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Deadlands Reloaded [relecture 2017]

Publié le par Nébal

Deadlands Reloaded [relecture 2017]

Deadlands Reloaded, [Deadlands Reloaded], Black Book Éditions, [2010] 2011, 349 p.

POUR QUELQUES AVENTURES DE PLUS

 

L’occasion s’est présentée de ressortir Deadlands Reloaded, et ça ne se refuse pas. Je m’étais procuré ce livre de base il y a un bail, j’avais testé la chose sur un one-shot qui m’avait plutôt convaincu, mais, hélas, nous n’étions pas allés au-delà. Et c’était bien dommage, parce que j’aime beaucoup cet univers, et le système Savage Worlds m’avait fait l’effet d’être assez fun…

 

Mais j’y reviens ! Comme quoi… Et ce en dépit d’un phénomène bien fâcheux : l’éditeur français Black Book Éditions semble hélas avoir lâché l’affaire concernant cette gamme. Ne sont sortis, et avec bien du retard, que l’Écran du Marshal et une petite « campagne », Stone Cold Dead, pas forcément très bien accueillie ai-je l’impression (mais je la lis sous peu et vous dirai alors ce que j’en pense) ; en dehors de cela, eh bien, quelques gadgets (dont des Cartes d’aventure à propos desquelles je ne sais peu ou prou rien, mais j’avoue être un chouia intrigué). À ce stade, je n’en attends donc plus rien – je le regrette, mais ce n’est pas le propos, sans doute…

 

Ce qui m’a amené à me tourner vers la VO, me procurant directement auprès de Pinnacle quelques suppléments, comme le scénario Coffin Rock, ou The 1880 Smith & Robards Catalog, débordant d’équipement fantasque, ou le dodu Trail Guides, vol. 1, comprenant trois cadres de campagne (vaguement « hétérodoxes » le cas échéant), et enfin Ghost Towns, parce qu’on a toujours besoin d’une ville fantôme, où qu’on se trouve – on verra plus tard s’il est pertinent d’aller au-delà.

 

À l’époque de ma première lecture du livre de base de Deadlands Reloaded et de mon premier test, dans la foulée, en 2013 quoi (...), j’en avais livré un compte rendu, que vous trouverez toujours ici. Cependant, mon approche tant du jeu de rôle que des comptes rendus de lecture en la matière a évolué depuis, et la forme même de ce blog itou. Il me paraît donc utile d’y revenir au travers d’un nouvel article, un peu plus détaillé, dont acte.

 

Une dernière précision : Deadlands Reloaded est à certains égards (ou peut être, plus exactement ; car, fonction de la manière de maîtriser, ça n’a certes rien d’une obligation ?) un jeu « à secrets ». Dans l’essentiel de ce compte rendu, je vais faire en sorte de ne rien en dévoiler, histoire d’en permettre la lecture (ou l’écoute) « au plus grand nombre » (aha, grand nombre, aha…). Cependant, cet article ne serait peut-être pas complet si je n’en lâchais pas quelques mots en dernier ressort – la toute dernière section de ce compte rendu évoquera donc un certain nombre de ces secrets. Aussi, si vous devez jouer à Deadlands Reloaded, faites l’impasse sur cette dernière partie, sérieux, filouter, ça serait vraiment gâcher…

 

LA FORME, AMIGO ?

 

Quelques mots sur la forme, avant de me lancer dans le vif du sujet. On commence avec le premier coup d’œil, la dimension graphique. Deadlands Reloaded, bien sûr, a hérité de sa version dite maintenant « Classic » cette superbe et proprement mythique couverture de Brom… Peu d’illustrations de jeux de rôle, je crois, sont aussi fortes et pertinentes. Il y a une contrepartie : en comparaison, les illustrations intérieures sont deux ou trois niveaux en dessous, au bas mot… Par ailleurs, elles adoptent une approche assez radicalement différente, avec des couleurs très flashy, qui dégoulinent un peu. L’ensemble est dès lors plus ou moins convaincant – avec des illustrations pleine page généralement réussies, parfois vraiment chouettes, et d’autres bien plus critiquables, je crois, leur taille plus réduite faisant même parfois un peu office de cache-misère ? Disons que c’est d’un goût particulier – et laissons à chacun apprécier selon ses attentes et ses envies.

 

Formellement, un autre aspect me paraît autrement plus important – et pénible : la traduction, comme souvent… Mais, à vrai dire, ce livre de base de Deadlands Reloaded est surtout très inégal à cet égard : trois traducteurs se sont partagés la tâche, et la différence est perceptible – l’une s’est chargée de ce qui relève de Deadlands à proprement parler, et deux autres de ce qui provient de Savage Worlds ou figure dans des « textes additionnels », globalement plus « techniques ». Au-delà du parti-pris, que j’ai vite trouvé agaçant, de s’adresser au lecteur (en principe le MJ, ou Marshal, comme on dit ici) à la deuxième personne du singulier (je n’ai rien contre la familiarité dans l’absolu, hein, mais là je trouve que ça sonne faux, et bien trop souvent « infantilisant »), la traduction des éléments « techniques » fait le job, je suppose (le souci, c’est que se posent ensuite des questions de relecture, pas qu’un peu, j’y reviendrai…), même si certains choix m’ont fait hausser le sourcil – notamment, mais je suppose que le Savage Worlds originel y est pour beaucoup (et que ce n'est donc en vérité pas une question de traduction), et ça se constate après tout aussi dans le Savage Worlds français hors Deadlands, l’emploi de quelques termes d’ordre mécanique tels que « As » ou « Relance », qui peuvent tout d’abord induire en erreur dans un jeu faisant usage, outre les dés habituels, de cartes de poker et de jetons de mise : ici, l’As n’est pas un 1, mais le meilleur résultat que l’on peut obtenir sur un dé (six pour 1d6, etc.), et la Relance n’implique certainement pas de relancer les dés, ni même de parier, mais consiste à déterminer la qualité d’un jet de dés en le comparant au seuil de difficulté… Bon, admettons – ça dépasse le cadre de ce seul livre, de toute façon. Mais, ce qui est bien plus ennuyeux, de manière générale, c’est la traduction des éléments de background : c’est moche, c’est lourd, c’est maladroit, c’est bourré de confusions voire de contresens – à s’en faire saigner les yeux. Un univers aussi chouette méritait assurément mieux : là, on est à deux doigts du calamiteux…

 

Mais, fluff ou crunch, comme disent les TRVE Rôlistes, il est très clair que le livre n’a pas été correctement relu – ce qui va au-delà d’une langue un peu lourde, mais dont on pourrait j’imagine s’accommoder, si l’on est moins maniaque que votre serviteur à ce propos. Plus ennuyeux : la technique en pâtit, du fait de nombreuses confusions et parfois même d’omissions, et sur des aspects importants – comme les Points de Pouvoir des arcanistes, par exemple, leur nombre aussi bien que leur récupération ; sans même parler d’Atouts « oubliés », et de listes erronées, sur la base également de confusions ou de traductions changeantes au fil de l’ouvrage. Moins problématique, mais tout de même éloquent, on constate aussi que, parfois, des éléments ont été empruntés au système générique Savage Worlds, alors qu’ils ne font pas sens dans le contexte précis de Deadlands (notez, cependant, que, dans le principe même, ce livre part sur de bonnes intentions, en combinant le matériau spécifique à Deadlands avec les éléments génériques de Savage Worlds, en un seul ouvrage qui, en outre, couvre aussi bien les considérations à destination des PJ et du Marshal ; c’est très appréciable, et mérite d’être relevé – dommage, simplement, que la réalisation ne soit pas tout à fait à la hauteur…). D'où de très nombreux errata ; je suppose qu’il est assez éloquent de constater que six des seize pages du livret accompagnant l’Écran du Marshal sont consacrées à ce genre de corrections, bien au-delà du seul aspect cosmétique – on parle vraiment de problèmes de fond… Noter aussi que ces errata « complets » ne sont, sauf erreur, disponibles que dans ce livret : le fichier d’errata sur le site de l’éditeur est incomplet. Grmf.

 

Tout cela est quand même très regrettable. Le jeu demeure bon et la lecture de ce livre de base globalement enthousiasmante, mais ça n’est décidément pas très propre, quoi.

LA TRILOGIE DES DOLLARS

 

Ce livre de base, assez costaud, avec ses 350 pages, obéit à une structure en trois parties, quelle que soit la pertinence de ce découpage – et chaque partie mêle fluff et crunch. C’est qu’elles ne sont pas forcément destinées aux mêmes lecteurs.

 

Le Coin du gang

 

La première partie s’intitule le « Coin du gang », et elle comprend tous les éléments que tout lecteur, quel qu’il soit, peut et même, probablement, doit connaître. Ce qui inclut le background général, dans sa forme la plus limitée (en fait un peu frustrante, pour le coup, mais c'est normal), soit ce que tout habitant de l’Ouest étrange sait ou croit savoir concernant le monde dans lequel il vit – les bizarreries « fantastiques » sont à peine évoquées, et comme des éléments d’ambiance à la véracité plus que douteuse ; l’accent est plutôt mis sur l’histoire événementielle et politique, éventuellement militaire – la guerre de Sécession y occupe comme de juste une place essentielle, même si l'on évoque bien sûr le tremblement de terre de 1868 et la découverte de la « roche fantôme ». Significativement, toutefois, cette partie s’intitule « L’Ouest sauvage » : l’Ouest étrange, c’est donc pour plus tard.

 

Après quoi, nous passons aux règles générales : « Entrer dans la légende » permet de créer les personnages, en expliquant comment fonctionnent les Compétences, les Atouts et les Handicaps, ce qui nous vaut de longues listes – par ailleurs incomplètes, car on ne fait guère ici que des allusions à la situation particulière des arcanistes, objet de la deuxième partie du livre. Mais ça se tient.

 

Suit un chapitre intitulé « Matériel et équipement », ce qui ne nécessite pas davantage de précisions – ou peut-être une quand même, si : il y a très peu d’exemples, ici, des objets produits par la Science étrange – au Marshall et aux joueurs (tout particulièrement, bien sûr, ceux incarnant des Savants fous) de faire preuve d’imagination.

 

Nous avons ensuite « Envoyer des trucs en enfer », chapitre au nom éloquent : s’y trouve l’essentiel des règles du jeu communes à tous, mais, on ne va pas se leurrer, le combat y occupe une place essentielle – ce qui ne signifie pas que le jeu soit spécialement bourrin, c’est simplement que c’est à ce niveau que les règles, très simples à la base, impliquent d’être un peu plus approfondies et spécifiques.

 

Le dernier chapitre de cette première partie, « Attention danger ! », contient par ailleurs toutes les autres règles spécifiques, de caractère éventuellement optionnel – ce qui inclut aussi bien des éléments génériques et somme toute très classiques (alliés, fatigue, maladie, dégâts du feu…) et des éléments plus caractéristiques du contexte western de Deadlands Reloaded (duel, jeux d’argent, ou même la pendaison !), outre quelques sous-systèmes de Savage Worlds d’un impact plus limité (comme les interludes, les interactions sociales, ou les « scènes dramatiques ») ; y figure également la Terreur, mais le gros des informations, à cet égard, relève du Marshal.

 

No Man’s Land

 

La deuxième partie consiste en un unique chapitre, mais assez long et assurément complexe, intitulé « No Man’s Land ». Si le « Coin du gang » pouvait être lu par tous, les informations contenues dans cette deuxième partie s’adressent, outre le Marshal, uniquement à des joueurs dont le personnage, de par sa nature même, en sait plus que les autres en ce qui concerne l’Ouest étrange et les manifestations « fantastiques » qui le caractérisent, soit parce qu’il les traque et les combat (les PJ appartenant aux « services secrets » façon X-Files, l’Agence pour l’Union, les Texas Rangers pour la Confédération), soit… eh bien, parce qu’il en fait lui-même partie, d’une certaine manière : c’est le cas, tout d’abord, des cinq catégories d’ « arcanistes », ayant chacune son approche particulière de la « magie » (les Chamans, les Élus, les Hucksters, les Savants fous et les « pratiquants d’arts martiaux »), mais aussi des Déterrés, soit des morts-vivants – cependant, si un PJ peut devenir un Déterré, il ne peut en principe pas le choisir.

 

Traiter de tous ces aspects implique d’abord de revenir sur le background du jeu, et le chapitre contient donc nombre d’éléments prolongeant, nuançant, voire contredisant les données très vagues du chapitre initial sur « L’Ouest sauvage » : cette fois, plus de doute, on est bien dans l’Ouest étrange.

 

Mais l’essentiel du chapitre est cependant consacré à des aspects plus techniques – disons « la magie », même si ses implications sont très variables. Chacune des cinq catégories d’arcanistes a des règles qui lui sont propres. Par contre, elles piochent toutes dans la même liste globale de sortilèges, en étant toutefois limitées à certains sorts seulement qui leur sont accessibles. Les spécificités des arcanistes et la liste des sorts sont par ailleurs à compléter avec un autre système générique, celui des Aspects, qui permettent de colorer davantage le jeu via les effets des sorts, sous un angle parfois purement cosmétique, d’autres fois bien plus pragmatique.

 

Ce chapitre n’est donc censé être lu que par le Marshal et les joueurs incarnant des personnages spécifiques. Est-ce pertinent ? Je n’en suis pas si sûr… Dans l’absolu, ça se défend, et dans le contexte d’un one-shot c’est sans doute tout à fait à propos. Dans le cadre d’une campagne, et a fortiori si les joueurs créent leurs personnages, j’en doute davantage – et il ne me paraît pas malvenu, pour qui a bourlingué quelques années dans l’Ouest étrange, d’avoir au moins une (très) vague idée (sans doute guère plus, oui) du rôle de l’Agence, d’avoir entendu mentionner le Livre des Jeux de Hoyle, ou de savoir que les Chamans indiens ont de bien étranges pouvoirs – et, éventuellement, que les morts marchent parmi les vivants. En tout cas, à ce stade, cela n’a rien de problématique, je crois – les secrets, après tout, sont encore réservés au seul Marshal, la connaissance des éléments figurant dans le « No Man’s Land » ne « spoile » rien. Par contre, ils suffisent à pimenter d’emblée le cadre western de Deadlands Reloaded pour lui conférer la touche weird qui fait toute sa saveur. A priori, je ne pense donc pas en restreindre vraiment la lecture pour mes joueurs.

 

Le Guide du Marshal

 

La dernière partie du livre, en toute logique, est réservée au seul Marshal. Elle contient là encore à la fois du fluff et du crunch, mais ils sont plus que jamais entrelacés – aucune dimension du jeu ne peut vraiment être envisagée sans l’autre.

 

« Être Marshal » est un bref chapitre comprenant les habituels conseils aux MJ débutants. Un peu plus loin, un autre chapitre tout aussi bref, « Plus de règles d’ambiance », contient quelques éléments techniques supplémentaires, mais pas grand-chose – outre la Terreur, on y trouve surtout des règles façon « coups de pute » pour certains personnages spécifiques, notamment les Savants fous, les Hucksters et les Déterrés.

 

Mais l’essentiel de cette dernière partie tient en trois gros chapitres autrement fondamentaux. « Alors viendra un Jugement » est le troisième et dernier niveau de la connaissance de l’histoire, disons, de l’Ouest étrange. De même que le « No Man’s Land » nuançait voire contredisait les données de « L’Ouest sauvage », à la lumière d’éléments connus d’un petit nombre seulement de ses habitants, le présent chapitre procède encore ainsi – au travers d’ « explications » que même ces « initiés » relatifs ne soupçonnent pas le moins du monde. C’est le moment des « grands secrets », dans une perspective macrocosmique, insérant l’Ouest étrange et les phénomènes incongrus qui s’y produisent dans une trame autrement vaste et aux implications insoupçonnées. Je ne rentre bien évidemment pas dans les détails ici, mais en dirai quelques mots en fin de chronique – au cas où.

 

Après l’histoire, la géographie : c’est l’objet du chapitre sobrement intitulé « L’Ouest étrange », et qui passe sur les différentes régions du jeu, dont le classement dépend parfois de la politique, parfois de la nature… et éventuellement d’autres choses encore. Noter cependant qu’il ne s’agit pas d’un guide exhaustif et détaillé – en fait, c’est même un peu court, disons-le : l’amateur de backgrounds touffus en moi a pu trouver cela un brin frustrant par endroits, mais c’est sans doute une exagération de ma part (j’ai mes marottes). Toutefois, le Marshal devra probablement en faire un peu plus pour y impliquer vraiment les PJ, qu’il soit aidé dans cette tâche par divers suppléments ou préfère s’y lancer sans filet. Toutefois, si, là encore, les « grands secrets » sont de la partie, ce chapitre a néanmoins une approche plus « pratique » que « Alors viendra un Jugement » : que le Marshal use ou non de la dimension « jeu à secrets » de Deadlands Reloaded (encore une fois, ça n’a rien d’une obligation), il trouvera ici des éléments très utiles à la conception et à la mise en scène de ses aventures.

 

Reste enfin un ultime et très gros chapitre, « Mauvaises rencontres », qui constitue une sorte de bestiaire très développé, faisant pas loin de cent pages (tout de même – sur 350, ça se remarque). On y trouve de tout : animaux, monstres des plus classiques, bizarreries spécifiques à cet univers, et des humains enfin, dont quelques célébrités – certaines « historiques », comme Calamity Jane ou Wyatt Earp, d’autres propres à Deadlands, comme les Barons du Rail ou le Révérend Grimme ; « vrais » ou pas, ils sont envisagés ensemble, sur un pied d’égalité. C’est du beau travail, globalement.

IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST ÉTRANGE

 

Ce que tout le monde sait

 

Donnons maintenant un aperçu du background – incluant quelques éléments du « No Man’s Land », mais, donc, faisant l’impasse sur les « secrets » du « Guide du Marshal », sur lesquels je reviendrai rapidement en temps utile.

 

Sur le plan le plus « terre à terre » – qui est donc celui du « Coin du gang » –, la base de l’univers de Deadlands Reloaded est d’ordre uchronique, mêlant des événements politico-militaires et d’autres censément « naturels », aux conséquences incalculables.

 

La guerre de Sécession, qui débute en 1861, ne s’est pas arrêtée en 1865, elle a continué bien, bien plus longtemps. Elle faisait toujours rage quand, en 1868, un cataclysme s’est produit – un colossal tremblement de terre qui a anéanti la Californie, devenue depuis (enfin, ce qu’il en reste…) « le Grand Labyrinthe ». Mais le séisme a eu une autre conséquence : la découverte d’un matériau inédit, aux implications scientifiques, techniques et industrielles sans pareilles – ce que l’on appelle dès lors la roche fantôme ; d’une certaine manière, c’était passer d’un seul coup du charbon à l’uranium – sauf que, pour qui connaît les tenants et aboutissants, c’est bien plus que ça… Reste que, pour l’heure, la découverte de la roche fantôme a non seulement bouleversé la technologie du temps, elle a aussi renchéri sur l’effort militaire – en suscitant des armes toujours plus meurtrières… et en devenant l'objet de toutes les convoitises.

 

Pourtant, en 1879, date de convention pour le début des aventures, un cessez-le-feu a été conclu depuis peu : l’Union et la Confédération se regardent toujours en chiens de faïence, ça peut péter de nouveau à tout moment, mais, pour l’heure, plus de batailles (rangées, du moins). Et, comme de juste, les deux entités, maintenant qu’elles sont « plus libres » à cet égard, tournent à nouveau leur regard vers l’Ouest…

 

C’est que la guerre civile a surtout affecté l’est du pays. L’ouest ? Eh bien, il a été affecté, certes, mais différemment… C’est autre chose – il est toujours à conquérir, d’une certaine manière. Aux yeux des types de la côte atlantique, du moins – car les habitants de l’Ouest se passaient sans doute très bien de leurs intrusions : qu’ils se chamaillent entre eux à l’est était peut-être une bénédiction… Quoi qu’il en soit, même en l’absence de grandes batailles entre les Bleus et les Gris, l’Ouest aussi a été chamboulé par la guerre et par la découverte de la roche fantôme ; cette dernière, en fait, a même relancé l’idée de conquête de l’Ouest, car l’Est a cruellement besoin du combustible… D’où cette « nouvelle » guerre, en sus de la guerre de Sécession, qui oppose les différents « Barons du Rail », faisant la course vers le Pacifique dans l’espoir d’obtenir l’exclusivité du transport et du fret – une guerre pas moins sanglante que celle ayant opposé l’Union et la Confédération… On ne s’embarrasse dès lors pas d’y mettre des guillemets : pour les habitants de l’Ouest, c’est une guerre très concrète – et dont les victimes sont assurément aussi mortes (euh…) que celles des champs de bataille de l’Est.

 

Car la Frontière est ardemment disputée. Si certains États (ou territoires) de l’Ouest se sont ralliés aux pouvoirs « légitimes » de l’Est, prolongeant la ligne Mason-Dixon d’un océan à l’autre, d’autres régions par contre sont dans un flou total à cet égard – notamment ce que l’on appelle les « territoires contestés », au centre du pays (essentiellement le Kansas, le Colorado et une partie de l’Oklahoma).

 

Il en est pour avoir proclamé leur indépendance, d’ailleurs – ainsi du Commonwealth de Californie, appellation qui ne doit pas tromper, car le pouvoir essentiel sur place repose entre les mains du seul Révérend Grimme, dans sa puissante cité de Lost Angels, qui a proclamé son indépendance en 1877 ; ainsi également de la République de Deseret, État mormon correspondant en gros à l’Utah, et où le vrai pouvoir, là encore, appartient à un personnage hors-normes, le génial Dr. Darius Hellstromme, le Savant fou par excellence, empruntant autant à Edison ou Tesla qu’à Frankenstein, et dont les automates suscitent la stupéfaction et au moins autant la crainte.

 

Les Indiens des plaines, par ailleurs, ont profité de ce chaos chez les Blancs pour bâtir de nouvelles entités politiques : les Nations Sioux englobent le Dakota entier et des parties non négligeables du Montana, du Wyoming et du Nebraska. Davantage au sud, la Confédération du Coyote s’est émancipée de l’Oklahoma en roue libre, et mordille sur un autre « territoire contesté », le Kansas. Enfin, si cela n’a pas débouché sur l’apparition de structures politiques comparables, les Apaches sont très actifs dans le Sud-Ouest (Arizona et Nouveau-Mexique du moins, pour partie le Texas à l’est et la frange émergée du Grand Labyrinthe à l’ouest.

 

Comme si la situation n’était pas assez compliquée comme ça, des puissances étrangères s’invitent dans la partie – tout particulièrement, au sud, les Mexicains emmenés par Santa Anna, qui se souviennent eux aussi d’Alamo, sans doute, mais lorgnent surtout sur la roche fantôme du Grand Labyrinthe, tandis qu’au nord, l’ancien colonisateur anglais grignote les territoires de l’Union du côté de Detroit…

 

Hors-catégorie, il faut enfin prendre en compte les immigrants chinois rassemblés autour du mystérieux Kang, le vrai pouvoir sur la côte pacifique, Grimme mis à part.

 

Ce que peu savent…

 

Tout ce qui précède est notoire. En tant que tel, c’est bien sûr insuffisant… Quelques-uns, rares sans doute, savent qu’il y a anguille sous roche (fantôme). Non que leurs connaissances soient forcément très étendues : certains ont bien entendu parler de quelque chose qui se serait produit le 4 juillet 1863, et que l’on appellerait « le Jugement », sans savoir de quoi il s’agissait au juste… Ce qu’ils savent, par contre, c’est que cet événement, même plus discret, a bouleversé le monde au moins autant que le tremblement de terre cinq ans plus tard – subitement, la magie a fait son grand retour ! La magie… et les monstres.

 

Ceci, quoi qu’en disent les services secrets des puissances de l’Est, l’Agence pour l’Union et les Texas Rangers pour la Confédération – leur tâche, pour des raisons que le quidam ne comprend sans doute pas très bien, consiste après tout à faire taire les rumeurs en la matière… Autant d’ « hommes à la cigarette », mais en cache-poussière.

 

Mais les monstres sont là, oui – les fantômes, les démons, ces morts-vivants mystérieux que l’on appelle les Déterrés… Et aussi des hommes qui ont développé des pouvoirs hors du commun. On les appelle collectivement des « arcanistes », mais ils sont de cinq types différents.

 

Les Chamans indiens sont en communication directe avec les esprits des Territoires de Chasse ; nombreux sont ceux, parmi eux, qui ont prêté le Serment des Anciennes Traditions, rejetant la technologie des Blancs, pour s’assurer une parfaite communion avec une nature qu’ils savent menacée, communion nécessaire à l’efficacité de la « médecine tribale ». Le désespoir les guette, pourtant…

 

Les Élus, qu’ils en aient bien conscience ou pas, servent des puissances divines « positives » (on ne trie pas) et accomplissent des miracles. Qu’ils bâtissent des communautés paisibles ou traquent sans relâche les manifestations de l’Ennemi, leur foi soulève des montagnes. Littéralement, parfois.

 

Les Hucksters sont les magiciens de Deadlands, dont le pouvoir repose sur le pari avec des entités guère fréquentables (dans l’Ouest, on parle de « Manitous »), ainsi que l’extraordinaire Hoyle en a donné les clefs dans son Livre des jeux ; joueurs dans l’âme, ils battent les cartes comme personne…

 

Les Savants fous (on ne les appelle certainement pas ainsi en face d’eux) n’apprécieraient sans doute pas de se voir cataloguer parmi les arcanistes : ce sont des hommes de science, pas de magie ! Et la rumeur voulant que le bruit strident que fait la roche fantôme en se consumant soit « le cri des damnés », sottises… Reste que leurs machines géniales et terribles produisent des effets qui peuvent assurément faire penser à ceux des Hucksters, etc. Ils sont d’autant plus dangereux qu’ils sont brillants.

 

Un peu à part, nous trouvons enfin les pratiquants d’arts martiaux (Shaolin, ou ce que vous voulez), dont la maîtrise du chi est telle qu’elle leur confère des aptitudes proprement surnaturelles… Attachés à Kang ou pas, ces combattants hors-pair fascinent autant qu’ils effraient.

 

Et, ne nous voilons pas la face, il faudra au moins tout ça pour survivre dans l’Ouest étrange – qui, par-delà les fluctuations des frontières et les revendications ineptes à l’exercice du pouvoir, est au moins uni sur une question : il a peur… Considérablement peur… De plus en plus peur…

 

Bien sûr, il y a davantage encore derrière tout cela. Mais, pour éviter de couper la chronique avec des révélations malvenues, je réserve tout ça pour la dernière section de ce compte rendu : « Le Grand Silence (secret défense) ».

AVOIR LES JETONS

 

Pour l’heure, envisageons les règles – sans rentrer dans les détails de la création de personnages ou des sous-systèmes spécifiques, je ne crois pas qu’ils aient vraiment leur place dans ce compte rendu.

 

Deadlands Reloaded est un jeu « motorisé » par le système Savage Worlds – lequel était sauf erreur dérivé de la première mouture de Deadlands, d’ailleurs. C’est un système (générique) qui revendique à la fois une certaine simplicité, et une approche « pulp », ou, pour reprendre les termes habituels, « fast, fun & furious ». Globalement, à la lecture, mais aussi dans les quelques souvenirs que je retiens de la partie de Deadlands Reloaded jouée il y a quelques années de ça, ça me paraît effectivement réussi sous cet angle (même si j’ai lu des critiques autrement pointues que celle-ci, mettant en cause les probabilités notamment). Notons que le jeu fait mumuse avec des accessoires pas si communs en rôlistie, outre les dés aux formes bizarres (mais pas de d20, scandale !) : des jetons de poker et, pour un résultat qui a l’air assez rigolo à vue de nez, des cartes (de poker également, jokers inclus).

 

La feuille de personnage, en tout cas, est assez minimaliste – nul besoin de remplir des dizaines de lignes. En notant cependant une chose : via les Atouts et Handicaps, mais aussi les Pouvoirs, chaque personnage développe vite un certain nombre de « règles spéciales ». Pour que le jeu tourne bien, je suppose qu’il faut donc une collaboration entre le Marshal, qui ne peut pas avoir absolument tout cela en tête, et les joueurs, qui doivent parfaitement savoir ce dont leurs personnages sont capables.

 

La base du système est très simple, qui repose d’abord sur une classique distinction entre Attributs et Compétences (collectivement appelés Traits). Il y a cinq Attributs (Agilité, Âme, Force, Intellect et Vigueur), et pas de liste étouffante de Compétences, car les PJ sont d’emblée amenés à faire des choix – à bas niveau, je doute qu’un personnage puisse avoir plus de cinq Compétences différentes, ou par-là… Le choix est cependant crucial : un personnage amené à faire un jet dans un domaine où il n’a pas de Compétence appropriée subit un malus qui complique de suite nettement les choses… Cependant, notamment dans le domaine des connaissances intellectuelles, on peut s’accommoder d’un système de « culture générale », faisant appel au bon sens, et qui évite d’être trop pénalisé, ou, plus exactement, de ressentir le besoin de se disperser « au cas où », avec pour conséquence de n’être bon nulle part – « Jack of all trades, master of none ». Chaque Trait est représenté par un dé, allant de d4 à d12 (avec éventuellement des modificateurs, +1, +2), sachant que la moyenne est d6. Il y a enfin quelques caractéristiques dérivées, de moindre importance globalement.

 

Pour réussir un jet, c’est tout simple : il suffit de faire 4 ou plus, 4 étant la difficulté de base (c’est différent en combat) ; si l’action est facile, il y aura un modificateur positif ; si l’action est difficile, il y aura un modificateur négatif. En cas de jet opposé, c’est celui qui fait le plus gros score qui gagne. Si on obtient un « As » (c’est-à-dire le plus haut score possible au dé : 6 pour un d6, 8 pour un d8, etc.), alors on rejette ce dé et on additionne (et si l’on refait un As, on recommence, etc.) ; c'est un classique système de dés explosifs. En outre, il est parfois utile de savoir à quel point une action est réussie : dans ce cas, pour chaque tranche de quatre points au-dessus de la difficulté, on a ce qu’on appelle une « Relance » ; plus on a de Relances, logiquement, plus l’action est réussie.

 

Il faut ici faire intervenir une distinction fondamentale, car le système répartit les personnages en deux catégories : les « Jokers » (soit tous les PJ et certains PNJ importants), et les « Extras » (les autres PNJ). Chaque Joker, lorsqu’il fait une action, jette, en plus de son dé de Trait, un d6 (une seule fois par action) : c’est le « dé joker ». Si le dé joker fait un score plus élevé que le dé de Trait, c’est le score que l’on retient. La règle des As et les modificateurs s’appliquent également au dé joker. Par contre, attention : si le dé de Trait et le dé joker font tous les deux 1, c’est un échec critique…

 

Chaque Joker (ceux du Marshal aussi, donc…) a également des « Jetons », qu’on ne peut pas capitaliser (ils disparaissent à la fin de la session de jeu, on les tire à nouveau à la suivante). On distingue trois couleurs de Jetons, aux effets différents (je songe à simplifier un peu, personnellement…). Un Jeton peut par exemple être utilisé pour rejeter un dé lors d’un jet de Trait (spécifiquement – pas un jet de dégâts, donc, par exemple) ; on peut utiliser plusieurs Jetons sur un jet ; un Jeton ne peut jamais aggraver le résultat ; enfin, un Jeton peut aussi être utilisé quand on reçoit des dégâts pour « Encaisser » (voir plus bas).

 

Et voilà : on a l’essentiel des règles. Au-delà, certains aspects spécifiques peuvent être gérés avec des sortes de sous-systèmes, plus ou moins optionnels, globalement d’un usage aisé (certains font donc appel aux jeux de cartes, et c’est plutôt amusant) ; inutile de rentrer dans les détails ici.

 

KILLING JOKERS

 

Là où les choses se compliquent (un peu, c’est globalement raisonnable), c’est – bien sûr – en ce qui concerne le combat (et la magie, mais ça j’y reviens très vite après). Non que le jeu soit véritablement bâti autour du combat, c’est juste que c’est classiquement un domaine impliquant des précisions supplémentaires. Notez que le système de combat est prévu à la base pour le jeu avec figurines, mais ça n’a en fait rien d’une obligation.

 

L’initiative est largement aléatoire (mais tout de même influencée par certains Atouts et Handicaps) : chaque PJ tire une carte, et chaque groupe de PNJ de même (les groupes sont conçus un peu arbitrairement par le Marshal ; noter que le livre affirmait que seuls les Extras étaient concernés, pas les Jokers du Marshal, mais un erratum semble être revenu là-dessus, ce qui me paraît un peu bizarre, bon…). Dès lors, on joue de la plus élevée (as) à la plus basse (2). En cas d’égalité, on suit l’ordre pique, cœur, carreau, trèfle. Si un Joker tire… un joker, il choisit le moment où il agit, et il bénéficie de + 2 à tous ses jets de Trait et de dégâts.

 

Des actions multiples sont envisageables : en dehors des actions libres, chaque action supplémentaire entreprise lors d’un round confère un malus de – 2 à tous les jets.

 

Pour la mêlée, on utilise la Compétence Combat, et la difficulté est égale au score de Parade de l’adversaire. En cas de succès, on inflige les dégâts indiqués par l’attaque. Chaque Relance ajoute un d6 aux dégâts.

 

Pour les armes à distance, on utilise la Compétence Tir (ou parfois Lancer), et la difficulté dépend de la portée de l’arme. Il peut y avoir des modificateurs en fonction de la couverture, si le personnage s’est jeté au sol, etc. Les dégâts sont indiqués par l’arme, mais on fait un d6 de dégâts supplémentaires si on fait une Relance (une seule fois).

 

Quand on jette les dés pour les dégâts, on additionne les résultats ; la règle des As s’applique. On compare les dégâts à la Résistance de l’adversaire. Si le jet de dégâts est inférieur, l’adversaire est touché, mais sans conséquence ; s’il est supérieur ou égal, l’adversaire est Secoué (il doit tenter de reprendre ses esprits au début de chaque round en faisant un jet d’Âme ; s’il le rate, il reste Secoué, et ne peut pas agir ; s’il le réussit, il n’est plus Secoué, mais ne peut pas agir pour autant dans l’immédiat ; s’il le réussit avec une Relance, il peut agir de suite). Chaque Relance au jet de dégâts inflige une blessure ; un personnage Secoué qui l’est à nouveau subit également une blessure ; un Extra blessé est automatiquement hors de combat (qu’il soit mort ou pas ; c’est un test de Vigueur qui en décide, sinon l’arbitraire du Marshal) ; un Joker peut subir jusqu’à trois blessures avant de se retrouver en état critique (hors de combat, pas forcément mort ; on fait un jet de Vigueur pour connaître son état ; noter que la fatigue également peut plonger dans un état critique), et chaque blessure donne un malus ; un personnage qui subit une blessure alors qu’il n’était pas Secoué devient Secoué. On peut utiliser un Jeton lorsqu’on reçoit une ou plusieurs blessures (mais une seule fois par attaque) pour tenter « d’Encaisser » : on fait un jet de Vigueur, et le succès ainsi que chaque Relance enlèvent une blessure (s’il reste des blessures, le personnage est toujours Secoué) ; on peut aussi utiliser un Jeton pour ne plus être Secoué.

 

Dit comme ça, ça peut paraître dense, mais en fait c’est assez simple. Il faut sans doute apprendre à gérer l’état « Secoué », par contre – à vue de nez, ça peut rapidement devenir handicapant…

 

Ce qui complique la donne, ou du moins peut le faire, ce sont les manœuvres de combat. Non qu’elles soient bien compliquées, mais elles sont très nombreuses… De même que pour les Atouts, Handicaps et Pouvoirs, l’aide des PJ est la bienvenue – le Marshal ne devrait pas avoir à se coltiner tout ça seul, outre que cela aurait un impact sur la vitesse et la souplesse de ce jeu qui se veut « fast, fun & furious » (heureusement, un tableau récapitulatif est là... mais incomplet hors écran ; eh).

LES CINQ ARCANISTES

 

Mais ça n’est sans doute jamais aussi vrai qu’en ce qui concerne les arcanes. Comme dit plus haut, au-delà de la liste commune des sorts, chaque catégorie d’arcanistes a son propre sous-système – et là je ne parle pas de petites subtilités pour la forme : ce sont vraiment des choses très différentes. En outre, il faut prendre en compte un degré supplémentaire de complexité (même si à vue de nez ça devrait très bien se passer), avec les effets particuliers des « sorts » envisagés comme autant d’ « Aspects » ; c’est parfois cosmétique ou peu s’en faut, d’autres fois bien plus crucial.

 

Je ne vais pas rentrer dans les détails ici, ça n’est sans doute pas la place. Juste quelques impressions « à chaud » ? Tout d’abord, la « magie », globalement, peut être très puissante, oui – mais elle est aussi exigeante… Les conséquences d’un jet raté peuvent s’avérer désastreuses (à vrai dire, celles d’un jet réussi aussi, aha) ; tout particulièrement, je crois, en ce qui concerne les Savants fous et les Hucksters – parce que, si le pari avec les Manitous a souvent quelque chose de jubilatoire, c’est peu dire qu’il n’est pas sans risques : c’est bien le propos, après tout !

 

Au regard de ces conséquences comme de l’utilisation des Pouvoirs, les Élus me paraissent particulièrement balaises, à première vue – code de conduite mis à part, et on devrait pouvoir s’en accommoder (plus facilement que du Serment des Anciennes Traditions que prêtent généralement les Chamans – par ailleurs la moins enthousiasmante des cinq catégories d’arcanistes à mon goût, mais ça se discute), les faiseurs de miracles bénéficient d’un choix relativement étendu de Pouvoirs sans vraiment en subir les contreparties – sauf erreur, leur seule véritable limitation concerne les Pouvoirs maintenus. Certes, les Hucksters et Savants fous (surtout) ont sans doute un panel de choix plus large, et des Pouvoirs en tant que tels plus puissants, notamment sur la durée, mais eux, pour le coup, tentent sans cesse le diable…

 

Le cas des pratiquants d’arts martiaux est peut-être un peu différent. Le principe est assurément fun, mais créer un bon maître de Shaolin a l’air assez coûteux à vue de nez… Faut voir, je peux me tromper.

 

Mais tout ça est bien fait, en tout cas – et devrait en toute logique déboucher sur des personnages très différents les uns des autres, et capables de réagir au scénario de manière inattendue et jouissive. Que demande le peuple ?

 

 

Hein ? La Révélation des Secrets du Jeu ?

 

Bon. Je ne vais pas tout révéler, loin de là, mais il est tout de même quelques points importants du background qu’il me paraît utile d’envisager ici. C’est bien le moment de placer la traditionnelle balise SPOILERS ! Amis joueurs, ouste !

 

LE GRAND SILENCE (SECRET DÉFENSE)

 

Deadlands Reloaded, à l’évidence, est un jeu imprégné de thématiques conspirationnistes – via les Agents et Texas Rangers, il doit beaucoup à Mulder et Scully (délire sur Roswell et la Zone 51, ici le Fort 51, inclus), et construit plus globalement un univers paranoïaque où le vrai pouvoir (éventuellement maçonnique ou truc – très concrètement dans le cas de l’Union) se trouve toujours dans l’ombre, et n’en est que plus redoutable encore. Divers indices, çà et là, le laissent entendre – mais sans rien dévoiler, au fond.

 

Les chapitres réservés au Marshal, en fin de volume, en disent bien davantage – et d’une manière un peu perturbante, d’ailleurs, car virant au macrocosmique, voire au cosmique, tout en adoptant une approche on ne peut plus américano-centrée ; bien au-delà de la seule thématique western, j’entends…

 

Cela implique d’abord de faire un sacré retour en arrière. Il y a bien longtemps de cela, une guerre a opposé, dans ce que les Indiens appellent les Territoires de Chasse, les Esprits (de la nature), avec lesquels les Chamans étaient en relation, et leur contrepartie maléfique, les Manitous. Le monde étant sur le point de basculer dans le chaos, de puissants Chamans, appelés ultérieurement les Anciens (voire Grands Anciens, bon…), se sont rendus dans les Territoires de Chasse pour y vaincre les Manitous, en leur extorquant la promesse de ne plus semer la zone sur Terre. En est résulté un monde plus serein (à voir…), mais en tout cas sans magie.

 

C’était il y a bien longtemps : les Manitous se tenaient à carreau, parce que les Anciens, qui s’étaient ainsi sacrifiés, les surveillaient avec une grande acuité. Mais le monde a changé… En Amérique, en a témoigné l’arrivée des Blancs – et les massacres sans nombre qu’ils ont perpétré sur ceux qu’ils appelaient collectivement les Indiens. Les armes à feu, la variole, etc., ont anéanti bien des tribus… Mais tous les Indiens n’étaient pas disposés à se laisser faire.

 

Un, surtout, a entrepris de riposter – un émule, probablement, du Misquamacus figurant dans le très mauvais Manitou de Graham Masterton (une influence que je suppose marquée, et pourtant ça donne quelque chose de bien, ce qui est totalement fou quand on y pense). Son nom était Raven – ou Corbeau… En fait, ce livre de base patinait à son propos, on trouvait les deux noms alternativement… Le livret accompagnant l’Écran du Marshal a « systématisé » les choses : on s’accorde donc pour appeler l’homme Raven (les autres noms de chefs indiens, etc., sont effectivement présentés sous leur forme anglaise – Sitting Bull, etc.), on garde Corbeau pour d’autres éléments de background, sans doute en lien avec Raven, mais de manière plus ou moins dissimulée.

 

Raven, qui avait trouvé le moyen de prolonger sa vie, enrageait devant les exactions des Blancs, et l’impuissance des Indiens à leur encontre. Il était prêt à tout pour mettre fin à ces iniquités – absolument tout. Et il a su quoi faire quand il a appris l’histoire des Anciens. Pour vaincre les Blancs, il lui fallait faire appel à des alliés de poids – les Manitous étaient tout désignés. Mais il fallait leur permettre d’agir à nouveau sur Terre… Raven et ses partisans, les « Derniers Fils », ont découvert comment gagner eux-mêmes les Territoires de Chasse ; là, ils ont massacré les Anciens, et libéré les Manitous. Leur mission s’est achevée le 4 juillet 1863 – et ce fut alors le Jugement.

 

(Notez, la guerre de Sécession avait déjà débuté deux ans auparavant – alors, le monde plus serein car libéré des Manitous, hein…)

 

Parmi les Manitous, quatre, particulièrement puissants, se sont mis à dominer leur espèce – des entités hors-normes, aux ambitions redoutables, et qui se sont progressivement vus associer, outre une région particulière de l’Ouest étrange où sévir, les attributs spécifiques des quatre cavaliers de l’apocalypse : on en parle collectivement comme des Juges, et ils sont Famine, Guerre, Mort et Pestilence. À titre d’exemple, le Grand Labyrinthe appartient à Famine, et son représentant sur place est le (faux…) révérend Grimme, dont l’Église entière repose sur le cannibalisme, etc.

 

Dès le Jugement, la magie a fait son grand retour sur Terre – mais aussi d’autres choses, dont, le plus empoisonné des cadeaux, la roche fantôme : les Savants fous ont beau dire, eh bien, oui – le bruit strident qui s’en échappe quand elle se consume est bel et bien le cri des damnés…

 

Et, comme dans toute bonne conspiration, tout cela est lié à un plan d’ensemble – même mesquin ? En effet, les Manitous, et parmi eux les Juges, se nourrissent de la peur. Dès lors, tout ce qui peut susciter la peur leur est profitable : c’est à ce titre qu’ils envoient sur Terre des monstres en tous genres (en fait des Manitous d’un rang inférieur), mais ils peuvent aussi très bien s’entendre avec des humains dont les méfaits (plus ou moins consciemment) participent à répandre la terreur – le Dr. Darius Hellstromme en est un très bon exemple. Mais cela va bien au-delà – ils aiment la guerre, celle de Sécession comme celle des Barons du Rail, aussi favorisent-ils les deux ; les inventions redoutables de la Science étrange les réjouissent pour les tueries qu’elles annoncent, et ils se délectent encore plus des rivalités meurtrières des hommes drogués à la roche fantôme, leur plus bel outil de manipulation de masse ; ils raffolent des pistoleros abrutis par l’alcool qui tuent des innocents dans leurs cavalcades puériles, mais tout autant du cannibalisme – qu’il s’agisse de le rendre plus terrifiant, fonction des circonstances, en le conservant secret ou en le révélant au grand jour, etc. Ils entendent en fait « terreurformer » l’Ouest étrange – faire de l’ensemble du territoire des « Deadlands », comme on qualifie ces Territoires de Chasse qu’ils ont irrémédiablement corrompu.

 

Et, passé l’éventuelle prise de conscience (encore une fois, on peut faire sans), c’est là que les PJ interviennent – leur véritable ennemi est la terreur elle-même. Une idée que j’aime bien… Grandpa Théobald a pu passer par-là, d’ailleurs (certaines illustrations sont éloquentes, et c’est peu dire : il y a clairement une dimension cthulhienne, sinon lovecraftienne, dans Deadlands Reloaded). Et sans doute faut-il, en campagne du moins, que les joueurs commencent à en prendre conscience – car ils disposent de plusieurs options pour faire diminuer le niveau de Terreur d’une zone ; d’une certaine manière, c’est là leur vraie mission.

 

Les Juges sont donc les « grands méchants » du jeu. Juste en dessous d’eux, on trouve les plus puissants de leurs serviteurs – ce qui inclut Raven, toujours bon pied bon œil avec ses deux siècles d’existence, mais aussi le Révérend Grimme (enfin, celui qui se fait passer pour lui…), ou encore le Déterré Jasper Stone (le gus de la couv) ; autant de pouvoirs plus ou moins dans l’ombre. En fait, il y a une vraie prédilection pour ces « pouvoirs dans l’ombre » dans l’ensemble du contexte de jeu – mais les imposteurs y ont leur part : on y croise aussi bien le « vrai » Abraham Lincoln qu’un « faux » Robert E. Lee !

 

La gamme VO joue dès lors régulièrement de cette trame de fond – j’ai cru comprendre que les quatre grosses campagnes disponibles (The Flood, etc.) impliquaient chacune un des Juges et ses serviteurs attitrés, et constituaient même ensemble une sorte de « méga-campagne ». Mais, sans aller jusque-là – et surtout sans confronter les joueurs directement aux Juges, bien sûr, mais aussi à leurs représentants (sérieux, on a les caractéristiques surpuissantes de Raven ou Hellstromme en fin de bestiaire, mais quel intérêt d’envoyer les PJ à la baston contre eux…) –, il est néanmoins possible d’en tirer bien des choses intéressantes, en termes d’ambiance notamment.

 

Car, si la coloration globale de Deadlands Reloaded est sans doute d’abord fun et pulp, il n’en reste pas moins qu’en dessous se dissimule à peine une horreur globale du plus grand intérêt, et dont il est sans doute possible de tirer bien des aventures palpitantes et fortes.

 

TOI, TU CREUSES

 

Bilan toujours enthousiasmant à la relecture, donc. J’ai très envie de maîtriser à nouveau Deadlands Reloaded, et vais de ce pas creuser un peu la question avec les suppléments mentionnés en tête de chronique.

 

Je regrette toujours autant la traduction et la relecture approximatives de ce livre de base, et, paradoxalement du coup ? je déplore toujours l’abandon de la gamme française, mais ça ne va pas m’arrêter, hombre.

 

Western + horreur, je dis banco !

 

Alors à bientôt ?

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Contes du Soleil Noir : Invisible, d'Alex Jestaire

Publié le par Nébal

Contes du Soleil Noir : Invisible, d'Alex Jestaire

JESTAIRE (Alex), Contes du Soleil Noir : Invisible, illustrations de Pablo Melchor, Vauvert, Au Diable Vauvert, coll. Hyperfictions, 2017, 121 p.

LA CONSPI-VODKA DE LA PAPESSE

 

Retour aux Contes du Soleil Noir d’Alex Jestaire. Je suis un peu à la bourre… J’avais lu Crash et Arbre aux environs de leur parution, grosso merdo, mais, depuis la publication du troisième volet, Invisible, qui va nous intéresser aujourd'hui, le quatrième, Audit, est déjà sorti, et le cinquième (et ultime en principe), Esclave, c’est pour bientôt. Quelle idée, aussi, de publier cinq livres, même petits, la même année ! Tsk.

 

Invisible, donc – troisième variation sur « les visages de l’horreur d’aujourd’hui, matérielle, sociale, morale… une horreur de fin de civilisation », nous dit-on toujours ; une horreur qui n’en est pas moins sous le bienveillant patronage de quelques grands maîtres, tels, toujours cités, « Stephen King, Clive Barker ou Cronenberg », ce qui me laisse toujours aussi perplexe.

 

Parce que, cette horreur, je l’avais plus ou moins perçue dans les deux volumes précédents – entendons-nous bien : elle était là, mais très étrangement connotée dans le cas de Crash, et bizarrement malmenée dans Arbre au-delà d’un de ses fils rouges effectivement très barkérien. Plus important peut-être, j’avais, dans les deux cas, eu l’impression que le récit ménageait en dernier recours, quitte à ce que ce soit avec une certaine ironie, une porte de sortie, éventuellement dérisoire en apparence, et pourtant cruciale. À ce compte-là, Invisible ne me paraît pas si différent.

 

Un autre aspect du récit peut aussi faire le lien, je suppose, et c’est sa dimension (plus ou moins vaguement) conspirationniste – qui ressort à la fois des enquêtes narratives et des montages astucieux de notre spécialiste ès Soleil Noir, le déconcertant Geek, et des mauvaises rencontres que peuvent faire les personnages, Society sado-barkérienne dans Arbre, parlementaires euro-reptiliens dans le présent volume. Mais à ce compte-là, on pourrait en fait remonter à Tourville, au fond…

 

Quoi qu’il en soit, ce sont des liens plus concrets, je suppose, que ce Soleil Noir qui parle aux mystiques en toutes ces circonstances – quitte à être réduit (?) ici à une bonne bouteille de mauvaise vodka. Ou l’inverse.

 

Oh, et, pour les amateurs de la symbolique du tarot, qui semble parler à notre auteur (lard, cochon) mais me dépasse complètement, Invisible est placé sous le signe de la Papesse – vous m’en direz tant.

 

JOFFREY, INVISIBLE

 

Notre héros, si l’on ose dire, s’appelle Joffrey, et c’est un SDF (bonjour l’acronyme à la con), typé « punk à chien » ; même si ledit chien, Folco, est un petit machin pas vraiment dans la norme généralement plus maousse desdits punks à chiens. Il est relativement jeune ; il est français, par ailleurs, mais zone à Bruxelles – en pestant sur les immigrés.

 

Joffrey, à tout prendre, n’est pas très sympathique – et pas très futé non plus. Son parcours de galère en galère, affligé par un déterminisme implacable et la poursuite par le menu d’un cycle pervers de la déchéance, incite sans doute à le prendre en pitié – mais la pitié c’est nul, et Joffrey n’en veut pas. Il goûte par ailleurs les plus mauvaises des blagues, les interpellations soudaines et avinées aussi, qui sonnent comme autant d’agressions pour les passants arpentant la gare où Joffrey survit tel jour. Un moyen pour lui d’exister ? Car, et on s’en fout de la poule ou de l’œuf, le fait est que les passants, à peu près systématiquement, l’ignorent – oh, pas totalement : la tête rentrée dans les épaules, c’est déjà quelque chose, c'est témoigner de ce que l'on a instinctivement pris en compte la présence du fâcheux. Mais, consciemment, ceux qui croisent Joffrey font comme s’ils ne le voyaient pas.

 

On a pu dire de la SF, notamment, que c’était un genre où un procédé courant consistait à réifier des métaphores. D’une certaine manière, c’est bien ce qui se produit dans ce petit volume même marketé « horreur » : Joffrey, d’invisible métaphorique, devient véritablement invisible – littéralement, concrètement. On ne le voit pas, pas seulement parce qu’on fait le choix de l’ignorer, mais parce qu’on ne peut plus le voir. En fait, cela va même au-delà du seul sens de la vue : on ne le perçoit pas  (plus ?) de quelque manière que ce soit ; et sa vie en est forcément affectée… même si, dans un premier temps, il semble croire que cette malédiction pourrait s’avérer un don. Il ne connaît pas ses classiques ?

 

DE GYGÈS À JOFFREY

 

Or, ici, Alex Jestaire ne prétend certainement pas se montrer original, aussi peut-il ouvertement égrener, lui, les références appropriées, pour ensuite passer à autre chose.

 

Bien sûr, on pense d’abord à L’Homme invisible de H.G. Wells – un sale bonhomme, d’une ambition mégalomane et porté au crime, dans un récit par ailleurs pas dénué d’humour, loin de là. On pense peut-être plus encore à des variations contemporaines sur le personnage du Dr. Griffin, comme le médiocre Hollow Man de Paul Verhoeven, ou l’excellente BD d’Alan Moore et Kevin O’Neill La Ligue des Gentlemen Extraordinaires – notamment quand notre Joffrey, prenant conscience de son pouvoir, en déduit aussitôt que la meilleure utilisation qu’il pourrait en faire consisterait en mesquins accès de voyeurisme dans les toilettes des dames, s’engageant sur la pente toujours plus nauséabonde de l’agression sexuelle voire du viol pur et simple.

 

Pour Joffrey, les femmes ne sont après tout guère plus que des objets (ou le sont devenues, car il n’en a pas toujours été ainsi pour lui, ainsi que nous l’apprenons assez vite). D’ailleurs, quand le SDF ne manque pas lui non plus de songer à diverses références culturelles concernant son pouvoir supranormal, il s’attarde certes sur le cas de Jane (ou Susan…) Storm, la Femme invisible des Quatre Fantastiques, mais il n’en parle pas dans les termes les plus flatteurs, sans surprise…

 

Il est vrai qu’il n’a rien d’un super-héros. Joffrey se réjouit d’abord de sa bien étrange faculté, sans guère s’attarder sur les raisons qui pourraient l’avoir amené à la développer (trait récurrent, faut-il croire, de la série – en tout cas, c’était très sensible chez Janaan dans Arbre, mais peut-être guère moins, au fond, chez Malika dans Crash). Mais il en use de la façon la plus mesquine… et qu’un moraliste ne manquerait pas de juger « corrompue », voire « criminelle » (« maléfique » serait carrément beaucoup trop fort). Et il n’y a rien d’étonnant à cela, car, depuis Gygès et via Platon, le procédé imaginaire de l’invisibilité est associé à toutes ces notions morales – à ce compte-là, le Dr. Griffin de Wells n’est d’ailleurs lui aussi qu’un succédané d’une figure bien antérieure. L’anneau de Gygès devenu anneau de Sauron a de même brodé sur la thématique de la corruption, encore que de manière plus subtile peut-être, car plus ample. Ce n’est pas systématique non plus, certes : et la cape de Harry Potter, alors ? C’est plus le genre Storm, non ?

 

Mais je m’égare. Ce qui compte vraiment ici, ce n’est pas le « mal », car, agressions sexuelles exceptées (c’est certes une putain d’exception, mais je ne voudrais pas SPOILER outre-mesure sur ce que pense et fait Joffrey au juste à cet égard… Noter au passage qu’il y a ici sans doute un reflet très ironique des délires sadiens de la haute, dans Arbre, mais tout autant, dans le même « conte », du sort ultime de Janaan), les « méfaits » du SDF sont avant tout mesquins. Il vole dans les magasins, et personne sans doute n’oserait vraiment lui en faire le reproche, dans sa condition – d’autant que son butin demeure toujours dérisoire, sauciflard et gros rougeot ; un manque d'ambition (macronienne-truc) en soi éloquent ? Il multiplie les « mauvaises blagues », surtout – consistant à chier dans le rayon des bouteilles d’eau minérale (tout ce qu’il touche et tout ce qui vient de lui est également invisible, et c’est tellement rigolo de voir les clients se pincer le nez sans savoir d’où vient cette odeur, avec un peu de chance ça va finir en glissade, warf, warf) ou à renverser leurs cafés sur les genoux des consommateurs (et de préférence les consommatrices) attablés en terrasse, entre deux insultes pas entendues et deux pseudo-selfies où il n’apparaît bien sûr pas, et tant d’autres choses… Des gamineries, finalement, et de peu d’importance. Ce qui est presque aussi navrant que sa condition, au fond. Presque ?

 

Parler de « corruption », alors ? Certainement pas. S’il y a eu corruption, c’était avant le pouvoir, avant quoi que ce soit, et parce que le monde autour de Joffrey était suffisamment corrompu comme ça – ce que sa virée parano-conspi au Parlement européen pourrait confirmer, même sur un mode plus viscéral et brut, grotesque oui, qu’intellectuel ; à vrai dire, tout cela est sans doute très fantasmatique, fonctionnant à la manière de ces explications simples auxquelles on se raccroche volontiers pour clarifier un monde d’une complexité si intimidante que l’on préfère en faire abstraction : c’est une imposture, oui, mais ça n'en est pas moins le rôle ultime de la conspiration, et elle le remplit depuis le début, chez l’auteur, on dirait bien.

 

En fait, l’invisibilité n’avilit pas forcément plus que cela Joffrey – malgré Gygès, malgré Griffin. En fait de corruption, elle pourrait même, en dernière mesure, s’avérer porteuse d’une potentialité de « rédemption » (si c’est bien le mot, car s’agit-il de « racheter » quoi que ce soit ?). Très ironique, certes. Et vaguement déprimante ?

 

Sa véritable fonction narrative est d’une tout autre nature, même si pas des plus originale là non plus : la mise en scène d’une horreur sociale, sur le principe de la métaphore prise au pied de la lettre (et, histoire d’achever cette section croulant sous les références, je suppose qu’on pourrait ici adjoindre à l’invisibilité au sens le plus strict le thème un peu différent de la transparence, par exemple chez Roland C. Wagner, ou, pour ce que j’en sais, chez Ayerdhal ?). C’est ici, enfin, que Joffrey devra admettre que ce qu’il avait voulu prendre pour un don s’avère être une malédiction.

UN SNUFF SOCIAL ?

 

Oui : les clochards, qu’on ne voit pas parce qu’on refuse de les voir, par protection mesquine, deviennent, en leur plus ou moins porte-parole Joffrey, littéralement invisibles – et c’est fâcheux pour un porte-parole, parce que, cette invisibilité affectant globalement son rapport aux autres, on ne l’entend pas plus qu’on ne le voit. Mais le voyeurisme du lecteur s'en accommode très bien.

 

Le propos, en tant que tel, n’est sans doute pas d’une originalité stupéfiante, même si j’avoue ne pas avoir là tout de suite tant de précédents littéraires que cela en tête (maintenant, on peut chercher au-delà de la littérature, hein – je vous renverrais bien au scénario pour L’Appel de Cthulhu que je maîtrise actuellement, ça tombe bien : « Au-delà des limites »…).

 

Cependant, de manière générale, cela nous renvoie à un principe d’horreur sociale qui, dès le premier des Contes du Soleil Noir, Crash, louchait via son titre sur Ballard (et assimilés). Le fait est que la notion d’horreur en termes de genre me paraît toujours aussi difficile à accoler à Invisible ; pourtant, comme Crash surtout, le présent court roman exprime bien une situation en tant que telle parfaitement horrible. Mais pas horrifique ? Disons du moins que l’on n’a pas recours ici aux expédients de la peur, et encore moins aux « jump scares » presse-bouton. Le cauchemar de Joffrey, comme celui de Malika, ce n’est pas tel monstre incongru, ce n’est pas tel élément surnaturel, même dans le cas de l’invisibilité de Joffrey tournant progressivement à la malédiction, non : c’est sa vie de merde. À la base. Car derrière cette vie de merde, essence de l’horreur sociale à la façon des Contes du Soleil Noir faut-il croire, se profile une horreur « de classe », dont on pourrait donc chercher des antécédents chez J.G. Ballard, entre autres – mais à la façon de reflets déformants : les gares bruxelloises qui puent la pisse constituent après tout, en apparence du moins, l’antithèse de la Riviera criminellement riche de Super-Cannes et compagnie ; et nous fréquentons cette fois les rebuts. Mais justement : le cycle d’Alex Jestaire joue sans doute de ces reflets – et, à maints égards, le parcours de Joffrey est d’autant plus éclairant si on lui associe, comme en split-screen, l’infecte jeunesse dorée d’Arbre

 

Du coup, ne pas se méprendre sur mes mots plus haut, quand j’ai décrit Joffrey et son quotidien en termes pas forcément très aimables. Il ne s’agit pas de « mépris de classe », du moins je ne crois pas… Plutôt quelque chose incitant à relever que le discours d’Invisible est pathétique, oui, au sens strict, mais sans être misérabiliste (ou apologétique). Que Joffrey soit un peu un connard contribue à lui donner chair et âme. Qu’il ne soit pas un Jean Valjean engagé sur la voie de la rédemption en dépit de l’hostilité ouverte et maniaque d’un Javert, peut-être plus encore – en fait, que l’adversité à l’encontre de Joffrey soit indifférenciée, anonyme, est très bienvenu ; avec un autre auteur, je n’aurais pas manqué, si ça se trouve, de lâcher les terribles et cyclopéens deux mots « horreur cosmique »… Mais nul tentacule ici – simplement une réalité tellement déprimante, jusque dans son procédé imaginaire, qu’elle acquiert insidieusement les atours d’une horreur « molle », pas moins terrible car pas moins inéluctable : c’est, d’une certaine manière, du TRVE zombie à la Romero – pas pour l’hémoglobine, certes : je parle ici de ce sentiment oppressant que l’horreur frappera d’autant plus certainement qu’elle prendra insupportablement son temps pour le faire, on le sait, on la voit faire, lentement, très lentement…

 

Et c’est bien pour cela que nous avons besoin que Joffrey existe, au-delà du stéréotype du punk à chien lourdaud à la voix éraillée. Et, oui, il existe – comme Malika dans Crash, à cet égard. Tous deux, à vrai dire, existent peut-être surtout quand ils souffrent – c’est la douleur qui témoigne de leur humanité essentielle ; dans le cas de Joffrey, la scène des photos, particulièrement poignante, en témoigne, à la limite de l’intolérable (et d’autant plus que le personnage prend d’abord tout cela à la blague et même avec un enthousiasme débordant, à vrai dire déjà pathologique). Et tous deux, certes, sont au fond confrontés au même problème : comment exister ? La pire des questions : il est déjà trop tard quand on se la pose. Et, en l'espèce, une question d’autant plus douloureuse que la condition de légume de Malika comme celle de clochard de Joffrey semblent leur dénier d'emblée tout droit à l’existence… Parler alors d’une douleur « palpable » n’en est à vrai dire que plus cruel ; mais le lecteur est-il encore à ça près ?

 

 

Mais, là, je persiste – même en me sentant un peu seul, et en me demandant d’autant plus si je ne fais pas totalement fausse route : comme dans Crash (surtout – le thème de base comme la narration plus linéaire que dans le deuxième volume rapprochent les deux livres), mais aussi, sur un mode bien différent, comme dans Arbre, j’ai le sentiment, dans Invisible, d’une ultime échappatoire, même cruellement ironique. En fait de romancier d’horreur, Alex Jestaire me paraît toujours, en ultime mesure, autoriser l’émancipation de ses personnages, d’une manière ou d’une autre (souvent morbide, certes) ; sans que l’on aille jusqu’à parler de happy end, mais cela suffit à mes yeux à distancer l’auteur du genre horrifique, dans ses canons les plus stricts du moins, que les argumentaires de presse associent par nature et sans plus de questions aux Contes du Soleil Noir. C’est peut-être futile – peut-être moins. À chacun d’en juger

 

LE RÉALISATEUR DE TA VIE

 

Une autre impression persiste depuis Crash, et c’est que la vraie star dans tout ça, c’est Geek – notre narrateur, et probablement bien plus que ça encore. Au-delà de ce sobriquet bien terne (on peut y préférer, pour la couleur, les avatars de Monsieur Geek, voire Maître Geek – je vous concède que ce dernier a de quoi faire frissonner), qui pourrait le ravaler à la figure un peu balourde d’un pâlichon de banlieue s’empiffrant de Granola en parcourant 24/24 le ouèbe le plus interlope, on devine toujours un peu plus sous cette façade, sinon encore un démiurge (mais en fait si), du moins un artiste – un conteur, c’est à propos, qui perpétue, à l’heure du web profond et de l’exploration de données, les trucs de ses prédécesseurs, les aèdes, bardes et scaldes, plus encore sans doute ceux qui narraient dans les souks les fantasmes chatoyants des Mille et Une Nuits. Qu'importe si ses récits à lui sont en nuances de gris.

 

Car c’est bien ce qu’il fait – en adaptant. Même s’il semble recevoir ses auditeurs chez lui (pensez à la pizza et au Coca Zéro), son art est celui d’un monteur et d’un réalisateur : il enchaîne les vidéos improbables, s’il ne filme pas lui-même, préférant avoir recours aux réseaux de surveillance mondialisés et éventuellement à la sous-veillance un peu perverse des zélés citoyens du net. C’est lui qui nous dit de regarder, et ce qu’il faut regarder – en s’accaparant sans doute les attributions de ses sources anonymes, car il prétendra toujours que ses « dossiers », Malika, Janaan, Joffrey maintenant, consistent avant tout à regarder ce que personne d’autre ne regarde ou n’est censé regarder. Et peut-être est-ce bien le cas, au fond ? Car c’est en définitive son montage qui crée le document final, et par là-même l'histoire. Prises indépendamment, les nombreuses vidéos dont il use ne servent à rien ; c’est leur corrélation qui est signifiante. En cela, il n’est pas si éloigné du narrateur de « L’Appel de Cthulhu », dans le fameux paragraphe introductif de la nouvelle – à ceci près qu’il ne joue pas de la carte de l’avertissement, encore moins de celle du regret : bien au contraire, il veut que nous regardions – et c’est bien ce que nous faisons, avec une certaine délectation trouble, probablement un tantinet SM.

 

Dans le cas précis d’Invisible, c’est pourtant problématique. Littéralement, ici, Geek veut que nous voyions l’invisible. Il semblerait bien que ces vidéos de surveillance témoignent de quelque chose – mais de manière explicite ou implicite, ce n’est pas toujours très clair. Qu’importe : ce qui compte, c’est le récit – le conte (aha). Et le conte a besoin d’un conteur, et des effets que maîtrise ce conteur, pour acquérir du sens, ou ne serait-ce, et ce n’est pas négligeable, que les atours un peu exubérants du bon divertissement – quand bien même une sorte de snuff social, à y regarder de plus près.

 

Ce qui peut passer par la mise en scène de soi – là même où elle paraîtrait pourtant hors de propos. L’introduction du roman est ici explicite, où Geek nous impose de regarder cet homme qui ne bouge pas, et depuis bien trop longtemps sans doute. Sans Geek, la scène serait anodine – elle autorise la suite parce qu’elle est déjà, à sa manière, un effet de narration. En cela, le conteur se révèle derrière la façade de Geek – et sans doute, derrière Geek, faut-il voir Alex Jestaire lui-même ?

 

Mais cela nous ramène au problème initial, qui pour l’heure n’a, je crois, toujours pas de réponse : quelles sont les intentions de Geek, depuis le début ? Et les intentions d’Alex Jestaire ? Mais cette question n’a peut-être pas besoin d’avoir une réponse pour l’heure. Car les Contes du Soleil Noir portent en eux-mêmes leur raison d’être, au-delà de cette dimension cyclique – sans exclure qu’en son temps celle-ci puisse amener à prendre les choses autrement, au travers d’un retour en arrière mégalomane autant que joueur, narrativement s’entend. Ou pas.

 

BAGOUT GEEK POST-PUNK

 

Mais, soyons franc : s’il y a des choses intéressantes dans tout ça, il n’y a sans doute rien de bouleversant non plus. D’une certaine manière, nous pouvons avoir le sentiment de déjà connaître tout cela, de ne pas y trouver quoi que ce soit de « neuf », du coup, et ça pèse forcément sur l’intérêt de ce troisième « dossier » des Contes du Soleil Noir ; que j’ai bien aimé, mais qui m’a sans doute moins convaincu que Crash, plus intéressant encore rétrospectivement, ou même Arbre, et ce alors que je n’y avais de toute évidence pas panné grand-chose, voire rien du tout...

 

Ce qui tire Invisible vers le haut à mes yeux (aha), eh bien, c’est toujours la même chose, en fait : le style d’Alex Jestaire, très oral, semé de références, barbouillé d’italiques, mais joliment sonore. Notez, une fois de plus, je comprendrais très bien qu’on n’y soit pas sensible – voire que ça aille jusqu’à irriter ; ce qui serait assez légitime, j’imagine. Mais en ce qui me concerne, ça passe décidément très bien.

 

D’autant bien sûr que ce style entretient une relation constante avec les effets narratifs de ce filou de Geek ? La structure d’Invisible, relativement linéaire, plus même que celle de Crash, n’a pas forcément grand-chose de commun avec les jeux de langues tenant à l'éclatement de la narration dans Arbre. Les premiers Contes du Soleil Noir, déjà, marquaient ici une évolution notable par rapport à Tourville – dans mes précédentes chroniques, je parlais d’une certaine « retenue »... Ce qui se vérifie à nouveau avec ce livre – toutes choses égales par ailleurs : il serait tentant, avec un titre pareil, d’en déduire que la plume d’Alex Jestaire serait ici invisible… Elle ne l’est pas. Elle a une présence, elle est incarnée même, via Geek sinon Joffrey – ce qui lui permet de sonner juste.

 

Il y a une certaine musique, en fait (pas forcément celle-ci, mais...). Une impression de naturel qui doit probablement beaucoup à l’artifice. Et je trouve ça très pertinent, très efficace, ce bagout un peu geek, un peu post-punk, souvent à deux doigts de la révélation apocalyptique – le genre de révélation qu’une vodka frelatée pourrait très temporairement susciter, oui, avant que les maux de ventre et la gueule de bois ne ramènent le prophète sur terre – à sa crasse, à son indifférence, à son manque de tout.

 

J’aimerais pouvoir vous en donner quelques témoignages, mais je n’arrive pas à trouver ne serait-ce qu’un passage à même de faire la démonstration de ce que ce style peut avoir de fort. J’avais pris des notes, m’étais dit que peut-être ceci, peut-être cela… Mais, à la relecture, j’ai systématiquement eu l’impression que ça ne donnait rien tout seul… Je crois qu’il faut l’ensemble – il faut baigner dedans ; et là, oui, il se produit quelque chose – on voit le Soleil Noir des sages, des mystiques et des fous… ou, plus prosaïquement, on se glisse dans une tranche de vie morbide, qui clame jusque dans sa fiction une authenticité que l’on n’a pas le moins du monde envie de contester.

 

Et c’est déjà beaucoup, non ?

 

La suite un de ces jours, avec le quatrième des Contes du Soleil Noir, intitulé Audit – à n’en pas douter le titre le plus horrifique de cette sélection d’horreurs trop crédibles.

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Haiku : anthologie du poème court japonais

Publié le par Nébal

Haiku : anthologie du poème court japonais

Haiku : anthologie du poème court japonais, présentation, choix et traduction [du japonais] de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Paris, Gallimard, coll. Poésie, [2002] 2015, 239 p.

HAÏKU = HARDCORE

 

Eh bien, nous y voilà… Il me faut à nouveau tenter de parler de poésie – avec ces « petits trucs », là, les haïkus ; que l’on dit parfois être la forme poétique la plus brève de par le monde, celle qui ne dure que « le temps d'un souffle ». Et qui, globalement, m’a toujours laissé perplexe.

 

Reste que je me suis un tantinet éveillé à la poésie japonaise – par « obligation » que je m’imposais peut-être connement, puis par goût et/ou par jeu. J’ai été tout particulièrement séduit par la poésie japonaise classique – la plus classique, celle du Man.yôshû, puis de l’époque Heian : essentiellement (presque systématiquement, en fait) des « poèmes courts », ou tanka, même si, aux origines du registre, on trouve quelques « poèmes longs », ou chôka. Outre l’anthologie Mille Ans de littérature japonaise, composée par Nakamura Ryôji et René de Ceccatty, des œuvres plus ciblées, telles surtout les Contes d’Ise, puis dans une moindre mesure Le Dit de Heichû, m’ont amené à m’y intéresser davantage, car ils m’avaient étrangement touché – et, bien sûr, on pourrait compléter cette maigre liste avec d’autres ouvrages, pas essentiellement poétiques, mais comprenant pourtant nombre de poèmes, ainsi du Dit des Heiké, voire du Kojiki.

 

Mais sans doute fallait-il aller plus loin. Tout récemment, la lecture de l’Anthologie de la poésie japonaise classique, compilée en son temps par Gaston Renondeau, m’a dans l’ensemble beaucoup plu, et incité à creuser la question davantage encore… en me frottant à ce registre effrayant qu’est le haïku. À vrai dire, je m’étais procuré en même temps l’anthologie dont je vais traiter aujourd’hui, dans la même et éminente collection « Poésie » des éditions Gallimard, et dont l’approche s’avère tout autre – j’avais même poussé le vice jusqu’à faire l’acquisition en même temps de l’Intégrale des haïkus de Bashô, en dépit de mon incompréhension peu ou prou totale de tout ce que j’en avais lu avant, ici, ou encore (de très loin le plus « scientifique » de ces trois recueils : bilingue, notes très abondantes… Ce qui me plaît bien, à moi).

 

Haiku : anthologie du poème court japonais est un recueil semble-t-il doté d’une jolie réputation, et dont bien des camarades avaient salué la pertinence et la réussite. Le travail accompli par Corinne Atlan et Zéno Bianu devait donc constituer une bonne porte d’entrée, me concernant – à même de dépasser mes préventions bêtement ancrées pour ce genre poétique dont la brièveté me secoue, dont la candeur apparente me stupéfie, dont le propos m’échappe 99,9 fois sur 100 (au mieux), etc.

 

Mais il y avait donc du boulot, hein – c’était vraiment pas gagné.

 

Et au sortir de cette lecture, ça n’est sans doute toujours pas gagné – même si je crois (je crois…) qu’il y a quand même eu comme un progrès. Alors ne perdons pas espoir – à force, peut-être que j’y comprendrai quelque chose ; et peut-être, surtout, que cela me touchera véritablement ?

 

Maintenant, chroniquer tout ceci n’est pas chose aisée… En fait, et dans ces circonstances tout particulièrement, cela dépasse mes très éventuelles compétences, je ne vais pas me leurrer. Je vais livrer quelques développements très généraux dans les quelques sections qui suivent, mais, plus encore peut-être que pour l’Anthologie de la poésie japonaise classique, ce seront surtout les extraits qui compteront – une sélection dans une sélection, avec ce que cela implique de biais plus ou moins fâcheux…

 

UNE QUESTION DE MOTS

 

Avant cela, cependant, un peu de vocabulaire, qui me paraît utile – même si je vais m’en tenir ici à l’historique du genre, résumée dans un petit article en fin d’ouvrage. Le lexique du haïku va, c’est certain, bien au-delà, et j’aurai l’occasion de parler, par exemple, du kigo ou du kireji, mais, pour l’heure, simplement un peu d’histoire – et même là sans entrer excessivement dans les détails…

 

La poésie japonaise primordiale est sans doute d’essence populaire, dans les rites paysans de type utagaki, où les « chants-poèmes » occupent une place fondamentale. Uta, aujourd’hui, désigne la « chanson », mais la distinction apparaît somme toute récente, si les poèmes classiques n’étaient plus forcément chantés.

 

Sur cette base populaire, se constitue aux époques Nara, avec le Man.yôshû, puis Heian, la poésie japonaise classique : les poèmes japonais, ou waka, se distinguent de la poésie chinoise, et prennent plusieurs formes, dont le tanka, ou « poème court », est la plus importante – le chôka, ou « poème long », disparaît dès Heian, et de même pour les autres formats, déjà bien moins courus ; c’en est au point où tanka devient synonyme de waka, les deux termes étant employés alternativement pour désigner la même chose.

 

Le tanka est un poème court (donc), composé de cinq vers. Les formats poétiques japonais s’attachent avant toute chose au nombre de mores, ou syllabes, et, dès cette époque primordiale, la base des poèmes consiste pour l’essentiel en l’alternance de vers de cinq et de sept mores. Le tanka, concrètement, obéit à une structure 5-7-5-7-7.

 

Au sein même du tanka, sur cette base, on peut opérer une distinction entre deux ensembles : les trois premiers vers, 5-7-5, constituent ce que l’on appelle le hokku. Restent les deux derniers vers, 7-7, distique en forme d’ « envoi », disons.

 

Un jeu poétique se développe bientôt, qui consiste en l’élaboration collective de poèmes, sur la base de l’échange et de l’enchaînement : c’est ce que l’on appelle traditionnellement le renga, même si, plus récemment, on a aussi employé le terme de renku. Dans le contexte du renga, un premier poète lance un hokku (5-7-5) ; un deuxième poète complète le tanka avec un distique (7-7) ; puis le premier poète, ou un autre encore, enchaîne avec un nouveau hokku, etc.

 

Sur cette base, le lexique technique se complexifie considérablement, car on distingue par exemple les renga en fonction du nombre de strophes (par exemple, un kasen comprend 36 strophes, un hyakuin en compte 1000…), ou de participants, etc. Le jeu poétique constitue à terme un véritable rituel, avec ses obligations spécifiques, même si la dimension ludique demeure essentielle.

 

Le public varie, aussi – ou les participants, en fait. L’art poétique, d’abord associé à l’aristocratie, se diffuse dans la bourgeoisie, notamment à l’époque d’Edo, où des commerçants – ces hommes de la caste la plus basse du Japon des Tokugawa, hors-castes tels que les burakumin exceptés – s’assemblent pour composer ensemble des renga dont les thèmes sont souvent plus prosaïques que ceux des nobles, et tout aussi souvent comiques : on parle alors de haikai-renga.

 

Le principe reste le même, mais, au sein du haikai-renga, le hokku tend à gagner progressivement son autonomie – entendre par-là que le hokku acquiert une valeur propre, qui en justifie, par exemple, la publication en dehors du renga qui l’a vu naître ; bientôt, c’est même la composition du hokku qui s’émancipe de l’exercice collectif du haikai-renga. Ces hokku isolés sont alors appelés haikai-hokku.

 

Le genre connaît alors une apogée, avec son plus grand maître, Bashô (1644-1694), et son école. D’autres suivront, importants à leur tour, tels surtout, passés les disciples de Bashô qui se disputent bien vite l’héritage, Buson (1716-1783), et Issa (1763-1828). Puis cette forme poétique tend à être abandonnée, et peu ou prou oubliée…

 

Vers la fin du XIXe siècle, cependant, dans les bouleversements associés à l’ouverture forcée du Japon et à la Rénovation de Meiji, Masaoka Shiki redécouvre ce genre, tout particulièrement via Buson. C’est Shiki, dans ce contexte, qui simplifie l’expression haikai-hokku, finalement toujours trop liée au renga à ses yeux, en haiku – manière d’affirmer une bonne fois pour toutes l’autonomie du poème de trois vers.

 

À proprement parler, haiku est donc un néologisme, apparu seulement avec Shiki – parler des « haïkus de Bashô » a dès lors quelque chose d’anachronique. Mais l’usage a pris, ainsi qu’en témoigne le titre même de la présente anthologie, et le genre s’est constitué en tant que tel.

 

Au Japon, et ailleurs : c’est à partir de la dénomination haiku que les Occidentaux découvrent ce format poétique d’une extrême brièveté, qui les déconcerte et les séduit, et qu’ils ramènent avec leurs bagages en Europe et en Amérique – au point où, bientôt, le haïku deviendra le type-idéal de la poésie japonaise… et, en même temps, un exercice auquel tenteront de se plier quelques poètes occidentaux (incluant Paul Claudel ou Jack Kerouac – cette compilation est toutefois purement japonaise). Il y a en fait ici, ai-je l'impression, une tension sur laquelle je vais tâcher de revenir brièvement un peu plus loin…

QUELQUES CHOIX DE L’ANTHOLOGIE

 

Cette anthologie, comme toute anthologie, implique un certain nombre de choix, forcément discutables, même si en l’espèce je ne suis certainement pas en mesure de les discuter… Donnons-en tout de même une vague idée.

 

Je suis tenté de mettre en avant un premier aspect, qui a une certaine importance à mes yeux mais sans doute beaucoup moins à la très grande majorité des lecteurs – et il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une critique, pas du tout même, simplement d’un constat, de manière bien plus neutre : cette édition, en français uniquement (en matière de haïkus, j’ai l’impression qu’on rencontre souvent des éditions bilingues – par exemple, concernant Bashô, les Cent Onze Haiku, ou l'Intégrale des haïkus), n’est pas vraiment « scientifique », disons. L’introduction est essentiellement de nature poétique elle-même, tout en avançant quelques notions utiles à l’appréhension de l’ensemble, comme surtout celle de kigo, ou « mot-saison ». Les notices sont inexistantes, les notes rares ; nous ne savons rien des auteurs, et les circonstances de composition du haïku ne sont explicitées que dans les cas les plus cruciaux. On trouve certes, en fin de volume, la « Petite Histoire du haïku » que je viens d’évoquer, ainsi qu’une bibliographie (japonaise, anglaise et française) – pas rien, donc. Mais, eu égard à mes attentes toutes personnelles, c’est parfois bien peu... Mais c’est un choix à l’évidence parfaitement légitime.

 

Le rendu des poèmes procède sans doute de la même intention, plus émotionnelle qu’intellectuelle : sans affectation, et sans s’imposer des carcans plus ou moins pertinents (dont surtout la conservation dans le texte français de l’alternance de vers de cinq et sept syllabes), la traduction vise plutôt à préserver la force des images, et, si elle s’attache au rendu de la rythmique, c’est sur un mode relativement libre, disons casuistique. Je ne suis pas en mesure de juger de la qualité de la traduction, ici. Le principe même de la traduction est toujours problématique (« traduttore, traditore », etc., je ne vous apprends rien), et je suppose que ça n’est jamais aussi vrai qu’en matière de poésie – puis, au sein de la poésie dans son ensemble, je suppose… que ça n’est jamais aussi vrai qu’en matière de haïkus ! Le fait est que, pour certains, la variété des traductions change à peu près tout : j’ai reconnu ici des haïkus déjà lus ailleurs, par leur thème, etc., tout en constatant que le texte français n’avait pour ainsi dire rien à voir, et que l’effet ne pouvait tout simplement pas être le même. Mais, à cet égard, je ne suis pas en mesure de louer une traduction plutôt qu’une autre.

 

Tant que nous en sommes aux principes généraux, il nous faut enfin évoquer les choix en termes de compilation et de présentation. Les anthologistes, Corinne Atlan et Zéno Bianu, avaient sans doute plusieurs options, dont la chronologie, le classement par auteurs, etc., mais ils se sont décidés pour une organisation thématique en fonction des saisons – un thème essentiel de la poésie japonaise et plus particulièrement du haïku, surtout tel que formalisé par Bashô ; dès lors, dans cette optique, le kigo, ou « mot-saison », a une importance cruciale. Les almanachs classiques étaient classés ainsi, ce qui confère une tournure en apparence un peu « conservatrice » à l’anthologie. Au sein même des quatre saisons (identifiées à la mode japonaise), et en notant tout de même qu’il est quelques haïkus « hors saison » en fin de compilation, les poèmes ne sont pas présentés par auteur ou dans l’ordre chronologique, là non plus (ce qui amène à juxtaposer, le cas échéant, vieux maîtres tel Bashô et auteurs tout à fait contemporains – et là, pour le coup, on rompt sans doute avec la façade de conservatisme…), mais en fonction de cinq sous-thèmes, toujours les mêmes (« passages de la saison » ; « inventaire des cieux » ; « célébration du paysage » ; « des hommes et des bêtes » ; « le grand herbier »), ce qui renforce l’impression de classicisme – noter que ces sous-thèmes figurent seulement dans la table des matières, pas dans le corps du texte. Dès lors, la juxtaposition d’auteurs traitant du même thème, ou bien, même « seuls » (sans doute ne l’étaient-ils jamais tout à fait), multipliant les variations, entraîne sans doute une certaine tendance à la répétition – mais délibérément, je suppose : la répétition, en fait, participe pleinement de l’exercice poétique du haïku (qui s'avère éventuellement très référentiel).

 

LES RÈGLES ET LA LIBERTÉ

 

Tout cela nous amène à envisager encore une autre question d’ordre général : la tension éventuelle entre les règles et la liberté. Je suppose que ce type de tension pourrait s’appliquer à bien d’autres domaines des arts et des lettres, mais il me rend tout particulièrement curieux, ici…

 

Avant même Bashô, dans le monde du haikai-renga naissant, des écoles s’opposaient – d’un côté, pour faire dans le binaire, celle qui prisait avant toute chose la tradition et le respect des formes, de l’autre celle qui comptait s’affranchir de ces restrictions pour se montrer plus libre dans son art. Le « seigneur ermite » lui-même a vagabondé entre ces différentes écoles, avant de créer la sienne – laquelle, à son tour, verrait s’opposer disciples conservateurs et progressistes.

 

Reste que Bashô, pour élever le haikai-hokku au rang d’art, lui a imposé des règles – un véritable code de composition. Le rythme 5-7-5 est plus que jamais inévitable ; le poème doit comporter un kigo, ou « mot-saison », immédiatement identifiable et duquel, d’une certaine manière, découle tout le reste ; il doit également faire appel au kireji, ou « césure », dont l’effet, dirions-nous peut-être aujourd’hui, relève de « l’arrêt sur image », et a donc aussi des implications rythmiques ; épithètes classiques et jeux de mots conventionnels y ont également leur part (Bashô en était particulièrement friand dans ses œuvres de jeunesse) ; et le maître fixe aussi les thèmes et le ton du futur haïku, dans les fondements mêmes de l’esthétique japonaise (pp. 208-209) :

 

[S]incérité, légèreté, objectivité, tendresse à l’endroit des créatures vivantes, mais aussi sabi (simplicité, sérénité, solitude), wabi (beauté dépouillée en accord avec la nature), et enfin – élément primordial qui sous-tend toute la philosophie du genre – fueki-ryûko, juste équilibre entre le principe d’éternité et l’irruption d’un événement éphémère ou trivial.

 

(Je note au passage que les notions de sabi et de wabi sont sans doute bien plus riches et complexes que cela, mais cette introduction n'avait pas à les développer outre-mesure.)

 

Certes, tous les haïkistes ne se sont pas forcément pliés à ce code – Buson, notamment, avait semble-t-il une conception plus spontanée du haïku, et prisait avant tout le shasei, ou « croquis d’après nature ». Shiki, « créant » la notion même de haïku en redécouvrant ces maîtres passés de la forme courte, ne dissimulait d’ailleurs en rien que la conception de Buson lui parlait davantage que celle, peut-être trop rigide, de Bashô, tout en en retenant du maître l’idée que le fueki-ryûko était une dimension essentielle de la poésie japonaise courte.

 

Le risque inhérent à ce genre de formalisation est sans doute celui de l’affectation et de l’insincérité, jusqu'à l'artifice : la production poétique risque de devenir une mécanique, ou une rhétorique – je vous laisse juger du terme le plus approprié. D’une certaine manière, n’est-ce pas là une raison (parmi d'autres, sans doute) de la décadence des tanka dans le Japon médiéval ? Je vous renvoie si jamais à l’Anthologie de la poésie japonaise classique. Or, à tout prendre, le haikai-hokku avait déjà connu semblable « décadence », quand Shiki l’avait « redécouvert » ; et c’était d’ailleurs bien pour cela que l’on pouvait parler de « redécouverte », après tout…

 

Mais je suppose qu’à l’époque de Shiki cette tension se doublait d’une autre, opposant cette fois le Japon et l’Occident. L’ouverture forcée du pays à partir de 1853 et la Rénovation de Meiji à partir de 1868 ne pouvaient rester sans conséquences à cet égard. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de traiter de l’impact de ces bouleversements sur des romanciers et nouvellistes, mais les poètes en étaient au moins autant affectés, et peut-être davantage encore. La mise en valeur du haïku n’était-elle pas aussi, d’une certaine manière, l’occasion d’affirmer une spécificité nippone irréductible et plus antagoniste qu’aucune autre à l’encontre de la littérature occidentale ? Avec des effets éventuellement inattendus – au premier chef la séduction que cet art poétique autochtone pourrait en fait exercer sur des poètes occidentaux… Quitte à en colporter aussi en Europe et en Amérique, via des « passeurs » beaucoup moins avisés, une version « light », creuse et navrante de par son exotisme de pacotille teinté de mystique façon « développement personnel » (dont le bouddhisme zen ferait davantage encore les frais, en son temps, mais je tends vraiment à croire que le haïku en a beaucoup souffert, dans le registre du moins des représentations, d’une manière assez proche finalement).

 

Sur la base de ces antagonismes plus ou moins consciemment mis en avant, je suppose que c’est pourtant l’échange qui s’est développé – et qui a permis, c’est appréciable, de contrebalancer au Japon même le risque d’un conservatisme poétique par essence mortifère. L’anthologie semble en témoigner à plusieurs reprises, qui cite au côté des maîtres les plus conformistes des trublions désireux de trouver une voie qui leur est propre, le cas échéant en brisant les carcans. Je pense par exemple à Takanayagi Shigenobu (1923-1983) : ici, il faut relever que la figuration du haïku en trois vers est une convention occidentale – la rythmique du poème japonais, « le temps d’un souffle », est bien 5-7-5, mais, sur le papier, il tient, par convention là encore, en une seule ligne ; pas chez notre auteur, pourtant, qui écrit ses haïkus sur plusieurs lignes (en français, visuellement, cela donne par exemple des haïkus de quatre vers) ; ce qui n’a peut-être l’air de rien, dit comme ça, mais s’avère sans doute bien plus subversif qu’il n’y paraît. Les haïkus « hors saison », et donc déjà débarrassés de la contrainte du kigo, pourtant fondamentale aux yeux de Bashô, montrent de manière plus générale une poésie japonaise contemporaine affichant farouchement sa liberté, et ne rechignant pas, le cas échéant, à emprunter à la poésie occidentale tout en s’attachant au registre du poème court japonais traditionnel. Et les thèmes choisis, bien éloignés souvent des bestiaires ou herbiers de Buson aussi bien que de Bashô, en témoignent également – la technologie même s’immisce dans les haïkus, lumière électrique ou bombe atomique, etc.

 

Finalement, ce schéma (qui vaut ce qu’il vaut) où le conformisme découle de la liberté, avant de susciter à nouveau à son tour, par réaction, une nouvelle liberté, n’est sans doute guère surprenant, même s’il faut prendre garde à ne pas trop le généraliser hâtivement, ce qui serait toujours simpliste. Il incite, pourtant, à prendre un peu de recul, et éventuellement à revenir à une liberté « initiale » qu’on aurait bien tort d’oublier. La liberté du haikai-renga, puis du haikai-hokku, puis du haïku, doit en effet beaucoup au ton employé – et ce n’est pas l’aspect avec lequel je me sens le plus à l’aise, en fait… Initialement, cette poésie bourgeoise, face à la pompe de la cour impériale (ou shogunale, pour ce que j’en sais), se distinguait par sa légèreté, voire son caractère « comique », que l’expression même de haikai-renga mettait semble-t-il en avant. Cette légèreté, cet humour, ont persisté : en témoignent par exemple les haïkus ici compilés, mais j’ai cru comprendre que cela se vérifiait de manière plus générale, du fameux romancier Natsume Sôseki (1867-1916 ; noter qu’il était devenu un grand ami de Shiki et un haïkiste enthousiaste avant de lire des romans occidentaux et d’écrire ses propres romans). Cette légèreté de ton, souvent, peut virer à la vulgarité, en fait – notamment d’ordre scatologique. Ce ne sont pas les haïkus les plus faciles à appréhender, en ce qui me concerne…

 

Cependant, cette liberté globale autorise les poètes à user de bien des registres et de bien des tons différents : dans cette anthologie, au rythme des saisons, la joie de pisser et de chier voisine avec l'émerveillement, la mélancolie ou la peur de la mort… Et je ne vous cacherais pas que ce sont généralement les haïkus les plus graves qui m’ont un tant soit peu parlé – on ne se refait pas… Un biais à prendre en compte dans la très discutable sélection qui va suivre, et dans laquelle je vais conserver le parti-pris saisonnier.

APERÇUS AU RYTHME DES SAISONS

 

Nous y arrivons… Les extraits qui forment l’essentiel de cette chronique… et, pour la version YouTube, il va donc me falloir lire à haute voix plein de haïkus. J’en frémis d’avance – comme vous…

 

Le printemps

 

La première saison est assez éloquente en ce qui concerne l’importance du kigo : ici, c’est très souvent le cerisier en fleur qui en fait office – expression ultime de l'éphémère, un vrai lieu commun des représentations esthétiques, voire plus largement philosophiques, couramment associées au Japon ; je crois pourtant que, dans les exemples choisis, la banalité relative du kigo ne nuit pas à la beauté des images, et produit à l’occasion de très convaincants résultats. Bien sûr, je ne peux que noter que sept des onze poèmes que je reprends ici sont l’œuvre d’Issa…

 

On vieillit ­–

Même la longueur du jour

Est source de larmes

(Kobayashi Issa)

 

À la surface de l’eau

Des sillons de soie –

Pluie de printemps

(Ryôkan)

 

Papillon qui bat des ailes

Je suis comme toi –

Poussière d’être !

(Kobayashi Issa)

 

Couvert de papillons

L’arbre mort

Est en fleurs !

(Kobayashi Issa)

 

Le monde

Est devenu

Un cerisier en fleurs

(Ryôkan)

 

Sous les fleurs de cerisier

Grouille et fourmille

L’humanité

(Kobayashi Issa)

 

Enseveli

Dans un rêve de fleurs –

Je voudrais mourir à l’instant !

(Ochi Etsujin)

 

Puisqu’il le faut

Entraînons-nous à mourir

À l’ombre des fleurs

(Kobayashi Issa)

 

Un monde

Qui souffre

Sous un manteau de fleurs

(Kobayashi Issa)

 

Prépare-toi à la mort

Prépare-toi

Bruissent les cerisiers en fleurs

(Kobayashi Issa)

 

Squelettes

Enveloppés de soie

Nous contemplons les fleurs

(Ueshima Onitsura)

L’été

 

On passe à l’été –

Des petits poèmes qui crient

Ah ! Sea, sex and sun…

(Nébal)

 

 

Pardon.

 

Je relève dans ces poèmes estivaux comme une parenté trouble entre la sieste et la mort – d’un poème à l’autre, le contentement léthargique se connote d’une étonnante morbidité, que l’on ne serait pas forcément très porté à associer à l’été. Noter, aussi, du côté des kigo j’imagine, la présence très marquée des lucioles, éventuellement aussi des fourmis – insectes dont la taille insignifiante est très propice aux effets de contrastes typiques du fueki-ryûko. À titre personnel, je ne peux que constater qu’Issa demeure assez présent…

 

Rien qui m’appartienne –

Sinon la paix du cœur

Et la fraîcheur de l’air

(Kobayashi Issa)

 

Nuit brève –

Combien de jours

Encore à vivre ?

(Masaoka Shiki)

 

Le vent meurt –

Les herbes

S’habillent de deuil

(Aioigaki Kajin)

 

Le mendiant –

Il porte le ciel et la terre

Pour habit d’été

(Takarai Kikaku)

 

C’est la sieste –

Je laisse l’eau des montagnes

Décortiquer le riz

(Kobayashi Issa)

 

Sans souci

Sur mon oreiller d’herbes

Je me suis absenté

(Ryôkan)

 

En ce monde flottant

Devenez bonze en chef

Et vous ferez la sieste !

(Natsume Sôseki)

 

Fraîcheur du soir –

Celui-là ignore que la cloche

Sonne le glas de sa vie

(Kobayashi Issa)

 

Fraîcheur du soir –

Celui-là sait que la cloche

Sonne le glas de sa vie

(Kobayashi Issa)

 

 

Ah oui, quand même. Mais je dois avouer que, bizarrement, cette variation étonnante dans son caractère extrême me parait… pertinente, en fait ; et me touche, oui.

 

Coupant le chaume

Sous les étoiles fanées

Ma faux heurte une tombe

(Hiramatsu Yoshiko)

 

La fin de ton chant

Coucou

Je l’entendrai au Pays des ombres

(Anonyme)

 

Envolée

La première luciole –

Du vent dans ma main !

(Kobayashi Issa)

 

Poursuivie

La luciole s’abrite

Dans un rayon de lune

(Ôshima Ryôta)

 

L’eau devient cristal

Les lucioles s’éteignent –

Rien n’existe

(Chiyo-ni)

 

Sur la pointe d’une herbe

Devant l’infini du ciel

Une fourmi

(Ozaki Hôsai)

 

Silence d’après-midi –

Seule une terre calcinée

Que labourent les fourmis

(Nakadai Shunrei)

 

Sur l’œillet

Un papillon blanc –

Ou une âme égarée

(Masaoka Shiki)

 

Vivants

Tout simplement –

Moi et le coquelicot !

(Kobayashi Issa)

L’automne

 

Automne – sanglots longs, patin couffin… Les représentations japonaises et occidentales sont sans doute relativement proches, ici : c’est le moment du déclin, de la vieillesse – présageant l’hiver et/ou la mort. Je suppose que, dans le bestiaire, la cigale est alors appropriée. Cependant, ici, l’herbier, y compris via les feuilles mortes, et le bestiaire, sont toutefois bien moins présents que la lune – il faut croire que la lune d’automne a ses connotations spécifiques. Bien sûr, il y a peut-être voire probablement un biais tout personnel, ici, et ce constat est donc plus ou moins assuré (plutôt moins que plus). Enfin, Shiki, pour une raison ou une autre, semble assez présent dans cette section.

 

Ce matin c'est l'automne –

À dire ces mots

Je me sens vieillir

(Kobayashi Issa)

 

Ce matin l'automne –

Dans le miroir

Le visage de mon père

(Murakami Kijô)

 

Ce chemin –

Seule la pénombre d'automne

L'emprunte encore

(Matsuo Bashô)

 

Couchant d'automne –

La solitude aussi

Est une joie

(Yosa Buson)

 

La nuit est sans fin –

Je pense

À ce qui viendra dans dix mille ans

(Masaoka Shiki)

 

Adieu –

Au-delà du brouillard

Un brouillard plus profond

(Mitsuhashi Takajo)

 

Fût-ce en mille éclats

Elle est toujours là –

La lune dans l'eau !

(Ueda Chôshû)

 

Suspendre la lune au pin –

La décrocher

Pour mieux la contempler !

(Tachibana Hokushi)

 

Pas après pas

J'avance

Prisonnier sous la lune

(Hirahata Seito)

 

Après avoir contemplé la lune

Mon ombre

Me raccompagne

(Yamaguchi Sodô)

 

Sous la lune vivante

Je dors

Avec un mourant

(Hashimoto Takako)

 

Je voudrais tant partir –

Coiffée de lune

Sous le ciel vagabond !

(Tagami Kikusha-ni)

 

Maintenant

Sous la lune d'automne

Il n'est plus d'ennemis

(Takahama Kyoshi)

 

Le précédent haïku a été composé peu après la défaite du Japon en 1945. Je ne sais pas bien si le constat est mélancolique ou favorable – je suppose qu’il peut être tout à la fois les deux, en fait.

 

Jour après jour

Tombe la bruine

La vieillesse me saisit

(Ryôkan)

 

Cœur

Blanchi par la pluie

Carcasse battue par les vents !

(Matsuo Bashô)

 

Automne en montagne –

Tant d'étoiles

Tant d'ancêtres lointains

(Nozawa Setsuko)

 

Automne

Le malheur et rien d'autre –

Je poursuis mon voyage

(Taneda Santôka)

 

Ils ressemblent aux hommes

Les épouvantails du clair de lune –

Si pitoyables !

(Masaoka Shiki)

 

Sur les champs des hauteurs

Les épouvantails

Se coiffent d'un nuage

(Masaoka Shiki)

 

Au bord de la mort

Plus crépitante encore

La cigale de l'automne

(Masaoka Shiki)

 

Ce monde souffre –

Même les herbes le disent

Qui se courbent au couchant

(Kobayashi Issa)

 

Le grand jour blanc

Me dénude l'âme –

Feuilles mortes

(Watanabe Suiha)

 

Figues vertes –

Nues

À l'horizon d'un ciel vide

(Toyama Chikage)

 

Sur ce pont suspendu

Nos vies s'enroulent

Aux sarments de lierre

(Matsuo Bashô)

L’hiver

 

La dernière saison : le froid, la mort… Des connotations qui n’ont sans doute pas à nous surprendre. La renaissance n’est cependant pas exclue, ai-je l’impression – ce qui, là aussi, n’est sans doute pas si surprenant.

 

Dans la chambre

Ce froid vif sous mon pied –

Le peigne de ma femme morte

(Yosa Buson)

 

Dans la nuit de décembre

Un lit glacé –

Voilà tout ce que j’ai

(Ozaki Hôsai)

 

Comme poussière

Sous les grands froids

Un homme est mort

(Takahama Kyoshi)

 

Tableau de guerre atomique –

Comme moi les morts ouvrent la bouche

Frisson

(Katô Shûson)

 

Nuit de givre –

Comment dormir

Quand la mer ne dort pas ?

(Suzuki Masajo)

 

Glaçant mon ventre

Les rames frappent la vague –

Nuit de larmes

(Matsuo Bashô)

 

Après mes larmes –

La plénitude

De mon souffle blanc

(Hashimoto Takako)

 

Sur le premier journal de l’année

Gueule ouverte

Un canon me vise

(Kuribayashi Issekiro)

 

Matin du premier jour –

Dans le poêle

Quelques braises de l’an passé

(Hino Sôjô)

 

Particule

Dans le soleil d’hiver

Je voudrais partir

(Sôma Senshi)

 

Ciel de neige –

Je n’ai pas connu mon père

Dans sa cinquantaine

(Kubota Keiko)

 

Déjà je l’imagine

Tombant sur mon cadavre –

La neige

(Takahama Kyoshi)

 

À travers la neige

Les lumières des maisons

Qui m’ont claqué la porte au nez

(Yosa Buson)

 

Dans mon bol de fer

En guise d’aumône

La grêle

(Taneda Santôka)

 

Sur son cheval

Dans le vent qui cingle

L’homme au regard fixe

(Ryôkan)

 

Je suppose que le poème précédent parle de Clint Eastwood, aka « l’Homme sans nom ».

 

 

Pardon.

 

Reprenons…

 

Seule dans la lande à nu

Elle surgit rauque

La voix des morts

(Kawahara Biwao)

 

Sur la lande sans vie

Un peigne de femme

Du temps des herbes folles

(Ihara Saikaku)

 

Garde de nuit –

J’écoute

La plainte continue de la pluie

(Natsume Sôseki)

 

Bizarrement ou pas, j’ai eu l’impression que l’hiver était aussi étonnamment propice au haïku scatologique (y a que ça de vrai) ; quelques exemples (de rien) :

 

Ce trou parfait

Que je fais en pissant

Dans la neige à ma porte !

(Kobayashi Issa)

 

Merveille !

Pisser debout

Sous un déluge de grêle !

(Kobayashi Issa)

 

Le maître abbé –

Voilà qu’il pose sa crotte

Sur la lande en friche !

(Yosa Buson)

 

Il chie

Le chat errant

Dans le jardin tout blanc

(Masaoka Shiki)

Hors saison

 

Nous concluons enfin avec des poèmes « hors saison », et tant pis pour le kigo. Autant dire des putains de rebelles ! Et l’introduction de thèmes plus modernes, aussi. D’une grande variété par ailleurs, ce qui ne permet guère de plus amples remarques en guise de présentation générale, j’imagine.

 

Soudain la guerre

Debout

Au fond du couloir

(Watanabe Hakusen)

 

Le poème précédent renvoie à l’arrestation par la police de la sécurité publique, en 1940, de Watanabe Hakusen ainsi que d’autres poètes.

 

Bientôt sur la lampe

S’abattront

Les ténèbres du champ de bataille

(Tomizawa Kakio)

 

Assise sur une balançoire

Victime de la Bombe

La petite fille morte

(Takashima Shigeru)

 

Si seul

Que je fais bouger mon ombre

Pour voir

(Ozaki Hôsai)

 

Quelqu’un se noie encore

Dans le Fleuve du Ciel –

Cri

(Kawahara Biwao)

 

Dans le quartier des banques

Les navires de guerre

Irradient

(Hoshinaga Fumio)

 

Mais, bien sûr :

 

Même

Lorsque mon père se mourait

Je pétais

(Yamazaki Sôkan)

 

J’AI SURVÉCU MAIS

CE N’EST DÉCIDÉMENT PAS

MON TRUC – LE HAÏKU !

 

Au final, la lecture de cette anthologie… m’a plus ou moins convaincu. Je reste encore, faut-il croire, bien trop hermétique au haïku, de manière générale, et, si quelques poèmes m’ont touché, ça n’a vraiment pas été systématique. L’Anthologie de la poésie japonaise classique m’avait globalement bien davantage parlé… du moins avant qu’elle ne se consacre aux haïkus, bien sûr.

 

Globalement, ce poème d’un souffle me laisse donc presque toujours aussi perplexe. Sa simplicité affichée, notamment. Et, trop souvent, j’ai l’impression d’une candeur perturbante – même à l’occasion dans les poèmes les plus mélancoliques, et plus puisque affinités, qui ont tout de même ma préférence.

 

Je ne suis pas encore prêt ! Sans doute faudra-t-il encore me rôder davantage… Et, avec un peu de chance (non, beaucoup…), j’en arriverai peut-être un jour au stade où des éditions bilingues sauront me donner un aperçu de ce qu’est vraiment le haïku.

 

Ceci dit, je crois qu’il y a un progrès. Et notable. Il y a quelque temps de cela (pas si longtemps…), l’ensemble ou peu s’en faut de cette anthologie m’aurait laissé de marbre. Cette fois, occasionnellement, il y a bien des choses qui m’ont parlé. Et j’ai relevé à tout hasard quelques noms – au premier chef ceux de Issa et Shiki, deux des quatre « grands maîtres » (les deux autres étant bien sûr Bashô et Buson)… Peut-être faudra-t-il aussi approfondir du côté du haïku contemporain ? Ce n’est pas exclu – j’y devine une nouvelle liberté qui pourrait me séduire… Or les mêmes anthologistes, dans la même collection, ont livré un Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d'aujourd'hui. Je le note...

 

De toute façon, l’expérience ne s’arrêtera pas là – j’ai déjà du Bashô sous la main, et il me faudra ensuite tenter d’autres choses…

 

… TO BE CONTINUED

 

(Par deux vers de sept mores chacun, j’imagine.)

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Au-delà - Entrée triomphale dans Port-Arthur, d'Uchida Hyakken

Publié le par Nébal

Au-delà - Entrée triomphale dans Port-Arthur, d'Uchida Hyakken

UCHIDA Hyakken, Au-delà – Entrée triomphale dans Port-Arthur, [冥途, Meido – 旅順入城式, Ryojun nyûjôshiki], préface de Philippe Forest, traduit du japonais [et commenté] par Patrick Honnoré, Paris, Les Belles Lettres, coll. Japon, série Fiction, [1922, 1934, 1980] 2017, 277 p.

Ma chronique figurera dans un prochain Bifrost, après quoi je la complèterai par une version plus longue ici-même.

 

EDIT : ma chronique figure donc dans le n° 89 de Bifrost, pp. 90-91.

 

D’ici-là, l’abject Gérard Abdaloff vous en dit quelques mots, entre deux insultes, ici.

 

(Et j’en profite déjà pour remercier l’aimable lecteur de ce blog qui m’avait évoqué ce très bon livre – merci, merci, merci mille fois !)

 

EDIT 26/04/2018 : la chronique est en ligne sur le blog de Bifrost, ici.

 

Suit une version bien plus longue, davantage dans les standards du blog, avec sa vidéo...

MAADAKAI

 

Uchida Hyakken (1889-1971) était un écrivain apprécié et reconnu au Japon, où les plus grands dressaient volontiers son éloge, de Mishima Yukio, qui prisait tout particulièrement son style, à Kurosawa Akira, qui lui a rendu le plus beau des hommages dans son dernier film, Madadayo, dont Uchida est le héros – ce vieux bonhomme excentrique et si attachant, adulé par ses étudiants, lesquels perpétuent contre vents et marées cette cérémonie annuelle où, tels des enfants jouant à cache-cache, ils posent inlassablement la même question au professeur Uchida, « maadakai », soit « êtes-vous prêt ? » (sous-entendu : « à mourir »), le vieux professeur répondant tout aussi rituellement « madadayo » (« pas encore » ).

 

Mais, et ce n’est sans doute pas un cas unique, cette popularité dans son propre pays n’avait pourtant guère débouché sur des traductions françaises… Et ce alors même que le matériau ne manquait pas : Uchida Hyakken était notoirement un graphomane (les deux éditions de ses œuvres complètes, comprenant aussi bien haiku qu’essais, nouvelles et romans, comptent, l’une trente-trois volumes, l’autre trente-neuf). En fait, on ne pouvait jusqu’à présent lire en français que neuf de ses nouvelles en tout et pour tout, dont huit rassemblées sous le titre La Digue, aux éditions in8, et qui constituaient une sélection piochant dans les deux recueils rassemblés dans le présent volume, Au-delà et Entrée triomphale dans Port-Arthur.

 

Or l’auteur lui-même avait incité à les publier ensemble : en effet, les stocks de son premier recueil de nouvelles, paru en 1922, avaient été détruits lors du grand tremblement de terre du Kantô l’année suivante ; le deuxième recueil était paru en 1934 seulement, mais, comme il était assez proche dans son traitement (encore qu’avec des différences significatives sur lesquelles il me faudra revenir), on a par la suite pris l’habitude de les republier ensemble au Japon, choix respecté pour la présente édition française dans la remarquable collection nippone des Belles Lettres, où Patrick Honnoré complète ses propres traductions de La Digue.

 

Et sans doute était-il bien temps de publier cet ensemble en intégralité, parce que ces quarante-sept nouvelles (tout de même ! On en compte dix-huit pour Au-delà et vingt-neuf pour Entrée triomphale dans Port-Arthur), le plus souvent très courtes (de deux à quatre pages, généralement, même s’il y a des exceptions de taille, essentiellement au début du second recueil), sont des merveilles de minimalisme en même temps que de fantastique onirique, où l’humour et l’angoisse cohabitent harmonieusement, et où la folie guette toujours, en embuscade derrière le style admirablement travaillé (et parfois joliment tordu).

 

EN SE PROMENANT LE LONG DE LA DIGUE

 

La très vaste majorité des nouvelles contenues dans les deux recueils, et les plus courtes au premier chef, sont de nature onirique. Mais ne pas se méprendre sur ce terme : l’imaginaire déployé ici par Uchida Hyakken n’a rien de commun avec, notamment, Les Contrées du Rêve de Lovecraft, ou les vignettes dunsaniennes qui les ont précédées (même si, clairement, il y a une parenté dans le format, cette fois). Ces très courts textes sont proprement des rêves – des fragments sans queue ni tête, sans rime ni raison, qui, tout en mettant en scène des situations véritablement fantastiques, et parfois en faisant appel au folklore japonais d’ailleurs, louchent au moins autant sinon davantage sur les expériences surréalistes et dadaïstes – l’air du temps. Mais, si le rêve est brut dans sa narration, le soin apporté à la forme témoigne de l’art de l’écrivain ; c’est bien de littérature qu’il s’agit.

 

La dimension fantastique est peut-être plus explicite eu égard aux sentiments que le rêve et sa transposition littéraire suscitent – car, en fait de rêves, il s’agit souvent de cauchemars… Autant de saynètes foncièrement perturbantes, où les événements incompréhensibles et les rencontres déconcertantes acculent toujours un peu plus le narrateur (sauf erreur, tous ces textes sont à la première personne), jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus qu’une seule échappatoire : le réveil brutal, dans un hurlement de terreur…

 

D’où le caractère souvent abrupt de ces récits – car il s’agit bien cependant de récits, étrangement, pas simplement de « visions » dont le propos les rapprocherait bien davantage du poème en prose que de la fiction, même si cette dimension formaliste n’est pas à écarter. Pour le coup, les procédés et les effets d’Uchida Hyakken sont d’une efficacité redoutable, qui rendent bien la logique illogique des rêves et des cauchemars, en ne s’embarrassant pas de poser le contexte, et pas davantage d’éclairer et contenter en dernière mesure le lecteur avec une « conclusion » qui n’a pas vraiment lieu d’être (ceci pour les récits les plus oniriques – mais d’autres, un peu plus « conventionnels » sans doute, font mentir ce principe). Rien de frustrant pourtant dans ces vignettes, bien au contraire : la bizarrerie des scènes, leur « inquiétante étrangeté », et jusqu’à leur caractère abrupt, ont une valeur qui leur est propre, et font preuve d’une efficacité narrative (et stylistique – tout est lié) certaine.

 

La structure même du recueil (mais peut-être plus particulièrement dans Au-delà, plus « radical » à cet égard) participe en fait de ce sentiment global du lecteur autant que de l’expression de la logique des rêves, en usant avec habileté de la répétition. De la sorte, d’un rêve à l’autre, Uchida Hyakken perpétue les mêmes procédés, instaurant la fausse impression de pouvoir « prédire » ce qui va suivre dans la mesure où la « base » est « connue », mais c’est un leurre : bien au contraire, ce jeu de variations met finalement en avant l’impossibilité absolue de se fier à quoi que ce soit. Mais, oui, le topos est de la partie, qui renvoie sans doute aux propres expériences oniriques du lecteur – ou aux très vagues souvenirs qu’il peut en conserver : le flou du réveil y est à vrai dire peut-être tout aussi essentiel.

 

Ainsi, nous prenons le plus souvent ces rêves en marche – et littéralement, car le narrateur explique brièvement, ou plutôt constate, qu’il est en train de se promener ; la plupart du temps, nous n’avons aucune idée d’où il vient et d’où il va, sans doute parce que lui-même n’en sait rien – et que cela n’a aucune importance. Cette mécanique de la marche est très évocatrice, et peut-être plus encore du fait de la récurrence d’un même décor, avec de subtiles différences : la digue, lieu privilégié des expériences étranges entre deux mondes.

 

Au-delà de ce décor (quasi systématique dans Au-delà, plus discret dans Entrée triomphale dans Port-Arthur), Uchida Hyakken use d’autres procédés typiquement oniriques qui parcourent l’ensemble du recueil. Un des plus saisissants (et parfois terrifiants) consiste à confronter le narrateur à des individus de rencontre dont le discours est parfaitement incompréhensible – soit que leur charabia évoque tout au plus une langue étrangère (ou extraterrestre, à ce stade, tant le sentiment d’aliénation est alors prégnant), langue en tout cas inconnue du narrateur, soit que leurs phrases, toutes japonaises qu’elles soient, ne signifient absolument rien, constituées qu'elles sont à la façon de cadavres exquis. C’est une autre manière de mettre en scène une barrière entre le narrateur et le monde inquiétant qu’il arpente malgré qu’il en ait.

 

La distorsion entre les sentiments, les actes et les paroles joue un peu dans le même registre. Les personnages se voient régulièrement contraints, par des forces qu’ils n’appréhendent pas très clairement (mais qui résident probablement dans leur inconscient…), à des réactions par essence déplacées dans leur contexte, mais pas moins irrésistibles. Une, surtout, participe étrangement du cauchemar dans ce qu’il a de plus insoutenable… et c’est le rire.

 

Car le (double) recueil s’avère souvent très drôle ! Certaines nouvelles d’Au-delà et d’Entrée triomphale dans Port-Arthur sont angoissantes, voire horrifiques, d’autres sont clairement humoristiques – peut-être davantage en accord avec l’image ultérieure de l’auteur, d’ailleurs ; mais déjà, ici, il use régulièrement de thèmes qui deviendront récurrents dans la suite de son œuvre et qui seront le plus souvent propices au rire (même si pas uniquement), et au premier chef le personnage croulant sous les dettes, et « empruntant » à tous ses amis sans le moindre espoir de leur rendre un jour leur dû ; une allusion clairement personnelle, car l’auteur, un peu déclassé, était connu pour être dépensier et pour « taper » ses proches… Il s’amuse donc de ses propres traits de caractère – même chose, d’ailleurs, pour certains triangles amoureux, évoqués de manière plutôt burlesque. En fait, la situation, dans ces deux exemples mais dans bien d’autres encore, peut tout autant se montrer drôle ou tragique, et c’est alors le ton employé par l’auteur qui décide du ressenti du lecteur.

 

Mais justement : certaines nouvelles horrifiques, d’autres humoristiques ? Oui – mais les meilleures sont souvent les deux à la fois ! Elles parviennent à atteindre cet équilibre très instable, là où des décennies de cinéma fantastique y ont le plus souvent échoué. Le rire est alors un outil du cauchemar, et de poids.

 

LA FOLIE QUI GUETTE

 

En tant que tel, ce rire cauchemardesque est souvent associé au thème de la folie qui guette – lequel s’exprime cependant surtout dans Entrée triomphale dans Port-Arthur, et notamment dans les nouvelles bien plus longues qui ouvrent ce second recueil, et qui s’éloignent de la matière et des procédés proprement oniriques.

 

Pour le coup, c’est bel et bien à des nouvelles que nous avons affaire, sans plus d’ambiguïté : ces textes n’ont pas le caractère abrupt des rêves pris en marche et s’achevant sans plus de raison qu’ils n’ont commencé, le cas échéant dans le hurlement de terreur du rêveur qui revient à la réalité. C’est que, justement, c’est peut-être alors la réalité qui se montre ici menaçante… Sans pour autant quitter les terres du fantastique, mais en abordant le genre différemment, sur un mode davantage ambigu – presque canonique, en fait, à en croire du moins nombre d’exégètes. Ces récits n’étant pas des rêves de manière « évidente », le sens à accorder à ce qui s’y produit varie forcément du tout au tout, et c’est, sinon le monde, le narrateur qui est malade. Citons-le brièvement, dans la nouvelle « Chapeau melon » (p. 130) :

 

Cela me rappelait l’histoire de l’homme qui visite un asile d’aliénés. Il demande à un patient : « Pourquoi êtes-vous ici ? »

« Pour divergence d’opinion. »

« C’est impossible, voyons ! »

« C’est pourtant la vérité. Je prétends que tout le monde est fou, et eux, ils sont d’avis que c’est moi. Mais évidemment ils ont le nombre pour eux. Ici-bas, tout se décide à la majorité. »

 

Cette folie plus ou moins latente est à vrai dire le thème central de ces plus longues nouvelles (mais il imprègne en fait l’ensemble d’Entrée triomphale dans Port-Arthur, même quand ce second recueil semble retrouver la manière onirique d’Au-delà, par la suite) : la folie qui guette, oui – laquelle peut aisément être associée à son tour à la terreur, et ce, que le fou en puissance prenne conscience de ce qu’il dérive (peut-on imaginer chose plus horrible ?), ou qu’il se montre totalement aveugle à cet égard, auquel cas c’est, de manière plus marquée, son entourage qui en fait d’abord les frais.

 

La plus longue nouvelle du recueil, « Chapeau melon », en est probablement le meilleur témoignage – c’est un texte admirable, un sommet de cette compilation. Dans une veine qui a pu me rappeler, à tort ou à raison, certaines nouvelles d’Akutagawa Ryûnosuke (forcément ? J’y reviendrai…), notamment parmi les plus tardives, lues dans La Vie d’un idiot, Uchida Hyakken met en scène un narrateur guère aimable et auquel il s’identifie probablement, dont le quotidien névrosé sinon psychotique s’avère finalement contaminer son entourage, et au premier chef un autre écrivain en qui nous étions tentés de voir une sorte de doppelgänger (j’y reviens de suite) : cette folie transmise est peut-être la pire des folies, mais le regard qui l’accompagne est déterminant à cet égard – pour le coup, et en dépit des ridicules marqués du narrateur, dans une veine quasi burlesque récurrente dans le recueil, on ne rit guère… ou, plus exactement, on rit, mais jaune. La comédie est ici essentiellement ambivalente.

 

Mais bien d’autres exemples, piochés dans Entrée triomphale dans Port-Arthur, pourraient compléter l’éloquent et fascinant tableau de « Chapeau melon ». Si Uchida Hyakken semble y délaisser les procédés oniriques pour quelque chose de plus « commun », formellement du moins, la réussite de cette approche n’en est pas moins marquée. Les premières nouvelles de ce second recueil, dès lors, constituent paradoxalement une respiration (pas moins éprouvante le cas échéant, voire bien davantage) entre deux approches relativement similaires de la retranscription littéraire du rêve.

 

THÈMES FANTASTIQUES ET FOLKLORE NIPPON

 

Les récits d’Au-delà et d’Entrée triomphale dans Port-Arthur, de par leur nature essentiellement onirique, n’ont pas forcément de raisons de faire appel à un bestiaire proprement fantastique. Cependant, ils n’y rechignent pas le cas échéant.

 

De manière générale, on peut trouver dans ces nouvelles des thèmes récurrents du genre au-delà du seul Japon – dont quelques fantômes çà et là, ou même une sorte de loup-garou, mais peut-être avant tout des variations sur le double, ou plutôt du doppelgänger, qualificatif qui aurait j’imagine eu la préférence de notre auteur, alors jeune germaniste. C’est peut-être plus particulièrement marqué dans le second recueil, et au-delà cette fois des seuls fragments oniriques : en fait, les nouvelles autrement longues et plus classiquement structurées qui l’ouvrent en sont probablement les témoignages les plus flagrants, en relation directe avec l’idée motrice de la folie qui guette ; ainsi, donc, de « Chapeau melon », d’une manière pourtant surprenante.

 

Parfois, cependant, Uchida Hyakken se montre plus précis, sinon toujours plus explicite, en recourant au folklore nippon. Dans un registre allusif, on peut remarquer que plusieurs de ces récits, par exemple, mettent en scène des esprits renards, ou kitsune, métamorphes blagueurs et manipulateurs des plus redoutables ; cependant, cela n’a le plus souvent rien d’évident, et s’exprime surtout par des détails sans doute directement évocateurs pour un lecteur japonais, mais beaucoup moins pour un lecteur français (les commentaires tout à fait bienvenus de Patrick Honnoré s’avèrent souvent très utiles et éclairants à cet égard).

 

Mais, dans un registre autrement explicite, il faut accorder une place à part à « Kudan », nouvelle figurant dans Au-delà, et semble-t-il une des plus célèbres de l’auteur. Ce qui est certain, c’est qu’elle détonne dans ce premier recueil de nouvelles : au-delà de la brusquerie de son entrée en matière, elle n’a pas grand-chose du caractère essentiellement onirique des textes plus brefs qui l’entourent (même si « Kudan » n’est pas non plus une longue nouvelle à proprement parler, et elle est incomparablement plus brève que celles qui ouvrent Entrée triomphale dans Port-Arthur) ; dès lors, elle constitue probablement le texte le plus « conventionnel » (relativement) de ce premier ensemble – voire même le seul. Ce qui ne doit pas être perçu comme une critique, car c’est bien une excellente nouvelle ! Elle met donc en scène un kudan, c’est-à-dire une sorte de « minotaure inversé » (corps de bœuf et tête humaine), dont la superstition prétend qu’il est capable de faire des prédictions d’une pertinence incroyable au moment de mourir – autour de la pauvre créature se regroupent quantité de curieux désireux d’entendre la bonne parole… Pour le coup, cette nouvelle n’a rien d’horrible, et est avant tout très drôle – ce jusqu’à sa chute malicieuse (et les chutes sont globalement rares dans Au-delà comme dans Entrée triomphale dans Port-Arthur) ; mais elle est aussi très étrange, sur un mode certes burlesque, mais qui peut finalement très bien évoquer Kafka, à l’instar des fragments davantage oniriques qui constituent la majeure partie du recueil ; en cela, il n’est pas si déplacé.

UN KAFKA JAPONAIS ?

 

Autant en parler maintenant… Comparaison n’est pas raison, certes, et la compulsion, chez un lecteur occidental, visant à associer un auteur « exotique » à un autre qui lui est plus familier, n’est sans doute pas des plus pertinente, voire carrément malvenue (et inconsciemment méprisante ?). Dans le cas de ces deux premiers recueils d’Uchida Hyakken, la tentation est cependant très forte d’évoquer son contemporain Franz Kafka (en dépit du décès précoce de ce dernier, qui change forcément la donne : l’auteur tchèque est né seulement six ans avant l’auteur japonais, mais il meurt en 1924, soit à peine deux ans après la publication d’Au-delà – à cet égard également la comparaison vaut donc ce qu’elle vaut).

 

Le fait est qu’Au-delà et aussi bien Entrée triomphale dans Port-Arthur contiennent, au-delà de leur caractère onirique, nombre de récits qui peuvent rappeler la manière de La Métamorphose, notamment, et la propension de Kafka à mêler, dans un même imaginaire absurde, l’angoisse voire le cauchemar, teinté de malaise, d’une part, le rire à force d’excès burlesques et de situations improbables d’autre part – un rire bien sûr qui participe essentiellement de l’effroi oppressant. Les personnages de Kafka, en outre, et peut-être Joseph K. en tête, peuvent à leur tour faire penser à certains des narrateurs d’Uchida Hyakken, et tout particulièrement ceux, parfois détestables, souvent risibles, des nouvelles plus longues ouvrant le second recueil – et notamment de « Chapeau melon ».

 

Cette parenté, bien sûr, ne doit pas être perçue comme une influence – a fortiori des trois romans inachevés de Kafka, posthumes : à l’époque d’Au-delà, ils étaient totalement inconnus. Même germaniste, notre auteur japonais n’avait sans doute pas connaissance de cette œuvre alors plus qu’ésotérique, et qui ne deviendrait célèbre que plus tard, en raison de l’activisme de Max Brod.

 

Je n’en sais rien, au fond, mais je suppose par contre qu’Uchida Hyakken avait pu dériver ses propres récits de l’air du temps dans la littérature germanophone, et en empruntant peut-être aux mêmes sources que Kafka ? Sans doute vaut-il mieux que je ne m’avance pas trop sur ce terrain…

 

(Tant qu’on y est, je suppose aussi, et toujours un peu gratuitement, qu’Uchida Hyakken avait lu Freud, ou du moins le travail du fondateur de la psychanalyse concernant l’interprétation des rêves ? Quant au surréalisme et au dadaïsme, ils avaient semble-t-il suscité des échos au Japon assez rapidement.)

 

Quoi qu’il en soit, il y a fort à parier que les amateurs de Kafka trouveront également leur bonheur chez Uchida Hyakken, ou du moins dans ces deux premiers recueils – la parenté me paraît légitime. Et ce n’est certes pas la moins flatteuse.

 

ALLUSIONS LITTÉRAIRES

 

De manière autrement plus assurée, mais les commentaires de Patrick Honnoré sont particulièrement bienvenus à cet égard, on peut par ailleurs relever qu’Uchida Hyakken émaille ses textes d’allusions à la scène littéraire, essentiellement japonaise, de son temps ; car l’auteur s’était constitué des amitiés plus que précieuses avant même la parution d’Au-delà. Deux noms, ici, doivent être cités.

 

Le premier, c’est celui de Natsume Sôseki (1867-1916) – dont j’ai toujours un peu plus l’impression qu’il a été « le maître » de toute la génération des écrivains de Taishô, lesquels n’ont cessé de l’évoquer dans leurs œuvres. C’est en tout cas ce qui s’est produit pour Uchida Hyakken : tout jeune auteur, il avait envoyé une de ses nouvelles à Sôseki, lequel l’avait lue (oui), et avait répondu au jeune homme ; bientôt, Hyakken a ainsi intégré une sorte de « cercle » littéraire avec en son centre la figure quasi divine de Sôseki, et des liens parfois très forts ont été ainsi noués. Pour l’anecdote, après le décès (en 1916, donc avant la parution d’Au-delà) de l’auteur de Je suis un chat, Botchan ou encore Le Pauvre Cœur des hommes (qu’il faudra bien que je lise enfin, tout de même !), Uchida Hyakken s’est vu confier la préparation des épreuves de ses Œuvres complètes. Je suppose que cela n’a dès lors rien de vraiment surprenant si plusieurs nouvelles de ce double recueil font directement allusion à Sôseki, ou font état d’une relation pouvant rappeler celle qui liait le jeune auteur et son maître. Bien sûr, cela ne s’est pas arrêté là : en fait, l’influence essentielle de Sôseki s’est manifestée de manière bien plus explicite dans la suite de la carrière de Hyakken, quand il a pris ses distances avec le fantastique onirique d’Au-delà et Entrée triomphale dans Port-Arthur ; même si la vogue du « roman du je » (watakushi shôsetsu, ou shishôsetsu) imprégnait déjà ces premières nouvelles. Pour l’anecdote, Uchida Hyakken a même publié, en 1950, une suite/variation/parodie de Je suis un chat, sous le titre Je suis un chat : la fausse version, qui a semble-t-il rencontré un certain succès (et, pour l’anecdote dans l’anecdote, il a aussi revisité, mais plus indirectement, une autre œuvre essentielle de la littérature japonaise, les splendides Notes de l'ermitage de Kamo no Chômei, en racontant comment, dans le chaos de 1945, il a vécu plusieurs années dans une guérite de 7 m² ; je note enfin, en revenant à Au-delà, qu’une nouvelle de ce premier recueil évoque une autre figure de l’histoire de la littérature japonaise, Santô Kyôden – mais d’une manière bien étrange, car on n’y reconnaît certainement pas l’auteur de Fricassée de galantin à la mode d’Edo !).

 

Via le cercle Sôseki, je suppose, Uchida Hyakken a également fait la connaissance d’un autre écrivain de grand renom, mais cette fois de sa génération (en fait à peine plus jeune), et peut-être plus proche à tous points de vue : Akutagawa Ryûnosuke (1892-1927). Les deux hommes semblent avoir entretenu une relation assez forte, et plus qu’à son tour teintée de rivalité, même si toujours amicale. En fait, Au-delà est semé d’allusions plus ou moins explicites à l’auteur et à cette aimable concurrence – au point même de l’allégorie, peut-être ? L’hypothèse est envisagée, dans le cadre d’un récit où le triangle amoureux burlesque semble avant tout renvoyer à cette relation bien spécifique, en mettant en scène, sous un déguisement transparent, un jeune Akutagawa qui avait déjà su se faire un nom dans les lettres japonaises, là où le jeune Hyakken n’y était certes pas parvenu… Tout ceci dans une parfaite bienveillance : en fait de rivalité, on peut y voir plutôt une forme de complicité. Bien sûr, la donne a changé à l’époque d’Entrée triomphale dans Port-Arthur, recueil paru en 1934 – soit sept ans après le retentissant suicide de l’auteur de Rashômon, motivé par une « vague inquiétude »… Notons d’ailleurs qu’un des derniers textes qu’il avait publiés était un essai littéraire sur Uchida Hyakken ! Les allusions demeurent donc dans les nouvelles du second recueil, mais sont d’ordre variable – car certaines avaient été écrites avant ce drame, d’autres après seulement, d’un ton forcément plus mélancolique. Quoi qu’il en soit, il y avait bien une certaine parenté entre les deux auteurs – j’avais évoqué plus haut les textes « réalistes » de La Vie d’un idiot, mais les contes fantastiques ou « weird » (pourquoi pas ?) d’Akutagawa pourraient tout autant entrer en résonance avec les expériences oniriques d’Uchida : après tout, « Figures infernales » a bien quelque chose d’un cauchemar, ô combien saisissant, tandis que, dans la nouvelle bien plus tardive « Les Kappa », l’auteur, qui ne tarderait plus guère à se suicider, maniait le folklore japonais d’une manière savoureuse, finalement guère éloignée de celle de « Kudan ».

 

DERRIÈRE LE RÊVEUR ?

 

Il faut enfin se demander si, derrière le rêveur qui narre ces différentes expériences, on peut ou non trouver Uchida Hyakken lui-même.

 

La question ne fait pas forcément toujours sens : bon nombre de ces fragments oniriques se passent très bien de la moindre contextualisation, et tout autant de l’incarnation du narrateur, qui n’est guère plus qu’un « je » très fonctionnel, car il n’y a aucun besoin qu’il soit autre chose.

 

Dans d’autres cas, pourtant, la question doit sans doute être posée – et les quelques éléments avancés à l’instant, dans les évocations de Natsume Sôseki et Akutagawa Ryûnosuke, semblent témoigner de ce que, à l’occasion, c’est bien Uchida Hyakken qui nous raconte l’histoire. Il en va de même, a priori, de certaines autres nouvelles, dans Entrée triomphale dans Port-Arthur surtout, qui jouent plus franchement le jeu du watakushi shôsetsu, et « Chapeau melon » en tête – outre les anecdotes déjà mentionnées concernant le caractère dépensier de l’auteur, sa vie sentimentale compliquée, etc. : en plusieurs passages, Uchida Hyakken se peint lui-même, et sans fard.

 

Mais il est quelques cas plus spécifiques – et aussi plus douloureux : car Uchida Hyakken, cette fois, mêle ses rêves de réminiscences – ce qui est au fond typique de la logique des rêves. Des souvenirs d’enfance percent çà et là, incluant la mort d’un animal de compagnie, dont l’auteur adulte ne semble toujours pas s’être remis. D’autres réminiscences ne sont pas moins poignantes, pour emprunter plus franchement les voies du fantastique – ainsi dans la nouvelle « Au-delà », qui clôt le recueil éponyme, où le souvenir du père prend des atours proprement fantomatiques… Là, le ton n’est plus le moins du monde à la blague – mais sans s’incarner en cauchemar pour autant : c’est avant tout la mélancolie qui perce.

 

SPLENDIDE !

 

De par son format même, Au-delà – Entrée triomphale dans Port-Arthur ne se prête pas forcément à la lecture suivie ; les quarante-sept nouvelles compilées, même en prenant en compte l’intermède des nouvelles plus longues à la « Chapeau melon », se prêtent bien davantage à la dégustation étalée dans le temps – le double recueil se picore au moins autant qu’il se lit.

 

Mais, avec cet avertissement en tête, le constat demeure : ce livre est de toute beauté. C’est une des plus fascinantes explorations littéraires de la thématique du rêve qu’il m’a été donné de lire, où les arts censément antagonistes de l’effroi et du rire se mêlent harmonieusement, pour un résultat qui m’a fait forte impression. Et la comparaison avec Kafka, à cet égard, fait sens, j’en suis convaincu.

 

Réjouissons-nous, donc, de cette traduction, toute tardive qu’elle soit, car au fond il n’est jamais trop tard. Très belle initiative de la part des Belles Lettres et de cette admirable triple collection japonaise, riche d’ouvrages surprenants autant que bienvenus ; et la préface de Philippe Forest et la traduction comme les commentaires de Patrick Honnoré font honneur à ce bel ouvrage. En en attendant d’autres ?

 

Chaudement recommandé de toute façon, et c’est peu dire.

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Pline, t. 4 : La Colère du Vésuve, de Mari Yamazaki et Tori Miki

Publié le par Nébal

Pline, t. 4 : La Colère du Vésuve, de Mari Yamazaki et Tori Miki

YAMAZAKI Mari et MIKI Tori, Pline, t. 4 : La Colère du Vésuve, [プリニウス, Plinius 4], traduction [du japonais par] Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, adaptation graphique [par] Hinoko, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2016] 2017, 184 p.

AU PIED DU VOLCAN

 

Où l’on reprend la série Pline, signée Yamazaki Mari et Miki Tori, avec ce quatrième tome intitulé La Colère du Vésuve, paru tout récemment. Et, autant vous le dire de suite, je vais probablement SPOILER un peu, çà et là…

 

Le tome 3, qui avait sacrément remonté le niveau, à mes yeux, après un tome 2 très décevant, nous avait laissés à Pompéi, au pied du Vésuve, en proie à des difficultés d’approvisionnement en eau, et où s’accumulaient les signes d’un cataclysme à venir… quand soudain la terre s’était mise à trembler !

 

C’est ici que nous reprenons le récit, in media res (le latin est à propos, non ?) : Pompéi et sa région sont secouées (pour le moins…) par un violent séisme dont je ne sais pas s’il a une quelconque réalité historique. Un séisme, pas une éruption : le Vésuve n’explose pas, il ne le fera qu’une petite vingtaine d’années plus tard, et c’est alors seulement qu’il prendra la vie de notre héros, le grand naturaliste Pline. Mais les signes étaient là, sans doute – pour qui savait les interpréter… En fait, c’est sans doute un thème important de ce quatrième tome, que ces signes ou ces présages, et qui oppose à nouveau sous cet angle science et superstition... éventuellement en leur adjoignant une portée narrative et symbolique de bon aloi.

 

Il me faudra revenir sur la nature du Vésuve, mais, dans un premier temps, le tremblement de terre, bien assez destructeur assurément, suscite des scènes fortes, qui orientent le discours de ce volume et probablement de la série dans son ensemble. En effet, le cataclysme peut susciter de beaux élans de solidarité – ici, et la bravoure même ronchonne de Félix n’y est pas pour rien, c’est un médecin, oui, un homme de cette caste honnie par Pline (il en avait amplement fait la démonstration dans le tome 2), un médecin donc qui se rend des plus serviable en portant secours aux sinistrés ; l’ingénieure croisée dans les tomes 2 et 3 fait également preuve d’un beau désintéressement, jusque dans les pires drames personnels.

 

Cependant, l’égoïsme est une réponse au moins aussi fréquente aux drames… et probablement davantage. Cela ne surprend en rien Pline, si ses compagnons se montrent peut-être davantage perplexes : le malheur rend les hommes fous – et dangereux, pour eux-mêmes (par exemple en se précipitant sur une eau qu’ils savent pourtant polluée par des cadavres), et pour les autres ; car, dans la lutte pour la survie, ils sont prêts à tout, et d'abord à écraser impitoyablement sous leur botte le voisin dès lors perçu comme un concurrent, et en tant que tel une menace – éventuellement en cherchant absurdement à perpétuer jusque dans la catastrophe des privilèges qui ne font aucun sens… Pour l’heure, Pline se contient – il ne le fera pas éternellement…

 

Il a la science pour lui – et étudie par exemple des procédés de construction à l’épreuve des tremblements de terre. Mais il a une autre préoccupation, plus précise, et qui ne parviendra à un semblant de conclusion que plus tard dans ce volume : l’identification du Vésuve en tant que volcan. C’était une thématique introduite dans le tome précédent, et, déjà à ce moment-là, je ne savais trop qu’en penser… Bien sûr, je suis affecté par un biais très fâcheux : pour un homme d’aujourd’hui, il ne fait aucun doute que le Vésuve est un volcan – l’éruption tragique de 79, qui a ravagé Pompéi et Herculanum, est connue de tous, et ne laisse pas l’ombre d’un doute à ce propos. Mais, dans la BD, cela ne semble pas aller de soi – cela paraît même constituer une découverte fondamentale, une véritable illumination scientifique…

 

Pour déterminer que le Vésuve est un volcan, Pline fait appel aux érudits : il cite Diodore de Sicile, Strabon, Silius Italicus… Ce dernier est son contemporain (même s’il est cité rapportant un témoignage remontant à 300 ans plus tôt), et les deux précédents vivaient à une époque encore assez proche de celle de Pline – moins d’un siècle de différence. Aussi, je ne sais pas ce qu’il faut en penser – mais surtout, en fait, parce que j’ai du mal à concevoir que les habitants de la région, au-delà de ces seuls érudits, aient pu y vivre si longtemps sans en avoir la moindre idée. Bien sûr, je n’en sais rien, c’est bien le propos, et je suppose qu’historiquement cela doit être possible… Mais j’ai un vague doute, disons. À moins qu’il ne faille en tirer une autre conclusion ? À savoir que l’érudition de Pline, en étant essentiellement de nature livresque, pouvait l’amener à passer à côté de choses évidentes pour d’autres, qui cependant n’écrivaient pas ? Je n’en suis pas persuadé – parce que nous ne suivons pas que Pline, après tout. Bref : je n’en sais rien ; si quelqu’un sait, qu’il n’hésite pas à éclairer ma lanterne !

 

FÉLIX VOIT DES CHOSES

 

Mais, non, Pline n’est pas seul. Et si Euclès demeure le falot jeune homme qu’il a au fond toujours été, un autre personnage ne cesse de gagner en intérêt à mes yeux, et c’est Félix ! Le plus ou moins garde du corps, bourru en tout cas, de notre cher naturaliste, me séduit de plus en plus – c’est clairement mon personnage préféré de la BD, en fait. Y compris dans la mesure où il obéit à une double fonction (parmi d’autres encore) : susciter le rire, et jouer des poings – le cas échéant, en même temps (c’est déjà arrivé à plusieurs reprises). Mais, et sinon ce ne serait pas un bon personnage, il est bien plus que cela, il a une âme, et une vie – magnifiquement rendues par le dessin, a priori de Yamazaki Mari donc (puisqu’elle est censée prendre en charge les personnages – en notant toutefois que les entretiens à la fin du tome 3 témoignaient de ce que la collaboration entre les deux auteurs avait évolué depuis le début de la série, avec des attributions toujours moins systématiques ; en même temps, le trait, ici, évoque sans doute et bien sûr Thermae Romae).

 

(Rien à voir avec le manga, mais, en fait, Félix m'évoque pas mal un autre beau personnage d'une lecture parallèle, Gus MacCrae de Lonesome Dove, ou plus exactement ici de Lune comanche, je vous cause de tout ça très bientôt.)

 

Félix a aussi des yeux, et des oreilles. C’est sans doute le plus lucide de tous nos personnages – celui qui, peut-être bien mieux que Pline, et en tout cas d’une manière toute différente, voit et comprend aussitôt les choses, par exemple la menace qui pèse sur les voyageurs dans cette auberge miraculeusement (non, scientifiquement !) épargnée par le séisme de Pompéi… Son intervention dans une rixe opposant un juif et un chrétien est probablement du même ordre.

 

Félix, lucide… et même extralucide ? L’épisode 24 (soit le troisième de ce tome) nous incite à nous poser la question, car, alors que la petite troupe, ayant fui la menace de l’auberge de toutes les convoitises, voyage de nuit, Félix soudain s’interrompt, et la chatte Gaïa avec lui, en prétendant avoir vu des lémures – des fantômes, ceux sans doute des victimes du cataclysme. L’homme « simple » et la féline n’en démordent pas, quand bien même Euclès et Pline, eux, ne voient rien…

 

Et, surtout, Pline se fâche, et sermonne son vieux compagnon : les lémures ? Sottises que tout cela ! Les fantômes n’existent pas – ils ne sont qu’une bien mauvaise réponse, d’ordre religieux, à l’angoisse des hommes conscients de ce qu’ils vont mourir. La philosophie (stoïcienne, en l’espèce, via Sénèque – je suppose ; même s’il y a sans doute de l’Épicure là-dedans, aux sources ?) permet de répondre à cette angoisse avec bien davantage de sens : après la mort, il n’y a rien – à craindre, ou à espérer. C’est un retour à l’état antérieur à la naissance, rien d’autre. Les spectres ne sont que des superstitions idiotes.

 

Mais Félix ne se laisse pas faire : Pline a de bien beaux discours, sur les fantômes – mais qu’en est-il alors de ces monstres qui le fascinent tant, et dont rien de plus sourcé n’atteste l’existence ? Mais... Ce n’est pas la même chose ! Il y a des témoignages ! Mais autrement valables ? Pour Félix, le naturaliste se contredit – rangeant telle ou telle chose dans la science ou la superstition en fonction de ce qui l’arrange, autant dire de ce qu’il croit. Le lecteur a un rapport ambigu à cette discussion : il est tout autant porté à soutenir Pline, voix de la sagesse ou du moins de la raison scientifique, contempteur de la superstition, et Félix, pas si bête, bien plus sympathique, et dont on ne se plaindrait certes pas si, une fois, en passant, il parvenait enfin à coincer l’arrogant naturaliste, en lui faisant admettre qu’il ne sait pas tout…

 

Le fait est que, depuis le début, la série rapporte les pensées de Pline sans faire véritablement de tri – et qu'on ne s'y trompe pas, j’y vois un atout, sacrément bien pensé, encore une fois : les thèses les plus « scientifiques » ne sont pas davantage nombreuses que les plus fantasques, et le partage entre les catégories n’est pas toujours aisé (j’imagine que, dans cet épisode, le pneuma provoquant les tremblements de terre, déjà évoqué dans le tome 1, en témoigne d’une certaine manière – mais, dans ce domaine, tout nous incite à envisager cette thématique surtout au regard des considérations botaniques du naturaliste, et à sa pharmacopée). La science, en tant que telle, se distingue par la méthode – du moins est-ce ainsi que nous la concevons. Mais, dans le contexte historique de Pline, la question se complique…

 

Cette scène, très réussie à mes yeux, m’a vraiment plu – elle constitue, je crois, ce qu’il y a de meilleur dans ce quatrième tome. Avec, plus globalement, le personnage de Félix.

LES GRIFFES DE POPPÉE (CETTE FOIS, OK)

 

Par un quasi-paradoxe, le comportement de Félix, peut-être le personnage le plus sympathique de la série, nous ramène éventuellement à celui du personnage qui en est (devenu) le plus détestable (après un départ plus ambigu qui avait du coup ma faveur) : Poppée… En effet, tous deux semblent confrontés, mais comme des reflets dans des miroirs déformants, aux mêmes sujets – le parallèle étant tout particulièrement explicite au regard de la question des signes ou présages virant à la superstition (contre les explications froidement scientifiques du naturaliste, dans son adoration presque religieuse de la nature ; tandis que le peuple de Rome trouve dans telle comète ou tel accident une raison de plus de haïr Poppée, laquelle doit recourir aux services d’une sorcière pour triompher des maux qui l’accablent, sous la forme d’une poupée percée d’aiguilles…), mais aussi dans deux autres scènes où tous deux font connaissance avec la jeune et bizarre secte chrétienne, dont les pires adversaires, dans tout l’empire, sont alors encore les juifs…

 

Le traitement de Néron et Poppée, dans ce tome 4, poursuit sur ce qui avait été amorcé auparavant, après un faux départ qui me paraissait plus intéressant… Encore que : le portrait de Poppée devient peut-être paradoxalement moins unilatéral, alors même qu’elle sort cette fois bel et bien ses griffes (ce qui n’était pas vraiment le cas, en dépit de son titre, dans le tome 3) ; emportée par la colère, surtout une fois qu’elle a appris que le peuple de Rome la détestait (voyez-vous cela !), elle obtient d’abord la mort de Burrus, l’oiseau de mauvais augure dont la franchise était le plus insupportable des torts, puis celle d’Octavie, supposée autoriser enfin son mariage avec Néron – lequel s’avère plus veule que jamais.

 

Poppée… Je reste déçu par son traitement – en dépit d’un flashback qui essaye, sans doute un peu trop tard, de « motiver » le personnage jusque dans ses infamies, en en faisant disons une Merteuil romaine… L’idée n’est pas mauvaise, loin de là, mais j’ai quand même un peu le sentiment que son amourette avec le retors Tigellin, aussitôt, l'annule, et rejette tristement le personnage dans une regrettable banalité du mal, un peu vulgaire, dont elle ne semble pas pouvoir s'extraire en dépit de tout son charisme... et des fissures dans ce charisme.

 

Ceci étant, je ne suis pas fâché que les éléments bougent enfin, sur la scène politique de la BD, quand les tomes 2 et 3 semblaient surtout faits d’atermoiements un peu gratuits. Nous verrons bien…

 

LA COLÈRE DU NATURALISTE

 

Pline est loin de Rome, certes – qu’il a fuie au prétexte de son asthme, mais aussi pour rassurer ses amis bien plus conscients que lui-même de la tournure toujours plus fâcheuse des événements au sommet de l’empire. Mais il n’est pas ignorant de ce qui se produit dans l’Urbs – car Sénèque lui en fait le récit, désespéré.

 

Pline, qui avait déjà du mal à contenir sa colère devant les turpitudes et les bassesses des rescapés de Pompéi, si cupides et égoïstes, lui dont nous avions déjà pu peser l’amertume misanthrope dans ses errances romaines du tome 3, éclate enfin – conjurant le grand Vésuve, dont il sait maintenant qu’il s’agit d’un volcan, de faire disparaître tous ces immondices dans une glorieuse éruption, un témoignage ultime de la puissance incomparable de la nature, à même de balayer les hommes si faibles, mesquins et idiots, comme les fétus de paille qu’ils sont ! Bien sûr, ce n’est pas sans une certaine ironie, connaissant le destin du savant… Une ironie plus tragique que grandiose, pour le coup.

 

Tout ceci nous renvoie au bestiaire de Pline, j’imagine – mais il est intéressant, alors, de voir surgir des flots un vieux camarade, le « monstre marin » du premier tome, effectivement plus concret qu'un fantôme... Mais Pline ne l’avait alors pas vu de ses yeux, et il ne le voit pas davantage maintenant ! Pourtant, la créature est là, qui entend, elle, sans se manifester plus avant, Pline et Félix discuter de la nature et des signes qu’elle nous adresse… ou non. Une bonne idée, ça !

 

UN CRAN (EN DESSOUS) MAIS

 

Ce tome 4 ne manque donc pas d’éléments intéressants. Cependant, je suppose qu’il est un bon cran en dessous des tomes 1 et 3 (mais bien au-dessus du 2) – j'ai l'impression, dès lors, que la série joue un peu au yoyo… Ceci en raison d’une certaine dispersion, je dirais. Les bons moments sont là, et qui sont sans doute conçus pour faire de l’effet – mais, en fait, c’est un peu trop voyant pour pleinement fonctionner, peut-être. Et, ce nouveau volume manquant un peu d’unité, dans ses effets, il ne se montre peut-être pas aussi subtil qu’il le devrait.

 

Cependant, les idées intéressantes demeurent, et j’ai l’impression que la série ne cesse de s’améliorer au plan graphique – en ayant pourtant déjà commencé à un niveau plus qu’honorable. Seulement, cette fois, ce sont surtout les personnages, plutôt que le cadre dans lequel ils évoluent, qui ont attiré mon attention à cet égard – et Félix en tête.

 

Je reste curieux de voir comment tout cela va évoluer – il y a assurément de la matière, mais tout dépendra sans doute de la manière dont les auteurs s’y prendront.

 

Alors le tome 5 un de ces jours.

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