avant le personnage de So-Ann, « L’Opéra de Shaya » remet par ailleurs l’humain au cœur du propos, même dans le plus exotique et chatoyant des écosystèmes. Merveille d’équilibre – ce que sa longueur hors-normes ne garantissait pas –, la novella se met volontiers en danger, du moins en apparence, mais pour mieux subvertir les craintes éventuelles du lecteur (tel que moi, du moins), en parvenant en définitive à le surprendre souvent, à le convaincre toujours, notamment en se montrant plus ambiguë que ce que l’on pouvait croire initialement. Très bien, vraiment.

 

DÉCALAGES

 

On ouvre la cinquième rubrique avec « Définissez : priorités » (qu’on trouvait dans Espaces insécables), qui est sans doute une nouvelle très importante dans la bibliographie de l’auteure – en ce qu’elle marque son retour sur la scène littéraire, à l’aube du XXIe siècle, après des années 1990 où elle avait semble-t-il remisé de côté l’écriture de nouvelles. Pour ce retour, elle a d’une certaine manière subverti un thème classique de la science-fiction, mais qui n’était sans doute plus vraiment d’actualité depuis longtemps alors, à savoir la télépathie, en y injectant ses propres préoccupations en matière de communication – pour en revenir enfin à une altérité qui, en fait, avait sans doute toujours été là. La nouvelle est notamment habile en ce qu’elle exprime ces thèmes via un personnage féminin touchant et en définitive tragique, qui ramène le propos à l’humain d’une manière forte… et sans doute quelque peu déprimante. Une excellente nouvelle : Sylvie Lainé a bien fait de revenir !

 

« Grenade au bord du ciel », que j’avais lue une première fois dans Utopiales 13, puis dans L’Opéra du Shaya, passe toujours aussi bien. Outre le cadre « exotique », la nouvelle marque sans doute pour son questionnement moral, ainsi résumé : « Nous sommes une espèce vivante, et tout ce qui est vivant avance et marche, et bouge et se transforme. Ce qui ne bouge plus est mort. » Un écho de plusieurs des nouvelles qui précèdent, et notamment de « Carte blanche », mais traité cette fois d’une manière bien différente – à vrai dire un peu loufoque à son tour, mais bien loin pourtant de la satire, cette fois : plutôt dans un registre finalement presque fantaisiste dans ce cadre autrement (très) connoté SF. L’idée est originale et belle, et emporte l’adhésion.

 

« Un amour de Sable » (dans L’Opéra de Shaya également) me paraît davantage classique – non que cela en fasse une mauvaise nouvelle, loin de là d’ailleurs : c’est à son tour un bon texte. Il est moins surprenant dans son traitement de l’altérité, c’est tout. Aussi suscite-t-il quelques échos de récits déjà lus dans le recueil, dont celui qui précède immédiatement, d’ailleurs – avec ses scientifiques aux méthodes quelque peu brutales face à des mondes et des artefacts qu’ils ne comprennent tout simplement pas. Cela fonctionne très bien, mais sur un mode qui m’apparaît un peu plus mineur. Une chose appréciable, néanmoins : que cette fois « l’autre » s’exprime directement, à la première personne – le style en bénéficie, j’ai l’impression.

RETOUR EN BIAIS

 

La sixième rubrique revient à la terre et à l’humain – surtout à ce dernier, à vrai dire. Elle s’ouvre sur un bref texte un peu déconcertant, et qui, en tant que tel, ne m’a pas vraiment parlé : « Temps, bulles et patchouli », un peu à la manière du « Printemps des papillons » bien plus haut dans le recueil, est un texte « cadeau d’anniversaire », pour les dix ans de la collection des « Petites Bulles d’Univers » (Sylvie Lainé en ayant signé une, L’Animal, pas reprise ici, donc – et pour cause, puisqu’il s’agit d’un texte inséparable du graphisme qui l’a suscité… et qui, si je puis me le permettre, est bien quelques années-lumière au-dessus des illustrations de Gilles Francescano dans ce recueil, mais bon, ça n’a tout simplement rien à voir…). Une sorte de parabole de la création artistique par des scientifiques… Honnêtement, je n’ai rien à en dire – ce qui ne signifie pas forcément que le texte est mauvais : en l’occurrence, c’est seulement que je suis totalement passé à côté…

 

« La MIROTTE » (dans Le Miroir aux éperluettes), c’est autre chose – même si cette nouvelle ne m’a pas totalement convaincu, là non plus. Son problème, de manière un peu paradoxale, c’est peut-être qu’elle démarre superbement bien… Cette idée de rendre la vue aux aveugles au travers d’une IA traitant l’information perçue, produit tout d’abord de très belles scènes, inventives et subtiles, un peu effrayantes aussi parfois… Mais c’est ensuite cette dernière dimension, seule, qui me semble mise en avant, et j’ai trouvé ça un peu dommage. Il est clair que la nouvelle y gagne en originalité, du moins au sens où elle surprend sans doute le lecteur par ses ultimes implications – mais ça m’a tout de même laissé une impression… presque de hors-sujet ; l’impression, en fait, que j’avais eue à ma première lecture, et, dans ce cas précisément du moins, je n’ai donc pas changé d’avis.

 

Cette rubrique jusqu’ici un peu faible bénéficie heureusement d’un dernier texte d’un niveau à mon sens bien supérieur : « Toi que j’ai bue en quatre fois », nouvelle initialement publiée dans l’anthologie de SF érotique 69 (chez ActuSF), anthologie qui, par ailleurs, m’avait globalement laissé assez froid… Avec cependant deux belles exceptions, signées Mélanie Fazi, et, donc, Sylvie Lainé. L’auteure, qui emprunte un point de vue masculin, signe ici un texte pouvant tour à tour et sans contradiction se montrer cru et poétique, enthousiasmant et déprimant – autant dire qu’en quelques pages à peine, et au motif d’un postulat déconcertant qui aurait pu être perçu comme « matérialisant » le propos dans une pure perspective « chimique », c’est bien tout l’amour qu’elle balaye, dans toutes ses dimensions, dont celle essentielle de « l’histoire » que l’on est porté à se raconter. Très beau et très fort.

 

REPRENDRE DEPUIS LE DÉBUT… ET TOUT RECOMMENCER

 

Si la précédente rubrique était donc peut-être un peu en retrait, sauvée par son ultime texte, la septième et dernière tient peu ou prou du feu d’artifice – encore que le terme ne soit peut-être pas très juste, tant l’épate est plus que jamais hors-sujet. On y trouve cependant, à mon sens, les deux meilleurs textes du recueil (par ailleurs très bon globalement, j’imagine que vous l’aurez compris), et, en guise de conclusion, une nouvelle qui, pour être un peu inférieure à ces deux chefs-d’œuvre, n’en est pas moins très intéressante.

 

Et donc d’abord « Les Yeux d’Elsa », la deuxième nouvelle la plus longue du recueil (mais la première, « L’Opéra de Shaya », c’est quand même l’étape supérieure), et qui figurait dans le recueil Marouflages – que je n’avais pas chroniqué, l’ayant lu dans une « mauvaise période », mais qui, globalement, m’avait paru un peu inférieur aux deux précédents et à celui qui suivrait. Mais on y trouvait donc « Les yeux d’Elsa », qui est clairement une des meilleures nouvelles de l’auteure. Sur un postulat qui aurait aussi bien pu déboucher sur une mauvaise blague quelque peu scabreuse, Sylvie Lainé bâtit une magnifique histoire d’amour – entre un homme et une femme dauphin « surévoluée » et par ailleurs dotée d’une IA. Et c’est superbe – ça l’est d’autant plus que le personnage point de vue, Charlie, masculin donc, fait toujours un peu plus étalage de son incompréhension du dauphin Elsa… Ceci sans esbroufe – avec un naturel tellement désarmant qu’il s’associe à ce que l’on apprend au fur et à mesure du personnage pour susciter chez le lecteur un mélange de tristesse et de haine, des émotions très fortes. Mais c’est en fait justement dans cette relation passionnelle au narrateur que la nouvelle est si puissante, en impliquant directement le lecteur, et en le confrontant lui-même aux thématiques de l’altérité et de l’impossibilité de la communication… C’est très fin, c’est superbe.

 

Et suit donc un autre chef-d’œuvre, avec « La Bulle d’Euze », nouvelle que l’on trouvait dans Le Miroir aux éperluettes, et qui, déjà à l’époque, m’avait bouleversé, je crois que le mot n'est pas trop fort. Sur une base qui aurait pu être « de littérature générale », de l’aveu même de l’auteure, l’injection subtile d’une très légère touche science-fictive achève de rendre le récit terriblement touchant – même avec la brutalité du jargon « hard science », quand bien même cantonné à quelques lignes à peine ! En fait, cette brutalité participe de la tendresse empathique de la nouvelle, et s’accorde miraculeusement avec son propos triste et beau, comme une subtile évocation tragiquement humaine, et non exempte pourtant d’une certaine forme de « luminosité » jusque dans la plus poignante des détresses : les amours frustrées, sous la plume d’une auteure telle que Sylvie Lainé, sont peut-être les plus belles des amours. C’est très fort, parfaitement admirable.

 

Et le recueil de s’achever sur « Fidèle à ton pas balancé », nouvelle qui lui confère donc son titre et que l’on trouvait déjà dans le recueil Marouflages. Elle ne me paraît donc pas en mesure de rivaliser avec les deux chefs-d’œuvre qui précèdent, mais peut-être, d’ailleurs, dans la mesure où elle fait écho, d’une certaine manière, aux « Yeux d’Elsa » : dans son commentaire introductif, Sylvie Lainé l’avance elle-même, « Fidèle à ton pas balancé » devait compenser le désespoir ultime de la précédente nouvelle ; aussi en constituait-elle un reflet, d’une certaine manière : à la rencontre se dégradant jusqu’à une séparation inéluctable entre deux êtres ne pouvant communiquer, répond ici un récit où la séparation est le point de départ, et où, quand bien même dans la douleur, se dessine la possibilité d’un lendemain moins désespéré – jusque dans la relation entre l’homme et l’animal, mais bien différente (heureusement, si ça se trouve, parce que, pour le coup, l’écho a ici de quoi… déconcerter). L’homme affecté par la séparation au point de vouloir devenir celle qui l’a quitté – en forme d’aveu de ce qu’il ne l’avait jamais comprise, sans doute (et là encore on en revient aux « Yeux d’Elsa ») – est le point fort de la nouvelle ; sa tournure inattendue dans les dernières pages m’a laissé plus perplexe… Mais cela reste un bon texte – et sans doute judicieusement placé tout à la fin de ce recueil globalement très bon.

 

CONCLUSION

 

À la relecture (pour l’essentiel), cela se confirme : Sylvie Lainé est une brillante nouvelliste – une chance toute particulière pour la science-fiction francophone, qu’elle éclaire de sa subtilité, de son intelligence, de son empathie. Très bonne idée que ce gros recueil qui, je l’espère, incitera nombre de lecteurs à découvrir cette auteure, qui le mérite amplement.

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L'Exégèse de Philip K. Dick, volume 1

Publié le par Nébal

L'Exégèse de Philip K. Dick, volume 1

DICK (Philip K.), L’Exégèse de Philip K. Dick, volume 1, [The Exegesis of Philip K. Dick], édition composée par Jonathan Lethem et Pamela Jackson, annotée par Erik Davis, Simon Critchley, Steve Erickson, David Gill, N. Katherine Hayles, Jeffrey K. Kripal, Gabriel McKee, Richard Doyle et les anthologistes, traduit de l’anglais par Hélène Collon, Paris, J’ai lu, coll. Nouveaux Millénaires, [2011] 2016, 764 p.

 

Ma chronique figure dans le n° 86 de Bifrost, pp. 70-71.

 

Elle sera mise en ligne le moment venu sur le blog de la revue, et j’en publierai alors également une version plus longue.

 

EDIT : la chronique a été mise en ligne sur le blog de Bifrost, ici.

 

En voici autrement une version (un tout petit peu, cette fois) plus longue.

Les grands auteurs ont leur légende plus ou moins cachée – Philip K. Dick pas moins que les autres, et probablement davantage que beaucoup. Chez lui, le trésor accessible jusqu’alors aux seuls initiés a pour nom L’Exégèse – une entreprise folle courant sur environ 8000 feuillets, et dans laquelle l’écrivain interroge son œuvre et sa vie à la lumière d’éléments étranges, qu’il ne comprend pas, mais cherche à comprendre. De ce laboratoire insane jailliront les ultimes romans de l’auteur, dits de la « Trilogie Divine », mais L’Exégèse en tant que telle constitue une œuvre à part entière – pour peu que l’on ne rechigne pas à désigner ainsi un texte intime, écrit pour soi, et qui n’avait certes pas pour objet d’être publié un jour.

 

L’Exégèse, pour autant, ne nous était pas totalement inconnue – elle qui avait été abordée par les biographes de Dick, qui en révélaient çà et là des morceaux choisis ; on peut aussi évoquer la brève bande dessinée de Robert Crumb revenant sur cette expérience… Et nous connaissions bel et bien les traits essentiels de cette dernière.

 

Nous sommes en février-mars 1974. Dick, qui sort d’une relativement mauvaise passe, enchaîne alors les événements étranges, à caractère éventuellement hallucinatoire. Le rayon plasmatique rouge et or le frappe à la vision du pendentif en forme de poisson au cou d’une jeune fille aux cheveux noirs (forcément) – le symbole des premiers chrétiens pour se reconnaître en plein cœur des persécutions par l’empire romain, lui dit-elle. Et Dick s’interroge sur ce qu’il vit – le graphomane veut comprendre : sans doute est-ce Dieu qui lui parle ? Dieu… Dionysos, Érasme, l’évêque Pyke ? Haggia (sic) Sophia ? Les extraterrestres ? Les Soviétiques – auquel cas Stanislas Lem est sans doute impliqué ? L’interrogation de l’expérience, de manière très dickienne, débouche sur une interrogation de la réalité – et apparaissent alors peu à peu, avec cette conviction que « c’est toujours Rome », les murs oppressants de la « Prison de Fer Noir »… L’écoulement du temps lui-même doit être interrogé ! Et, avec lui, la notion d’entropie. Peut-être le temps s’écoule-t-il en fait en sens inverse ? Ou alors, il est orthogonal… La solution se trouve peut-être dans Parménide, ou bien dans la Gnose – plus probablement la Gnose… Dick compulse l’Encyclopedia Britannica avec l’enthousiasme d’un dilettante, et effectue des tirages du Yi King ; la vérité se trouve aussi bien dans les Actes des Apôtres que dans les conférences de Bergson, ou les tracts de la secte de surfeurs du coin. Au fond, tout est possible – jusqu’à l’éventualité que tout cela ne soit que des hallucinations provoquées par une épilepsie du lobe temporal… Mais, à tout prendre, pourquoi préférer cette explication à tout autre ? Après tout, Nixon est là ! Et si Nixon est réel, tout peut l'être...

 

L’entreprise est folle – l'entreprise sinon l’homme. Mais il est vrai qu’on pouvait avoir quelques doutes à ce sujet… Dans les premiers temps de ce questionnement maniaque, de cette quête de sens insensée, Dick confiait volontiers le fruit de ses méditations philosophico-théologiques à des amis et collègues, au fil de lettres improbables qui devaient en décontenancer plus d’un – ainsi Ursula K. Le Guin, qui, quand sortira Siva, émettra en public sa crainte que Dick soit devenu fou… ce qu’il n’appréciera guère. Aussi L’Exégèse adopte-t-elle rapidement une autre forme : des fragments intimes, cette fois, pas destinés à finir sous d’autres yeux que les siens. Pendant huit ans, du tournant de 1974 à son décès en 1982, Dick ajoutera page après page à son « journal philosophique » (pas vraiment un journal intime, en fait – au sens où ces feuillets, souvent non datés, ne rapportent pas des événements précis, mais seulement les réflexions qu’ils suscitent) – jusqu’à constituer cette somme colossale.

 

Et Dick ne se contente pas d’enchaîner les explications les plus folles et les plus fascinantes à son vécu quotidien – explications qu’il abandonne et remplace avec une légèreté qui ne le rend que plus sympathique. L’œuvre n’est pas qu’une quête philosophique dans le vide – et sans doute ne faut-il pas non plus se contenter d’y voir un cas clinique, même si c'est tentant. L’auto-analyse est de la partie, mais tout autant l’auto-critique, Dick revenant sans cesse sur son œuvre pour y déceler des signes précurseurs – c’est peut-être tout particulièrement ici qu’il se livre à une « exégèse », en mettant l’accent, sans surprise, sur Ubik, et aussi Coulez mes larmes, dit le policier, roman immédiatement antérieur aux expériences mystiques de 1974.

 

Et l’ensemble ne se contente pas d’être fascinant : le laboratoire débordant d’idées folles et géniales s’avère en définitive d’une pertinence étonnante… voire d’une cohérence inattendue jusque dans ses sautes d’humeur ; et disons-le, enfin – en fait de monstre cramé issu de la plume d’un auteur cramé, L’Exégèse s’avère… compréhensible ? Peut-être bien.

 

Aussi le présent ouvrage – et la somme colossale de travail qu’il représente, pour les anthologistes Jonathan Lethem et Pamela Jackson, taillant dans le gras, pour leurs nombreux annotateurs, pour Hélène Collon enfin, dickienne émérite qui traduit avec intelligence et sensibilité ce texte impossible –, le présent ouvrage, donc, se révèle pour ce qu’il est : bien plus qu’une curiosité absurde pour fans complétistes, une authentique plongée dans la psyché d’un génie (car à ce stade on ne parle plus de folie), éclairant son œuvre comme aucune critique ne pourra jamais le faire.

 

Certes, ce beau bébé n’est pas destiné à un lectorat très étendu – et même parmi les fans de Dick, il y a fort à parier que nombreux seront ceux qui préfèreront passer outre. On ne les en blâmera pas. Pour les autres, L’Exégèse de Philip K. Dick jouera pleinement son rôle de monument – intimidant tout d’abord, d’une richesse insoupçonnée quand on s’en approche et que l’on en ausculte les secrets, avec pour guide l’artiste lui-même. Fascinant…

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Thermae Romae, t. 3 (édition intégrale cartonnée), de Mari Yamazaki

Publié le par Nébal

Thermae Romae, t. 3 (édition intégrale cartonnée), de Mari Yamazaki

YAMAZAKI Mari, Thermæ Romæ, t. 3 (édition intégrale cartonnée), [テルマエ・ロマエ, Terumae Romae], traduit du japonais par Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, adaptation graphique et lettrage [par] Jean-Luc Ruault, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2012-2013] 2014, 370 p.

 

ALL YOU NEED IS ROME

 

Troisième – et dernier – tome de la série plébiscitée de Mari Yamazaki Thermæ Romæ, dans cette édition intégrale cartonnée ; il reprend donc les tomes 5 et 6 de l’édition originale.

 

En concluant sa série probablement imprévue à la base, l’auteure en souligne d’une certaine manière les paradoxes – souvent en pleine conscience, je suppose, mais peut-être pas tout le temps ? Toujours est-il qu’à ce stade du récit, Thermæ Romæ a bien changé par rapport à ses premiers épisodes : l’idée aussi géniale qu’improbable (voire débile) qui avait suscité le premier épisode avait d’abord été déclinée sur un mode sans doute bien trop répétitif, à perpétuer le même schéma sur chacun des dix premiers épisodes, mais le tome 2 de l’intégrale avait (très heureusement en ce qui me concerne) changé assez radicalement la donne, d’abord en mettant en scène des « arcs » un peu plus étendus, ensuite en laissant tout bonnement tomber la formule : à partir de ce moment, notre héros Lucius Modestus ne faisait plus la navette entre Rome et le Japon à chaque épisode, et pour traiter de la seule question des bains, mais demeurait – bien malgré lui, d’ailleurs – au Japon, ce sur plusieurs chapitres.

 

Cet ultime tome reprend immédiatement là où le précédent s’était arrêté – à vrai dire en plein milieu d’une scène, sans que la qualification de cliffhanger me paraisse pertinente. Cette suite s’inscrit bien évidemment dans la lignée de ce qui s’était produit, donc, dans le tome 4 de l’édition originale (deuxième moitié du tome 2 de l’intégrale), avec un Lucius toujours coincé dans les sources thermales d’Itô au XXIe siècle… et une Satsuki follement amoureuse du Romain, et qui, le voyant monter à cru après bien d’autres bizarreries, en vient à envisager, émerveillée et peut-être un peu craintive, qu’il pourrait bien être ce qu’il prétendait, aussi incompréhensible cette éventualité soit-elle…

 

Ce qui va plus loin – car Mari Yamazaki avait longuement exposé comment la jeune fille qui rougit perpétuellement (et qui a peut-être un peu d’elle-même ?) ne pouvait au fond tomber amoureuse que d’un Romain… L’histoire vire ainsi de plus en plus à la romance dans ces ultimes chapitres – ce qui était plus que prévisible, et peut paraître vaguement navrant… Et, en dernier recours, à mon sens, cela n’est pas sans poser problème : en effet, arrivé à la fin de la série, qui m’a paru vraiment trop précipitée, d’autant plus qu’elle laissait bien des choses intéressantes en plan, j’ai eu l’impression d’une auteure dépassée par son bébé (ou son monstre, comme vous préférez ; mais je reviendrai en temps utile sur le bébé), et qui a décidé d’imposer le point final pour ne plus s’y perdre…

 

J’avoue que, la romance et moi, bon… Cependant, qu’on se rassure, ce qui faisait le charme de la BD demeure au milieu des amours contrariées puis bénies ; et si l’essentiel de l’action, de loin, se déroule au Japon, ce qui diminue la part « documentaire » de la série au moins concernant Rome, on y trouve encore nombre de bonnes idées, et de scènes très drôles – car la dimension humoristique de Thermæ Romæ continue à s’exprimer ici, même si c’est de manière sans doute moins unilatérale, et bien davantage entrecoupée de moments plus graves ou « romantiques » (avec tous les guillemets qui s’imposent).

 

TETSU – L’HOMME DE FER

 

L’idée de coincer Lucius au Japon avait eu une conséquence non négligeable : avec Satsuki, Mari Yamazaki avait introduit un personnage important, là où Lucius, jusqu’alors, était finalement le seul à capter l’attention de... la caméra, disons, et ce d’autant plus que les premiers épisodes étaient compacts et relativement déliés.

 

Certes, il y avait une exception, et de taille : l’empereur Hadrien himself. Mais le statut très particulier du personnage – figure semi-divine, à la majesté impénétrable – prohibait de le mettre sur le même plan que Lucius, et notamment dans la dimension éventuellement prosaïque qui devait d’une manière ou d’une autre s’attacher au héros de la BD (et ce alors même que le goût commun des deux personnages pour les bains impliquait son lot de considérations prosaïques).

 

Satsuki apportait donc un changement notable à la narration, que seul ce séjour prolongé au Japon pouvait autoriser. Dans cet ultime volume, Mari Yamazaki renforce cette dimension, avec un autre personnage essentiel : Tetsu, le grand-père de Satsuki (on mettra de côté la jument Hanako, même si elle a son importance dans le tome 5 originel – cruciale, en fait).

 

Et Tetsu est un chouette personnage – jusque dans sa dimension éminemment caricaturale. Le vieux bonhomme, masseur hors-pair (avec une technique rude sur le moment, mais ô combien efficace, et qui suscite son lot de scènes amusantes – au premier chef celle où Lucius, incapable de communiquer avec Tetsu, essaye de le « copier » au grand dam de ses victimes...), est d’une dignité froide et austère qui ne manque pas d’évoquer quelque anachronique samouraï archétypal, vivant pour la Voie, et constituant peu ou prou une incarnation de la Justice.

 

Mais Tetsu n’est pas qu’un digne vigilante à la nippone : aussi sévère paraisse-t-il, il n’est pas dénué d’empathie, et comprend bien vite que sa charmante petite-fille est désespérément amoureuse… et « d’un étranger ». Allons bon ! Mais Tetsu n’est en fait pas victime des préjugés qu’on aurait instinctivement envie de lui accoler. Si cet Occidental bizarre (même pour un Occidental) doit rendre sa petite-fille heureuse, il fera tout pour faciliter leur idylle ! Vraiment tout… Ainsi que nous le verrons dans la deuxième moitié de cet ultime tome, soit le volume 6 de l’édition originale.

 

BARBARES ET YAKUZAS

 

Mais, pour l’heure, si cette dimension du personnage est introduite, il importe avant tout d’asseoir la figure du justicier en lui. Qui trouve une occasion idéale pour s’exprimer : forcément (eh), des yakuzas ou pseudo-yakuzas sèment la zone dans les sources thermales d’Itô (et, idée intéressante mais qui hélas ne débouche finalement pas sur grand-chose, ils sont associés au patron grotesque et vulgaire qui, dans le volume 2 de l’intégrale, avait commandé des bains « à la romaine », projet sur lequel Lucius avait d’une certaine manière travaillé…).

 

Ce sera en fait l’occasion pour Tetsu d’apprendre à connaître le personnage de Lucius – même sans pouvoir échanger avec lui, puisqu’il ne comprend pas plus le latin que Lucius ne comprend le japonais : tous deux s’associent en effet pour lutter contre les malandrins (Lucius est scandalisé par ce qu’il devine des « projets immobiliers » de la clique, imposant de tout raser dans cette bourgade si charmante, pour mettre du neuf insipide à la place du pittoresque vieux, et il l’est tout autant par la brutalité des voyous promettant l’abattoir à la vieille jument Hanako, avec laquelle il a développé une relation assez cocasse…).

 

En tant que telle, oui, l’idée est parfaitement convenue – et plus encore l’enlèvement de Satsuki qui en résulte : les princesses sont faites pour être enlevées par les méchants, hein ? Mais Mari Yamazaki n’est pas naïve, et joue de ce caractère convenu avec autant de subtilité d’un côté… que d’outrance de l’autre : c’est enfin l’occasion pour elle de parodier la course de chars dans Ben-Hur ! Et, avouons-le, c’est très drôle.

 

Mais j’avance maintenant dans le volume et, si ce que j’ai écrit jusqu’à présent ne croulait pas sous le poids des révélations, je suppose qu’il vaut mieux placer ici l’habituelle balise SPOILERS – au cas où...

 

APERÇUS D’HADRIEN

 

Car un drame se produit entre-temps (au milieu de la trame impliquant les yakuzas) : Lucius, qui voulait tant retourner à Rome sans y parvenir (ou bien est-ce ce qu’il se prétendait ?), quitte brutalement les sources thermales d’Itô au moment même où il prenait conscience des sentiments de Satsuki à son égard… et de ses sentiments réciproques, auxquels il se montrait jusqu’alors parfaitement aveugle.

 

L’idée est au fond la même que celle qui avait décidé de son dernier voyage au Japon au pire moment – quand il s’entretenait avec l’empereur Hadrien lui-même de sa santé déclinante, de sa mort prochaine, et de l’avenir de Rome…

 

Aussi, passé le dégoût bien naturel de Lucius pour ce qu’est devenu Baïes – très vite ! – en son absence, soit ce qu’il redoutait pour l’avenir d’Itô si l’on laissait faire les voyous, le récit romain se focalise sur la personne d’Hadrien, dont l’auteure nous livre un tableau déchirant : oui, sa mort est plus que jamais imminente, et il a développé des pulsions suicidaires terriblement embarrassantes pour son entourage… Manière, au passage, de questionner la thématique du suicide dans un cadre occidental pré-chrétien – ce qui peut renvoyer à La Mort volontaire au Japon de Maurice Pinguet, et à son ouverture sur le seppuku de Caton d’Utique…

 

Mais c’est aussi l’occasion de développer un personnage à peine entraperçu jusqu’alors, mais dont on sentait déjà le potentiel autant charismatique qu’intellectuel : non pas le successeur désigné d’Hadrien, le futur Antonin le Pieux (entraperçu ceci dit, et d’un œil favorable), mais celui qui suivrait encore, le futur Marc-Aurèle – et l’empereur-philosophe en puissance apprend de la bouche même de Lucius les étranges péripéties de l’architecte au pays des « visages plats »… avant d’y assister de ses yeux.

 

TETSU – ÉPISODE 2

 

Car le séjour romain de Lucius, à ce stade, demeure bref : il retourne à Itô pour jouer à Ben-Hur, et, tout juste, approcher une nouvelle fois Satsuki… et disparaître devant ses yeux, au moment même où il lui avoue ses sentiments. J’ai mis la balise SPOILERS, hein ? Je peux donc le dire : ce bref retour est le dernier voyage de Lucius au pays des « visages plats »...

 

Mais le principe du voyage temporel n’est pas pour autant remisé de côté – car, fait inédit dans la série, mais nécessaire d’une certaine manière, il va maintenant affecter d’autres personnages : au Romain allant de Rome au Japon vont succéder des Japonais quittant le Japon pour Rome.

 

Mais Mari Yamazaki se montre peut-être surprenante, ici ? Tout laissait croire, depuis l’introduction du personnage de Satsuki, que, si un personnage japonais devait effectuer ce saut dans le temps, ce serait elle.

 

Mais l’auteure a développé entre-temps le personnage de Tetsu… qui, au fond, est peut-être bien davantage approprié pour pareille tâche, car ne disposant pas du bagage historique de sa petite-fille, et ne sachant pas un mot de latin ; la dignité austère caractéristique du personnage renforce encore le trait : il est le véritable alter-ego japonais de Lucius – du coup, en voyageant à son tour, il opère comme un véritable reflet dans un miroir.

 

D’où la reprise, mais inversée, des mêmes thèmes – et la mise en avant des bains, une fois de plus, mais aussi de certains gimmicks associés aux premières excursions temporelles de Lucius, comme par exemple la dégustation enthousiaste de mets exotiques…

 

Enfin, la dignité et la compétence de Tetsu, dont les massages violents font des miracles, lui valent d’aller rendre visite à Hadrien, et ainsi de croiser Lucius – le temps d’un adieu...

 

DÉTERRER LUCIUS

 

Satsuki, en comparaison, a finalement quelque chose de fade. Son obsession pour les bains, qui est obsession pour Lucius, a peut-être là encore quelque chose de l’auteure, mais tombe un peu à plat, ai-je l'impression – même quand celle que Lucius prenait pour Diane prie Minerve de lui ramener le Romain… ou de l’emmener à lui.

 

Une idée plus intéressante : Satsuki, l’archéologue, entreprend d’une certaine manière de « déterrer » Lucius – en confiant des recherches sur cet inconnu à ses étudiants, puis en opérant elle-même des fouilles archéologiques à Baïes, la ville où est bel et bien mort Hadrien… et où Tetsu a donc croisé Lucius – Tetsu qui, par ailleurs, finance les travaux de sa petite-fille : il est décidément prêt à tout pour elle, et, sans doute, éprouve un profond respect pour Lucius, aussi « bizarre » soit cet « étranger ». À vrai dire, c’est peut-être la seule chose qu’il a véritablement ramenée de Rome ? Tetsu n’est visiblement guère étonné par tout ce qu’il y a vécu, cette expérience hors du commun… qu’il appréhende avec la sérénité et la sévérité d’un vieux bonze.

 

Les fouilles produisent une scène à la fois intéressante et pas totalement satisfaisante – quand Satsuki déterre, sans doute un peu trop facilement, mille et un témoignages des voyages nippons de Lucius, dont elle comprend enfin l'objet, sous les quolibets de ses collègues chercheurs, qui la prennent peu ou prou pour une folle…

 

Mais peut-être l’idée d’une Satsuki folle doit-elle justement être privilégiée ? Car elle apporterait une coloration différente à l’ultime épisode de la série – autrement guère satisfaisant...

 

EXPÉDIER…

 

C’est un paradoxe, peut-être – ou pas : la série si longtemps bancale à mes yeux, et qui aurait peut-être gagné à être écourtée de quelques épisodes parmi les premiers, s’achève bien trop brutalement ici. D’autant que c’est alors la dimension « romance » qui est privilégiée, même avec le biais science-fictif que l’on sait, et pour aboutir à un « happy end » que je n’ai vraiment pas trouvé convaincant… Les ellipses s’accumulent, avec une densité déconcertante, jusqu’à ce que « FINIS » apparaisse à l’écr… pardon, sur la page – en donnant l’impression d’une auteure soulagée de mettre un point final à son bébé, et justement en en dessinant un autre.

 

Le plus fâcheux est cependant ailleurs – et c’est que Mari Yamazaki a laissé beaucoup de choses en plan, au Japon comme à Rome ; l’histoire s’achève en faisant l’impasse sur nombre de sous-intrigues, et cela ne fait que renforcer cette impression de précipitation.

 

Peut-être est-ce pour cela que Satsuki est la tête d’affiche de cet ultime épisode ? Elle voyage bien sûr à son tour dans le temps, comme un moyen, peut-être autant que de concrétiser la romance, de mettre fin aux lazzis des archéologues ; par ailleurs, sur place, son bagage ne lui est finalement pas si utile que cela, car, d’une certaine manière, il ne la rend que plus sensible à tout ce que cette expérience hors-normes peut avoir de troublant – Tetsu, finalement, s’en sortait bien mieux, parce qu’il ne s’embarrassait pas de ce genre de considérations, homme pragmatique avant tout… La « princesse », à la différence de son grand-père, a besoin d’une aide extérieure – qui débouchera sur le « happy end » romantique, lui-même une conclusion à la fastueuse cérémonie voyant Antonin le Pieux succéder à feu Hadrien, dans la liesse.

 

Et c’est assez frustrant, oui.

 

Mari Yamazaki, dans ses commentaires accompagnant les épisodes (souvent très intéressants), avance qu’elle n’en a pas fini avec tout cela – et qu’elle y reviendra le moment venu ; car elle est parfaitement consciente d'avoir laissé bien des choses en plan. Je ne sais pas ce qu’il faut en penser… Mais, officiellement, la série s’arrête là, et Mari Yamazaki est depuis passée à autre chose – dont une autre série dans la Rome antique (bon sang qu'accoler ces deux mots est douloureux !), consacrée à Pline, et dont je vous parlerai sans doute prochainement.

 

BILAN DE LA SÉRIE

 

Tirer un bilan de la série dans son ensemble n’est pas si évident que cela. Thermæ Romæ est très certainement une œuvre originale – au point de l’improbabilité. Je suppose que cela lui confère un bon point d’office. L’auteure se montre assez subtile sur la durée, questionnant même une vague tentation réactionnaire inhérente à la BD de manière très lucide, elle fait un bon usage de sa documentation abondante, et elle sait par ailleurs concocter régulièrement des scènes très drôles, inattendues et ô combien efficaces.

 

Est-ce suffisant pour justifier le succès colossal de cette série qui ne devait probablement pas en être une à l’origine ? J’en doute un peu. Thermæ Romæ est indubitablement une bande dessinée de qualité, mais à ce point ?

 

Au milieu de tous ses atouts, elle souffre en effet occasionnellement de quelques défaillances – dont, non des moindres, la répétitivité de la formule dans les premiers épisodes, et, à l’autre bout, cette fin expédiée, guère satisfaisante, et qui laisse bien trop de choses en plan, sacrifiées à une romance hélas convenue et qui me laisse parfaitement… de marbre, disons.

 

La série mérite assurément qu’on y jette un œil, et sans doute les autres œuvres de Mari Yamazaki de même – et je vous causerai donc sans doute prochainement de Pline… en redoutant peut-être à nouveau la formule ? Un préjugé – n’en tenez pas compte.

 

On verra bien ce que ça donnera.

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Les Vacances de Jésus et Bouddha, vol. 1, de Hikaru Nakamura

Publié le par Nébal

Les Vacances de Jésus et Bouddha, vol. 1, de Hikaru Nakamura

NAKAMURA Hikaru, Les Vacances de Jésus et Bouddha (Saint Young Men), vol. 1, [Saint Oniisan, vol. 1], traduction [du japonais par] Étienne Robert, Paris, Kurokawa, [2008, 2011] 2015, 144 p.

 

J’AURAIS PAS DÛ

 

Les achats impulsifs, des fois, c’est le mal – et prendre le temps se renseigner avant d’acquérir une BD (ou tout autre chose) peut sans doute s’avérer salutaire… Encore que, là, les bons échos dominant globalement les mauvais, j’aurais pu me faire avoir quand même.

 

Or, pas de mystère, concernant ce premier tome des Vacances de Jésus et Bouddha, série de la mangaka Hikaru Nakamura bénéficiant d’un succès plus que confortable au Japon (dans les dix millions d'exemplaires écoulés ; je ne sais pas ce qu’il en est chez nous, mais douze volumes parus, je suppose que ça doit se vendre), je me situe clairement dans le camp des hostiles. Mais vraiment – au point d’avoir envie de faire péter les superlatifs et les invectives !

 

Pour dire les choses comme elles sont, j’ai peiné à la lecture de ce premier tome pourtant court, j’ai plus d’une fois grincé des dents ce faisant, ou simplement constaté, sur un mode plus navré, que ce manga censément humoristique ne m’a pas fait rire une seule fois, et peut-être tout juste sourire, allez, une ou deux fois ? Mais l’agacement l’emportait largement en définitive – associé à l’incompréhension de ce qui a pu faire le succès de cette chose : j’ai trouvé ça horriblement mauvais ; en fait, j’ai le sentiment que cela faisait très longtemps que je n’avais pas lu quelque chose d’aussi mauvais ; au point même où je me suis demandé si ce n’était pas la pire BD que j'avais lue depuis, oh, allez : quinze ans ?

 

Vous allez dire que j’exagère. Objectivement, c’est très possible. Mais je ne me sens pas de retenir une telle réaction de rejet. Péremptoire, je dirai donc que ce premier tome est une purge, qui m’a d’emblée vacciné de la curiosité de lire la suite ; et je suis d’autant plus peiné/énervé par ce désastre que le pitch de la série était très enthousiasmant…

 

UN PITCH SYMPA, MAIS…

 

Oui, tout ça partait plutôt bien…

 

Nous avons donc Jésus et Bouddha, qui ont eu beaucoup de boulot aux environs du tournant du millénaire. Les deux « entités » décident alors de prendre un peu de repos après cette période d’hyperactivité – or les deux se connaissent, forcément, et décident de prendre ensemble des vacances au Japon ; ils louent un appartement au nom de MM. Saint, et c’est pour eux l’occasion de découvrir le monde (ou plus exactement le Japon) « à hauteur d’homme ». D’apparence plutôt jeune en dépit de leurs milliers d’années, Jésus et Siddhârta jouent donc aux touristes en t-shirts, dans un pays qui les fascine autant qu’il les surprend.

 

Au fond, ça n’est sans doute pas si original, comme pitch… Juste une version (théoriquement...) un peu plus blasphématoire (mais très, très gentiment…) de De bons présages de Neil Gaiman et Terry Pratchett (ou, d’ailleurs, d’American Gods de Neil Gaiman tout seul), ou du jeu de rôle In Nomine Satanis/Magna Veritas (euh, époque « classique… »), mais s’en tenant au camp « céleste ».

 

Pas si original, mais plutôt alléchant, oui ! En tout cas, dans l’idée, ça me parlait pas mal… Et la couverture, avec Jésus et Bouddha « casual », t-shirts débiles (attention : « Doux moi-même » est peut-être le gag le plus drôle de tout ce ratage, et je le connaissais déjà…), sac en bandoulière, guide touristique ou appareil photo en main… OK, plutôt amusant !

 

Sauf que non.

 

PAUVRETÉ DES GAGS – S’IL S’AGIT BIEN DE GAGS

 

Les Vacances de Jésus et Bouddha se présente comme une BD comique. Le problème est qu’elle n’est pas du tout drôle – pas… du… tout. Ce qui est un peu ennuyeux, tout de même.

 

En effet, l’auteure ne fait absolument rien de son pitch croquignolet. En tant que tel, il est une mine, promettant bien des gags absurdes, du comique de situation et/ou de répétition, des anachronismes et compagnie à foison, et une toute petite touche d’irrévérence peut-être…

 

Mais non. Le pitch est là, mais rien n’en découle – rien de drôle. Hikaru Nakamura – et ses lecteurs, faut croire – semble considérer qu’il suffit de mettre, ici Bouddha, là Jésus, pour susciter automatiquement le rire. C’est sans doute l’idée de base… mais il n’y a donc en fait pas de gags, ou très peu ; car rien n'est développé au-delà.

 

Jésus tient un blog, uh uh uh. Oui, c’est là qu’il faut rire – le contenu du blog n’a pas d’importance.

 

Bouddha va dans le métro, oh oh oh. C’est là qu’il faut rire, parce qu’il ne s’y passe à peu près rien.

 

Jésus et Bouddha mangent une pizza warf warf warf.

 

Ah et puis y vont aux bains aussi ROFL XD PTDR.

 

 

Vous avez là l’essentiel de ce premier tome : nos héros qui se trouvent en décalage dans des situations incongrues pour eux, mais ça s’arrête 95 % du temps là. Il n’y a pas de gags à proprement parler – il n’y en a que des amorces, visiblement jugées autosuffisantes, pourtant bien fainéantes.

 

Et ça n’est absolument pas drôle. Au mieux, quelques très, très vagues sourires çà et là – Jésus constate qu’un certain Judas le lurke sur Internet, ah ah ah. Ne prenez pas la peine de fouiller dans le détail, il n’y a rien de plus drôle que ça dans tout ce premier tome.

 

À ce stade, j’ai même trouvé sidérant qu’on puisse livrer une BD pareille, avec un tel sujet, sans rien produire de plus amusant – c’est comme si l’auteure avait délibérément gommé tout ce qui aurait pu être drôle pour s’en tenir à une épure… de rien du tout. Et ce d’autant plus que les quelques gags « théologiques » qui surnagent malgré tout sont au moins aussi navrants (et parfaitement innocents).

 

Et ça ne marche vraiment pas. D’autant que le comique de répétition n’arrange rien : ah ah ah Bouddha il a un truc au milieu du front, alors les gens ils appuient dessus comme si c’était un bouton alors ça lui fait mal à la tête ah ah ah ; oh oh oh Jésus les lycéennes elles disent qu’il ressemble à Johnny Depp oh oh oh.

 

Produire quelque chose d’aussi fade avec un sujet pareil relève de la performance artistique.

 

Et le résultat n’est pas seulement pas drôle, il est aussi invraisemblablement gamin – c’est d’autant plus invraisemblable que le propos ne devrait pas avoir grand-chose de puéril, à la base. Au final, Les Vacances de Jésus et Bouddha, c’est à peu près aussi inoffensif, moche et niais que Placid et Muzo, mais en moins drôle.

 

(Oui, je sais.)

 

(Non, je n’exagère pas.)

 

LEÇONS D’HUMOUR PAS DRÔLE

 

Une chose me dépasse tout particulièrement, ici – et c’est que cette BD fondamentalement pas drôle du tout… semble se piquer de leçons d’humour ?

 

Et à deux reprises. Une seule, j’aurais pu vaguement comprendre – et interpréter la chose comme une sorte de gentille humiliation des protagonistes par une auteure désireuse pour le coup de ne pas être drôle, mais la deuxième occurrence, outre qu’elle relève d’un certain « comique de répétition » propre à la BD (assurément répétitive, mais tout aussi assurément pas comique pour un sou), m’a conduit à envisager, la goutte au front… que Hikaru Nakamura pensait véritablement livrer quelque chose de drôle. Et qu'il n'était pas pertinent de se poser la question du premier ou du second degré, etc.

 

La première fois, nous avons Jésus et Bouddha naviguant dans un festival, et qui se retrouvent embringués dans un spectacle comique amateur. Le terme n’apparaît pas dans la BD en français, mais je suppose qu’il s’agit de manzai, certes pas la forme d’humour japonaise la plus facile à exporter. Toujours est-il que cette scène n’est absolument pas drôle, le spectacle improvisé par « Perma et Chevelu », ainsi que, ah ah ah, ils appellent leur duo, ah ah ah (c’est le gag le plus « drôle » de toute la séquence, une fois de plus), est parfaitement affligeant.

 

Délibérément ? J’ai donc voulu le croire… L’idée était alors que Jésus et Bouddha, tout divins qu’ils soient, étaient parfaitement ridicules dans ces situations si peu en accord avec leurs personnages. OK, c'est l'idée de base, après tout.

 

Mais, plus loin, nous voyons Bouddha, fanatique de la BD que lui a consacré le grand Osamu Tezuka, envisager encore qu’à reculons (ou timidement) de devenir lui-même mangaka, et de livrer des histoires drôles. Dans un registre théologique marqué. Sauf que c’est tout aussi navrant – mais sans l’ambiguïté du spectacle de manzai, cette fois. Et la scène s’accompagne, d’une certaine manière, de commentaires de l’auteure quant aux moyens de provoquer le rire en bande dessinée ?!

 

Je n’osais pas me l’avouer jusqu’alors, mais je crois que c’est ici que j’ai définitivement dû faire avec : Hikaru Nakamura se foutait de ma gueule, et ce depuis le début. C'est pas possible autrement.

 

DESSIN SANS INTÉRÊT ET MISE EN PAGE PÉNIBLE

 

Bon. Un truc pas drôle, donc. Un truc puéril et qui ne tient pas les promesses de son pitch. Mais c’est une BD : le graphisme rattrape peut-être la chose ?

 

 

Vous voulez rire ?

 

Si j’ose dire.

 

Non, donc – le graphisme ne rattrape absolument rien du tout. Le dessin est tristement fade et moche – il n’a pas de personnalité, et, même dans son classicisme ultra-simpliste, il ne convainc pas. Rien n’en ressort, personnages et décors sont tout aussi ternes et sans intérêt.

 

La mise en page n’arrange rien – globalement classique là encore, mais aussi régulièrement confuse, elle participe en outre de l’effet « pas drôle pour un sou » de la BD, notamment en glissant çà et là des « gags » purement textuels totalement affligeants, au moins un par chapitre. Exemple : « Bouddha a acheté le DVD d’entraînement sportif Billy’s Bootcamp », suivi la page d’après de : « Jésus doute de l’efficacité des méthodes pour maigrir comme Billy’s Bootcamp car cela demande trop d’efforts pour y arriver. » Oui, c’est le gag – double, aha. Méga fun, non ? Et pas le moindre rapport avec le contenu des deux planches, au cas où… Et les phylactères narratifs sont globalement du même tonneau. Sans même parler des paroles hors-phylactères, d'un prosaïsme pénible.

 

J’y étais au début indifférent ; à force de répétition, ça a fini par carrément m’énerver…

 

PLUS JAMAIS ÇA

 

Bilan sans appel : ce premier tome est une purge absolue, et je ne veux rien savoir de la suite. Une BD absolument pas drôle, alors qu’elle prétend sans cesse l’être ; une BD moche et mal foutue par ailleurs ; au mieux aucun intérêt, au pire de quoi montrer les crocs.

 

Je ne comprends tout simplement pas comment une merde pareille a pu avoir un tel succès – et pas seulement au Japon, faut croire (là, le décalage culturel aurait pu l’expliquer, j’imagine ?).

 

Plus.

 

Jamais

 

Ça.

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Gunnm, t. 3 : L'Ange de la mort (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

Gunnm, t. 3 : L'Ange de la mort (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 3 : L’Ange de la mort (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2014] 2017, 206 p.

 

OH GALLY GALLY

 

Glénat poursuit sa réédition du célèbre manga de Yukito Kishiro Gunnm, dans un format dit « édition originale » en principe plus respectueux de l’œuvre que celui sous lequel je l’avais découvert dans les années 1990.

 

Relire les deux premiers tomes avait globalement été un vrai plaisir, même si non exempt sans doute d’une forme de nostalgie à même de fausser la donne. Cependant, avec ce troisième tome, le regard que je porte sur la série change radicalement. En effet, les deux premiers volumes, je les ai longtemps lus et relus… mais sans aller forcément beaucoup plus loin. Et notamment, sans doute, à cause de ce rutilant troisième tome, à l’esthétique assurément travaillée et efficace, mais aux thématiques qui me laissaient au mieux froid… J'étais surpris, par ailleurs, que cela arrive aussi tôt dans le déroulement de la série, ma mémoire me jouait donc des tours.

 

Car Gally, ici, n’est plus la charmante jeune fille et l’impitoyable chasseuse de primes des deux premiers volumes, d’une fraîcheur touchante au milieu de la violence de la Décharge, et ce alors même qu'elle incarnait ironiquement partie de cette violence ; ici, elle n’est même plus tout à fait un mystère, si ça se trouve ! Car elle consacre l’essentiel des pages de ce troisième tome, en attendant la suite, à un arc stéréotypé et de nature à me navrer, en y devenant… une sportive.

 

Allons bon.

 

BYE BYE YUGO

 

Mais, tout d’abord, il nous faut comme d’habitude « finir » le tome précédent… Et les raisons de ce découpage me laissent toujours aussi perplexe. La fin du tome 1 se trouvait dans le tome 2, la fin du tome 2 se trouve « logiquement » dans ce tome 3 – mais la distance entre les volumes en atténue sensiblement l’effet, ai-je l’impression ; et j’ai du mal à croire qu’on puisse justifier ce procédé au nom du cliffhanger et de la surprise – car le sort de Yugo, ici, n’a décidément rien de surprenant.

 

Nous l'avions laissé en plein milieu d'une petite explication avec le truand Vector, qui lui extorquait des sommes folles, impliquant des activités criminelles, en prétendant pouvoir arranger son départ pour Zalem – le rêve, l’unique rêve, du jeune homme. Aidé par une Gally amoureuse, il avait compris seulement alors qu’on l’escroquait – et bien sûr qu’il se faisait avoir ! C’est Kuzutetsu ! On ne peut pas quitter la Décharge pour la cité flottante de Zalem ! Quel imbécile…

 

Une révélation tenant de l’évidence – mais qui n’en est pas moins un rude choc pour Yugo. C’est une chose qui arrive, hein – voyez les militants reli… politiques, par exemple. Bon, bref : Yugo pète un câble.

 

Et, à propos de câble, il décide d’en grimper un – un de ces énormes conduits qui relient Zalem aux Usines de Kuzutetsu… Il ne peut pas voler jusqu’à Zalem ? Il marchera ! Ce qui est bien évidemment impossible, et l’utopie des nuages a naturellement prévu quelques mesures pour se préserver des intrus qui auraient cette idée saugrenue… Un bon moment sur le plan graphique, qui joue de ce thème fondamental de Gunnm, série où les corps cybernétiques sont réduits en charpie mais où la vie demeure malgré tout.

 

Mais, vous savez quoi ? L’amour de Gally ne sera pas suffisant pour sauver Yugo de sa folie. Surprenant, hein ?

 

Échec sur toute la ligne, ma petite – ou tout le câble, avec des morceaux qui collent un peu.

 

Elle a donc de quoi péter un câble elle aussi…

 

MOTORBALL

 

Le tome 3 « véritable » commence alors, avec un Ido quelque peu négligé, qui part à la recherche de Gally, laquelle ne s’est plus manifestée depuis la fin tragique de Yugo ; ses pérégrinations vaguement aléatoires le conduisent à l’autre bout de la Décharge, presque un autre monde, et il y découvre enfin le pot aux roses : Gally… est devenue… une sportive ?!

 

Pas n’importe quel sport, hein ! Du motorball – un ersatz adapté de tant de sports violents de la science-fiction littéraire, cinématographique ou vidéoludique : rollerball et speedball, notamment… Dans le motorball, des candidats dotés de corps adaptés mais aussi réglementés (pour éviter une trop grande inégalité de départ entre les concurrents, qui serait due à un plus grand talent cybernétique, ou, bien sûr et surtout, aux capacités financières supérieures autorisant des achats impensables pour les autres…), des sportifs, donc, se livrent à un mélange de course, de match de rugby et de sport de combat. Ils sont sur un circuit, et doivent toujours aller en avant ; ils ont une balle à attraper et conserver pour « marquer » ; et ils ont des concurrents tout aussi portés qu’eux-mêmes à l’ultraviolence, et prêts à tout pour empêcher un autre de remporter la manche en conservant la balle : la baston est de la partie, elle est même l'essentiel pour bon nombre d'amateurs…

 

Côté spectateurs, il y a plusieurs manières de révérer connement ses idoles sportives. Les plus pauvres se contentent sans doute d’assister aux matchs depuis des gradins surpeuplés et bourrés d’angles morts ; mais d’autres peuvent bénéficier d’une forme d’immersion virtuelle, qui les plonge dans la course en leur faisant littéralement prendre la place d’un joueur (OK, classique, mais intéressant).

 

Et c’est comme ça qu’Ido « retrouve » Gally – avec des guillemets, parce que la sportive ne semble pas désireuse de s’entretenir avec Ido ou, pire encore, de retourner à son ancienne vie, même si elle gardde toujours un profond respect pour celui qui l'a ressuscitée ; tandis que ce dernier, sous le coup d’une impulsion… étonnante, suppose qu’il pourrait être bienvenu de filer un bon coup de pied au cul à sa protégée partie en roue libre.

 

LE SPORT, C’EST TROP LA MORT

 

Mais le motorball occupe donc une place très importante dans ce troisième tome – hélas ? Je sais que le procédé a ses fans, mais je n’en fais pas partie – d’autant que ces idées de sport, de compétition, de « you can get it if you really want » (mais ta gueule !), non, ce n’est vraiment pas ma came… Surtout quand Gally est aussi évidemment supérieure à tous les autres, mais aussi d’une arrogance dont elle n’était guère coutumière jusqu’alors ; d’une certaine manière, on est plus dans Rocky 3 que dans Rocky, disons. Beuh...

 

Techniquement ? C’est bien fait, je suppose que je ne peux pas prétendre le contraire… Ou du moins graphiquement, en tout cas : le trait de Yukito Kishiro est toujours pertinent, et parvient tant à susciter une esthétique cohérente et finalement inventive qu’une sensation de vitesse nécessaire au rendu de l’action (même si, du coup, la lisibilité des combats est plus ou moins assurée).

 

Sur le plan du récit… C’est déjà moins convaincant – parce que terriblement convenu, surtout. Gally fait ses débuts en troisième division, fascine tout le monde, grimpe en deuxième, la première en ligne de mire… Et d’ici-là ? Baston, baston, baston, Gally gagne, et ses concurrents survivants sont tous sidérés par son talent, ce dont leurs yeux forcément exorbités témoignent, etc.

 

D’un ennui mortel – pour moi ; et ce n’est certes pas la « description » des « coups spéciaux » (arts martiaux coréens, technique germanique entrant en résonance avec le Panzerkunst de Gally, qui fait forcément des ravages) qui y change quoi que ce soit, ça ne me fatigue que davantage.

 

GALLY, IDO ET LES AUTRES

 

Heureusement, les choses sont un peu moins navrantes en dehors du circuit. Voire réussies. Même s'il y a là aussi quelques pains occasionnels…

 

C'est que les personnages peuvent encore poser souci, à cet égard. Et les changements dans le comportement d’Ido et de Gally ne sont peut-être pas les moindres de ces difficultés ? J’avoue avoir du mal à comprendre… surtout Ido, disons. Gally « justifie » après tout sa nouvelle carrière au nom de la nécessité du combat, pour affiner son Panzerkunst et peut-être en apprendre davantage sur elle – pour moi, ça sonne faux, mais j’imagine qu’un drame tel que la mort de Yugo peut sans doute plonger quelqu’un dans ce genre de délire obsessif, le sport comme la drogue, mouais…

 

Mais Ido ? Ido qui était parti à la recherche de Gally, mais qui, une fois qu’il l’a retrouvée, ne semble plus désireux que d’une chose, lui donner une leçon, et sans rien savoir au juste de ce dans quoi il s’engage ? Je suppose qu’on pourrait tenir le même argumentaire que pour Gally, en le pimentant de jalousie, oui ; mais je demeure quand même un brin sceptique… Bon, admettons. Et relevons qu’un bref élément, ici, semble s’inscrire davantage dans une trame générale : la conviction chez certains habitants de Kuzutetsu que la marque au front d’Ido fait de lui un « docteur », ce qui suppose donc qu’ils ont déjà vu ce signe, hérité de Zalem…

 

Le motorball pourrait autoriser des personnages intéressants, dans l’absolu, mais l’auteur, ici, multiplie plus que jamais les caricatures, et les concurrents de Gally comme les gens autrement plus sympathiques qui gèrent son « écurie » sont finalement bien ternes – admettons cependant que le « patron » toxicomane au masque de cuir s’en sort un peu mieux que les autres.

 

Mais deux nouveaux personnages sont sans doute plus marquants. Tout d’abord, Shmila, une (charmante, voire über-fantasmatique) jeune fille que sauve Ido d’une bande de violeurs. La jeunette, un peu écervelée peut-être, hyper-expansive assurément, et du genre à crier tout le temps, n’est pas sans attraits, même si elle n’est certainement pas d’une profondeur sidérante ; elle permet tout de même de mettre en scène quelques gags, dont celui, récurrent, qui l’oppose à Gally – laquelle est toujours suivie dans ce volume par une petite bestiole kawaii, sorte de mini-cyclope sans membres et volant grâce à une hélice sur sa tête… Or Shmila fond pour le petit machin, et aimerait bien le récupérer ; mais Gally n'est pas d'accord.

 

Enfin, il faut aussi compter avec le frère de Shmila, Jasugun – ou l’Empereur… du motorball. Le n° 1 de la première ligue, autant dire l’objectif de Gally – auquel Ido s’est donc lié, via Shmila. Le champion n’est pas un bonhomme détestable et arrogant ; tel qu’il est dépeint ici, il est plutôt cool, en fait… et, en tout cas, Yukito Kishiro, parvient bien à exprimer son charisme hors-normes.

 

EN EXTÉRIEUR

 

Tout ce petit monde, cela dit, ne peut donc véritablement briller qu’en dehors de l’arène du motorball. Les meilleures pages de ce troisième tome, et de loin, se déroulent « en extérieur », dans des rues bondées où se marchent littéralement dessus des milliers d’habitants de la Décharge, dans une atmosphère de souk très bien rendue. Il y a de la vie dans ces cases – des bruits, des odeurs, une ambiance… Ça fonctionne très bien, et c’est un bon moyen de « sauver » les personnages.

 

Même s’il y a quelques ratés, hélas… Et notamment cette scène parfaitement ridicule où Jasugun, rencontrant pour la première fois Gally, lui fait un speech mystico-martialo-mes-couilles sur le chi, avant de l’affronter dans un bras de fer… où la cyborg, d’elle-même et sans vraie raison (à moins d’y voir une pulsion suicidaire, j’imagine ?) met sa vie en jeu – en posant littéralement son cœur sur la table. Ce qui aurait pu faire sens, ou, dans une tout autre optique, aurait pu être drôle, mais n’est ici que navrant…

 

C'est une manière, en effet, de revenir au principe du « tournoi » dans un environnement qui bénéficiait grandement de s’en être émancipé. Saleté de « tournoi »…

 

NEKKETSU ?

 

Oui, j’ai vraiment l’impression que c’est ce « tournoi » qui fout la zone – avec sa gratuité, qui est tout autant la répercussion un peu fainéante d’un code sur une série qui valait mieux que ça…

 

En fait, ça m’a ramené à une époque antérieure à ma découverte de Gunnm­ – quand j’étais un gamin et que je cramais des journées entières à zyeuter sans vraie passion le Club Dorothée, où les séries animées japonaises usaient souvent de ce « principe », ainsi Dragon Ball (mais c’était sauf erreur avant que je décroche du fait de Dragon Ball Z, dont je n’ai jamais compris le succès auprès de mes petits camarades et de tant d’autres), ou, d’une certaine manière, Les Chevaliers du Zodiaque (que j'ai vite détestés)...

 

À l’époque, bien sûr, je ne savais absolument rien des codes des animes comme des mangas. En fait, jusqu’à une époque très récente, je n’avais pas la moindre idée de ce que pouvait bien être un shônen, et je ne n’ai découvert le concept de nekketsu que plus récemment encore – sur ce blog, en fait, il y a quelque mois à peine, quand un aimable lecteur me l’a mentionné à propos de mon retour sur le premier tome de One-Punch Man. Ce qui m'a donc ramené à cette enfance presque bénie... et à mes goûts dès cette époque ? Peut-être pas quand même... Mais cela a de quoi m'inciter à envisager les choses d'un œil différent, là maintenant. À l’évidence, tout cela reste encore bien abstrait à mes yeux, et sans doute ne suis-je pas très bien placé pour faire à mon tour usage de ce concept, semble-t-il développé par Osamu Tezuka himself, puis sempiternellement repris par la suite…

 

Mais, quand je regarde Gunnm avec un minimum de recul (mais à m’en tenir à ces trois premiers tomes, hein, ça peut fausser la donne), je suppose que cette série relève largement de ce registre, et ce en dépit de sa « classification » seinen. En fait, c’était un point que j’avais déjà timidement abordé dans mon compte rendu du premier tome, mais je ressens le besoin d’y revenir… Cela dit, c’est peut-être justement parce que je suis obnubilé par ce principe du tournoi qui me paraît si décevant – et, pour le coup, un peu paresseux… J’ai l’impression d’un « passage obligé », qui en tant que tel n’apporte pas grand-chose et ne fait véritablement sens que dans une perspective où la reprise des codes l’emporte sur l’inventivité, jusqu’à constituer une valeur en soi, et peut-être même la seule qui mérite qu'on s'y attarde.

 

Gunnm n’était sans doute pas exempte de tels codes dès le départ – et de codes pouvant donc figurer sur la feuille de route du nekketsu : si le héros typique du registre est un jeune garçon orphelin, je ne suis pas certain que le seul sexe de Gally suffise vraiment à en faire quelque chose de totalement différent ; la quête, l’innocence voire la naïveté, le combat contre le mal, le rôle des amis dans ce combat, le héros qui se relève plus fort que jamais en puisant dans sa force intérieure… Tout cela, à vrai dire, dépasse allègrement le nekketsu – mais justement : le principe du tournoi, lui, parce qu’il est autrement spécifique, ne laisse plus guère de place à l’ambiguïté, et j’ai l’impression, un peu navrante, qu’il n’en devient que davantage une forme d’étendard ou de signe de ralliement – comme une manière de dire au lecteur : « Tu veux des codes ? T’en auras ! »

 

DOMMAGE…

 

Je me fourvoie peut-être totalement. Ce que je sais, c’est que ce parti-pris du motorball, dans ce troisième tome, me déçoit dans les grandes largeurs – il ne correspond pas à ce que je recherche moi, et que je trouvais dans les deux premiers tomes, lus et relus à l'époque, encore relus plus récemment avec satisfaction.

 

Est-ce mauvais pour autant ? Ce troisième tome est-il à jeter ? Non... Le dessin est irréprochable, et, comme dit plus haut, la plupart des scènes « en extérieur » sont intéressantes, parfois même très réussies, car bénéficiant d’une ambiance remarquable ; les amateurs d’action trouveront par ailleurs de quoi se satisfaire, tant sur le circuit de motorball qu’ailleurs – avec éventuellement en avant la scène étonnante où Ido sauve Shmila de ses agresseurs. Et, côté personnages, avec des hauts et des bas, il y a tout de même de quoi faire, j’imagine...

 

Mais ce motorball m’ennuie quand même – il m'ennuie vraiment ; et je n’y reconnais plus tout à fait Gally.

 

Et la suite ? Un souci : je ne sais plus du tout ce qu’il en est – comme dit en introduction, je n’avais pas vraiment lu les épisodes ultérieurs à l’époque, et ne me souviens absolument pas de leur contenu… Mais si ça continue sur cette lancée de la compétition sportive, ma foi, je suppose qu’il vaudra mieux pour moi lire autre chose – qui ne m’évoquera pas autant un triste gâchis ? En espérant que le niveau remonte... On verra.

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Le Lézard noir, d'Edogawa Ranpo

Publié le par Nébal

Le Lézard noir, d'Edogawa Ranpo

EDOGAWA Ranpo, Le Lézard noir, [黒蜥蜴, Kuro-tokage], traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche – Policier, [1929, 1993, 2000] 2002, 156 p.

 

ÉLÉMENTAIRE, MON CHER NÉBAL

 

Nouvelle tentative auprès de l’œuvre étonnante d’Edogawa Ranpo – soit la figure emblématique du roman policier japonais naissant dans les années 1920, prisant les récits macabres, voire horrifiques, à la lisière du fantastique le cas échéant, ou d’autre chose encore : son goût pour la perversion, le sordide et l’outrance en a fait une figure essentielle et probablement séminale du registre « ero guro nansensu », fréquemment abrégé en « ero guro » tout court, soit ce mélange typique d’érotique et de grotesque où se sont exercés par la suite bien des auteurs japonais, dans bien des supports (on notera sans doute tout particulièrement le mangaka Maruo Suehiro, qui a d’ailleurs adapté Edogawa Ranpo à plusieurs reprises, je vous renvoie à ma chronique de son adaptation de L’Île panorama).

 

J’en avais donc déjà lu L’Île panorama – le roman, cette fois ; une « chose » absolument inclassable et passablement fascinante – et La Bête aveugle, roman qui m’avait séduit par son outrance macabre, tout en me laissant bien davantage perplexe quant à sa relative « légèreté » perçant entre les tableaux les plus sordides. Le Lézard noir est donc ma troisième lecture de cet auteur – et ça n’a pas grand-chose à voir.

 

En effet, cette fois, l’étiquette « roman policier » est parfaitement appropriée – là où elle pouvait paraître un brin forcée pour les deux titres précédents. Le Lézard noir est peut-être le plus célèbre récit d’Edogawa Ranpo à faire figurer son personnage récurrent d’Akechi Kogorô, soit « le » détective privé japonais, personnage qui empruntait beaucoup à Auguste Dupin (rappelons qu’Edogawa Ranpo est un pseudonyme, une forme de « japonisation » du nom d’Edgar Allan Poe) comme à Sherlock Holmes, et peut-être à quelques autres (Rouletabille ? Son antagoniste, ici, pourrait d’une certaine manière renvoyer à Arsène Lupin, par ailleurs…).

 

Au-delà, ce court roman (très court – en fait d’un format comparable à celui de L’Île panorama et de La Bête aveugle) a semble-t-il marqué, au Japon, au point d’avoir une postérité éventuellement inattendue. Que Fukasaku Kinji en ait livré une adaptation cinématographique est peut-être dans l’ordre des choses (même si je ne l'ai pour l'heure connu que dans un registre autrement violent, de ses fameux films de yakuzas à Battle Royale) ; mais, parmi les seconds rôles, on y trouvait ni plus ni moins que Mishima Yukio… lequel, par la suite, adapterait à son tour Le Lézard noir, sous la forme d’une pièce de théâtre ! Au-delà, j’imagine que la bestiole emblématique constituait une sorte de signe de ralliement ne laissant aucune place au doute – ainsi pour l’éditeur français de mangas Le Lézard Noir, qui a donc publié notamment Maruo (et Maruo adaptant Edogawa Ranpo, donc), mais aussi d’autres choses très recommandables et peut-être d’une certaine manière dans cette même filiation du macabre japonais – lisez Umezu Kazuo, c’est un ordre !

 

Mais Le Lézard noir est donc un pur roman policier. En cela, même si ce n’était peut-être pas le cas au Japon au moment de sa parution (1929), il nous fait l’effet, ici et maintenant, d’un court roman très daté, et peut-être même convenu… Pas grand-chose, en tout cas, de la folie oppressante de L’Île panorama et de la perversion morbide de La Bête aveugle. Globalement, le présent roman est autrement « sage », et propre... Hélas.

 

Mais il existe bien quelques passerelles, oui : Edogawa Ranpo prisait semble-t-il énormément les repaires souterrains à la démesure utopique, que l’on trouve dans les trois romans, et les jeux dangereux auxquels ils sont toujours propices… impliquant souvent des mannequins, ou des hommes et des femmes réduits à la condition d’objets !

 

Et, de manière plus édifiante peut-être, on est frappé à la lecture de ces trois romans autrement bien différents de ce que la sympathie de l’auteur va assez clairement à ses criminels… Toutefois, ici, Akechi Kogorô oblige, cette passion sordide ne s’exprime pas autant que dans L’Île panorama, avec son criminel génial jusque dans les replis les plus obscurs de ses obsessions les plus insanes, ou dans La Bête aveugle, avec son serial killer pervers et sophistiqué – même si son humour, bon… Le Lézard noir, ici, bénéficie donc du titre, ce n'est pas rien, et suscite bien davantage l’intérêt du lecteur que son antagoniste censément héroïque : les meilleures pages du roman sont celles qui lui sont consacrées, Akechi Kogorô séduit bien moins, si leur compétition fait tout le sel du roman – mais il faut donc cette fois que la loi et l’ordre triomphent ? Et... la décence ? Dommage…

 

VICIEUSE !

 

Le Lézard noir… est une femme. Une moga, pour modern girl, comme je crois qu’on disait alors ? Dans les fortes premières pages du roman, ladite fascine en tout cas par son charisme hors du commun autant que par sa liberté dans un Japon guère porté alors et à vrai dire encore aujourd’hui à laisser la moindre marge d’expression à ces dames. Bien vite, Edogawa Ranpo nous la dépeint comme une alliance détonante de ruse et de sensualité, avec quelque chose d’une Salomé, et qui, la vicieuse, ne se délecte véritablement de ses si nombreux crimes qu’à la condition de les rendre perversement ludiques.

 

Car elle est une criminelle, oui – mais peut-être était-ce alors la seule vocation envisageable, pour une femme japonaise entendant affirmer sa liberté essentielle ? Il y a cependant un flou dans sa biographie, que l’auteur entretient non sans l’épicer d’ambiguïtés. Nous la savons très tôt cambrioleuse, pickpocket, maître-chanteuse le cas échéant… et, à l’évidence, les cadavres ne l’effraient en rien : très tôt, nous la voyons faire usage de sa ruse diabolique pour dissimuler les corps des victimes d’un jeune homme de sa connaissance – et, tout autant, nous la voyons alors tirer profit de ces méfaits pour s’attacher à elle ce genre de seconds couteaux, naïfs sans doute mais parfois bien utiles à qui se lance dans de telles entreprises…

 

Car la dame a de l’ambition – et, surtout, elle en a les moyens ; pas seulement intellectuels ! Mais c'est là une chose qui ne sera rendue évidente qu’au fur et à mesure, au fil des très brefs chapitres du roman : le Lézard noir des premières pages, que nous percevions presque solitaire et, d'une certaine manière, anarchisant, s’avère la maîtresse d’un empire criminel aux ramifications démesurées – il y a en elle de l’Arsène Lupin, mais tout autant du Moriarty…

 

JOUONS !

 

Sa dernière lubie ? Mettre la main sur l’Étoile égyptienne, un diamant d’une valeur incroyable, propriété d’un fameux joailler d’Osaka, M. Iwase Shôei. Elle a sur le vieux bonhomme un moyen de pression tout trouvé, en la personne de sa fille Sanae… L’idée est toute simple : enlever la fille, et exiger la pierre en rançon. C’est d’un banal…

 

Mais le Lézard noir – ou Mme Midorikawa, son identité d’emprunt au début de cette affaire – déteste la banalité. Il faut rendre l’entreprise amusante – pour cela, elle a besoin d’un adversaire à la hauteur de ses capacités ! Aussi prévient-elle ses victimes de ce qu’elle compte faire, afin de les inciter à prendre des mesures radicales pour assurer leur sécurité – et quelle meilleure garantie, pour cela, que l’implication dans l’affaire du fameux détective privé Akechi Kogorô ? C'était bien lui qu'elle visait...

 

Voilà un homme qu’elle peut admirer ! Presque aussi futé qu’elle – presque ! De quoi pimenter l’enlèvement de la jeune Sanae, en le rendant plus difficile, plus périlleux… plus amusant ! Et Mme Midorikawa ne se cachant guère, tous deux ont bientôt pleinement conscience de ce dans quoi ils se sont embarqués : ils se rencontrent, même ! Et ils vont se livrer une farouche compétition d’astuce ; c’est un sport, ou peut-être plus exactement un jeu… et sans doute non exempt d’une certaine dimension amoureuse, voire « érotisante », que l’auteur associe immanquablement à son brillant personnage féminin (même si le roman est donc très « sage », hélas, sans les excès de La Bête aveugle, notamment).

 

TAMBOUR BATTANT

 

En tout cas, tout va très vite, dans ce roman pour le coup aux antipodes des deux précédemment cités, et ce quand bien même ils sont tous à peu près du même format. L’Île panorama était à maints égards bâti autour d’une longue, très longue et très méticuleuse randonnée hallucinée au milieu de l’utopie « poesque » du héros/criminel ; La Bête aveugle s’attardait avec délices et perversion (n’est-ce pas la même chose ?) sur les crimes sordides et les mises en scène macabres du héros/criminel. Et ici ? Nous avons quelques aperçus de cette posture dans les pages les plus réussies du roman, tout à la gloire de son héroïne/criminelle… Mais l’effet est pourtant tout autre.

 

Car le roman va tambour battant. Impossible de s’y attarder sur quoi que ce soit : à chaque page, il doit se produire quelque chose. Les chapitres sont très brefs, et l’on y trouve toujours trois, quatre rebondissements peut-être ? Le roman file à toute allure et use de tous les expédients pour susciter et maintenir l’intérêt du lecteur… mais au point de l’overdose, ai-je trouvé. Mais cela participe, je suppose, d’une certaine dimension « populaire » du récit, ici bien plus évidente que dans les deux autres courts romans évoqués.

 

La joliesse n’est pas de mise, les descriptions sont hors-sujet : il faut que ça avance, toujours, à chaque page. Les dialogues doivent être vifs, les retournements de situation fréquents, les ruses de part et d’autre toujours plus outrées et fantasques.

 

Je ne sais pas ce qu’il en était de l’édition populaire japonaise à l’époque, mais, de l’autre côté du Pacifique, Le Lézard noir aurait assurément trouvé sa place parmi les pulps – et j’imagine qu’en Europe nombre de fascicules l’auraient tout aussi bien accueilli entre leurs pages.

 

TOUTES CES CHAMBRES SONT JAUNES

 

De la ruse, donc ! Toujours plus ! Mais dans un registre, peut-être alors inédit encore au Japon, mais qui, en Occident, avait déjà quelque chose d’un peu daté ? Le Lézard noir n’est certes pas un polar à la Dashiell Hammett ou à la Raymond Chandler (pour le peu que je crois en savoir, moi l'ignare en la matière) ; il ne relève pas non plus du whodunit posé à la Agatha Christie, même s’il emprunte probablement à des sources communes – mais ce sont donc bien ces dernières qui importent le plus.

 

Les noms ont déjà été cités : Edgar Allan Poe, forcément, Arthur Conan Doyle aussi, probablement, peut-être donc un Maurice Leblanc (très certainement, en fait) ou un Gaston Leroux (je suppose). Le registre policier du Lézard noir, c’est celui des neurones actifs et jamais pris en défaut – dimension accentuée par la rivalité consciente du détective et de la criminelle. Aussi tous ces maîtres de l’art déductif sont-ils immanquablement convoqués par l’auteur dans l’élaboration de son crime – pardon, de son roman… C'est un policier cérébral, pas social ou que sais-je ; c'est un policier très classique.

 

L’approche peut varier, car, au fil des chapitres, ce sont des dispositifs différents qui sont mis en place par l’auteur : tantôt nous sommes du côté du Lézard noir, tantôt d’Akechi ; l’astuce est parfois délibérément exposée dès la planification de ses forfaits par notre criminelle, ou retardée jusqu’à sa compréhension par le détective ; régulièrement, l’un semble pris de vitesse par l’autre, mais ce n’est le plus souvent qu’une illusion : la partie d’échecs est serrée. Et, bien sûr, une partie du plaisir consiste pour le lecteur à deviner ce qui se produit hors de toute explication, par Mme Midorikawa ou par Akechi Kogorô…

 

L’autre partie du plaisir ? Elle emprunte directement au principe de la « chambre jaune » : Edogawa Ranpo s’ingénie à inventer les situations les plus bloquées et les ruses les plus fantasques pour les circonvenir (s’amusant même à glisser une allusion parlante à un de ses propres récits, présenté comme une source d'inspiration !). Tout est parfaitement tordu, excessif, outré, dans ces plans méticuleux forcément dénoncés, mais toujours riche de suffisamment de sorties de secours pour que le jeu se poursuive un chapitre de plus. La cruelle criminelle voit loin, et son adversaire tout autant – les portes closes ne sont dès lors guère un souci, car il est mille et une manières de perpétrer un crime en apparence impossible pour peu qu’on s’y livre avec suffisamment d’attention… et d’audace.

 

JUSQU’AU DÉLIRE

 

Mais cela va très loin. Edogawa Ranpo, consciemment, a bâti son roman populaire sur la surenchère : chaque astuce improbable suscite une autre astuce plus improbable encore, dans ce jeu du chat et de la souris – mais qui est le chat et qui est la souris ? Le genre de ces animaux en français pourrait nous tromper… Il est sauf erreur inconnu du japonais, et cela joue son rôle dans la perception du roman. Car, finalement, l’histoire n’est pas, ou plutôt pas seulement, celle de la traque de la criminelle par le détective ; il s’agit au moins autant pour ce dernier d’échapper aux pièges de la dame…

 

Quoi qu’il en soit, les développements sont toujours plus outrés – et l’atmosphère du roman s’en ressent. Le policier vaguement feutré du début du roman, plus ou moins cantonné à de luxueuses chambres d’hôtel, cède alors la place aux excès les plus marqués d’une traque indéniablement périlleuse : Akechi Kogorô, à ce stade, n’a plus simplement à craindre d’être humilié par Mme Midorikawa – la menace essentielle planant sur lui dans les premiers chapitres : cette fois, c’est clairement sa vie qui est en jeu – et celle de Sanae… et celle du Lézard noir.

 

D’où cette utopie chtonienne semble-t-il typique de l’auteur, avec ses installations démesurées n’ayant rien à envier à L’Île panorama, pas même ses mannequins ou ses otages spoliés de leur humanité pour ne plus être que des objets décoratifs voués à l’amusement sadique de leurs « propriétaires »…

 

Pourquoi pas ? À ceci près que la manière dont Akechi Kogorô parvient (inévitablement, je ne vous révèle rien…) à déjouer en dernier recours les plans odieux du Lézard noir… est peu ou prou incompréhensible (d’autant qu’Edogawa Ranpo s’y attarde encore moins que dans les chapitres précédents, il faut aller vite, très vite). En fait, ces ultimes séquences donnent presque l’impression que nous avons changé de roman – on est à la lisière du fantastique, et, en définitive, on retrouve en fait quelque chose de L’Île panorama comme de La Bête aveugle (ou, plus exactement concernant ce dernier, on anticipe sur son contenu), mais sur un mode tellement laconique qu'il évoque presque une sorte de synopsis...

 

Hélas. Car, oui, j’ai trouvé que c’était avec bien moins d’habileté et, disons, de conviction… C’est comme si l’auteur cherchait en fin de compte à démontrer à son lecteur que la compétition dans laquelle il s’était de lui-même engagé ne pouvait, à force d’excès, que sombrer dans le grotesque et l’incroyable. On est peut-être à deux doigts de la violation du pacte associant le romancier et sa vict… son admirateur.

 

TROP

 

Et, du coup… je n’ai pas été convaincu. À vrai dire, j’ai du mal à comprendre comment ce roman (pas désagréable, hein) a pu acquérir une telle réputation et susciter autant d’admiration – tout en prenant en compte les distances culturelle autant que temporelle suffisant sans doute amplement à justifier cette étrangeté qui n’en est peut-être pas tout à fait une.

 

Le problème a plusieurs facettes : je pourrais insister sur le côté daté de la chose (indéniable, mais au point où la vague nostalgie du lecteur et son goût de la poussière ne suffisent pas à lui rendre la lecture véritablement jouissive), sur son style pauvre et drastiquement utilitaire, sur son rythme tellement frénétique qu’il en devient épuisant… Sur le falot Akechi Kogorô, tellement moins charismatique que le Lézard noir… Comme s’il y avait une injustice, d’ailleurs : c’est elle, la meilleure, c’est elle qui suscite tous les meilleurs moments du livre… Elle doit l’emporter car elle seule brille ! Autant dire, alors, que j’aurais souhaité lire un autre roman ? Problème qui se pose souvent, j’imagine… et qui ne rend la critique que plus difficile.

 

Mais c’est d’autant plus troublant que la démarche suivie par Edogawa Ranpo dans la construction de son récit, « objectivement », aurait sans doute dû bien davantage me convaincre : moi qui suis bien plus adepte du fantastique et du grotesque que du policier, quel qu’il soit et c’est peu dire, n’aurais-je pas dû adhérer d’autant plus au virage amorcé par l’auteur dans les ultimes chapitres de son roman ? Mais non – ça n’est pas passé… Rigidité de ma part, peut-être, mais la bascule m’a fait soupirer : je n’y croyais plus, et ne me sentais même plus de faire l’effort d’y croire – ou même d’en donner simplement l’illusion, quitte à ne tromper que moi-même, l’auteur n’étant certes plus là pour que je lui fasse cette « faveur »…

 

Et, en définitive, je n’ai pas retenu grand-chose de ce roman – je l'ai lu sans vrai déplaisir, mais sans vraie passion non plus. Aussi, à l'heure du bilan, je suis tenté d'y voir une incitation, peut-être malvenue, à me détourner du Edogawa Ranpo « strictement policier ». Car, si j’ai pu apprécier pour leurs bizarreries et leurs excès L’Île panorama (surtout) et dans une moindre mesure La Bête aveugle, Le Lézard noir, par contre, m’a laissé au mieux froid – et son mélange des genres m’a nettement moins parlé (en même temps, je relève que mon souci concernant La Bête aveugle tenait un peu à ça – si cette dimension m’avait par contre enthousiasmé dans L’Île panorama). Ça ne signifie pas que j’en ai fini avec Edogawa Ranpo, certainement pas, mais cela m’incite à me montrer plus prudent – et, peut-être, à me méfier des prestations fort classiques d’Akechi Kogorô ? Nous verrons bien…

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Thermae Romae, t. 2 (édition intégrale cartonnée), de Mari Yamazaki

Publié le par Nébal

Thermae Romae, t. 2 (édition intégrale cartonnée), de Mari Yamazaki

YAMAZAKI Mari, Thermæ Romæ, t. 2 (édition intégrale cartonnée), [テルマエ・ロマエ, Terumae Romae], traduit du japonais par Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, adaptation graphique et lettrage [par] Jean-Luc Ruault, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2010-2012] 2014, 373 p.

 

DANS LE BAIN

 

Il y a peu, somme toute, je vous avais fait part de ma lecture du premier tome de la série de Mari Yamazaki Thermæ Romæ (dans son édition intégrale cartonnée, hélas en sens de lecture occidental – l’éditeur y voit un atout, mgnf…) ; un gros succès tant commercial que critique, partant d’une idée… totalement improbable.

 

Rappelons-la au cas où : Lucius Modestus, un architecte romain du temps de l’empereur Hadrien, se retrouve régulièrement projeté dans le Japon contemporain, sans qu’il comprenne bien ce qui se passe au juste – mais il en tire de précieux enseignements en comparant (pas très consciemment) la culture du bain dans les deux civilisations… ce qui lui permet, de retour à Rome et au IIe siècle de notre ère, d’élaborer des thermes hors du commun, qui lui valent l’admiration de tous, et jusqu’à l’empereur lui-même !

 

Le problème – car à mon sens il y en avait un – était que cette idée, parfaite dans le cadre d’une histoire isolée, tendait à se perdre sur la durée ; une durée qui n’était sans doute guère envisagée à l’origine ? Mais voilà : le succès étant là, Mari Yamazaki a prolongé l'aventure, pour ne pas dire rallongé la sauce, avec la bénédiction de son éditeur – et, bizarrement, elle a remporté le pari, puisque le succès ne s’est pas démenti. Cependant, cette réjouissante idée de départ n’était sans doute pas susceptible de mille et une variations, et si l’auteure est incroyablement parvenue à maintenir l’intérêt du lecteur au fil des dix chapitres constituant le premier tome, il n’en restait pas moins que l’idée tournait à la formule… Sans totalement lasser, ce gros premier tome mettait toujours un peu plus en avant un schéma répétitif, au point où la blague risquait de ne plus demeurer drôle très longtemps.

 

Du coup, en concluant mon précédent compte rendu, j’avançais que je ne savais pas si j’avais vraiment envie de lire la suite. Bah, je me mentais sans doute à moi-même, hein… Après tout, même en prenant en compte cette grosse réserve, je m’étais bien amusé avec le premier tome. Et, surtout peut-être ? j’ai eu des échos très favorables de la suite des événements – de la part de gens de goût m’assurant que le schéma répétitif du premier tome ne devait pas tromper, et que, dès le tome suivant, la série parvenait à s’en dissocier sans pour autant perdre sa personnalité.

 

Alors fallait bien que je tente l’expérience, hein ?

 

DÉPASSER/SUBLIMER LA FORMULE

 

Et, pour le coup, on ne m’avait pas menti : ce gros tome 2 de l’édition intégrale cartonnée parvient à dépasser la formule du tome 1, mais sans brusquerie par ailleurs, et sans… compromission, disons, de ce qui faisait l’intérêt de la BD, et, tout autant, de ses thèmes.

 

La base demeure, de cet aller-retour perpétuel de Lucius Modestus entre la Rome d’Hadrien, son monde, et le Japon contemporain – ce pays des « Visages Plats » que l’architecte serait bien en peine de situer sur une carte, et il en est tout excusé… de même, sans doute, qu’il doit être excusé de ne pas vraiment appréhender que son voyage a également une dimension temporelle ? Quoi qu’il en soit, les deux passions de l’auteure, qui sont Rome et les bains, y sont bien toujours associées – mais, pourtant, les choses changent, assez subtilement ; peut-être parce que, à mesure que les voyages de Lucius deviennent moins « utilitaristes », notre héros est davantage amené à s’interroger sur ce monde qu’il ne comprend pas ? Et peut-être pas au seul prisme des bains – même si les bains sont toujours là…

 

À cette fin, l’auteure fait enfin ce qu’à mon sens elle aurait peut-être dû faire plutôt : elle change de formule narrative, pour adopter un format plus long, qui permet de diluer le schéma répétitif et d’approfondir thèmes et personnages au fil de récits moins unilatéralement tournés vers la formule, laquelle a ses artifices propres – et notamment, outre la réitération des mêmes scènes comme autant de passages obligés (rappelez-vous qu'il y a deux sortes de comique : le comique de répétition, et le comique de répétition), notamment donc une tentation de la chute qui pouvait être fatale à l’intérêt du lecteur…

 

Dans le premier tome, nous avions dix chapitres qui étaient autant d’histoires à part entière, mais reproduisant donc une même formule : dans chacun, Lucius avait des soucis à Rome, il plongeait sans le vouloir dans telle ou telle étendue d’eau, ce qui le faisait voyager jusqu’au Japon contemporain, où il s’extasiait devant les bains et leurs à-côtés (nourriture et boisson surtout, presque systématiquement), et y trouvait inévitablement la solution à ses ennuis ; après quoi il rentrait à Rome, mettait en application ce qu’il avait vu chez les Visages Plats, et rencontrait un succès fou…

 

Ce n’est plus vraiment le cas ici : en fait, sur les quatorze chapitres compris dans ce tome 2, un seul, le XIV (soit le quatrième dans ce volume), procède vraiment de la sorte (une histoire de baignoire transportable...) ; et l’effet est sans doute un peu différent, pour plusieurs raisons, dont cette position en forme d’interlude entre deux récits plus longs et complexes, et le rappel à notre bon souvenir, même sur un mode très comique qui aura bien vite sa compensation, terrible, du personnage d’Aelius, successeur désigné d’Hadrien, un coureur de jupons que l’on n’est guère porté à prendre au sérieux…

 

Quoi qu’il en soit, cet interlude opère une transition entre deux récits (deux arcs ?) plus longs, s’étendant sur trois chapitres chacun. Et la suite change encore la donne… puisque les sept épisodes restant de ce deuxième tome constituent eux-mêmes un récit plus long – ou plus exactement une partie d’un récit plus long, puisqu’il n’y a aucune conclusion ici ! En fait, de ces sept épisodes, le premier se passe à peu près intégralement à Rome… et les six suivants au Japon, sans la moindre interruption : on est bien loin du format du premier tome, où chaque chapitre impliquait son aller-retour qui lui était propre !

 

TOUT LE MONDE AIME LES BAINS

 

Quelques mots de ces trois récits ? Sur cette base, ils changent forcément la donne…

 

Mais, à vrai dire, concernant le premier d’entre eux, c’est relativement « en douceur » : le format est différent, mais, somme toute, le principe reste le même – simplement distendu.

 

Lucius Modestus y est la victime d’un duo de sénateurs crapoteux, vouant une haine mortelle à Hadrien, et prêts à tout pour lui nuire – ce qui peut donc inclure de s’en prendre à ses hommes, ainsi cet arrogant Modestus… Sur la base d’une fausse convocation de l’empereur en personne, l’architecte est baladé en Campanie – une région très mal fréquentée, au brigandage endémique… Mais un endroit rêvé pour construire des thermes ! Lucius tombe certes sur des brigands, mais son charisme et sa maniaquerie excentrique lui permettent d’enrôler ceux qui devaient l’abattre afin de construire la « station thermale » qu’il croit lui avoir été commandée par Hadrien…

 

Bien sûr, PLOUF ! Lucius quitte la Campanie pour ce pays des Visages Plats qui, en dépit des nombreux voyages qu’il y effectue, parvient toujours à le surprendre, tant il regorge de merveilles qui le stupéfient, l’enchantent, le terrifient… Mais, du coup, son séjour est plus long que d’habitude, ce qui permet à notre architecte d’envisager quelques à-côtés des bains nippons – un festival de jeux, de peluches, de plats inquiétants mais savoureux… Rien que de très classique cependant eu égard aux procédés du premier tome.

 

Ou pas tout à fait ? On a l’impression, en effet, que Lucius, tout incapable qu’il soit de communiquer avec les Visages Plats, n’en décide pas moins de se livrer à des explorations plus méthodiques – il essaye bien des choses, et croule plus ou moins sous les étrangetés qu’il aimerait rapporter à Rome…

 

Mais ce n’est là qu’un avant-goût de ce qui se produira ensuite.

 

BAINS ROMAINS AU JAPON

 

Passé l’interlude mentionné plus haut, un deuxième récit en trois chapitres, bien plus intéressant à mon sens (même si le premier ne manque pas de moments drôles), permet plus subtilement de faire progresser une sorte de principe général, sinon de trame, que la BD impliquait sans doute dès le départ, mais qui n’avait pourtant guère été mis en avant jusqu’alors : la question de la communication. Et Mari Yamazaki se montre très habile pour aborder ce moment périlleux de sa série…

 

La base reste pourtant classique : Lucius a un problème, que son voyage au Japon lui permettra de résoudre. OK. Mais un problème un peu différent ? Notre architecte n’a a priori guère à se plaindre, lui qui se voit confier un travail très rémunérateur… Mais, d’une certaine manière, c’est bien ce qui l’ennuie, et c'est bien pourquoi il chipote : il est censé travailler pour une organisation d’affranchis – des parvenus d’un mauvais goût stupéfiant, qui ont la charité démonstrative, et qui aiment par-dessus tout faire étalage de leur immense richesse ! Et ils veulent du clinquant… Somme toute l’antithèse des projets personnels de Lucius – ou d’Hadrien, d’ailleurs. Rien d'étonnant à ce qu'il fasse sa princesse, hein ?

 

Bien sûr, PLOUF ! Lucius fait un saut au Japon – comme chaque fois qu’il a un problème, et il tombe chaque fois sur l’élément nécessaire à la résolution de l’équation. Mais voilà : au pays des Visages Plats, il est amené à faire la rencontre… d’un jeune architecte japonais ; et d’un architecte qui doit lui aussi s’accommoder du mauvais goût de son commanditaire : un parvenu qui vaut bien l’affranchi de Lucius (les personnages ont les mêmes traits, comme souvent dans la série ; dans le présent tome, on recroisera notamment Aelius en Japonais...), et qui a eu une idée « géniale » pour attirer les clients : faire des bains « à la romaine » ! Ou plus exactement selon sa propre représentation de Rome : du clinquant, des baignoires en or, des statues de Vénus avec des gros nichons… et des carpes koï. Quoi, il n’y en avait pas à Rome ? C’est clinquant ! Ça coûte cher ! C’est forcément romain dans l’esprit !

 

Bien sûr, Lucius ne parle pas le japonais, et son alter ego ne parle pas davantage le latin. Mais ils ont leur art pour se comprendre ! C’est une forme de partage – de même qu’ils partagent leur talent et leur goût, jusque dans cette commande des plus vulgaire qui les horripile tous deux. Collaboration fructueuse pour tous deux – et aux conséquences quelque peu paradoxales, car la série affiche ici un thème dont elle n’usait éventuellement jusqu’alors qu’avec une certaine ambiguïté : plus que jamais, ici, les bains rapprochent ces deux cultures qui n’ont autrement rien en commun, par-delà les kilomètres et les siècles. Ce qui est amusant, c’est que ceci ne se vérifie enfin qu’en raison des imprécisions, malentendus et préjugés du quidam sur ce qu’étaient les bains à Rome, et ce qu’ils doivent être au Japon… Certes, depuis le départ, Lucius « japonise » toujours un peu plus ses bains romains – mais, cette fois, l’architecte japonais l’autorisant, nous assistons donc enfin à une forme de « romanisation » des bains nippons. Sauf que, bien sûr, on n’y parvient pas en respectant les exigences idiotes et laides du proprio répugnant d’inculture, mais en les subvertissant, pour atteindre à une autre forme d’authenticité, dans l’esprit (pas le même que celui des carpes koï !), qui, paradoxalement ou pas, semble alors se vêtir au moins a minima d’atours universels…

 

La manière dont les deux architectes s’accommodent de la lamentable baignoire en or massif que leurs employeurs, de part et d’autre, leur imposent, en est peut-être l’illustration la plus saisissante (en même temps que fourbement ironique) : l’association de ce clinquant absurde à la divinité permet d’outrepasser sa vulgarité essentielle…

 

COINCÉ CHEZ LES VISAGES PLATS

 

Mais la suite se montre plus radicale à tous les niveaux : aux sept chapitres que nous venons de voir, sept autres répondent, qui forment cette fois une seule histoire… et incomplète, donc. Avec pour l’heure uniquement un voyage « aller », de Rome au Japon – pour le « retour », voir plus tard ; à moins que… ?

 

Le premier de ces sept chapitres se passe toutefois presque intégralement à Rome (et ça non plus, bien sûr, nous n’y étions pas habitués), et joue de la trame « haute politique » qui épiçait régulièrement la narration jusqu’alors – mais peut-être encore jamais à ce point ? C’est qu’il y a une tournure dramatique : Aelius, le successeur désigné d’Hadrien, est mourant. Lors de ses quelques apparitions jusqu’à présent, le bellâtre et coureur de jupons n’inspirait guère le respect – et, même dans ce moment difficile, le personnage conserve une dimension comique essentielle. Pourtant, l’heure est grave : Hadrien sait qu’il ne vivra pas lui-même éternellement… Il avait déjà envisagé sans doute de confier le trône au futur Marc-Aurèle, mais il est bien trop jeune pour cela ; se profile alors l’idée d’une succession par Antonin (dit plus tard « le Pieux »)… Mais, pour l’heure, l’empereur est dévasté. Peut-être a-t-il dès lors plus que jamais besoin de son fidèle Lucius Modestus ? L’empereur et l’architecte, comme de juste, partagent un bain… et, comme de juste, Lucius disparaît alors du palais d’Hadrien pour réapparaître chez les Visages Plats.

 

Mauvais timing : il ne voulait pas partir ! Il devait rester auprès de l’empereur, c’était cela qui comptait vraiment ! Lucius est alors obsédé par l’idée du retour à Rome – qui ne l’avait jamais possédé ainsi. Ironie du sort : maintenant que notre architecte souhaite rentrer « chez lui », il n’en trouve pas le moyen – malgré bien des tentatives, il est coincé chez les Visages Plats…

 

Et, du coup, pour un séjour bien plus long que tous les autres. Les six derniers chapitres de ce tome 2 se passent donc intégralement au Japon – et si les bains sont bien au cœur de cet énième voyage dans le temps et dans l’espace, la situation très particulière dans laquelle se trouve Lucius justifie une approche différente – qui, d’une certaine manière, prolonge quelque peu les deux petits arcs ouvrant le recueil : du premier, il conserve cette idée d’une exploration plus méthodique de ce monde qui le déstabilise tant ; du second, il hérite d’une possibilité incongrue de communication.

 

Mais c’est surtout ce deuxième aspect qui retient l’attention. En effet, quand les brumes du voyage se dissipent, Lucius se retrouve aux bains avec une très jolie jeune Japonaise… mais elle n’est pas qu’une beauté des thermes – toute fille de geisha qu’elle soit, nous l’apprendrons par la suite. Cette Satsuki a peut-être quelque chose de Mari Yamazaki elle-même ? En tout cas, elle est passionnée par Rome (et les Romains…) ; historienne et archéologue douée, elle est à même de discuter en latin – pour Lucius, c’est une grande première : il est donc parmi ces barbares des gens qui connaissent la langue de Rome !

 

Ce qui n’est pas forcément un soulagement – car la situation de Lucius défie bien sûr la raison : Satsuki n’ose croire que cet homme est bien le Romain de ses fantasmes – un fou, sans doute ? Et pourtant… Un homme étrange, en tout cas. Et s’esquisse enfin la possibilité que Lucius soit bel et bien ce qu’il prétend être, même sans bien en peser les implications ; tandis que, pour notre Romain, s’esquisse parallèlement la possibilité que son voyage l’ait projeté dans l’avenir ? Rien de très franc dans un sens ou dans l’autre, pour l’heure – mais de bien étranges expériences, ainsi de cet apprentissage quelque peu brutal de la domestication de l’électricité, via la télévision notamment…

 

Avec ce nouvel arc, inédit dans sa durée, Thermæ Romæ adopte en effet une tout autre ampleur, et une tout autre portée. Les personnages y gagnent, et le rythme plus posé de la narration permet de la rendre plus subtile – de la sublimer, d’une certaine manière. Et ce sans pour autant y perdre en personnalité : les thèmes demeurent, mais leur traitement, moins répétitif, n’en est que plus juste – et plus drôle : c’est une série comique, après tout, et nombre de tableaux ici s’avèrent tout à fait hilarants.

 

JE SUIS VENU, J’AI VU, J’AI ÉTÉ CONVAINCU

 

J’ajouterai enfin que j’ai été davantage convaincu par le dessin dans ce deuxième tome – même si je suppose qu’il faudrait plutôt en déduire que mon appréciation mitigée du premier, sous cet angle, n’avait en fait pas lieu d’être…

 

Quoi qu’il en soit, Thermæ Romæ, conformément à ce qu’on m’en avait dit, a su, au fil de ce gros deuxième tome, s’émanciper de sa formule initiale, amusante mais par trop étouffante à force de répétition, et mieux s’accommoder de son caractère éventuellement imprévu de série, sans pour autant perdre ce qui en faisait le charme.

 

Je n’irais certainement pas pour autant crier au chef-d’œuvre – et le succès colossal, commercial comme critique, de la série, me laisse toujours un peu perplexe. Mais c’est à n’en pas douter une œuvre de qualité, inventive, documentée, drôle, plus profonde qu’elle n’en a l’air – une lecture plus que recommandable, donc.

 

Sauf erreur, cette édition intégrale cartonnée compte trois tomes ; suite et fin un de ces jours, donc…

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CR Imperium : la Maison Ptolémée (26)

Publié le par Nébal

Peinture représentant Sabah, une des martyres de l'assaut du campement atoniste d'Heliopolis par les zélotes de la Maison mineure Arat

Peinture représentant Sabah, une des martyres de l'assaut du campement atoniste d'Heliopolis par les zélotes de la Maison mineure Arat

Vingt-sixième séance de ma chronique d’Imperium.

 

Vous trouverez les éléments concernant la Maison Ptolémée ici, et le compte rendu de la première séance . La séance précédente se trouve ici.

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Ipuwer, le jeune siridar-baron de la Maison Ptolémée, sa sœur aînée et principale conseillère Németh, l’assassin (maître sous couverture de troubadour) Bermyl, et le Docteur Suk, Vat Aills.

 

I : L'ÉVACUATION DE LA NOBLE DAME

 

[I-1 : Ipuwer : Linneke Wikkheiser, Blokvoord] Ipuwer vient contre toute attente de sauver Linneke Wikkheiser de l’assaut d’un turei, dans sa propre villa, et reste sur place un moment. Cette très belle demeure est bien sûr très agitée… Ipuwer a appelé la sécurité de la résidence avant même que le propre chef de la sécurité de la noble étrangère, Blokvoord, ait eu le temps de réagir ; les servantes également se sont empressées de répondre à l’appel, et ont évacué une Linneke Wikkheiser traumatisée, maculée du sang du majestueux animal qui a bien failli lui arracher la gorge.

 

[I-2 : Ipuwer : Blokvoord, Linneke Wikkheiser ; comte Meric Wikkheiser] L’espace d’un instant, Blokvoord et les autres occupants de la maison ont inévitablement suspecté le coup monté… Mais le froid garde du corps a vite repris ses esprits : il a assisté à la scène, il a vu – mais avec un temps de retard sur Ipuwer et dans l’incapacité de réagir aussi vite que lui – le turei agresser sa maîtresse… Il sait, tout au fond de lui, qu’Ipuwer a agi sur le coup d’une impulsion déterminante, et a bel et bien sauvé la vie à la demi-sœur du comte Meric. Et Blokvoord le fait clairement comprendre, ce qui suffit à persuader ses hommes ainsi que les autres domestiques.

 

[I-3 : Ipuwer : Blokvoord, Labaris Set-en-isi ; Linneke Wikkheiser] Ipuwer s’avance vers Blokvoord, accompagné de son ami Labaris Set-en-isi. Il fait la remarque que la villa de Linneke Wikkheiser fourmille d’invités divers et variés, qu’il va falloir évacuer dans le calme et en faisant en sorte qu’ils n’ébruitent pas ce qui s’est passé… mais sans doute est-il déjà trop tard pour cela. Par ailleurs, il faut bien entendu s’assurer de leur identité avant de les autoriser à partir – mais Ipuwer ne doute pas que Blokvoord connaît bien son travail… Certes – mais il a une priorité : évacuer Linneke Wikkheiser elle-même – et par-là il entend la faire quitter Gebnout IV au plus tôt ; sur l’heure en fait : quelques minutes plus tard seulement, la noble dame emportée par une crise de panique monte à bord d’un ornithoptère à destination de l’astroport d’Heliopolis. Ipuwer avance qu’il faudrait aussi relever les différentes entrées de la résidence – et suppose qu’un tel assaut imposait à quelqu’un dans les environs immédiats de faire usage d’un procédé technique pour manier la bête, c'est commun chez les dompteurs de l’Imperium ; Blokvoord est d’accord – mais Labaris Set-en-isi, sans contester la pertinence de cette mesure, rappelle aux deux hommes que les tureis sont des animaux connus pour leur vive intelligence, et par ailleurs suspectés d’être plus ou moins sensibles à une forme de… télépathie ? Ce qui pourrait encore compliquer la donne… à condition bien sûr d’accorder du crédit à cette spéculation pas forcément bien étayée. Blokvoord n’apprécie visiblement guère le comportement d’Ipuwer – qui ne se prive pas de lui donner des ordres, en le prenant un peu de haut… Mais le siridar-baron jouit toujours d’une sorte d’effet de sidération après son exploit, et Blokvoord, même s’il n’apprécie pas, sait bien que son interlocuteur a raison de bout en bout…

 

[I-4 : Ipuwer : Blokvoord, Labaris Set-en-isi, Ludwig Curtius ; Linneke Wikkheiser, Kiya Soter] Ipuwer n’insiste pas, et Blokvoord lui en sait sans doute gré ; le chef de la sécurité de Linneke Wikkheiser met en place les mesures adéquates (à l’évidence prévues dans des protocoles mûrement réfléchis ; par ailleurs, il est clair que la villa n’a pas été choisie seulement en raison de son luxe et de son bon goût : c’est un bâtiment bien conçu au regard des impératifs de la sécurité, et aisé à « verrouiller » ; tout indique que Blokvoord avait eu son mot à dire à cet égard). Ipuwer aimerait envoyer Labaris Set-en-isi fureter un peu dans la maison, mais son vieil ami se heurte bientôt à un obstacle : si le chef de la Maison Ptolémée bénéficie d’une certaine liberté de mouvement, elle ne s’étend pas vraiment, ou pas suffisamment, à ses comparses (dont son maître d’armes Ludwig Curtius, jamais bien loin). Labaris offre néanmoins ses services à Blokvoord, sur la suggestion d’Ipuwer : sans être un spécialiste en matière de sécurité, il a eu l’occasion de vivre des moments guère orthodoxes, ce qui confère un intérêt potentiel à son assistance. Blokvoord l’autorise à participer aux interrogatoires, mais doit bientôt quitter les lieux lui-même, confiant à ses meilleurs agents le soin de régler les problèmes sur place : lui s’empresse de rejoindre Linneke Wikkheiser à Heliopolis. Ipuwer l’assure qu’il va de ce pas faire sécuriser l’astroport par ses troupes (via Kiya Soter) – le tarmac sera désert, réservé à l’évacuation de la noble dame ; là, elle montera dans un vaisseau d’interface de la Guilde – et l’affaire ne sera dès lors plus du ressort de la Maison Ptolémée.

 

[I-5 : Ipuwer : Kiya Soter, Apries Auletes, Linneke Wikkheiser] Quelques heures plus tard à peine, Ipuwer a des échos de la situation à Heliopolis ; guère habitué à ce genre d’opérations, Kiya Soter ne s’est pas montré très habile – et des usagers de l’astroport n’ont pas manqué de s’interroger sur ce qui se passait au juste, les pires rumeurs ont commencé à se répandre… Ce que voyant, Apries Auletes, chef de la police de Gebnout IV et très lié aux affaires de l’astroport d’Heliopolis, a pris en mains les opérations avec l’accord du général Soter (ils partagent ce même grade) ; lui s’est montré très compétent, d’une grande efficacité – et Ipuwer comprend sans peine que cette intervention est en même temps un message à lui destiné, après un entretien lourd de non-dits quelque temps auparavant : Apries Auletes est notoirement pourri, et ne fera rien pour contredire cette image au fond très factuelle, mais il sait y faire – et Ipuwer a besoin de lui. Le siridar-baron, qui reconnaît en son for intérieur qu’il s’agissait de toute façon d’une opération de police plutôt que d’une opération militaire, en prend bonne note, et prévoit de récompenser le chef de la police avec une très bonne bouteille… ou même une caisse de très bonnes bouteilles. Et peut-être faudra-t-il lui confier l’enquête ? Il est le chef de la police, après tout… En tout cas, l’évacuation s’est bien passée ; la Guilde, prévenue, a complété les mesures de sécurité entreprises par les services de la Maison Ptolémée à l’astroport, en fournissant exceptionnellement un vaisseau d’interface réservé à Linneke Wikkheiser et aux quelques membres de sa suite qui l'ont accompagnée dans l'urgence.

 

[I-6 : Ipuwer : Linneke Wikkheiser, Blokvoord] Plus tard encore, il est possible de dresser un bilan de l’opération de sécurité à la villa de Linneke Wikkheiser à Memnon. Il y avait beaucoup de monde à l’intérieur… mais personne de vraiment suspect. Les services de police et de renseignement, tant de la Maison Ptolémée que de la Maison Wikkheiser, n’ont jamais trouvé suffisamment d’éléments justifiant des mesures judiciaires… ou plus expéditives. Chou blanc. Ipuwer sait cependant que Linneke Wikkheiser n’a pas quitté la planète toute seule, elle était donc accompagnée d’un certain nombre de membres de sa suite, dont Blokvoord bien sûr ; leur cas est différent… mais ce n’est plus du ressort de la Maison Ptolémée.

II : LES AFFAIRES – PAS LES AMOURS

 

[II-1 : Németh : Cassiano Drescii, Dame Loredana, Lætitia Drescii] Németh se démène pour trouver (ou retrouver) des alliés. Elle a déjà parlé à Cassiano Drescii, afin qu’il fasse office d’envoyé diplomatique auprès de la Maison Ophélion. L’écrivain lui-même lui avait suggéré de confier une tâche similaire à sa mère, Dame Loredana, auprès de la Maison Corrino, cette fois (Németh pensait d’abord l’adjoindre à Cassiano, mais celui-ci avait avancé que c’était une redondance inutile, et elle avait été convaincue) ; moins sûr de lui, il avait néanmoins émis l’idée que sa propre épouse, Lætitia Drescii, pourrait contacter la Maison Kenric – sa Maison natale –, même s’il avait bien conscience que les relations entre les Kenric et les Ptolémée sont au mieux exécrables, et ce depuis des millénaires…

 

[II-2 : Németh : Lætitia Drescii] Le cas de Lætitia Drescii est bien particulier – il implique une entrevue particulièrement délicate. Par ailleurs, les nouvelles de ce qui s’est produit à Memnon incitent Németh à accélérer le mouvement… Elle lui adresse un message courtois, afin de s’entretenir avec elle autour d’un thé. Lætitia Drescii accepte toute naturellement l’invitation de son hôtesse.

 

[II-3 : Németh : Lætitia Drescii ; Cassiano Drescii] Németh, au fond, ne la connaît pas vraiment : elle était déjà l’épouse de Cassiano du temps pas si lointain où Németh était l’amante du volage Ophélion ; mais elles ne s'en fréquentaient que moins… d’autant que Németh, dans cette affaire, n’était pas sans souffrir d’un vague complexe d’infériorité – ou du moins séparait-elle son monde en « cercles » ; et si Cassiano se trouvait comme de juste dans les deux, Németh et Lætitia étaient quant à elles dans deux cercles distincts. Leur vague rivalité n’arrangeait bien sûr rien à l’affaire.

 

[II-4 : Németh : Lætitia Drescii ; « Lætitia Drescii », Cassiano Drescii, « Cassiano Drescii »] Mais les sentiments de Németh sont perturbés à un autre niveau : elle a en tête le comportement de la « fausse Lætitia Drescii », il y a de cela peu de temps, somme toute… Et l’effet s’avère tout différent de ce qu’il était concernant Cassiano : autant l’imposteur ayant pris la place de ce dernier était un homme profondément désagréable, aux antipodes du véritable personnage revu ultérieurement, qui s’était assagi par rapport à ses folles années, avait mûri, et avait largement remisé son arrogance naturelle pour se montrer des plus ouvert et serviable, autant la « vraie » Lætitia Drescii lui fait maintenant l’effet, si l’on ose dire, car c'est à rebours, d’une copie conforme de celle qui avait pris sa place – entendre par-là que l’épouse charmante mais effacée et qui s’ennuie, mise en situation, se révèle bien vite une femme à poigne, fine politique sans doute, et tout sauf une insignifiante évaporée… Cette collusion déstabilise quelque peu Németh… qui n’exclut pas l’idée d’un autre remplacement, mais sait ne pas avoir assez d’éléments en ce sens ; fine politique elle aussi, elle en prend bonne note et va de l’avant ; il ne lui échappe par ailleurs pas que son interlocutrice lui ressemble, d’une certaine manière : toutes deux semblent considérer qu’en raison de leur sexe, elles n’ont jamais été traitées à la mesure de leurs talents… et de leurs ambitions. Une chose par ailleurs apparaît clairement à Németh, car son invitée n’en fait pas mystère : Lætitia Drescii ne lui est en rien hostile – elle n’est pas le moins du monde jalouse de l’ancienne maîtresse de son époux, et se moque totalement de ce qui s’est produit à l’époque ; en fait, elle se moque tout autant de ce qui pourrait se produire à l’avenir…

 

[II-5 : Németh : Lætitia Drescii ; Cassiano Drescii] Németh la reçoit avec toute la courtoisie nécessaire – s’excusant par ailleurs de ne pas lui avoir consacré davantage de temps depuis son arrivée sur Gebnout IV… Mais la dame ne réagit pas – elle sait qu’elle a été convoquée pour des affaires autrement importantes, et attend que Németh lâche le morceau. Aussi cette dernière ne s’embarrasse-t-elle pas outre-mesure des subtilités des faufreluches, presque au point de se montrer brutale : c’est la femme de la Maison Kenric qu’elle a conviée. D’une manière un peu vicieuse peut-être, celle-ci répond qu’elle est une Ophélion : « Ça va avec le mariage… » Mais elle fait marcher Németh – perfidement, elle rappelle simplement à la sœur du siridar-baron de la Maison Ptolémée qu’elle-même a été, pour un temps, une Ophélion… Et sans qu’il soit forcément nécessaire de ramener ce bon Cassiano sur le tapis. Mais, au fond, ces vieilles histoires de jupons, quelle importance ?

 

[II-6 : Németh : Lætitia Drescii ; Cassiano Drescii] Oui, elle gardé des liens marqués avec la Maison Kenric. Németh a donc besoin de son aide à cet égard… Bien sûr. Cassiano lui a parlé de cette histoire d’ « imposteurs »… Un bien curieux récit ! Mais sincère : ce bon vieux Cassiano lui a si souvent menti ! Elle sait reconnaître ses mensonges… Là, il était sincère, aussi abracadabrante soit cette histoire. Bref : Németh met en avant une insulte à la Maison Kenric, autant qu’aux Maisons Ophélion et Ptolémée. Peut-être… Mais, en tant que Kenric, elle est une « commerçante », n’est-ce pas ? Oh, elle ne fera pas dans les enfantillages inhérents à ce genre de rencontres, en prétendant ne pas avoir d’intérêt à agir en faveur de Németh… Justement parce qu’elle est une « commerçante », elle sait parfaitement qu’elle a de très bonnes raisons d’agir ainsi. Pour un certain prix, comme de juste… Il lui faudrait donc contribuer à rapprocher sa Maison de naissance de la Maison de naissance de Németh ? Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit. Il s’agirait dans un premier temps de faire office d’intermédiaire – et d’informatrice, autant le dire, en révélant aux Kenric, et plus tard peut-être au-delà, la menace qui pèse sur Gebnout IV, et si ça se trouve d’ores et déjà sur l’Imperium tout entier. Oui, cela s’impose…

 

[II-7 : Németh : Lætitia Drescii] Mais Lætitia suggère à Németh de se projeter dans l’avenir : admettons, elle s’est rendue là-bas, elle a fait sa… commission… Et ensuite ? Elle revient sur Gebnout IV, très probablement – on ne multiplie pas les émissaires en pareil cas. Mais pour quoi faire ? Là-bas, on lui aura sans doute dit qu’elle est une Kenric avant tout… Donc une « commerçante », on y revient. Or Dame Németh elle aussi est une « commerçante ». Dès lors, l’évidence se fait jour : elle craint… non, elle ne craint pas, elle s’en accommode fort bien : elle sait, donc, qu’un accord entre les deux Maisons ne pourra qu’être commercial. Les marchands sont retors… Même quand on leur démontre que, mettons, leur boutique est sous le coup d’une menace terrible, ils s’empressent de renégocier le contrat d’assurance avant de faire quoi que ce soit pour se prémunir de la catastrophe. Cela risque d’être un petit peu la même chose…

 

[II-8 : Németh : Lætitia Drescii ; « Lætitia Drescii », Cassiano Drescii] Qu’est-ce que la Maison Ptolémée peut donc offrir à la Maison Kenric ? Németh prend le temps de réfléchir. Elle rappelle alors à Dame Lætitia que son double rôde toujours – sur Gebnout IV… ou ailleurs. Elle le sait – le bon vieux Cassiano lui en a parlé. Oui, c’est fâcheux… mais, à tout prendre, les Kenric pourraient considérer que cela n’intéresse véritablement que « sa pauvre petite personne », au fond. Sans doute Németh peut-elle jouer de cette carte avec les Ophélion – la menace galactique, la vieille alliance… Mais cette alliance n’existe pas entre les Ptolémée et les Kenric – et elle n’apprend rien à Németh : leurs deux Maisons se sont livrées à une longue et redoutable Guerre des Assassins, il y a des millénaires de cela – qui n’a pris fin que pour de pures raisons financières : les deux Maisons avaient bien perçu qu’un affrontement ouvert de ce type était beaucoup trop coûteux… Cette option semble donc avoir été remisée de côté, mais la situation depuis n’a donné au mieux qu’une paix armée et lourde de récriminations : tout récemment encore, les Kenric, ainsi que Németh le sait très bien, ont joué un rôle moteur dans les accusations portées au sein même du Landsraad contre la Maison Ptolémée – et, que cette dernière s’en soit aussi bien tirée, voilà qui n’a sans doute fait qu’accroître l’hostilité des Kenric… Parce que les Kenric sont des marchands, ils ne laisseront pas leurs vieilles haines les empêcher de conclure des accords fructueux ; mais, parce qu’ils sont des marchands, ils négocieront de manière très serrée pour en retirer de considérables bénéfices… Ils ne joueront certainement pas aux bons Samaritains, et, tout prêts qu’ils soient à protester de leur attachement à la grandeur de l’Imperium en situation « officielle », à l’évidence ils ne se satisferont pas de ce seul « bénéfice » pour le moins douteux ; d’autant qu’ils sont sans doute en position de force.

 

[II-9 : Németh : Lætitia Drescii] Németh suppose que Lætitia aurait quelques idées, des pistes « d’accords » à suggérer… Quoi donc ? Eh bien… la « probité » des Kenric est pour le moins douteuse, parfois – inutile de prétendre le contraire, elles parlent affaires, après tout. Peut-être, dès lors, faudrait-il se pencher sur les marchandises parfois… hétérodoxes qui transitent par Gebnout IV ? Németh suppose que c’est dans l’ordre des choses… Lætitia songe-t-elle à un accès privilégié au marché de Gebnout IV ? Non – au marché de Khepri. Németh l’avait compris, de toute façon… Elle répond qu'elle peut l’envisager, oui – mais la Guilde est de la partie : théoriquement, c’est elle, après tout, qui contrôle le marché franc de la lune de Khepri… Certes ! Alors la Maison Ptolémée ne sera pas tant une « commerçante » qu’une intermédiaire avisée, facilitant un accord avec la Guilde permettant aux Kenric de toucher leur part du magot… Bien sûr, cela sera très coûteux pour la Maison Ptolémée. Mais celle-ci, qui a tant à cœur la prospérité de l’Imperium, ne regardera sans doute pas deux fois à ce genre de dépenses, n’est-ce pas ?

 

[II-10 : Németh : Lætitia Drescii ; Abaalisaba Set-en-isi] Németh réfléchit, sans dire un mot, mais elle sait qu’il lui faut répondre rapidement. Puis elle dit que la Maison Ptolémée sera prête à négocier toute proposition officielle que la Maison Kenric lui adressera dans ce contexte. Parfait ! Même s’il ne s’agissait là que de pures spéculations, de projections dans l’avenir… Soit : Lætitia se rendra au plus tôt sur Eridani III, et, là-bas, laissera le soin de négocier à des « commerçants » bien plus habiles qu’elle pour ce genre de choses… À vrai dire, Németh le garde bien sûr pour elle, mais elle suppose qu’elle ferait bien d'agir de même – en confiant l’affaire à Abaalisaba Set-en-isi, par exemple…

 

[II-11 : Németh : Lætitia Drescii] Lætitia Drescii, devinant la fin de l’entrevue, adresse alors à Németh un grand sourire rayonnant, d’une extrême amabilité... puis se recompose en une fraction de seconde, sous les yeux de son interlocutrice, son « masque » habituel de charmante dame qui s’ennuie dans ce monde qui la dépasse… Elle partira dès le lendemain, Németh y veillera.

III : PLANIFIER LA RECONNAISSANCE DU DÉSERT

 

[III-1 : Vat, Ipuwer] Vat est de retour à Cair-el-Muluk. Il a élaboré un projet d’exploration du Continent Interdit, et tout particulièrement de la zone environnant la Tempête, qu’il entend soumettre à son seigneur – il demande donc une entrevue avec Ipuwer, tout juste rentré de Memnon quant à lui.

 

[III-2 : Vat, Ipuwer] Le Docteur Suk rend d’abord compte de ses découvertes sur place, avec précision, et notamment de sa compréhension des cartes des Atonistes de la Terre Pure – qui intéressent fort Ipuwer : Vat est maintenant en mesure de commencer, du moins, à expliquer comment les lire, et le siridar-baron, ainsi aidé, essaye de repérer des endroits où il s’est rendu. Le Docteur Suk a-t-il trouvé un moyen de pénétrer dans la Tempête ? Pas encore, non – mais c’est un point central de son projet d’expédition.

 

[III-3 : Vat, Ipuwer : Németh, Taharqa Finh, Nofrera Set-en-isi] Ipuwer aussi bien que Vat sont au courant des projets de Németh en la matière, impliquant Taharqa Finh et Nofrera Set-en-isi, que l’on peut donc y associer. Pour Ipuwer, l’expédition doit être à la fois scientifique et militaire – mais Vat insiste aussi sur la nécessité de la discrétion. Ipuwer avance alors qu’un commando d’une dizaine de personnes pourrait accompagner les trois scientifiques (en comptant Vat… qui redoute cependant que ses deux « collègues », âgés, ne fassent que ralentir des éléments plus solides ; ceci étant, Nofrera Set-en-isi, certes plus tout jeune, n’est pas fragile pour autant et est même en excellente santé – tandis que Taharqa Finh est un homme habitué à la dure, et dont on sait qu’il s’est déjà rendu dans le désert… seul, le cas échéant !). Il faut donc recruter des hommes rompus à ce genre d’exercice, habitués au désert (il y en a forcément dans les troupes d’élite), profitant de véhicules adéquats (des ornithoptères, notamment, mais aussi des véhicules terrestres) : les capacités militaires de la Maison Ptolémée sont limitées, mais la vitesse de réaction et la mobilité constituent de longue date ses meilleurs atouts. Bien sûr, insiste Ipuwer, la prudence est de mise – dans cette expédition qui doit être « de reconnaissance » : ses membres seront isolés dans un milieu on ne peut plus hostile… et ne seront probablement pas seuls. En fait, Vat suppose qu’il vaudrait mieux qu’une seconde troupe soit en mesure de rejoindre rapidement l’expédition au sens le plus strict – en se dissimulant dans les montagnes, sans doute…

 

[III-4 : Ipuwer, Vat] Mais se pose un gros problème de discrétion, de toute façon… Ipuwer en est bien conscient, Vat tout autant : les satellites de la Guilde sont braqués sur le Continent Interdit – ils ne manqueront pas de repérer l’expédition, même réduite à un unique petit commando… La Guilde se doute de toute façon de ce qu’envisage la Maison Ptolémée. Pour Ipuwer, l’aspect « militaire » de l’expédition doit être le plus éloquent – que la Guilde ne l’envisage guère comme autre chose qu’une prolongation des premières manœuvres de reconnaissance des légions des Ptolémée dans la région du Mausolée ; il suppose qu’elle montrera davantage les dents si elle perçoit la dimension scientifique de l’expédition. En même temps, il s’agit bien de mettre en place des protocoles d’observation scientifique – Vat envisage notamment de disposer des caméras aux meilleurs endroits pour filmer en permanence la Tempête ; ce qui, certes, coûtera cher…

 

[III-5 : Vat, Ipuwer : Taa, Thema Tena, Bermyl] Vat a par ailleurs envie de « débaucher » des Atonistes de la Terre Pure, pour qu’ils les accompagnent et leur fassent bénéficier de leurs connaissances du terrain et de leurs capacités de survie et de reconnaissance. Au prétexte, par exemple, de les « aider » à déterminer une route plus sûre pour leur Pèlerinage Perpétuel… Une mesure de salut public pour la Maison Ptolémée, prête à tout pour venir en aide à ses sujets, quelles que soient leurs convictions ! C’est un peu gros, sans doute… Mais l’idée ne déplait pas à Ipuwer – conscient toutefois que cela ne suffira pas pour « camoufler » la dimension scientifique et militaire de l’expédition. Les Sœurs de Taa ne connaissant sans doute pas assez bien le désert, si Vat trouve des Atonistes prêts à aider ainsi l’expédition, il aura la bénédiction d’Ipuwer ; mais c’est bien à lui de s’en charger.

 

[III-6 : Vat : Thema Tena, Bermyl] Le Docteur Suk envisage donc de se rendre à Heliopolis au plus tôt, pour s’entretenir avec Thema Tena, qui est sortie de l’hôpital, mais toujours sur place pour l’heure – il y a bien sûr d’autres campements atonistes de par Gebnout IV, mais Vat suppose qu’il vaut mieux s’entretenir directement avec la plus médiatique des figures du mouvement, même si elle nie avoir quelque autorité que ce soit au sein de sa foi, et ce d’autant plus qu’il l’a déjà rencontrée, notamment lors de son hospitalisation, d’ailleurs. Vat souhaite enfin y aller avec Bermyl.

 

IV : LA FOI DÉPLACE DES MONDES ENTIERS

 

[IV-1 : Bermyl, Vat : Thema Tena, Sabah, Armin Modarai] Bermyl accepte d’accompagner Vat auprès de Thema Tena… mais ne cache pas qu’il n’est pas très à l’aise à cette idée : le fiasco de l’opération qu’il avait lancée sur le campement des Atonistes de la Terre Pure afin de récupérer les cartes de Sabah a provoqué la mort de dizaines de pèlerins… et a failli coûter la vie à Thema Tena elle-même ! Vat en a bien conscience – mais il a besoin de ses services, et espère que le maître assassin saura prendre sur lui. Armin Modarai les accompagne également.

 

[IV-2 : Vat, Bermyl : Thema Tena, Hanibast Set, Apries Auletes] Ils se rendent donc au camp des Atonistes à côté d’Heliopolis, non sans craindre que les occupants ne les accueillent pas exactement à bras ouverts… En fait, ils ne semblent pas leur prêter beaucoup attention, ou du moins leur reprocher quoi que ce soit – d’autant que la visite du Docteur Suk à Thema Tena hospitalisée s’est sans doute ébruitée. Guère de changements autrement, depuis la dernière fois qu’ils étaient venus sur place… à une exception près, que perçoit bien Vat, surtout : si le camp n’a pas à proprement grandi, du moins reçoit-il la visite d’habitants d’Heliopolis curieux – pas prêts (pour l’heure du moins) à embrasser leur foi, mais ayant à leur égard un a priori bienveillant. Thema Tena, bien sûr, était déjà une figure médiatique séduisant bien au-delà de sa seule spiritualité, mais ça n’en est que plus vrai : sans doute les désastreux événements impliquant les zélotes de la Maison Arat ont-ils, par contrecoup, bénéficié à l’image des Atonistes de la Terre Pure et de leur figure emblématique – un contrecoup, éventuellement, de l’adroite politique entreprise sur place par Hanibast Set, avec l’appui répressif des forces de police d’Apries Auletes : les Atonistes sont devenus d’autant plus appréciables qu’ils avaient été les victimes des Arat quant à eux plus odieux et fanatiques que jamais… Le camp en est presque devenu une attraction locale – avec ses occupants « un peu bizarres mais très gentils »…

 

[IV-3 : Vat, Bermyl : Thema Tena, Pnebto, Armin Modarai] Vat procède comme la fois précédente – demandant à des Atonistes, au hasard, où trouver Thema Tena. C’est le petit jeu habituel – qu’elle encourage : elle n’a pas un statut différent des autres Atonistes, elle n’est pas leur « dirigeante », d’ailleurs sa tente n’est absolument pas distinguée des autres, etc. Mais tous savent très bien où elle se trouve : effectivement, sa tente, tout de même aux environs du centre du camp, ne se singularise en rien… si ce n’est par la foule, notamment d’Héliopolitains curieux, qui s’amasse tout naturellement devant son entrée. Thema Tena fait avec en souriant – elle connaît son rôle. Pnebto est également de la partie – le gentil vieux bonhomme, un peu fou, assurément naïf, et que tout le monde ne peut qu’aimer… Les rejoindre ne pose aucun problème : même pas besoin de jouer des coudes, Vat et Bermyl sont de ces gens que l’on laisse passer de toute façon. Thema Tena, souriante, les invite aussitôt à pénétrer dans sa tente – et, sans un mot, fait comprendre à ses nombreux admirateurs qu’elle a besoin de s’entretenir seule avec les trois visiteurs (puisqu’il faut aussi compter Armin Modarai) ; même le naïf Pnebto le comprend, sans y penser.

 

[IV-4 : Vat, Bermyl : Thema Tena] Le Docteur Suk, par courtoisie, s’enquiert de l’état de leur hôtesse… Mais il n’a pas besoin d’attendre une réponse : en bon médecin, il constate qu’elle s’est très bien remise – pour quelqu’un passé à deux doigts de la mort, c’est relativement impressionnant ; elle boîte un peu, a sans doute davantage besoin de rester assise, mais c’est peu de choses. Un spectacle qui soulage également Bermyl – mais il reste sur sa réserve ; « culpabiliser » serait peut-être un bien grand mot pour un maître assassin, habitué à se contenir par ailleurs, mais tant le charisme de la dame que le souvenir désastreux de ce qui s’était produit ici pour partie de son fait ne l’épargnent pas pour autant, et l’affectent bien plus qu’ils ne le devraient… Il se contient, oui – mais il a dû faire appel à sa formation en ce sens, cela n’était pas aussi « naturel » que d’habitude : Thema Tena a une telle aura, et si palpable… Et le fait de se retrouver seuls en sa présence en rajoute – qui laisse entendre qu’elle envisage une discussion « sérieuse »… et qu’elle a des choses à leur dire.

 

[IV-5 : Vat, Bermyl : Thema Tena] Aussi Vat suppose-t-il que Thema Tena les attendait ? L’Atoniste commence à ouvrir la bouche pour répondre… puis décide de se taire pour le moment – sans être hostile, elle n’est clairement plus aussi souriante qu’à l’extérieur. Le Docteur Suk en vient au fait : il n’est pas venu que pour s’enquérir de sa santé… La Maison Ptolémée a découvert une grande Tempête dans le désert du Continent Interdit – et il semblerait que les Atonistes connaissent ce phénomène. Il allait poursuivre, mais, cette fois, Thema Tena l’interrompt : « Ah oui ? Et comment avez-vous appris cela ? » Vat tente de biaiser : il est allé dans l’espace, et a vu cette grande masse… Mais ce n’est pas le sens de sa question : comment savent-ils que les Atonistes connaissent ce phénomène ? Bermyl intervient : tout le monde sait que les Atonistes parcourent ce désert, et sont sans doute ceux qui le connaissent le mieux – à part peut-être quelques petites tribus autochtones… Le phénomène est d’une telle ampleur que les pèlerins n’ont pu que l’observer.

 

[IV-6 : Bermyl, Vat : Thema Tena] Thema Tena regarde Bermyl sans un mot – mais d’un air un peu sévère. Elle jette un œil à Vat, puis revient sur l’assassin – qui baisse les yeux. Elle s’adresse alors à lui : « Vous êtes sur la bonne voie, Monsieur. Non que je cherche à vous convertir à ma foi… Mais l’humilité, c’est un pas dans la bonne direction, oui. La conscience des erreurs que l’on a commises, aussi. Elles vont de pair. » Bermyl ne parvient pas à relever la tête. Vat tente de reprendre les choses en mains, en venant à la défense de son camarade – dont la présence ici témoigne de son affliction, etc. Mais elle détourne à nouveau son regard sur Bermyl – lui prodiguant un grand sourire… pour le coup un peu inquiétant. « Cet homme-là a donc des regrets. Mais que regrette-t-il, au juste ? D’avoir échoué ? Ou les cadavres qui se sont amassés dans ce camp ? J’ai plutôt tendance à croire qu’il regrette la première de ces deux choses – et c’est cela que, moi, je regrette. » Bermyl entend la détromper – c’est la seconde de ces choses qu’il regrette le plus… L’échec ? Ces derniers temps, il y est plutôt habitué… Le fait est que la Maison Ptolémée a été manipulée bien au-delà de ce qu’il pouvait penser, et ses propres hommes travaillaient en réalité contre lui, et il ne pensait pas que cela tournerait ainsi au bain de sang, bien mal lui en a pris, et… Thema Tena l’interrompt : « Vous avez introduit des zélotes de la Maison Arat dans ce camp, armés pour y semer la guerre et l’affrontement, et vous prétendez avoir été totalement manipulé à cet égard ? » Bermyl essaye de reprendre la parole, mais elle l’en empêche : « Je parlais de regrets. Avez-vous le sentiment de votre responsabilité dans cette affaire ? Il semble que non. Vous vous dédouanez : la Maison Ptolémée a été manipulée, on vous a trompé… » Elle ne laisse toujours pas Bermyl répondre, le ton monte : « Je ne suis pas une grande oratrice, j’emploie un vocabulaire simple – et vous avez merdé, Maître Bermyl, vous avez très salement merdé… » Son ton est déstabilisant, qui est plus condescendant qu’agressif – évoquant immanquablement une mère grondant son enfant… Et, pour le coup, cela fait ressortir en Bermyl un naturel « canaille », et il a même un vague sourire en coin – il se sent étrangement plus à l’aise : l’impertinence lui a toujours été d’un grand secours en pareil cas. Mais il reprend un ton sérieux et dit admettre sa responsabilité : oui, il a disposé les Arat à l’orée du camp, mais ils n’étaient pas censés y pénétrer, et armés ainsi qui plus est ; il croyait les manipuler, et a été manipulé lui – ses services vérolés n’ayant rien arrangé à l’affaire. Cela ne devait pas déraper ainsi ; il pensait avoir pris suffisamment de mesures pour éviter que la situation dégénère… Mais il doit bien constater son échec, tragique : les cadavres des Atonistes ne l’ont certes pas laissé indifférent. Thema Tena le fixe sans dire un mot – elle semblait vouloir dire quelque chose, mais a pris sur elle, et cela se voit : elle baisse la tête, et reste ainsi introspective pendant quelque temps.

 

[IV-7 : Vat, Bermyl : Thema Tena] Puis elle se tourne vers Vat et lui dit : « Vous avez de la chance – après tout, je suis la ʺgentilleʺ Thema Tena… Que je le veuille ou non, c’est le rôle qu’on m’a attribué, mais… Bah, je ne vais pas me mettre à mentir et biaiser moi non plus, c’est un rôle qui me plaît bien… Je suppose qu’il me faut composer avec les erreurs du passé – notre lot à tous. » Bermyl hoche la tête, mais elle ne le regarde pas. Elle reste donc fixée sur Vat quand elle dit : « J’espère qu’au moins nos cartes vous ont été utiles… Mais sans doute, sans quoi vous ne seriez pas là. Cependant, si vous êtes là, c’est aussi qu’elles ne suffisent pas… » Vat ne compte pas tourner autour du pot, mais elle le reprend rapidement : un instant ! Ses convictions peuvent être un poids… Le Docteur Suk pourrait-il mettre en place un cône de silence ? Pour sa part, elle n’en a pas… Bermyl en est bien sûr équipé, et l’active sans un mot.

 

[IV-8 : Vat, Bermyl : Thema Tena] Vat reprend : oui, il a étudié les cartes, et elles lui ont été utiles dès lors qu’il a su en percer le mode de fonctionnement – même si beaucoup de choses lui échappent encore. Et c’est pourquoi ils sont venus la consulter – ils ont besoin de connaître les mystères et dangers du désert du Continent InterditThema Tena lui demande de se montrer plus précis. Le Docteur Suk a besoin de son aide – soit pour aider au déchiffrement des cartes, soit pour accompagner les Ptolémée sur place… Mais quand le Docteur Suk s’avance sur le terrain « mystique et religieux » pour appuyer ses souhaits, elle ne le prend pas au sérieux – et se retourne vers Bermyl, muet tout ce temps : « Avez-vous des convictions, Maître Bermyl ? » L’assassin lui répond honnêtement : il ne croit guère qu’en ses propres capacités à survivre… Mais il le regrette, il aimerait croire en autre chose, d’ailleurs il a le plus profond respect pour les Atoniste, et… « N’en rajoutez pas. » Un silence, puis : « C’est une chose qui m’a toujours navrée, ce manque de convictions aux plus hauts échelons de la société. On y parle de l’ordre public, du plus grand bien, ce genre de choses… Finalement, ces gens ne travaillent pourtant que pour eux-mêmes. C’est sans doute une pente naturelle de l’humanité ? » Thema Tena ajoute aussitôt qu’elle n’est pas si différente – ou ne l’a pas toujours été : elle n’est pas exceptionnelle. Mais elle essaye, au moins, d’avoir des convictions. « Et, pour vous, c’est une chance ; parce que c’est bien la seule raison pour laquelle je pourrais vouloir vous aider après le fiasco de votre opération ici. » Vat lui demande alors ce que lui dictent ses convictions : « Elles s’accordent à ma foi. Au-delà de l’illumination spirituelle, quand, avec mes coreligionnaires, puisque c’est ainsi qu’on les désigne, je fais ce Pèlerinage Perpétuel, je peux apprendre des choses – toujours plus. J’accorde une grande valeur à la connaissance – je ne parle bien sûr pas de technologie, ou ce genre de choses, qui ne m’intéressent pas à titre personnel… Maintenant, on dit qu’il faut connaître son ennemi comme soi-même ; et je crois que nous avons un ennemi commun. »

 

[IV-9 : Vat : Thema Tena] Vat l’approuve : ils ont bien un ennemi en commun – mais peut-être ont-ils aussi d’autres choses en commun ? Le Docteur Suk lui-même est un homme de connaissance – même si son savoir le porte sur la technologie. Sa quête de savoir ne l’entraîne pas moins vers des choses… transcendantes, au-delà du seul matériel et tangible. Thema Tena parle de convictions – mais lui-même en a : les forces de la vie se rebellent contre ceux qui cherchent à les détourner ; et la vie cherche toujours un moyen de continuer. Thema Tena lui sourit : « Finalement, vous êtes bien plus optimiste que moi ! Mais sans doute n’est-ce pas plus mal, qu’un médecin raisonne ainsi… » Certes – et pour un Docteur Suk, la vie a la primauté absolue. L’Atoniste admet que c’est là une raison pour qu’ils s’entendent – malgré tout.

 

[IV-10 : Vat : Thema Tena] Puis, après un temps d’attente, Thema Tena reprend : « La vie… C’est amusant, n’est-ce pas ? Nous nous rendons dans les plus hostiles des déserts… et pourtant la vie s’y trouve ; avec par exemple toutes ces espèces endémiques qui n’éveillent pourtant guère l’intérêt des savants de Memnon – des insectes très étranges, notamment… Mais il y a d’autres formes de vie, aussi. Je n’aime pas le dire comme ça… Mais ces formes de vie sont pour le coup autant d’insultes à la vie. Et c’est bien ce qui me pose problème. » Une idée qui intrigue le Docteur Suk – qui fait usage d’un jargon évidemment moqueur, ce que Thema Tena perçoit bien, mais sans véritablement s’en offusquer ; simplement, elle n’est pas aussi ignare qu’elle en a l’air. Vat s’en étonne tout de même : entend-elle par-là une vie qui pourrirait toute vie autour d’elle ? Une vie qui, dans son égoïsme, serait une pure force de destruction ? Oui, cela pourrait être ça… Mais, en même temps, quand Vat parle de pourrissement… Pour l’Atoniste, le pourrissement fait partie de la vie, il ne lui est pas antagoniste ; que certains cherchent à y mettre un terme, voilà qui constitue une insulte terrible à ses convictions. Et c’est une chose qui se produit en ce moment même sur cette planète – elle ne leur apprend rien… Certes – et le Docteur Suk admet qu’elle dit vrai, concernant le pourrissement.

 

[IV-11 : Vat, Bermyl : Thema Tena ; Németh] Mais l’Atoniste poursuit : cela va bien plus loin. Par exemple si l’on envisage la planète elle-même comme un organisme vivant… « Et voilà que des hommes, dans leur arrogance, viennent dire à la planète même : ʺTu devras te comporter ainsi…ʺ C’est une chose qui me navre – et qui, parfois, m’effraie. » Le Docteur Suk reconnaît que c’est là un comportement ancien – il ne manque pas de citer ses classiques, un philosophe obscur d’il y a fort longtemps, bien avant la Guilde –, et qui a parfois eu des conséquences tragiques. Certains voudraient-ils que l’histoire se répète ? Elle n’oserait le dire, ne sachant pas si la question se pose en ces termes. Toutefois, elle n’est pas la fanatique que l’on pourrait croire ; est-elle une « écologiste » ? La notion la dépasse sans doute – elle n’a pas la vaste érudition philosophique du Docteur Suk… Elle n’est pas allée au-delà de la Bible Catholique Orange, pour sa part. Mais il y a bien de ces… manipulations qui l’effraient. Elle pourrait pester contre les travaux d’aménagement des deltas fluviaux, le cheval de bataille de « la véritable dirigeante de la Maison Ptolémée »… Mais au fond elle n’en est pas là. Ce qui l’inquiète vraiment, ce sont ces arrogants qui imposent leur volonté à la planète, mais d’une manière bien plus brutale – elle parle d'une sorte de viol. Thema Tena évoque, en supposant que l’expression n’est pas inconnue de Vat et Bermyl, la « bombe climatique » ; et Gebnout IV pourrait en être la victime d’un instant à l’autre. « Le climat entier de cette planète est modelé par les satellites de la Guilde, je ne vous apprends rien. Si les satellites n’étaient pas là, la planète serait sans doute invivable – je le sais ; et bien sûr cela pourrait m’amener à reconsidérer pas mal de choses dans mon parcours ʺécologisteʺ… Je ne suis pas bornée au point de réclamer, au nom de la planète, des mesures qui m’empêcheraient d’y vivre. Ce qui m’horrifie, c’est que ces gens-là peuvent faire ce qu’ils veulent de cette planète, sans jamais avoir à en référer à quiconque… Et ce ne sont certainement pas eux qui en paieront le prix, vous avez raison, Docteur Suk. Pas dans cette vie, du moins… »

 

[IV-12 : Vat : Thema Tena] Vat va dans le sens de son interlocutrice – n’hésitant pas à recourir à son tour à la Bible Catholique Orange. Nombreux sont ceux qui en ont oublié les préceptes – et peut-être tout particulièrement parmi ceux qui s’en revendiquent le plus. Mais de telles gens se trouvent-elles au fin fond du désert ? Et serait-il possible de percer leurs secrets pour déjouer leurs plans, en se rendant là-bas ? Elle veut le croire : si on ne croit pas en cela, autant ne plus croire en rien. Mais oui, il y a de ces hommes, là-bas. Et la Tempête… Elle sert forcément à dissimuler quelque chose. Sous cette Tempête aussi, il y a de la vie… Et puis il y a les autres – qui restent en orbite, et ont le doigt sur le bouton. Le problème étant bien sûr que les deux sont alliés…

 

[IV-13 : Bermyl : Thema Tena] Bermyl lui demande de qui il s’agit, exactement : concernant la Guilde, il l’a bien compris, mais ceux sous la Tempête ? Ces gens-là qu’il n’a pu « identifier » qu’au travers d’un portrait-robot qui semble correspondre à des centaines de personnes ? Ces gens qui peuvent ainsi se reproduire à l’infini, et de manière parfaitement identique ? « Maître Bermyl, vous connaissez parfaitement le… terme employé pour désigner ces personnes. Ne me faites pas l’insulte d’exiger de moi que je le dise à votre place. » Bermyl dit alors qu’il n’ose pas croire à l’existence du Bene Tleilax ; pour lui, c’était une sorte de légende… « Oui, c’est un croquemitaine… Le monstre dont les parents parlent à leurs enfants pour s’assurer qu’ils leur laissent passer une nuit tranquille, sans faire les difficiles… Mais il a bien sa réalité – une réalité complexe, d’ailleurs. Oui, le Bene Tleilax existe, de toute évidence – au même titre qu’Ix et Richèse, c’est simplement qu’on n’en parle pas de la même manière. Il existe, et il est redoutable, il fait des choses… dangereuses. » Bermyl voulait précisément en venir ici : oui, le Bene Tleilax existe – mais que sait-on, au juste, le concernant ? Auxquelles de ces légendes et rumeurs qu’il suscite peut-on se fier ? Thema Tena suppose que c’est un bon point de départ : que sait-il au juste du Bene Tleilax, ou que croit-il savoir à son propos ? À peu près rien – si ce n’est qu’ils contreviennent gravement aux préceptes du Jihad Butlérien… Plus gravement que la Maison Ptolémée, du moins. Et cela les amène à produire des clones, des êtres artificiels qui sont des copies conformes d’individus existants… Tout cela le dépasse, sur le plan scientifique, et il ne sait guère plus. « Oui, ils font tout cela. Ils font grandir des êtres artificiels dans des cuves, des êtres qui subissent un conditionnement à faire frémir d’horreur les adeptes des conditionnements les plus sévères, au sein du Bene Gesserit, de l’Ordre des Mentats… ou de l’École Suk », ajoute-t-elle en adressant un sourire mi complice, mi moqueur, à Vat Aills. « Ils font ce genre de choses, oui – et ils ressuscitent ainsi les morts, qu'ils asservissent, et tant d’autres expériences horribles. Mais il est une chose qui m’intéresse tout particulièrement, les concernant, et c’est que, voyez-vous… eux, ils ont foi en quelque chose. » Révélation qui stupéfie Bermyl, mais elle enchaîne aussitôt : « D’une certaine manière, ça m’incite à les respecter. On parle de ʺreligionʺ pour le mouvement atoniste, je ne sais pas bien ce qu’il faut en penser… Mais le Bene Tleilax, oui, c’est pleinement un ordre religieux. » Mais que croient-ils, alors ? Le sait-elle ? C’est un élément totalement nouveau pour Bermyl… « Ils croient en eux, mais aussi en un plan, au sein duquel ils ont leur part. Ce plan est pour eux le moyen d’atteindre l’illumination – que ce soit par la corruption, le cas échéant, ne leur pose pas de problème : c’est une voie comme une autre. C’est un plan à très long terme – il y en a d’autres, au cœur de l’Imperium… Leurs entreprises sont considérables, mais aussi très hermétiques, pour des ignorants tels que moi… Ils s’intéressent à la génétique – au sens le plus strict, mais aussi sous la forme, disons, d’une sorte d’ingénierie sociale. Ils ont certes recours à la technologie, mais, à cet égard, ils sont loin d’être les seuls, ce n’est pas le critère déterminant. » Bermyl lui demande à qui elle pense à ce sujet : aux Wikkheiser ? Ou à d’autres Maisons, comme la Maison Ptolémée, même si à une tout autre échelle ? « Les Wikkheiser, ou d’autres… Ce sont des gens qui déguisent leur pur intérêt personnel derrière de fausses convictions. Quand on parle du Bene Tleilax, on touche à quelque chose de bien autrement profond. Et c’est ce qui rend les Tleilaxu effroyables : ils croient en quelque chose. Et ne dit-on pas que la foi soulève des montagnes ? »

 

[IV-14 : Vat : Thema Tena] Qu’attendent-ils d’elle, alors ? Vat reprend les choses en mains : ils vont se rendre dans le désert, et ont besoin de l’expertise des Atonistes : s’ils peuvent les aider avec les cartes, c’est déjà bien ; s’ils peuvent les accompagner – quelques consultants, dans le cadre d’une expédition « scientifique » –, voire les guider, c’est encore mieux. Thema Tena suppose que cela peut se faire : elle trouvera bien, parmi ses coreligionnaires, des gens de confiance et prêts à monter dans un ornithoptère sans le vivre comme une apostasie… « Le plus grand bien, voyez-vous ? Nous y revenons. » Mais le Docteur Suk lui avait aussi demandé si elle pensait que tout cela était « une bonne idée »… Cela, elle ne le sait pas. « Parce que nos adversaires communs – autant en parler ainsi dès maintenant – pouvaient faire avec une petite bande de ʺfous mystiquesʺ se promenant dans le désert, tels que les Atonistes, et même quand ils faisaient le tour de la Tempête… Mais des hommes équipés, armés, dans ce contexte ? Et des scientifiques de pointe parmi eux ? Cela attirera assurément leur attention. » Vat le sait très bien, et il faudra se montrer très prudents ; le risque est grand, mais ils n’ont plus le choix, il leur faut agir – car l’inaction génère un autre risque parallèle, avec ses propres conséquences pas moins tragiques. Thema Tena est-elle prête à partager ce risque avec eux ? « Oui, je le suis ; ce n’est peut-être pas le meilleur choix, mais… Honnêtement, avec toute la détestation que j’éprouve pour vous après ce qui s’est passé, ce n’est pas suffisant pour me retourner contre vous, ou, pire encore, m’inciter à l’indifférence : je ne peux pas être indifférente, ce n’est pas dans ma manière. » Vat s’en réjouit, et l’en remercie infiniment.

 

[IV-15 : Vat, Bermyl : Thema Tena] Le Docteur Suk se tourne vers Bermyl : il est temps pour eux de se retirer. Si Thema Tena peut leur envoyer deux ou trois personnes de confiance ? Elle va s’en occuper : ils les rejoindront sous peu à Cair-el-Muluk. Vat quitte alors la tente, suivi de Bermyl – mais ce dernier revient brièvement en arrière, et dit à l’Atoniste que, s’il a osé venir, c’était en partie pour se rassurer quant à son état… mais aussi pour s’excuser – ce qu’il ne pouvait pas faire en présence de son ami Vat Aills ; il est parfaitement sincère – et va jusqu’à dire, sur le même ton, qu’elle est peut-être la première personne à lui avoir donné envie de croire en quelque chose. Puis il quitte la tente – elle semble prête à envisager qu’il était honnête…

V : LE VIEIL HOMME TOURMENTÉ

 

[V-1 : Ipuwer : Elihot Kibuz ; Linneke Wikkheiser, « Lætitia Drescii »] Ipuwer se montre très actif, ces derniers temps – et, parmi les affaires urgentes à ses yeux (maintenant que Linneke Wikkheiser n’est plus sur Gebnout IV...), il y a la traque de la fausse « Lætitia Drescii », mission qu’il avait confiée à Elihot Kibuz, le maître assassin fantoche à la loyauté plus que douteuse… Il s’agissait justement de le tester, voire de le provoquer. Il le convoque dans son bureau – sur un mode très formel.

 

[V-2 : Ipuwer : Elihot Kibuz] Alors ? L’a-t-il retrouvée ? Ou a-t-il au moins des pistes à suivre ? Kibuz avait récupéré une certaine contenance depuis le « revirement » (apparent) d’Ipuwer en sa faveur, mais ces simples questions suffisent à ranimer en lui le vieil homme aigri et dépassé par les événements… Il se montre très pataud dans ses tentatives d’explication, mais, au milieu de toutes ces circonvolutions maladroites, la vérité ne saurait faire de doute : il n’a absolument rien… Ipuwer, sans le dire, le prend sur le fait quand il tente malhabilement de mentir, il ne fait pas le moins du monde illusion. Est-ce du fait de sa compromission ? Ipuwer manque d’éléments pour en jurer.

 

[V-3 : Ipuwer : Elihot Kibuz ; Bermyl] Que doit donc en déduire Ipuwer ? Est-ce que les services de Kibuz sont si désorganisés que cela ? Kibuz essaye de profiter de cette ouverture : il redoute que son successeur Bermyl ait fait un tort considérable à la bonne tenue des services de renseignement de la Maison Ptolémée, la responsabilité lui en incombe… Ipuwer en prend bonne note : il faut donc réorganiser ! Certains éléments, trop incapables ou compromis, doivent être limogés. Kibuz, bien sûr, est en mesure de lui désigner les mauvais éléments ? Ipuwer ne laisse pas au vieil homme le temps de répondre : soit ! Qu’il prépare donc une liste – pour demain. Kibuz panique visiblement… Mais Ipuwer ne doute pas qu’il a déjà fait le tour de la question ! Pour dénoncer ainsi les problèmes, l’assassin a forcément mené son enquête… Rédiger cette liste ne devrait donc lui poser aucune difficulté. Le ton sirupeux d’Ipuwer ne rassure certainement pas Kibuz, qui réagit comme un enfant timoré grondé par sa maîtresse… Il bégaye qu’il va s’en charger au plus tôt. Bien ! Car visiblement son successeur a été d’une incurie totale, Ipuwer s’en bien compte, et il est donc normal, dans ces conditions, que Kibuz n’ait pas les moyens de travailler efficacement, et il faut y remédier au plus tôt…

 

[V-4 : Ipuwer : Elihot Kibuz ; « Lætitia Drescii », Németh] Avant de libérer Elihot Kibuz, Ipuwer insiste une dernière fois sur l’importance capitale de retrouver « Lætitia Drescii » – cette femme qui s’est introduite dans le Palais, et qui aurait pu attenter à la vie de sa chère sœur Németh !

 

VI : LE PASSAGE DU TEMPS

 

[Nous nous sommes mis d’accord pour caler ici une ellipse d’environ deux semaines – histoire de précipiter un peu les événements. Je rapporte ici les « actions longues » entreprises par les PJ, mais dont les conséquences n’apparaitront, au mieux, que durant la prochaine séance.]

 

[VI-1 : Ipuwer : Németh, Bermyl ; Linneke Wikkheiser, Lætitia Drescii, Abaalisaba Set-en-isi, Apries Auletes, Ludwig Curtius, Clotilde Philidor, Anneliese Hahn, Elihot Kibuz] Ipuwer continue de s’activer – il a beaucoup de choses en tête… Il s’entretient à plusieurs reprises avec Németh, il lui rapporte les conditions du départ de Linneke Wikkheiser, mais son aînée lui fait part de son entretien avec Lætitia Drescii, partie pour Eridani III, et de la gourmandise dont les Kenric risquent de faire preuve pour accorder leur soutien aux Ptolémée si longtemps honnis… L’accès à la lune de Khepri ? Pas question pour Ipuwer – autant leur laisser les clefs de Gebnout IV ! Mais Németh est du même avis, bien sûr… Elle sait cependant qu’il faut temporiser – c’est du ressort d’Abaalisaba Set-en-isi. Ipuwer s’intéresse aussi énormément à la question de la Maison mineure Arat, qu’il s’agit au moins de discréditer, sinon d’anéantir ; il s’en remet à l’avis d’Abaalisaba Set-en-isi, mais envisage de lui-même plusieurs éventualités, militaires le cas échéant – de l’opération de police gérée par Apries Auletes (qu’il récompense de sa « loyauté », ou du moins de sa compétence, avec une caisse de bouteilles d’un excellent vin) à un assaut militaire massif. Aussi lui faut-il se renseigner sur ce que cela coûtera de se rallier les faveurs des Maisons mineures Menkara et Sebek. À titre personnel, mais dans un même esprit, d’une certaine manière, il se montre plus assidu que jamais à ses entrainements d’escrime avec Ludwig Curtius. De temps à autre, enfin, et sans grande expertise, il se livre à sa plus grande surprise à un peu de badinage, passablement maladroit et accompagné de cadeaux parfaitement ridicules ou inappropriés, auprès de Clotilde PhilidorAnneliese Hahn semble lui être totalement sortie de l’esprit – escrime ou pas, peu importe. Enfin, Ipuwer reçoit la liste d’ « éléments suspects » qu’il avait exigée d’Elihot Kibuz, mais avec un certain retard (le maître assassin fantoche n’a certainement pas pu composer cette liste dans les délais fixés par son énergique siridar-baron…) ; il transmet cette liste à Bermyl, qui n’a cependant pas encore le temps d’en faire quoi que ce soit.

 

[VI-2 : Németh : Ipuwer ; Abaalisaba Set-en-isi, Hanibast Set, Anneliese Hahn, Clotilde Philidor, Cassiano Drescii, Dame Loredana, Lætitia Drescii] Németh n’est pas en reste. Elle commande bien vite un audit financier, sachant que les diverses mesures que la Maison Ptolémée sera amenée à prendre sous peu risquent de coûter cher – Abaalisaba Set-en-isi n’en avait pas fait mystère. Cette mission relève en théorie des attributions de Hanibast Set, mais le Conseiller Mentat n’est pas encore tout à fait remis ; ses services devraient cependant pouvoir faire l’affaire d’ici à son retour tant attendu. Sur un mode plus courtisan, Németh, qui se rend assurément compte que leurs invitées Delambre ont été bien trop délaissées jusqu’à présent, prend soin d’elles, au travers de dîners et réceptions, etc. Anneliese Hahn semblant remisée de côté (au point d’ailleurs où elle ne se rend pas toujours aux invitations de Németh, préférant s’encanailler dans Cair-el-Muluk ou même ailleurs), elle se consacre à l’étonnante Clotilde Philidor – et le badinage de son frère l’amuse, elle suit l’affaire de près… Au-delà de ces seules questions matrimoniales, Németh aimerait s’activer davantage en matière diplomatique – mais, de ses trois émissaires (Cassiano Drescii auprès des Ophélion, Dame Loredana après de la Maison Corrino, Lætitia Drescii auprès des Kenric), aucun n’est encore revenu. Reste enfin la question du colloque scientifique à Memnon, et Németh passe beaucoup de temps à peaufiner sa préparation – tant sur les plans académique que politico-religieux.

 

[VI-3 : Bermyl : Ipuwer ; Taho, « Lætitia Drescii », Thema Tena, Namerta, Elihot Kibuz] Pendant ce temps, Bermyl, toujours inquiet de la possibilité qu’on le file, consacre beaucoup de temps à la question, mais sans aboutir à quoi que ce soit de plus – il ne trouve d’ailleurs toujours pas de mouchards. Il voit Taho à plusieurs reprises, et réfléchit avec lui à son mode opératoire « après le limogeage » par Ipuwer ; ils prévoient notamment un système de « caches » dans plusieurs villes – et très diverses, de l’appartement cossu aux égouts les plus sordides. Son enquête sur la fausse « Lætitia Drescii » est au point mort. Mais Bermyl a d’autres sujets de préoccupation : ce que Thema Tena lui a dit concernant la « foi » des Tleilaxu l’a totalement pris par surprise, il ne les concevait pas le moins du monde ainsi ; il passe bien du temps dans la bibliothèque du Palais de Cair-el-Muluk, mais le problème est bien sûr que l’on ne sait que fort peu de choses quant au Bene Tleilax, et son idéologie est au moins aussi obscure que son fonctionnement interne… Mais cette ferveur hypothétique ne manque pas de lui rappeler celle qu’il a pu constater dans les rues de Cair-el-Muluk, parmi les adeptes des « ressuscités » et tout particulièrement de Namerta… Enfin, Ipuwer lui transmet la liste d’ « éléments suspects » concoctée par Elihot Kibuz, à laquelle il ne manquera pas de consacrer temps et attention.

 

[VI-4 : Vat : Ipuwer ; Nofrera Set-en-isi, Taharqa Finh, Thema Tena] Quant à Vat Aills, il se consacre entièrement à la question de l’expédition sur le Continent Interdit, et tout particulièrement autour de la Tempête ; il en envisage la logistique avec soin, et compose l’équipe qui se rendra sur place – c’est-à-dire le commando militaire (sans doute avec l’aide d’Ipuwer) qui les accompagnera, lui-même, Nofrera Set-en-isi et Taharqa Finh ; il accueille par ailleurs les trois Atonistes de la Terre Pure qui lui ont été adressés par Thema Tena. Avant de lancer l’expédition à proprement parler, il décide de l’envoi d’un petit groupe de reconnaissance, censé lui préparer le terrain.

 

À suivre…

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L'Anneau Unique : Les Vestiges du Nord

Publié le par Nébal

L'Anneau Unique : Les Vestiges du Nord

L’Anneau Unique : Les Vestiges du Nord, [The One Ring : Ruins of the North], Edge, 2016, 144 p.

 

AVENTURES DANS L’ERIADOR ORIENTAL

 

Je vous avais causé, il y a quelques temps de cela, du supplément Fondcombe pour le jeu de rôle tolkiénien L’Anneau Unique – un bon supplément de background avec aussi quelques éléments techniques non négligeables, et dont l’essentiel du propos était d’étendre le cadre de jeu.

 

En effet, dans l’optique heureusement abandonnée d’un jeu décliné en plusieurs sous-gammes, L’Anneau Unique se focalisait jusqu’alors sur les Terres Sauvages – c’est-à-dire la région à l’est des Monts Brumeux, avec en gros la Forêt Noire au milieu, une région finalement peu traitée dans Le Seigneur des Anneaux, mais au cœur des aventures de Bilbo le Hobbit. Le livre de base était ainsi sous-titré Aventures dans les Terres Sauvages, et tous les suppléments ensuite parus en français développaient ce cadre – le livret accompagnant l’Écran du Gardien des Légendes constituait un Guide de la Ville du Lac, un premier recueil de scénarios s’intitulait Contes et Légendes des Terres Sauvages, avait suivi un supplément de contexte détaillant ce cadre de jeu sous le titre Guide des Terres Sauvages, moyen de faire la jonction entre les Contes et Légendes susdits, dès lors envisagés comme une sorte de « prologue », et le squelette de grosse campagne Ténèbres sur la Forêt Noire.

 

Du reste, du coup, en termes rôlistiques du moins, nous ne savions à peu près rien... Fondcombe a commencé à y remédier, en ouvrant au jeu l’Eriador Oriental : nous sommes cette fois à l’ouest des Monts Brumeux, et la région couverte par le supplément s’étend, en gros, à l’ouest jusqu’à la ville de Bree (mais sans l’inclure, elle est réservée semble-t-il à un supplément futur – et c’est d’autant plus fâcheux que le livre dont je vais traiter aujourd’hui aurait pu bénéficier d’informations supplémentaires à ce propos…), tandis que les Monts d’Angmar en constituent la limite septentrionale, et, disons, les ruines de Tharbad, la frontière méridionale, davantage floue.

 

(Notons au passage que la gamme VO a poursuivi dans cette optique d'élargissement, avec sauf erreur un supplément concernant le Rohan… et, chose plus étonnante, un autre concernant le Mont Solitaire – bizarrement laissé de côté jusqu’alors, là où le contexte des Terres Sauvages le rendait tout de même fort utile et presque logique !)

 

Fondcombe était un bon supplément de contexte – bien conçu, bourré de bonnes idées autrement plus subtiles que ce que l’on aurait pu croire au premier abord, et persévérant dans cette qualité essentielle de la gamme de L’Anneau Unique à mes yeux : l’adaptation, véritablement, des romans tolkiéniens – L’Anneau Unique ne se contente pas de caler un univers stéréotypé, sur le mode d’une licence, dans une mécanique qui pourrait très bien servir à un autre jeu sans le moindre rapport, mais prend bien soin de creuser le sens et l’atmosphère si particulière des « romans de Hobbits », que ce soit au travers de concepts techniques (mettant l’accent sur les voyages, la Communauté, la Corruption...) ou d’éléments d’ambiance (un monde semi désertique, une orientation grave et même dépressive, les ruines d’un passé depuis longtemps oublié, la magie discrète…) ressortant par ailleurs de l’aspect même de la gamme (ces beaux livres sobres, aux teintes brunes et pâles, à l'opposé du flashouille souvent associé à la fantasy).


Mais Fondcombe appelait un complément : des scénarios spécifiquement appropriés à ce contexte. C’était prévu, bien sûr – en écho de la relation unissant le Guide des Terres Sauvages et les Contes et Légendes des Terres Sauvages, de l’autre côté des Monts Brumeux (même si dans un ordre plus logiquement inversé). C’est tout l’objet des Vestiges du Nord (en VO Ruins of the North), dernier supplément en date à avoir fait l’objet d’une traduction française (en même temps que le livre de base ressortait sous la forme d’une édition « révisée »).

 

Voyons donc ce qu’il nous réserve – en commençant par quelques généralités, pour ensuite nous pencher sur les six scénarios du recueil, l’un après l’autre.

 

LE SANCTUAIRE DE FONDCOMBE

 

Une évidence, tout d’abord – et même si elle peut faire pester : Les Vestiges du Nord est intimement lié à Fondcombe. Dès lors, les deux livres sont peu ou prou nécessaires... Nombre d’informations essentielles au bon déroulé des scénarios du présent recueil ne sont pas le moins du monde reprises ici, mais figurent uniquement dans le supplément de contexte antérieur. Il y a toujours moyen de se débrouiller, hein… Mais, en ce qui me concerne, les scénarios des Vestiges du Nord impliquent au préalable d’avoir creusé le background, mais aussi, et c’est peut-être aussi important, la technique figurant dans Fondcombe.

 

Ainsi, par exemple, des descriptions de tel ou tel lieu (les indications des scénarios à ce propos sont très lapidaires), mais aussi du bestiaire spécifique à l’Eriador Oriental (avec des aptitudes spéciales parfois, et éventuellement les règles appropriées aux « ennemis puissants »), dont il faut probablement distinguer les nouvelles « Cultures Héroïques » envisageables pour des PJ (et rappelons qu’elles sont « plus puissantes » que les autres), ou encore, mais sur un mode plus facultatif, les règles concernant l’Œil de Mordor – car nous sommes en principe plus tard, ici, que dans les divers suppléments consacrés aux Terres Sauvages (éventuellement après les trente années de Ténèbres sur la Forêt Noire, d’ailleurs), et le réveil de Sauron ne fait alors plus aucun doute, présageant du pire pour l’avenir : tout optionnelle que soit cette règle, elle me paraît importante, car la technique, ici, participe de l’ambiance du jeu, disons même au-delà de la proposition ludique de base de L’Anneau Unique, tout particulièrement dans le contexte de l’Eriador Oriental.

 

La lecture préalable de Fondcombe s’impose à un autre titre : c’est que la demeure d’Elrond en elle-même joue un certain rôle dans Les Vestiges du Nord, constituant une base, mais plus probablement la base la plus logique de nos aventuriers : le premier scénario du recueil est d’ailleurs une occasion « d’ouvrir » le Sanctuaire (car on ne se rend pas à Fondcombe si Elrond ne le désire pas), et, par la suite, Fondcombe constitue souvent un point de départ, ou au moins un point de passage. La demeure d’Elrond est donc régulièrement prise en compte à ce titre pour déterminer les voyages que doivent accomplir les PJ – et qui sont si importants dans L’Anneau Unique.

 

C’est aussi l’endroit idéal pour y rencontrer des PNJ tout particulièrement importants et pouvant faire office de Garants, tels Elrond lui-même, bien sûr, mais aussi Gandalf, qui a son importance ici ; sur un mode plus anecdotique, on peut également y croiser d’autres célébrités de l’univers tolkiénien, dont Bilbo (hélas pour le scénario du recueil qui m’a paru raté…). Tous sont à même de « confier des quêtes » aux héros – ce qui est forcément un peu artificiel, mais peut aussi, avec un peu d'application et de patine, participer de l’ambiance admirable du jeu, et nombre de conseils vont en ce sens.

 

UNE ESQUISSE DE CAMPAGNE

 

Les Vestiges du Nord comprend six scénarios. On peut les envisager de manière indépendante, mais il est aussi possible, et peut-être souhaitable, de les associer – de sorte qu’ils puissent constituer une petite campagne (ou moins petite, d'ailleurs, car certains de ces scénarios sont bien touffus), ou du moins une esquisse de campagne, car il peut être tentant d’y intégrer des créations personnelles pour donner davantage d’ampleur au propos ; non qu’il manque d’ampleur en tant que tel, ceci dit…


En ce sens, Les Vestiges du Nord peut donc rappeler Contes et Légendes des Terres Sauvages, dont les sept scénarios pouvaient de même être associés pour constituer une petite campagne, laquelle pouvait en outre faire office de prologue à Ténèbres sur la Forêt Noire. Il n’y a pas, que je sache, d’équivalent dans l’Eriador Oriental de ce dernier supplément, mais un Gardien des Légendes et des joueurs ambitieux pourraient par contre très bien envisager de commencer peu ou prou par Contes et Légendes des Terres Sauvages, d’enchaîner ensuite avec Ténèbres sur la Forêt Noire, puis de jouer Les Vestiges du Nord : il y en a pour un bon moment, certes, mais c’est une possibilité.

 

D’autant, donc, que la chronologie des événements s’y prête : les scénarios des Vestiges du Nord ont lieu après ceux des suppléments consacrés aux Terres Sauvages. Ce qui n’est pas sans conséquences : le retour de Sauron, à ce stade, n’est plus seulement une hypothèse, et l’Ombre plane sur la Terre du Milieu… d’où un challenge accru, et j’y reviens très vite.


Notons seulement pour l’heure que les scénarios ont donc une certaine logique dans leur enchaînement. Le premier, ainsi, propose une manière de franchir les Monts Brumeux pour passer d’un cadre de campagne à l’autre, et fournit comme dit plus haut l’occasion pour les aventuriers d’ « ouvrir » le Sanctuaire de Fondcombe. Par la suite, se dessine toujours un peu plus une thématique suivie dont je doute qu’elle nécessite vraiment de balise SPOILER, mais je la place au cas où pour cette fin de paragraphe (les sections suivantes seront à nouveau sans spoilers, jusqu’à ce que je me penche plus en détail sur le contenu exact des scénarios) : l’idée est fort logiquement que le Roi-Sorcier d’Angmar (soit le chef des Nazgûl) revient aux affaires dans cette région qu’il a désolée des siècles plus tôt et qui ne s'en est jamais remise – et les joueurs seront amenés à constater nombre de signes de ce retour (ce qui peut être un peu répétitif, d’ailleurs, raison supplémentaire de « diluer » la campagne, en la complétant par des créations personnelles qui trouveront tout naturellement à s’y insérer).

 

DU CHALLENGE

 

Mais du challenge, donc. Pour ce que j’ai pu en lire – je n’ai pas encore maîtrisé L’Anneau Unique, mais cela pourrait changer sous peu –, nous avons là un jeu qui est d’emblée assez punitif : l’ambiance n’est pas vraiment au pulp, et si la mécanique de jeu autorise, de manière très bien vue, des gestes épiques, des réussites plus qu’improbables, la tonalité générale évoque quand même une adversité de taille pour des PJ qui feraient bien de réfléchir un peu avant de se lancer à l’assaut de l’ennemi – car, à tout prendre, plutôt que de convertir des Gobos en XP, ils risquent alors de se prendre une méga-branlée dont ils ne se remettront pas, et le jeu avec.

 

Les Vestiges du Nord, à cet égard, c’est peut-être encore pire – justement parce que la réalité du retour de Sauron ne fait alors plus aucun doute (rappelez-vous les règles sur l’Œil de Mordor décrites dans Fondcombe, et qui explicitaient cette idée d’une « nature hostile »). C’est bien pour cela que les « Cultures Héroïques » de la région sont plus puissantes que les autres, d’ailleurs – et que le bestiaire approprié comprenait des ajouts allant en ce sens.

 

Ceci étant, L’Anneau Unique n’est pas à proprement parler un jeu focalisé sur le combat, je ne vous apprends rien – et, en toute logique, le challenge représenté par Les Vestiges du Nord est d’une tout autre ampleur. Les scénarios progressent cependant en difficulté (à vrai dire, mais j’y reviens bientôt, ça n’est pas sans me poser problème pour le tout premier d’entre eux…), même si dès le départ, le propos s’adresse sans doute à des joueurs qui ont un peu de bouteille, et qui incarnent des personnages eux-mêmes relativement expérimentés. S’ils ne font pas de bêtises (et espérons-le…), ça n’est pas insurmontable, sans doute… Encore que le dernier scénario soit particulièrement velu dans son ultime scène.

 

INTERDIT AUX BOURRINS

 

Raison supplémentaire de le préciser : Les Vestiges du Nord sont interdits aux bourrins. Je suppose qu’il faut le poser clairement – et ça fait sens, au regard de l’idée de Communauté si importante dans le jeu. Une brute qui se jette sur le Troll de passage avec son épée à deux mains, parce que c’est un Troll et parce qu’il a une épée à deux mains (si vous le voulez bien), ne mérite rien d’autre que de se faire démonter la gueule – mais il serait dommage que sa bêtise provoque le même résultat désastreux pour ses compagnons plus réfléchis… Or, en plusieurs occasions, dans Les Vestiges du Nord, les PJ seront amenés à accomplir des sortes de « missions d’infiltration », qui ne peuvent qu’échouer si un abruti se précipite sur l’ennemi – ce qui ruinerait absolument tout, compagnie, aventure, ambiance, etc.

 

De manière plus générale, le cadre de campagne comme l’expérience supposée des PJ (et des joueurs) doivent inciter à une approche davantage réfléchie – même si toujours courageuse, hein ! Les joueurs incarnent des héros, c’est un fait – des braves qui, d’eux-mêmes et pour le plus grand bien, seront amenés à explorer des endroits terribles, et à faire face à des adversaires redoutables. Mais la bravoure ne doit pas être un synonyme de stupidité : parfois, il faut rester discret ; parfois, il faut fuir le combat ; parfois, il faut prendre bien soin d’envisager l’impact de l’environnement sur un hypothétique affrontement, etc.

 

Et il ne faut pas ici s’en tenir à la seule question du combat, bien sûr – même s’il me paraît nécessaire d’appuyer, donc, sur cet anti-bourrinage au plan martial. Prenez aussi en considération les rencontres sociales (avec leur système adéquat, a priori bien employé), ou, d’une manière moins technique, l’impact nécessaire de décisions éventuellement douloureuses… mais qui parfois ne semblent tout d’abord avoir une certaine importance que sur un plan « intime », ou plus généralement « secondaire », alors que les conséquences des choix des PJ en la matière peuvent s’avérer redoutables à terme – vous me direz que c’est un aspect fort classique du jeu de rôle, et, oui, tout à fait ; mais là j’ai quand même le sentiment que cela va un peu plus loin, d’une manière très subtile dans le premier scénario, plus formelle mais pas inintéressante dans le sixième et dernier, avec des étapes intermédiaires.

 

OK ! Ces préalables achevés, passons à l’examen des six scénarios des Vestiges du Nord – dans l’ordre, bien sûr, d’autant qu’il a son importance. Cela va sans dire, mais ça va mieux en le disant, je place ici une grosse balise SPOILERS, qui vaudra pour tout le reste de cette chronique : si vous envisagez de jouer Les Vestiges du Nord, même vraiment à terme (n’est-ce pas, mes joueurs ?), ne lisez pas ce qui suit, parce que je vais dévoiler comme un porc. Ou un Orque.

CAUCHEMARS D’ANGMAR

 

Le premier scénario des Vestiges du Nord s’intitule « Cauchemars d’Angmar », et est important à plus d’un titre. Non le moindre : il est destiné, pour partie du moins, à introduire en Eriador des personnages originaires des Terres Sauvages. Ça n’est pas totalement une obligation, on peut envisager de le jouer d’emblée à l’ouest des Monts Brumeux, mais cela nécessite alors pas mal de réécriture, et je redoute que le scénario y perde une bonne partie de son sel…

 

Ceci étant, ce scénario me paraît de toute façon problématique à cet égard. Objectivement, il est bon et probablement même plus encore – il est long, par ailleurs. Mais, en fait de premier voyage dans la région, il me paraît un peu too much : que le scénario développe un long voyage d’est en ouest est à cet égard dans l’ordre des choses – avec les périls qui vont bien ; mais ensuite, envoyer d’emblée, paf, comme ça, les PJ au cœur des Monts d’Angmar, et même, plus précisément, à Carn Dûm ? Pour une entrée en matière c’est un peu sauvage : commencer par l’endroit le plus dangereux de la région ! Il y a là un paradoxe à mes yeux, car les scénarios suivants, à l’exception du tout dernier (qui comprend lui aussi une séquence en Angmar, mais pas à Carn Dûm, avant d’envoyer les joueurs du côté des Galgals qui sont certes au moins aussi redoutables), sont censés être « plus difficiles », alors qu’ils impliquent des endroits a priori moins périlleux… Du coup, Carn Dûm n’est peut-être pas aussi terrifiante ici qu’elle devrait l’être, sur un plan technique – et ça, pour le coup, ça me paraît tout de même problématique. Comparaison hardie peut-être : vous imaginez commencer Le Seigneur des Anneaux en passant direct de la Comté au Mordor, avant d’enchaîner, dans cet ordre, la Lorien, le Mont Venteux et la Vieille Forêt, pour un finale dans la Moria, disons ?

 

Ceci étant, le scénario est donc bon, par ailleurs, et peut-être même plus que ça. Son point de départ – à l’est des Monts Brumeux, donc – est d’ailleurs tout à fait intéressant. Il implique des Hommes des Collines du Gundabad – un peuple chassé de l’Eriador Oriental pour s’être acoquiné avec Angmar… Des gens, donc, qui peuvent s’avérer méfiants et même plus que ça à l’égard de nos aventuriers. Mais c’est une optique intéressante, explicitement envisagée : et si les aventuriers se trouvaient là justement dans le but de tenter de rallier les Hommes des Collines aux Peuples Libres du Nord ? Malgré, ou justement en raison de, leurs liens ancestraux avec les Gobelins et les Wargs… Que l’on prenne cette option ou pas, le scénario s’ouvre en tout cas sur des séquences sociales pour le moins tendues.

 

Certes, le « véritable » début de l’aventure est probablement moins subtil – avec les Gobelins du coin, les traîtres, qui enlèvent les enfants de la petite communauté d’Hommes des Collines… En fait, ça passe – mais pour la seule raison, donc, qu’il s’agit là d’un « retournement d’alliance », car les Hommes des Collines croyaient toujours les Gobelins de leur côté. Du coup, l’aide apportée (probablement…) par les PJ reprend cette idée de rallier les Hommes des Collines aux Peuples Libres du Nord : le scénario est pertinent en tant que tel, mais les choix des joueurs peuvent avoir des conséquences cruciales pour la suite des événements à une échelle tout autre.

 

Et là le scénario est tout particulièrement bien pensé, qui intègre un PNJ très attentif au comportement des PJ, et qui jouera donc sans doute un rôle majeur dans la décision finale des Hommes des Collines : il s’agit d’une femme du nom d’Essylt. Tandis que ses congénères stupéfaits ne savent pas comment réagir face à la traîtrise des Gobelins (avec inévitablement, mais c’est bien vu, un vieux bonhomme qui explique en dépit du bon sens que les vrais coupables sont les PJ, que c’est leur faute si les Gobelins, etc.), la jeune femme, déjà affectée par la disparition de son père, Heddwyn, n’entend pas perdre non plus ses frères et sœurs… D’où un aspect essentiel du scénario : les « moments clés », où il s’agit pour les PJ, sans qu’ils le sachent (le Gardien des Légendes tient un compte secret, les scènes ne sont jamais présentées comme telles), d’aller dans le sens d’Essylt, et de la toucher par leur désintéressement, leur bravoure, leur astuce, etc. Disons-le : passer au mieux ces « tests » informels s’annonce difficile, et je doute que les PJ parviennent à remporter suffisamment de succès à cet égard pour rallier définitivement Essylt, et derrière elle les Hommes des Collines… Mais la possibilité est là, qui a son importance.


L’affaire, bien sûr, se complique encore du fait même des pertes d’Essylt. Son père Heddwyn ? Non, il n’est pas mort, il avait seulement « disparu »… Mais seul le Gardien des Légendes le sait au départ : en fait, l’Homme des Collines est devenu le Serviteur-Sorcier d’Angmar – c’est-à-dire, en l’absence du chef des Nazgûl, le grand méchant de l’histoire (prendre garde à ne pas le confondre avec l’Intendant de Carn Dûm, évoqué dans Fondcombe, qui n’a absolument rien à voir). Le scénario s’oriente donc vers une confrontation père/fille que l’on pourrait se contenter de trouver skywalkeresque, mais qui, fonction des choix des PJ (même inconscients), peut avoir des conséquences aussi surprenantes que douloureuses.

 

Mais nous n’en sommes pas encore là : les aventuriers doivent d’abord traverser les Monts Brumeux depuis les collines du Gundabad ; pour cela, ils vont emprunter la route du Long Val, pas très bien fréquentée sans doute, tout de même plus « paisible » à vue de nez que les cavernes empruntées par Bilbo, Gandalf et les Nains dans Le Hobbit ou a fortiori la Moria dans Le Seigneur des Anneaux… même si on y trouve là aussi une grosse bébête, un monstre plus ou moins défini (qui a peut-être quelque chose de lovecraftien, d’ailleurs… à moins de se contenter d'y voir une variation sur Arachne ou même Ungoliant).

 

Une fois les montagnes franchies, les PJ ne sont certes pas au bout de leur peine – car leur voyage se poursuit en Angmar : ils doivent traverser la Désolation Grise jusqu’au Chemin Gelé, puis emprunter ledit chemin jusqu’à Carn Dûm – un voyage périlleux… même s’il ne l’est pas autant qu’il devrait l’être, du fait de la position de ce scénario dans la chronologie à difficulté progressive des Vestiges du Nord.

 

En effet, seule semblant de concession, ici, à l’environnement dégradé et périlleux d’Angmar (et du Long Val avant ça, d’ailleurs) : les PJ feraient bien de ne pas accomplir ce voyage seuls, il leur faut un guide – un personnage est proposé en ce sens, du nom de Hwalda, et elle n'est pas inintéressante, par ailleurs. Quoi qu’il en soit, on perçoit bien l’artifice : la suggestion est plus qu’impérative, car la présence d’un guide diminue considérablement les Périls (au sens technique) du voyage – et c’est bien pour cela que nos aventuriers peuvent se rendre au cœur même d’Angmar dès ce premier scénario, et presque la fleur au fusil, enfin, à l’arc… Et j’ai donc un peu de mal avec cette approche.

 

Ce qui vaut d’ailleurs pour Carn Dûm à proprement parler. La carte de ce plus ou moins donjon est fort jolie, mais, globalement, le lieu maudit n’a pas, disons, l’ampleur, qu’il aurait dû avoir.

 

Quant à la fin, elle est un peu précipitée – avec un Glorfindel qui se trouvait là, allons bon, hop ! Coïncidence fort pratique… Mais n’exagérons rien : l’Elfe n’est pas à proprement parler un deus ex machina, car il n’est censé intervenir qu'après les actions essentielles de la compagnie (et la confrontation avec Heddwyn, notamment – Essylt étant de la partie). Mais il a quand même un rôle très « utilitaire », en « ouvrant » le Sanctuaire de Fondcombe aux PJ – et le voyage jusqu’en Imladris n’a dès lors pas vraiment besoin d’être « joué », Glorfindel étant un meilleur guide encore que Hwalda.

 

J’imagine que ce compte rendu pourrait donner l’impression d’un « mauvais scénario », tant j’appuie sur ses dimensions problématiques… Mais, en fait, ce n’est pas le cas : globalement, je l’aime beaucoup, il comprend son lot de bonnes idées, et l’ambiance est très chouette. Mais il y a quelques « difficultés » narratives qui me chiffonnent, et donc au premier chef cette idée saugrenue de commencer la campagne en Eriador Oriental par Angmar… Mais je suppose que l’on doit pouvoir s’en accommoder, et que, dans l’ensemble, ça en vaut la peine.

 

PLUS DURE QUE PIERRE

 

J’avais insisté plus haut sur la dimension « anti-bourrins » des Vestiges du Nord, et c’est peut-être ce deuxième scénario, titré « Plus dure que pierre », qui en témoigne de la manière la plus éloquente. Il y a là des Orques et des Trolls à foison ; et, si certaines scènes peuvent donner l’impression que les PJ peuvent se contenter d’en abattre un ou deux, là, comme ça, hop ! discrétos, c’est en fait un leurre – car la grosse armée est juste derrière, et c’est tout l’objet du scénario : les PJ, sans forcément qu’on le leur explique, d’ailleurs, doivent jouer un rôle d’éclaireurs – ils doivent rester discrets, et bien peser les risques d’une tentative d’infiltration : un couillon qui se précipiterait sur les vilaines bestioles en hurlant se ferait exploser la cheutron en moins de deux, et, pire encore, provoquerait probablement le même sort funeste pour ses camarades plus réfléchis…

 

Ceci étant, ne pas en conclure que les PJ n’ont rien à faire – car j’imagine qu’il est des grosbills pour considérer que « faire », dans un jeu de rôle, c’est « se battre »… En fait, ils ont beaucoup à faire – mais il s’agit d’observer ; pour autant, ils ne sont pas de simples spectateurs – ils ont bien des choix à faire, éventuellement périlleux, et je suppose que l’essentiel du travail du Gardien des Légendes porte sur l’ambiance à cet égard : les PJ doivent assister à des choses terriblement inquiétantes, et ressentir au plus profond d’eux-mêmes cette angoisse susceptible de se muer en terreur d’un instant à l’autre… Le « donjon » éventuel de l’histoire n’en est que plus oppressant, sur un mode passablement claustrophobe.

 

Le scénario démarre (classiquement) à Fondcombe, où l’on a découvert quelques indices d’activités « suspectes » dans la région au nord – les aventuriers contribuent en fait directement à cette récolte d’indices en enquêtant sur ce qui est arrivé à une caravane naine, attaquée par des ennemis inconnus. C’est alors seulement qu’Elrond lui-même mandate les PJ pour en savoir davantage – mais l’idée est donc de récolter des informations, pas de se battre, car un combat à ce stade serait perdu d’avance, et nuisible à court et long termes – gaffe aux coups des sang, donc...


Indices ou pas, le « grand méchant » de l’affaire, un Orque « différent des autres » du nom de Mormog, reste tout de même bien mystérieux – peut-être un peu trop ? Mais c’est un antagoniste qui a indéniablement du potentiel… sur le mode intuable, probablement.

 

Mais les PJ peuvent faire une autre rencontre étonnante, avec un PNJ très surprenant, et qui peut devenir un allié de poids : il s’agit de Feredrûn, la « chasseresse de l’est », une créature plus ou moins angélique à l’origine liée à Oromë, mais victime d’une cruelle malédiction de Sauron… C’est un moyen d’introduire dans ces récits du Troisième Âge des éléments renvoyant sans doute davantage au Silmarillion, avec un personnage résolument hors-normes, à bien méditer sans doute pour lui faire honneur, et à creuser, probablement, mais c’est donc assez intéressant.


Un mot tout de même sur la dimension « voyage » de ce deuxième scénario : rien de comparable peut-être à celui du premier scénario (dans l’absolu – puisque dans les faits le « guide » contribue énormément à transformer le périple en balade…), mais le voyage de Fondcombe aux Landes d’Etten est assez long et redoutable ; j’imagine qu’il est crucial, de la part du Gardien des Légendes, d’appuyer sur l’ambiance très particulière de la région, véritablement « découverte » ici (Angmar était un cas trop à part pour s’en faire une idée) – et son côté « semi désertique » est sans doute essentiel.


Un bon scénario – périlleux, oh que oui, mais justement : il doit inciter à se montrer subtil et à ne pas se précipiter au combat...

 

UNE HISTOIRE D’ARCHERS

 

« Une histoire d’archers » est un scénario bien plus court – probablement le plus court des Vestiges du Nord. Hélas, il est aussi à mes yeux le ratage de ce recueil globalement de très bonne tenue… Et c’est sans doute d’autant plus regrettable qu’il partait de « bonnes intentions », sur un mode plus « léger » que d’habitude.


Notez cependant, au regard de la brièveté de ce scénario, qu’elle peut être trompeuse : en fait, on peut clairement le distinguer en deux phases : la première peut correspondre à la phase de Communauté d’un scénario précédent – et la phase d’Aventure de celui-ci, à proprement parler, pourra être « retardée », car la mission n’a aucun caractère d’urgence : simplement, si les PJ se trouvent à passer non loin de Fornost, eh bien, ils pourront en profiter pour accomplir la « quête » que leur a confié Bilbo…

 

Puisque c’est bien le fameux Hobbit qui joue au donneur d’ordres ici – à Fondcombe, comme de juste. En fait, cela nous vaut une introduction assez amusante, où le Hobbit se prend le chou avec un Elfe sur une vieille histoire… Bilbo est formel : il y avait des Hobbits à la bataille de Fornost, une compagnie d’archers ! Le Vieux Touque l’a dit et c’est donc vrai ! Mais l’Elfe dénonce une imposture : rien n’indique que des Hobbits aient participé à la bataille, il n’y a aucun témoignage sérieux en ce sens – en s’attachant à défendre ce point, Bilbo, comme le Vieux Touque avant lui, succombe à une sorte de « chauvinisme » un peu navrant… Bilbo, agacé, demande alors aux PJ, qui ont assisté à la scène, de se rendre à Fornost pour démontrer qu’il a raison, et qu’une compagnie d’archers hobbits s’est bel et bien battue à Fornost, aux côtés des Elfes et des Hommes...

 

L’idée est amusante, oui – le problème est qu’à mes yeux elle ne tient absolument pas la route, elle n’est pas le moins du monde crédible : Fondcombe est un lieu de connaissance, et peut-être même le plus important de toute la Terre du Milieu – et l’anecdote de Bilbo ne se trouverait nulle part, même pour la contester ? La transmission des hauts faits du passé est proprement une mission de la Dernière Maison Libre : les chroniques sur la bataille de Fornost ne peuvent qu’y abonder. Mais cela va en fait bien au-delà : à Fondcombe même résident nombre de témoins de première main, des Elfes qui ont participé à la bataille, et qui devraient donc très bien savoir ce qu’il en est ; certains sont même expressément cités, comme Glorfindel, rencontré par les PJ lors de « Cauchemars d’Angmar »… mais seulement pour dire qu’ils « ne se souviennent pas » ? Je n’y crois pas deux secondes – et si ce point de départ est original, comme une manière sympathique de respirer entre deux gestes épiques (et justement, d’une certaine manière, pour questionner ces dernières, ce qui est plutôt bien vu), je bloque quand même d’emblée sur son côté « mal foutu ».

 

Je suppose que l’on pourrait peut-être s’en accommoder… Hélas, le reste du scénario – la phase d’Aventure à proprement parler – est au moins aussi balourd, pour rester poli.

 

Le voyage vers les Hauts du Nord et Fornost n’est pas décrit dans ces pages, puisqu’il n’est pas dit qu’il se fasse au départ de Fondcombe : pas d’urgence, encore une fois, mais si les PJ passent par-là...

 

Hélas, sur place, le scénario se montre bien maladroit : à peine les PJ sont-ils arrivés que les « preuves » s’accumulent les unes après les autres ! Elles ne font que confirmer, à mon sens, pas tant la présence desdits archers hobbits, que le caractère hautement improbable de « l’amnésie » des Elfes les concernant – ou des Rôdeurs, d’ailleurs, qui arpentent depuis des siècles ces terres pour rassembler des informations à Fondcombe ; si les PJ, pourtant pas forcément des experts en archéologie ou même en investigation, rassemblent en quelques minutes (!) à peine autant de « certitudes », il est totalement invraisemblable que l’on ne trouve absolument rien à ce propos à Fondcombe – que ce soit pour appuyer la thèse de Bilbo ou la contester.

 

Puis le surnaturel se met de la partie, de manière tout aussi balourde : figurez-vous qu’il suffit de s’attarder la nuit dans les ruines de Fornost pour que, très précisément, les archers hobbits fassent leur apparition ! C’est toujours aussi absurde, même si la scène n’est pas totalement inintéressante : il y a peut-être de quoi faire avec les réactions des PJ aux volées de flèches… Mais le trait demeure des plus grossier.

 

Et même en prenant en compte ces rares réussites temporaires, le scénario patauge toujours un peu plus dans la lourdeur et l’invraisemblance : le vase a débordé depuis longtemps, inutile de chercher quelle pouvait bien être la goutte d’eau – mais quand le fantôme de Rufus Touque lui-même se rapplique avec sa petite chanson, on en est au stade du seau d’eau qui fait déborder un autre seau d’eau en en foutant partout. Voilà : « Une histoire d’archers » est à peu près aussi lourd que la métaphore à la con que je viens de commettre… Ce qui en dit long, non ?

 

Le gros ratage des Vestiges du Nord – pas seulement médiocre, mais carrément mauvais. Et c’est bien dommage.

LA COMPAGNIE DU CHARIOT

 

Heureusement, ce mauvais moment dépassé, le niveau du recueil remonte radicalement, et il a encore à nous offrir des choses très intéressantes – et par ailleurs assez diverses.

 

En témoigne déjà « La Compagnie du Chariot », même si je ne suis pas bien certain qu’il s’agisse d’un scénario à proprement parler : en fait, l’envisager ainsi n’est pas sans risque, peut-être, mais surtout si l’on enchaîne les épisodes des Vestiges du Nord – encore une fois, il vaut mieux diluer l’ensemble. Le problème, autrement, résiderait dans une vague redondance, notamment avec « Plus dure que pierre », mais « Cauchemars d’Angmar » pouvait déjà aller dans ce sens : les joueurs y sont amenés à observer des menaces grandissantes dans l’ombre, et l’idée d’un assaut frontal est déconseillée – même si, dans le cas présent, un tel assaut ne serait pas aussi suicidaire que face aux Orques et aux Trolls de Mormog, et peut donc être envisagé, à condition de bien s’y prendre. L’intérêt, à cet égard, réside dans le fait que la menace en question émane, non pas de Sauron et de ses agents, mais d’un tiers parti que l’on n’a guère eu l’occasion de mettre en scène pour l’heure : Saroumane, qui commence à pencher dangereusement vers la Corruption ; par ailleurs, on est à une échelle tout autre, avec une petite bande suspecte, pas une armée gigantesque.


Ceci, si l’on enchaîne les séquences. Je pense qu’il est préférable de diluer encore un cran au-dessus, en n’envisageant pas tant, d’une certaine manière, « La Compagnie du Chariot » comme un scénario, mais plutôt comme un élément de contexte.


Car ladite Compagnie est abondamment décrite, et fournit un lieu (même mobile) et des PNJ intéressants, qui peuvent trouver à s’intégrer à plusieurs reprises, et somme toute assez naturellement, dans une campagne prenant l’Eriador Oriental pour cadre. Par ailleurs, même en l’envisageant comme un scénario, « La Compagnie du Chariot » ne fait sens qu’en multipliant les phases d’aventure, aux moins deux, peut-être davantage, ce qui, à vrai dire ne m’incite que davantage à procéder ainsi que je vous le disais.

 

La Compagnie du Chariot est une caravane marchande, qui longe le Chemin Vert en faisant des allers-retours entre Bree et Tharbad (ou ce qu’il en reste). On s’en doute, ce genre de caravanes est très rare dans la région, qui a beaucoup souffert au cours des derniers siècle, au point de succomber à une forme de désertification… Mais la rareté de ces caravanes, dans ce contexte, ne les rend que plus précieuses, et les hameaux disséminés le long du Chemin Vert n’en sont que plus ravis encore quand les marchands font halte près de chez eux ! Ce qui a ses conséquences : la Compagnie du Chariot se rencontre « dans la nature », loin de tout cadre urbain – même à l’échelle d’un village, Bree faisant l’exception (mais la ville n’est donc toujours pas décrite ici).

 

D’assez nombreux PNJ, membres de la Compagnie, sont ici décrits – avec, disons-le, une nette prédominance des sales types… Mais suffisamment d’ambiguïtés à côté pour qu’on ne les envisage pas unilatéralement comme des « méchants », ce qui ne serait pas très raisonnable.

 

On compte quand même quelques PNJ plus sympathiques dans le lot, et plutôt réussis : un Wose, notamment, présenté comme un phénomène de foire (il a son pendant animal, un ours malmené par un dresseur abject…), et un artificier ami de Gandalf – qui ne sait visiblement pas ce qu’il fait là ; tout deux peuvent susciter des histoires intéressantes, au point le cas échéant de devenir des alliés des plus utiles.

 

En fait, sans doute ces personnages plus sympathiques ont-ils un rôle moteur – en permettant aux PJ curieux de subodorer qu’il y a quelque chose de louche dans cette caravane… Mais la manière d’aborder le problème peut donc varier, de l’infiltration à la façon de « Plus dure que pierre » à l’assaut plus frontal : comme dit plus haut, je ne conseillerais pas cette approche, mais, pour peu que les PJ prennent le temps de réfléchir à un plan d’action, il est possible qu’ils l’emportent, ou du moins survivent en libérant un ou deux alliés ; se jeter dans le combat n’est donc pas suicidaire cette fois-ci, mais quand même périlleux – à mûrement réfléchir, donc.

 

Globalement, j’ai bien aimé, c’est assez malin et intrigant – mais j’y vois donc plutôt un élément de contexte, d’autant qu’il serait sans doute possible de l’intégrer à bien des créations personnelles sans que cela ne sonne comme un artifice un peu bancal.

 

CE QUI RÔDE EN DESSOUS

 

On retourne à un scénario bien plus « classique » avec « Ce qui rôde en dessous », mais ne pas y voir une critique de ma part : ce scénario est peut-être mon préféré du recueil, par ailleurs de très bonne tenue.

 

Mais, certes, il a quelque chose de « classique », tout particulièrement dans son introduction : le point de départ est comme souvent Fondcombe, où Maître Elrond demande aux PJ de venir en aide à un Rôdeur du nom de Hiraval. Celui-ci est issu d’une bonne famille des anciens royaumes du nord, et se désole que son manoir ancestral (enfin, les ruines de son manoir ancestral…), situé dans les Collines Venteuses, soit tombé aux mains de brigands… En fait, l’intérêt d’Elrond et des Elfes dans cette affaire est sans doute un peu problématique – on le passe sous silence, libre au Gardien des Légendes, j’imagine, de trouver quelque chose de pertinent. Par ailleurs, Hiraval… n’est pas très sympathique : le bonhomme est arrogant, sans doute bien trop sûr de lui, et porté aux coups de sang – ce qui, on l’a déjà vu à plusieurs reprises dans Les Vestiges du Nord, peut s’avérer fatal.

 

Or il y a ici un biais – parce que les événements ne coïncident en fait pas au récit d’Hiraval, sans qu'il en ait forcément conscience : il n'est pas un menteur… Mais il se trompe, et cela, les PJ devront le déterminer par eux-mêmes. En effet, les « brigands » du manoir… n’en sont pas : ce sont des aventuriers, comme les PJ ! Enfin, des aventuriers débutants... L’idée est très bonne, et très amusante à sa manière… sauf que l’amusement cède bientôt la place à la crainte, voire à l’horreur, et le scénario perd bientôt son caractère semi parodique wink-wink nudge-nudge pour devenir d’une extrême gravité, et poignante d’une certaine manière ; au fond, c’est un scénario parfaitement déprimant… et en cela il s’accorde très bien à l’ambiance globale de L’Anneau Unique, et peut-être tout particulièrement de cet entre-deux dans l’Eriador Oriental, où l’on devine, mais sans pouvoir y faire grand-chose, que l’Ombre grandit sans cesse, et que les lendemains seront tout sauf rieurs. Nulle blague ici, donc, en fait – mais une des plus belles illustrations de la thématique de la Corruption dans toute la gamme.

 

Car Hiraval, pas forcément un mauvais bougre à la base, et certainement pas conscient de ce fait, est « corrompu »… par l’esprit vengeur d’un de ses propres ancêtres ! Or le « fantôme », dans ce manoir où bien trop de monde s’entasse, peut aussi exercer son pouvoir sur d’autres personnages – qu’ils s’agisse des PNJ aventuriers… ou des aventuriers PJ.

 

L’approche des « brigands » n’est déjà pas évidente – et il y a un monde entre la franchise, l’infiltration et l’assaut. L’idéal serait sans doute de jouer la dimension « sociale » du scénario, en confrontant verbalement PJ et PNJ, mais le risque est très élevé de ce que la rencontre dérape à tout moment – d’autant plus que Hiraval est proprement incontrôlable. Dans cette complexe affaire, les alliés ne sont pas forcément ceux que l’on croit, les ennemis pas davantage, et tout incite même à ce que la rencontre vaguement ambiguë tourne à la boucherie alors même que les PJ ne le désirent pas – mais nul dirigisme pour autant : plusieurs éventualités sont envisagées, les PJ peuvent agir, et le destin faire des siennes ; c’est sans doute indispensable, d’ailleurs, pour comprendre la possession en jeu, et la gérer au mieux…

 

Mais ça marche très bien, sur le papier en tout cas : sur la base d’une quasi-blague, on se retrouve piégé dans un huis-clos oppressant et profondément déprimant, où l’empreinte du mal, saisissant les plus braves, les amène aux pires des déprédations. Oui, c’est un scénario déprimant – voire dépressif ; mais il est parfaitement approprié au contexte, bien conçu, et tout à fait convaincant. L’ambiance est parfaite, donc, et le scénario est par ailleurs riche de sa diversité – car, même dans un cadre ainsi limité, il offre des occasions de jouer l’infiltration, le combat, le social, la comédie, la terreur, la magie, etc. Ce sans virer au patchwork pour autant : vraiment intéressant.

 

(Et peut-être lovecraftien, d’une certaine manière ?)

OMBRES SUR TYRN GORTHAD

 

Nous en arrivons au dernier scénario des Vestiges du Nord, « Ombres sur Tyrn Gorthad », qui est aussi très probablement le plus long, indéniablement le plus complexe, et de loin le plus périlleux. Il s’étend sur au moins deux années, et il est une fois encore tout à fait indiqué de le mêler d’autres scénarios, de création personnelle le cas échéant. Par ailleurs, il implique de longs et périlleux voyages, et comprend trois parties « optionnelles » mais fort utiles qui, là encore, peuvent donc s’emmêler à d’autres récits, jusqu’au terrible finale du scénario – et de la campagne.


Cette fois, la mission est donnée par Gandalf lui-même – et, oui, à Fondcombe, comme d’hab’. C’est d’ailleurs une belle occasion de créer des liens éventuellement resserrés avec le magicien, qui, à terme, peut faire un Garant de poids, je suppose, et par ailleurs autoriser des Entreprises de Communauté spécifiques et très intéressantes. Maintenant, cet aspect du scénario a sa contrepartie : au fur et à mesure que l’aventure progresse, les PJ risquent de se sentir un peu les larbins de Gandalf, sur un mode presque « jeu vidéo » : allez me chercher ça, allez voir untel, jetez un œil là-bas, etc.

 

Tout part de rumeurs étranges et inquiétantes portant sur les Êtres des Galgals – ces créatures mort-vivantes dont on ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’elles sont tout particulièrement redoutables… En fait, la seule chose qui permet de les « gérer », c’est qu’elles semblent se voir imposer des limites à leurs actions, sans que l’on comprenne bien pourquoi : on ne les rencontre que dans les Hauts des Galgals, seulement de nuit, etc. Et c’est bien le problème : les rumeurs évoquent désormais des rencontres avec des Êtres des Galgals en dehors des seuls tombaux antédiluviens qu’ils hantent en principe, et parfois même en pleine journée ! Ce qui a de quoi faire paniquer même les plus stoïques. Et si Gandalf ne va pas jusqu’à paniquer, du moins fait-il part de son inquiétude. Lui-même n’en sait pas beaucoup plus sur l’origine de ces spectres – mais, derrière ce regain d’activité, il devine la magie du Roi-Sorcier d’Angmar. Comprendre cette magie implique de comprendre la Langue du Mordor – rarement employée. Mithrandir pense cependant avoir identifié une forteresse perdue dans les Monts d’Angmar (non, ce n’est donc pas Carn Dûm – ce qui renvoie au premier scénario et à sa dimension « problématique »), entièrement dévolue du temps du Roi-Sorcier à ses expériences magiques : à charge pour les PJ de s’y rendre, et de rapporter tout ce qu’ils peuvent y trouver de rédigé dans la Langue du Mordor…

 

Je suppose que cette « première quête » peut laisser un peu sceptique – elle a, je crois, un vague problème de crédibilité, même si pas au point d’ « Une histoire d’archers »… Mais le périple, cette fois très rude (pas de guide pour « absorber » les Périls…), vaut le détour, et, une fois sur place, il y a du matériau pour des scènes efficaces, sur un mode combatif (avec un Grand Orque hors-normes et bien balaise, notamment), ou, de manière plus intrigante et angoissante, ce qui me botte davantage, en faisant intervenir la magie de la Langue du Mordor – laquelle peut déboucher sur une forme de « possession » suintant la Corruption.

 

Les PJ retournent alors à Fondcombe pour faire le bilan et mener des recherches sur place (c’est ici que peuvent commencer à intervenir les Entreprises de Communauté avec Gandalf, mentionnées plus haut). C’est peut-être l’occasion de ménager une pause dans la narration – mais aussi de déterminer la suite des événements, car lesdites recherches, à ne surtout pas négliger, fournissent les seules pistes possibles pour jouer trois « mini-aventures » dites « optionnelles », mais dont les conséquences peuvent s’avérer capitales au moment du finale du scénario. Bien sûr, ce côté « pause » autant que les trames « optionnelles » sont parfaitement indiqués, une fois de plus, pour « diluer » la campagne.

 

Mais, si les PJ s’appliquent, ils pourront alors suivre trois pistes, donc. La première les conduit d’emblée dans les Galgals à proprement parler : s’ils s’y prennent bien, ils ne courront pas forcément de risques, mais leur étude sur place leur permettra de comprendre des choses utiles concernant l’ancienneté des Galgals, la disposition des tombes, etc. Somme toute ce qui aurait pu ou dû se faire à Fornost dans « Une Histoire d’archers », mais de manière autrement convaincante à mes yeux – même si le Rôdeur fantasque qui y fait probablement son apparition est un peu terne à s’en tenir à ces quelques pages, et qu’il y a probablement de quoi le rendre plus intéressant dans ce contexte (mais je crois qu’il figurait dans Fondcombe).

 

La deuxième de ces intrigues optionnelles est peut-être la plus amusante. Les PJ vont (ou retournent…) à Fornost, cette fois pour localiser une sorte de chambre-forte mentionnée dans des écrits trouvés à Fondcombe. Bien sûr, la cache aux trésors (livresques) a été pillée… mais de fraîche date ! Les PJ peuvent remonter la piste d’une bande de voleurs nains, personnages vraiment pas recommandables sans être foncièrement maléfiques, et il y a sans doute moyen d’en tirer des scènes de négociation fort sympathiques

 

Reste l’histoire de la Hobbite qui aurait survécu à une rencontre dans les Galgals. Ici, il y a un (très) vague souci : la scène se déroule pour l’essentiel à Bree, qui n’a fait l’objet d’aucune description dans un supplément de contexte… On trouve cependant ici quelques éléments, à charge pour le Gardien des Légendes de faire avec – noter cependant ce qui est probablement la particularité essentielle de la petite ville : les Hommes y côtoient journellement les Hobbits, ils y vivent ensemble. L’entretien avec la Hobbite survivante aura surtout pour intérêt de déterminer l’existence d’une sorte de « sanctuaire » dans les Galgals : la tombe d’un prince elfique.

 

Il s’agit alors de faire à nouveau le point avec Gandalf… qui a cependant une autre « mission » à confier aux PJ, et sans doute la plus problématique de tout le scénario, puisqu’il s’agit pour eux de rendre visite à… Tom Bombadil ! Gai dol, gai dol, tout ça... Tom Bombadil qui vit bien sûr dans la Vieille Forêt – pas davantage décrite que Bree dans quelque supplément que ce soit et qui ne bénéficie même pas ici des quelques développements accordés à la petite ville quelques pages plus haut. Mais le vrai problème est ailleurs : il réside en nul autre que Tom Bombadil lui-même… Un personnage fantasque, et dont la séquence dans Le Seigneur des Anneaux soulève couramment la perplexité : il est insaisissable, incompréhensible, on ne sait même pas ce qu’il est au juste… mais, surtout, et quand bien même on devine en lui un immense pouvoir, peu ou prou divin, il n’est pas toujours évident de le prendre au sérieux. Et comment l’interpréter ? La quasi-totalité de ses répliques, ici, sont rimées… Et, très franchement, je ne me sens pas de compléter en improvisant des alexandrins ou truc, au doigt mouillé… La rencontre est aussi problématique dans la mesure où, contrairement à ce que l’on pouvait supposer (et qui pouvait « justifier » que Gandalf renvoie les PJ à l’étrange bonhomme ?), il ne s’agit pas ici d’aller à la pêche aux informations sur les Êtres des Galgals (tout proches, par ailleurs) : l’intérêt de cette rencontre est « technique », d’une certaine manière, car il consiste à faire bénéficier les PJ de la « protection divine », ou « bénédiction », de Tom Bombadil. Celle-ci leur est acquise d’emblée – la rencontre a pour but de voir à quel niveau elle fonctionnera, en conséquence du comportement des PJ lors de la rencontre. Mouais… C’est à n’en pas douter utile pour la suite des événements, sur un mode pragmatique, mais tout de même passablement artificiel : comme si on bardait les héros d’artefacts et de sortilèges avant de les envoyer ramoner sa vilaine petite gueule au Boss de Fin de Niveau… Alors si on y ajoute la difficulté à saisir et à interpréter Tom Bombadil...


On retrouve alors Gandalf à Bree, non loin, et c’est le moment du finale – bien balaise : le magicien doit exécuter un long et complexe rituel (pas très « Istari », pour le coup…) afin de « renforcer la barrière », c’est-à-dire de soumettre à nouveau et pour un bon bout de temps les Êtres des Galgals aux limitations qui les caractérisaient jusqu’alors : l’impossibilité de quitter les Galgals ou de sortir de jour, pour l’essentiel.

 

Et c’est ici qu’interviennent les conséquences de tout ce que les PJ ont fait au cours de ce long scénario. Le rituel de Gandalf est long (minimum douze heures, à vue de nez) autant que complexe ; il lui faut, par étapes, cumuler un certain nombre de succès pour mener à bien son entreprise… sauf qu’il part d’un SR de base TRÈS élevé (24, sauf erreur) ; pour avoir une chance de réussir, il lui faut donc autant d’informations que possible. Certaines (la plupart) interviennent directement dans l’exécution du rituel, et font baisser le SR – plus il y a de ces informations qui ont été rapportées à Gandalf, et moins le rituel est difficile ; d’autres de ces informations ont un intérêt pratique au-delà de la seule diminution du SR – ainsi la localisation de la colline du prince elfique, « sanctuaire » peu ou prou indispensable à l’accomplissement du rituel.


Enfin, il s’agit de se protéger – et tout particulièrement de protéger Gandalf, trop absorbé dans sa magie pour pouvoir lutter contre des Êtres des Galgals mécontents de la tournure des événements… Il a certes disposé des brasiers, et est en mesure de préparer quelques effets pyrotechniques de bon aloi, mais la tâche de protéger le magicien revient bien sûr pour l’essentiel aux PJ – et il est à souhaiter qu’ils bénéficient quant à eux de la bénédiction « maximale » de Tom Bombadil, sans quoi leurs chances de réussite s’amenuisent drastiquement…

 

Car cet ultime combat est très difficile – qui fait intervenir un Roi des Esprits passablement costaud, et toute une horde (littéralement !) d’Êtres des Galgals. Ceux-ci, en principe, sont d’abord contraints de garder leurs distances, mais, à mesure que les heures défilent, ils s’enhardissent, et ce que le rituel progresse ou pas… En fait, il est à souhaiter qu’à ce stade le rituel ait déjà bien avancé – parce que cela détermine le nombre d’Êtres des Galgals qu’il faut anéantir pour que Gandalf arrive au bout de son sortilège élaboré. Il faut comprendre que les Êtres des Galgals arrivent en nombre infini : quand l’un tombe, il est aussitôt remplacé par un autre. L’exemple donné par le livre est assez éloquent – et montre comment fonctionne la petite équation déterminant la portée de l’assaut ; je vous passe les détails, mais, même dans cette configuration « plutôt optimiste », les PJ doivent tout de même anéantir dix Êtres des Galgals – et ça fait beaucoup : un seul de ces Êtres peut déjà constituer un antagoniste de taille...

 

En fait, il n’y a aucune garantie que les PJ l’emportent. S’ils y parviennent, c’est sans doute très gratifiant, par contre : ils ont vraiment joué un rôle essentiel pour contenir une menace considérable. Mais le scénario envisage des résultats intermédiaires, des « semi réussites »… mais aussi l’échec total et la mort de l’ensemble de la compagnie (Gandalf, bien évidemment, survit, et revient alors plus tard avec une autre communauté pour achever ce qu’il avait commencé…).

 

Ce scénario n’est pas sans poser quelques problèmes – notamment son côté plus « mécanique » que d’habitude, et la scène avec Tom Bombadil –, mais il est globalement plutôt chouette, voire très chouette ; notamment du fait de l’ampleur de ses implications, et de la variété des situations qu’il autorise. J’imagine par ailleurs qu’un peu de travail suffirait à rendre le scénario « moins mécanique », et le mêler d’autres aventures, notamment : d’une certaine manière c’est fait pour – jouer le scénario « en bloc » me paraît nuisible à la qualité de l’intrigue. Mais, sur ces bases, il y a donc de quoi faire.

 

CONCLUSION

 

Sentiment qui vaut, je suppose, pour l’ensemble du recueil, de très bonne tenue.

 

Si l’on excepte le ratage (très secondaire heureusement) d’ « Une histoire d’archers », Les Vestiges du Nord comprend des scénarios assez variés, parfois classiques en apparence mais comportant souvent des bonnes idées plus inattendues et à même de faire la différence. Deux scénarios au moins (le premier et le dernier) sont d’une ampleur conséquente, qui permettent aux PJ d’intervenir vraiment dans le déroulé des événements au niveau global de la Terre du Milieu dans l’attente de la Guerre de l’Anneau. Deux autres, « Plus dure que pierre » et « La Compagnie du Chariot » (même avec l’impression mentionnée plus haut qu’il vaut peut-être mieux envisager ce dernier « scénario » comme un élément de contexte), requièrent une certaine subtilité bien à propos, et qui repense les notions d’héroïsme et de pragmatisme dans un cadre plus que jamais hostile, participant ainsi avec pertinence à la coloration grave et sombre du tableau d'ensemble. Le scénario restant, peut-être mon préféré donc, incarne ces divers éléments à une échelle microcosmique qui n’en est que plus saisissante pour les PJ, attaqués dans leurs valeurs au quotidien.

 

Noter, par ailleurs, que la plupart de ces scénarios jouent sur la peur des PJ. Il ne s’agit pas forcément d’horreur à proprement parler (quoique, dans les deux derniers…), mais cet effet très sensible me paraît vraiment bien vu – et il implique une forme d’héroïsme proprement tolkiénienne, aux antipodes de la fantasy-baston. Résultat très convaincant, donc, pour un recueil qu’à l’évidence je ne jouerai pas de sitôt (je pense commencer classiquement dans les Terres Sauvages…), mais qui, pour des joueurs et des personnages ayant un peu de bagage, constitue une prolongation des principes de L’Anneau Unique dans le cadre décrit dans Fondcombe, et qui a une vraie personnalité. Je suppose qu’on ne pouvait pas attendre mieux.

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