Le Condamné à mort, de Jean Genet
GENET (Jean), Le Condamné à mort et autres poèmes, suivi de Le Funambule, Paris, Gallimard, coll. Poésie, [1942, 1945, 1947-1948, 1958, 1979, 1999] 2018, 129 p.
Sur ce blog, ces dernières années, il s’est passé un truc étrange : j’ai régulièrement causé de poésie – allons bon. Mais essentiellement de poésie japonaise, certes… Il m’a pour ce faire bien fallu abandonner ma pose de gazier totalement hermétique aux vers, même si chroniquer de la poésie demeure quelque chose de très compliqué pour moi – au point où j’ai parfois déclaré forfait : tout récemment encore, j’ai poursuivi contres vents et marées mes tentatives en matière de haïkus, en lisant le recueil Cent Sept Haiku de Shiki chez Verdier, mais, à l’évidence, je n’y étais pas le moins du monde sensible et n’avais absolument rien à en dire… Aussi n’en ai-je rien dit. Je n’en ai cependant pas fini avec la poésie japonaise, loin de là : j’ai récemment entamé les Cheveux emmêlés de Yosano Akiko, qui me parlent bien davantage ! Et j’ai encore d’autres recueils, de poésie classique notamment, à lire…
Mais au-delà du Japon ? Les chroniques sur ce blog se font plus chiches, même si je peux avancer çà et là quelques belles pièces, comme Le Fou de Laylâ de « Majnûn », ou, dans un registre diamétralement opposé, mettons Plouk Town de Ian Monk. N’empêche que mes lacunes sont énormes – et tout spécialement en matière de poésie française, en fait, si, ado, je n’étais pas insensible à Rimbaud ou Baudelaire, surtout (forcément : j'étais un ado), éventuellement Victor Hugo aussi (quelle originalité !). Et je me suis dit qu’il était bien temps d’essayer d’y remédier un chouia. En fait, je pense procéder chronologiquement, sur la base d’anthologies le plus souvent, partant mettons de François Villon pour avancer tranquillement jusqu’à nos jours.
Mais les anomalies chronologiques, des fois, c’est bien, et, tombant sur ce recueil de Jean Genet, je me suis dit que je pouvais aussi bien commencer par là. Ceci, même si (ou justement parce que) je ne savais pas grand-chose de Jean Genet, pour ne l’avoir jamais lu. Oh, j’avais quelques très vagues aperçus de sa vie (je savais du moins qu’il était homosexuel et qu’il avait multiplié les séjours en prison, pour des délits de droit commun), quelques titres de ses œuvres majeures ne m’étaient pas totalement inconnus (Notre-Dame-des-Fleurs en tête, mais aussi le présent Le Condamné à mort, si c’est un titre davantage passe-partout), ce genre de choses, mais guère plus. Quelques citations pourtant – car, sans le savoir, ce fameux quatrain du Condamné à mort, je le connaissais bien avant d’entamer la lecture de ce recueil (p. 18) :
Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.
Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.
On peut se demander pourquoi les Cours condamnent
Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.
Ceci dit, l’œuvre poétique de Genet, qui fut surtout connu pour être un romancier, un dramaturge, et plus tard disons un pamphlétaire, cette œuvre poétique donc est relativement restreinte : tout tient dans ce petit recueil, et encore, en relevant que « Le Funambule », qui le conclut, est un texte assez inclassable, tandis que l’attribution à Genet des « Poèmes retrouvés » anonymes, si elle est probable, n’est semble-t-il pas totalement assurée. Par ailleurs, il faut relever que l’essentiel de cette production poétique date des années 1940, soit le tout début de la « carrière » de Genet, si c’est bien le mot, car il était alors en prison et les premières « publications » de ces vers étaient « hors commerce » (doux euphémisme ?), avant d’être reprises par les éditions de L’Arbalète – là encore, « Le Funambule » est une exception, un texte bien plus tardif puisque écrit en 1957 et publié l’année suivante.
Mais, en ce qui me concerne, « Le Condamné à mort » et « Le Funambule » sont bien les pièces maîtresses de ce petit recueil.
Et « Le Condamné à mort » est bien le plus célèbre de ces poèmes – au-delà du seul quatrain cité plus haut. À vrai dire, je ne suis pas tout à fait certain de comment il faut l’aborder – notamment au regard de cette anecdote voulant que Genet ait écrit ce poème en réaction au poème d’un autre prisonnier, qu’il trouvait médiocre : quelle est alors la part d’exercice de style ? Notamment au regard de la forme somme toute très classique de ce poème, essentiellement composé de quatrains d’alexandrins à vue de nez (sauf à la toute fin) – tous les autres poèmes de ce recueil tendront à se montrer souvent bien plus libres, et leur propos en même temps que leurs images souvent autrement obscurs, avec quelque chose de surréaliste je suppose, à la limite de l’écriture automatique parfois, là où « Le Condamné à mort » brille entre autres par sa limpidité… et le cas échéant sa crudité.
Car ce « chant d’amour » à un « assassin de vingt ans » du nom de Maurice Pilorge (que Genet avait connu en prison et qui avait été guillotiné en 1939, le poème n’étant rédigé qu’en 1942), ce chant relativement sage dans sa métrique et (certaines de) ses images, combine avec audace l’élégance formelle de la poésie classique et la pornographie homosexuelle la plus explicite. D’un vers à l’autre, le raffinement poétique le plus sensible cède le pas à la bifle agrémentée d’éructations ordurières. En fait, l’entrelacement de ces vers que tout serait supposé opposer produit un effet singulier, chaque rupture renforçant paradoxalement l’unité de l’ensemble : la gorge de l’amant noyée de sperme rend ce qui précède et ce qui suit plus élégant par contraste, tandis que la perfection des alexandrins les plus classieux jouit de s’abandonner à la pornographie la plus crue.
Sur ce point, et sur un certain nombre d’autres, « Le Condamné à mort » sinon Genet de manière générale (car je ne peux certes pas me permettre d’en dire quoi que ce soit de « général » après la seule lecture de ce petit recueil), ce long poème aussi beau que sordide, et très contrasté, ne manque pas de m’évoquer le marquis de Sade, ses écrits les plus « ésotériques » au premier chef, encore que la savoureuse hypocrisie des versions les plus « soft » de Justine ait quelque chose à y voir.
Maintenant, la parenté éventuelle entre les deux auteurs, au regard en tout cas du « Condamné à mort », va au-delà, je suppose – et même au-delà de ce seul point commun de l’œuvre écrite en prison, si ça n’est pas négligeable et a son impact sur ce qui va suivre : c’est qu’il y a ici quelque chose d’une « littérature du mal », ou peut-être du péché, et « qui sent un peu le soufre » (avec beaucoup, beaucoup de guillemets pour toutes ces expressions, d’autant que le propos moral n’est pas absent du poème et semble-t-il d’un certain nombre au moins des écrits ultérieurs de Saint Genet, comédien et martyr, comme l’appelait Sartre), quelque chose en tout cas qui fait bien plus que subvertir les formes littéraires et l’expression poétique de l’amour, du désir et de la jouissance ; on ne saurait en effet mettre de côté le fait que le dédicataire du poème, Maurice Pilorge, s’il était « si beau qu’il en [faisait] pâlir le jour », n’en était pas moins, donc, un assassin. Pas un innocent victime d’une erreur judiciaire – quelqu’un dont le crime était avéré, qui n’avait pas suscité chez le criminel le moindre remords, et qui était rendu plus navrant encore par le fait qu’il avait porté sur un ami/amant, et impliquait une somme d’argent parfaitement dérisoire… Or Genet n’en fait pas mystère – en fait, non seulement il ne nie pas le crime, mais je suppose qu’il y voit quelque chose de nature à embellir encore Pilorge, et c’est là que se situe éventuellement une ambiguïté éthique.
Par ailleurs, ce poème, et d’autres qui suivront, et qui développeront encore cet univers de la prison, du bagne et de la guillotine, ne me paraissent pas forcément constituer des réquisitoires contre la peine de mort ? Notre-Dame-des-Fleurs s’ouvre sur une évocation lapidaire de la dernière exécution publique en France qui a de quoi serrer un peu l’estomac, mais j’ai l’impression que tout cela est plus « factuel » qu’autre chose – et le Genet du « Condamné à mort » n’est pas le Hugo du Dernier Jour d’un condamné (quand bien même il s’engagera radicalement en politique bien plus tard). Peut-être y a-t-il cependant, une dernière fois comme chez Sade, quelque chose qui condamne l’exécution capitale comme un meurtre inacceptable pas tant pour son résultat que pour son caractère froid et dépassionné ? Je n’ose pas m’avancer plus loin sur ce terrain – j’ai probablement écrit beaucoup de bêtises, et surtout n’hésitez pas à éclairer ma lanterne !
Quoi qu’il en soit, « Le Condamné à mort » m’a séduit et même, je crois que le mot n’est pas trop fort, bouleversé. Sa perfection formelle comme son caractère essentiellement subversif m’incitent à y voir une des plus belles œuvres poétiques que j’ai jamais lu.
Les autres « poèmes de prison » qui complètent ce recueil m’ont dans l’ensemble moins parlé – probablement du fait, pour partie du moins, qu’ils adoptent une forme un peu plus libre, plus « moderne » disons, encore que sans excès, mais, surtout, se montrent régulièrement plus hermétiques, notamment du fait de certaines associations d’idées constituant des images évoquant une forme d’écriture automatique – en fait, de plus en plus à mesure que l’on progresse dans le recueil, ai-je l’impression. « Marche funèbre » et « La Galère » m’ont beaucoup plu, qui poursuivent assez clairement sur la lignée du « Condamné à mort », jusque dans la référence affichée à Maurice Pilorge parfois, tout en témoignant d’évolutions marquées ; « La Parade » et « Un chant d’amour » me paraissent encore franchir une étape, et « Le Pêcheur du Suquet » une autre encore, mais, tout en reprenant çà et là quelque chose de la pornographie du « Condamné à mort », en développant peut-être une veine plus singulière, qui annoncerait le cas échéant, avec une dizaine d’années d’avance, « Le Funambule » (sans me convaincre autant que ces deux œuvres toutefois). Je dois avouer cependant avoir été totalement insensible aux « Poèmes retrouvés », des pièces généralement brèves, et qui jouent éventuellement avec la typographie, sur un mode un peu trop obscur pour vraiment me parler.
Cependant, le recueil se conclut sur une dernière (longue) œuvre magistrale : « Le Funambule ». On l’a fait figurer dans ce recueil au motif qu’il s’agirait d’un long poème en prose – peut-être est-ce bien le cas, mais ce texte à part est assez rétif à la classification, on pourrait tout aussi bien y voir une sorte d’essai philosophique, ou une brève pièce de théâtre, voire le motif d'une performance artistique, et probablement d’autres choses encore.
Le contexte également distingue cette œuvre de toutes celles qui précèdent. « Le Funambule » est écrit en 1957 – soit une dizaine d’années après tous les autres poèmes figurant dans ce recueil. À cette époque, non seulement Genet est sorti de prison, mais il a été adoubé par l’intelligentsia parisienne, les Cocteau, les Sartre, qui le célèbrent comme un génie, un des plus grands de son temps ; plusieurs de ses œuvres majeures ont alors eu droit à une « vraie » publication, incluant le poème Le Condamné à mort, le roman Notre-Dame-des-Fleurs, ou encore la pièce de théâtre Les Bonnes, qui a été jouée dans une mise en scène de Louis Jouvet (même si elle a davantage suscité le scandale que convaincu la critique à l’époque). Mais cette célébrité soudaine avait eu son effet pervers : accablé par tous ces éloges, et notamment le Saint Genet de Sartre, Genet n’a rien pu écrire pendant une petite dizaine d’années… En fait, « Le Funambule » est peut-être justement le texte qui l’a ramené à l’écriture, suscitant une deuxième phase de sa carrière littéraire.
Enfin, si « Le Funambule » est un nouveau « chant d’amour », il porte sur un dédicataire bien différent de l’assassin Pilorge, s'il s'agit toujours d'un beau jeune homme : l'amant algérien de Genet, nommé Abdallah Bentaga. Le couple a beaucoup voyagé à travers toute l’Europe à l’époque, éventuellement contraint et forcé car Genet avait incité son amant à déserter alors que la conscription devait l’amener à se battre en Afrique du Nord française… Et Genet avait des ambitions pour Abdallah : en faire un immense funambule. Abdallah était semble-t-il déjà un artiste de cirque, mais pas forcément dans cet exercice particulier, et cette ambition était clairement celle de Genet, qui lui payait les meilleurs professeurs et songeait à des spectacles uniques qu’il concevrait de bout en bout. Hélas, cet apprentissage s’est avéré douloureux : Abdallah a été victime d’au moins deux accidents assez graves… Et, à terme, ils ont peut-être joué leur rôle, outre la fin de la liaison entre les deux hommes (en 1962 – même si Genet continuait d’entretenir Abdallah et sa mère), dans le suicide de cet amant idéal en 1964. Ce qui contribue sans doute à rendre la lecture du « Funambule » parfois un peu nauséeuse, éventuellement au point d’une nouvelle ambiguïté éthique, voire à nouveau d’une vague « odeur de soufre »… A posteriori, certes. Mais le tragique événement ne serait semble-t-il pas sans affecter Genet – qui n’écrirait dès lors plus de fictions ou de pièces de théâtre jusqu’à sa mort.
Ceci dit, tout cela n’aura lieu que bien plus tard. Quand Genet écrit « Le Funambule », en 1957, sa liaison avec Abdallah est toute fraîche, entamée seulement l’année précédente, et le couple a encore cinq années de vie commune et de voyages devant lui. Le texte de Genet n’en est à vrai dire que plus « programmatique ».
À vrai dire, on pourrait être tenté d’y voir une sorte de « discours motivationnel », si cette expression ne renvoyait pas illico aux pires abominations que l’on commet sous l’intitulé « développement personnel ». Genet est de toute évidence bien au-dessus de tout cela, fond et forme, au point où ce qualificatif a quelque chose d'insultant, et cependant il y en a bien quelque chose dans « Le Funambule », je crois..
À ceci près que ce long poème en prose, si l’on tient l’envisager de la sorte, procède selon une logique de ruptures qui peut renvoyer au « Condamné à mort » : l’injonction artistique comme éthique, à dimension spectaculaire dans les deux cas, si j’ose dire, est contrebalancée, ou plutôt étrangement complétée, par un discours davantage nihiliste, parfois à la limite du pamphlet ; il apparaît en tout cas clairement que, dans le propos de Genet, l’accident et la mort sont parties intégrantes du spectacle, voire le fondent.
Et, en cela, assez logiquement pour le coup, le discours du « Funambule » dépasse sans doute le seul cas du jeune fildefériste qui, si j’ose dire là encore, le motive. Il en découle en fait un contenu allégorique marqué, qui interroge aussi bien la vie que l’art, à supposer que les deux doivent être distingués, de manière autrement générale.
Et l’ensemble est absolument parfait – l’élégance des tournures, comme la splendide et spectaculaire profondeur et acuité des images, produisent un texte à nouveau bouleversant et d’une intense beauté.
« Le Condamné à mort » et « Le Funambule » sont bien à mes yeux les pièces maîtresses de ce recueil ; à eux seuls, ces deux textes (assez longs, bien plus que tous les autres) suffisent à en justifier la lecture – et le reste vaut le coup d’œil, avec une réserve toute personnelle pour les « Poèmes retrouvés ». C’est un livre magnifique, et il était bien temps que je le lise… Et il serait sans doute bien temps de lire désormais d'autres écrits de Jean Genet, en commençant probablement par le roman Notre-Dame-des-Fleurs.
Chroniquer de la poésie demeure un exercice particulièrement compliqué pour moi, et j’ai probablement écrit pas mal de bêtises… Surtout, n’hésitez pas à me reprendre quand c’est le cas !
Mais je vais probablement continuer l’expérience, en alternant à vue de nez le Japon et la France – aussi ma prochaine chronique poétique portera-t-elle sans doute sur les Cheveux emmêlés de Yosano Akiko. À un de ces jours, donc...