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CR Adventures in Middle-Earth : Mauvais Présages (3/4)

Publié le par Nébal

 

Suite de notre campagne d’Adventures in Middle-Earth ! Si nous avons doucement entamé la Mirkwood Campaign avec le précédent scénario, nous en sommes encore pour l’essentiel au « prologue » que constitue la « mini campagne » de Wilderland Adventures.

 

 

Si vous souhaitez remonter au début de la campagne, vous pouvez suivre ce lien.

 

La présente séance correspond à la troisième partie du scénario de Wilderland Adventures intitulé « Kinstrife & Dark Tidings » (pp. 37-58).

 

 

À noter, je me suis référé, pour la version française, au supplément Contes et légendes des Terres Sauvages pour L’Anneau Unique, où le scénario original avait été traduit sous le titre « Fratricide et mauvaises nouvelles » (pp. 42-63).

 

Il y avait cinq joueurs, qui incarnaient…

 

 

… Agariel, une Dúnedain (Vagabonde/Chasseuse d’ombres 3)…

 

 

… Aldamar le Laconique, un Homme des Bois (Protecteur/Frontalier 3)…

 

 

… Fredegar Sanglebuc, un Hobbit de la Comté (Protecteur/Héraut 3)…

 

 

… Jorinn, un Bardide (Chasseur de trésors/Espion 3)…

 

 

… et enfin Nárvi, un Nain du Mont Solitaire (Frère d’armes/Maître d’armes 3).

 

Pour la bande originale, je ne suis pas allé chercher bien loin : j’ai utilisé les compositions de Howard Shore pour la trilogie du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson.

 

La plupart des illustrations sont empruntées aux gammes de L'Anneau Unique et d'Adventures in Middle-Earth. Mais j’en ai aussi chipé à l'excellent compte rendu de campagne très détaillé (pour L’Anneau Unique) signé Ego, que vous trouverez ici sur le forum Casus NO.

 

Pour ceux que ça intéresserait, vous trouverez juste en dessous l’enregistrement brut, ou « actual play », de la séance :

Mais en voici autrement le compte rendu écrit...

 

QUE FAIRE AVEC ODERIC ?

 

 

L’aube approche, et la compagnie confère. Le temps presse, l’évasion de Jorinn sera bientôt connue, ils ne peuvent pas reporter leur action à la nuit suivante. Que faire avec Oderic ? Beorn a chargé les compagnons de lui ramener le fugitif, et cette mission demeure, si le contexte a évolué. Nárvi s’en tient à la solution la plus brutale : « On l’assomme. » Les autres sont plus indécis : Jorinn, notamment, pense qu’il est encore possible de convaincre Oderic de les suivre jusqu’à la Maison de Beorn, en échange de la garantie d’un procès équitable – Agariel privilégie également cette option. Mais le Bardide ne se leurre pas non plus : si le fugitif ne se montre pas coopératif, s’il se montre agressif ou panique, il faudra bel et bien l’assommer…

 

Mais, au préalable, il faut de toute façon localiser le jeune homme dans le camp – les compagnons n’ont aucune idée d’où se trouve sa tente. Fredegar, cependant, avait vu Oderic entrer et sortir de celle où Jorinn était retenu captif : le Hobbit a au moins une vague idée de l’endroit d’où venait le fugitif. Par ailleurs, Jorinn et lui ont bien perçu combien Oderic était tourmenté : il n’est franchement pas dit qu’il ait pu trouver le sommeil depuis, et les héros ne s’étonneraient pas de ce qu’il ait passé son temps depuis à rôder dans le camp, ruminant des idées sombres.

 

Le groupe progresse à bonne distance pour gagner un endroit d’où observer la zone délimitée par Fredegar sans attirer l’attention. Jorinn, avec Agariel en soutien, s’approche un peu plus de la lisière du camp (seul le Hobbit et lui sont en mesure d’identifier Oderic) : effectivement, Oderic ne dort pas – il est visiblement très perturbé, et fait les cent pas.

 

 

Mais Jorinn remarque alors une chose qui leur avait échappé à tous : dans l’ombre, un brigand surveille visiblement Oderic… Le jeune homme n’était pas traité en prisonnier dans le camp, mais Valter avait bien dépêché quelqu’un pour épier le moindre de ses mouvements ! Dont sans doute la visite à Jorinn… Et, à en juger par sa discrétion, son équipement ou encore son allure, le Bardide suppose que ce « surveillant » est un guerrier expérimenté, bien plus que les autres hors-la-loi ralliés à Valter… Jorinn a fait preuve de discrétion, et pense que cet homme ne l’a pas repéré. Mais il est visiblement aux aguets, et ne quitte pas Oderic des yeux ; ce dernier ne semble pas savoir qu’il est suivi.

 

Il faut trouver un moyen d’échanger avec Oderic sans que son surveillant ne s’en rende compte. Plusieurs options sont envisagées pour éloigner ce dernier, ou attirer Oderic hors de son champ de vision – de l’inévitable incendie à la dispute feinte. Jorinn et Nárvi se souviennent de la chanson (un peu maladroite) qu’ils avaient composée lors des funérailles de Mérovée et Odon ; ils pourraient la chuchoter : ces noms parleraient à Oderic, d’autant que le jeune homme goûte visiblement les héros tragiques immortalisés dans des chansons, et ils pourraient ainsi attirer son attention – il est cependant difficile de prévoir comment il y réagirait… Fredegar murmure toutefois la chanson, à la lisière du camp ; le Hobbit est habitué aux chants de taverne, où la voix doit porter, mais se trouve ici dans la situation ambiguë de devoir se faire entendre d’Oderic sans attirer l’attention de son surveillant… Il y parvient, cependant, même si de manière un peu hésitante.

 

 

Oderic est intrigué, il a bien perçu quelque chose, et s’avance lentement, à pas de loup, dans la direction de Fredegar ; ce mouvement n’a pas échappé à son surveillant, mais ce dernier se contente de suivre Oderic des yeux sans quitter sa cachette. Puis Oderic presse un peu le pas : il tombe bientôt sur Fredegar… et Jorinn, qui attire son attention – pour ce qu’il en savait, le Bardide était prisonnier dans une tente ! Oderic est stupéfait, et demande qui donc est l’étrange petit homme à côté de Jorinn. Par chance, et peut-être parce que l’heure et l’endroit y incitent, Oderic parle bas – et son surveillant ne semble pas comprendre qu’une discussion a lieu.

 

Fredegar annonce d’emblée qu’ils ne veulent que le bien d’Oderic. Lequel est méfiant : ils entendent le persécuter, plutôt ! Le ramener chez Beorn… En évoquant le souvenir de Mérovée et Odon… Mais Fredegar joue son va-tout : la situation a évolué, il s’agit d’abord et avant tout de protéger Pierregué – et Brunhild, qu’ils ont rencontrée. C’était la bonne approche : Oderic se montre plus docile. Mais le problème demeure : qu’attendent-ils de lui ? Qu’il se constitue prisonnier, pour qu’on le condamne à mort au Carrock ? Fredegar met plutôt en avant qu’il ne doit pas servir Valter le Sanguinaire, qui se prépare, avec son aide, à fondre sur Pierregué, et pourrait mettre toute la région à feu et à sang. Mais Oderic se brusque un peu : Valter l’a écouté, lui, au moins !

 

Agariel sort de l’ombre (seuls Aldamar et Nárvi restent en arrière), et elle affirme qu’Oderic n’est qu’un outil pour Valter – qui s’en débarrassera probablement dès qu’il aura pris Pierregué. Le chef brigand ne fait absolument pas confiance au jeune homme – d’ailleurs, il a délégué quelqu’un pour surveiller ses moindres faits et gestes. Oderic tique – il ne fait pas confiance à la nouvelle venue ! Mais Jorinn rattrape le coup, en confirmant les propos de la Dúnedain, et en avançant qu’Oderic a les moyens de racheter sa faute aux yeux de sa communauté comme de Beorn : il reviendrait alors en héros, pas en criminel. Oderic baisse la tête – et regarde en arrière : il a cru Jorinn, sinon Agariel, et se rend compte qu’un homme le suit bel et bien : « Faron… Je me disais aussi, je le voyais partout… »

 

Mais Oderic est désemparé : que veulent-ils donc qu’il fasse ? Agariel lui répond très dignement : qu’il vienne avec eux, et ils s’en porteront garants. Ils sauveront ainsi Pierregué et la région au-delà, ce qui témoignera en sa faveur devant Beorn. Fredegar, dont les manières sont plus douces, achève enfin de convaincre Oderic qu’il se leurrait sur Valter : le fugitif admet que le chef brigand est un homme mauvais, et qu’il était absurde d’essayer de se persuader du contraire…

 

Mais il ne partira pas immédiatement avec la compagnie. Il faut lui laisser un peu de temps, pour régler quelques affaires : qu’ils s’éloignent un peu du camp pour quelques heures, en restant dans la forêt – il affirme qu’il trouvera à les rejoindre dans la journée, parole d’honneur ! Agariel et Jorinn, de manière affichée, puis Fredegar, décident de lui faire confiance. Oderic les laisse là, et joue la comédie pour celui qu’il a appelé Faron – il s’était simplement éloigné pour uriner…

 

LE PLAN D’ODERIC

 

 

Agariel cherche un bon endroit où dresser le camp – un lieu discret, éloigné des brigands mais pas excessivement non plus, facile à défendre et offrant un bon poste d’observation. C’est d’autant plus vital que l’évasion de Jorinn sera bientôt connue, et que les hors-la-loi patrouilleront la forêt avec une ardeur renouvelée… Mais la vagabonde sait y faire, et se remémore un endroit idéal, à environ une heure de marche du camp de Valter, et assez densément boisé, où les compagnons pourront se reposer sans trop se mettre en danger. Fredegar, d’instinct, monte dans les branches pour guetter les environs. Les compagnons se reposent alternativement – ils en ont bien besoin.

 

Mais Agariel n’est pas rassurée : Oderic a l’air aussi fougueux qu’on le disait à Pierregué, et elle craint qu’il ne fasse quelque bêtise… Elle devait cependant lui faire confiance.

 

Le jour se levait quand les compagnons ont dressé le camp – et plusieurs heures s’écoulent, indécises, pas si reposantes au fond, tout le monde demeurant dans l’expectative de ce que fera Oderic.

 

 

Enfin, Fredegar et Nárvi repèrent un petit groupe d’hommes qui approche de leur camp en discutant. Le Hobbit peut se montrer plus précis : il y a là Oderic, Faron, et une classique patrouille composée de deux lanciers et deux archers.

 

 

Agariel, discrètement, assigne des positions aux compagnons pour tendre le cas échéant une embuscade aux nouveaux-venus.

 

 

En fait, la petite bande de hors-la-loi n’est absolument pas discrète – et Oderic parle sans doute un peu trop fort, à vrai dire. Les compagnons comprennent bien vite que c’est délibéré : le fugitif veut qu’ils l’entendent.

 

Il s’adresse à Faron : « Pierregué, c’est voir trop petit. Je serais ravi que ce maudit village soit brûlé une bonne fois pour toutes, mais Valter devrait voir plus grand, il faut lui en parler. Je connais une route, qui passe par le nord – un autre passage que le Vieux Gué, moins surveillé : on pourrait lancer l’assaut en plein cœur du territoire béornide ! On pourrait tendre un guet-apens aux hommes de Beorn. Vous, vous ne connaissez pas la région, mais moi, si. Cet endroit, la Faille Sombre, je crois vraiment qu’on devrait aller là-bas, pour lancer une attaque là où ça compte vraiment. Pierregué, ça n’est vraiment pas suffisant. »

 

Les compagnons comprennent sans peine le petit jeu d’Oderic : il compte attirer les brigands de Valter dans un endroit idéal pour que les Béornides leur tendent une embuscade, l’information étant communiquée à Beorn par les compagnons. Aucun d’entre eux ne sait à quoi se réfère exactement ce toponyme de « Faille Sombre », mais il ne fait nul doute que ce nom évoquera quelque chose aux Béornides.

 

 

Le problème… c’est qu’Oderic est un très mauvais comédien. Si ses intentions sont aussi transparentes pour les héros, elles ne le sont guère moins pour Faron. Le rude guerrier n’est pas du genre à laisser deviner facilement ses émotions, mais Jorinn, qui est habitué à lire l’expression des gens, est formel : il n’a pas gobé le mensonge d’Oderic, et n’en est que davantage aux aguets – Valter lui-même ne sera dès lors pas davantage convaincu par cette ruse un peu grossière…

 

Il faut agir – immédiatement, car la vie d’Oderic est en danger, et les compagnons n’auront pas de meilleure occasion de quitter la région avec lui. Ils déclenchent l’embuscade – mais sans parvenir à surprendre le très vigilant Faron.

 

Oderic, bien sûr, joint le combat au côté des héros – guerrier intrépide, il assène des coups terribles, mais en se mettant systématiquement en danger. Et Faron, qu’il cible en priorité, un combattant pas né de la dernière pluie, est tout disposé à en profiter ! Une chose que perçoit bien Nárvi, qui vole au secours du fugitif, hache et bouclier en mains, avec l’appui des archers de la compagnie. Mais Faron manie très bien la lance, et inflige de sévères blessures à Oderic…

 

Il est à vrai dire un adversaire d’un tout autre calibre que les autres brigands, dont il n’est pas trop difficile de se débarrasser, même s’ils infligent occasionnellement des dégâts non négligeables ; Agariel, surtout, s’en occupe.

 

Mais elle devient la cible de l’agile Faron, qui se désengage de ses assaillants sans en payer le prix, et compte bien libérer les brigands de la Dúnedain pour conserver le précieux soutien du nombre. Nárvi parvient de justesse à positionner son bouclier de sorte qu’Agariel ne subisse pas un coup très puissant de Faron, mais il ne peut rien faire pour l’attaque qui suit, et la vagabonde commence à accumuler les blessures… Elle privilégie toujours les archers comme cibles.

 

Oderic quant à lui s’en prend toujours de préférence à Faron – et lui subit une attaque d’opportunité en se jetant comme une brute sur le guerrier, qu’il blesse vigoureusement. Mais la riposte est sévère…

 

Fredegar entonne des chants de guerre destinés à motiver ses compagnons, qui s’enlisent un peu dans le combat. Aldamar et Jorinn de leur côté viennent au secours d’Agariel, qui est rudement blessée. Le Bardide place une attaque très sournoise… et parvient à achever Faron !

 

Les brigands, pourtant, peut-être parce qu’ils sont emportés par la furie du combat, ne fuient pas. Mais ils ne font plus le poids, et la compagnie s’en débarrasse sans trop de peine.

 

Cela dit, quand le combat s’achève, Oderic est peu ou prou à l’agonie, en dépit de la protection du bouclier de Nárvi, et Agariel aussi a été très rudement blessée…

MARCHE FORCÉE VERS LE VIEUX GUÉ

 

 

Or les compagnons manquent de temps pour panser leurs plaies. L’alerte sera bientôt donnée, et le camp de Valter le Sanguinaire va se mettre en mouvement. Cela dit, il ne s’agit pas seulement de fuir les brigands : à ce stade, il ne fait guère de doute, et Oderic, ravagé par la honte, appuie là-dessus, que l’ambitieux hors-la-loi va précipiter son assaut sur le territoire béornide, et les compagnons doivent prévenir Beorn au plus tôt pour qu’il puisse l’intercepter avec son ost.

 

Quelle sera la cible de Valter ? Les compagnons, et surtout Oderic, doutent qu’il s’agisse de Pierregué : le fugitif n’avait pas encore renseigné les brigands sur le meilleur moyen de traverser l’Anduin pour s’en prendre à son village ; ce serait dans ces conditions une proie à la fois trop modeste et trop compliquée. S’y rendre serait probablement une perte de temps – et, en outre, il vaudrait sans doute mieux qu’Oderic ne s’y montre pas…

 

En l’absence d’autre passage connu de ces hors-la-loi étrangers à la région, l’hypothèse la plus raisonnable, défendue par Agariel avec le soutien d’Oderic, est qu’ils s’en prennent directement au Vieux Gué – lequel est en permanence gardé par quelques Béornides, mais en nombre insuffisant pour résister à la forte bande de brigands de Valter. Il faut donc gagner le Vieux Gué au plus tôt, voire la Maison de Beorn, pour s’entretenir directement de l’affaire avec le Changeur de Peau – et, le cas échéant, lui remettre Oderic, car telle était initialement leur mission.

 

La troupe conséquente de Valter, par définition, n’est pas aussi mobile qu’une petite compagnie d’aventuriers – et pourtant, le temps presse, car les héros doivent composer avec la nécessité de gagner le Vieux Gué et la Maison de Beorn, à quelque distance tout de même, dans un délai suffisant pour que le Changeur de Peau puisse organiser la défense de son territoire. Dans ces conditions, un voyage « normal » est hors de propos, car beaucoup trop lent et dès lors beaucoup trop risqué. Agariel se résout à suggérer une marche forcée : cela diminuera leur temps de voyage de moitié ou presque, mais au prix d’un épuisement généralisé… Cependant, ils n’ont guère le choix. À marche forcée, la Dúnedain pense pouvoir gagner le Vieux Gué en trois ou plus probablement quatre jours – après quoi parvenir à la Maison de Beorn demanderait une bonne journée de plus, ce qui laisserait au plus un ou deux jours pour que les guerriers béornides rejoignent le Vieux Gué et assurent sa défense avant que Valter ne s’en empare.

 

On envisage la possibilité d’envoyer seulement un des compagnons en avant pour qu’il prévienne Beorn tandis que le reste de la compagnie progresserait plus prudemment, mais l’hypothèse est assez rapidement écartée : c’est bien trop dangereux, bien trop aléatoire – la compagnie devra rester unie.

 

Seulement, les héros sont déjà épuisés – et Oderic et Agariel, surtout, sont rudement blessés. Il leur faut se reposer brièvement avant d’entamer leur longue marche. Agariel prend soin de dissimuler les cadavres des brigands (les fouiller ne lui apprend rien quant à leur origine, et ils n’avaient aucun objet de valeur sur eux), après quoi les compagnons s’éloignent du camp de Valter pour un repos forcément trop bref et quelques soins (par Fredegar et Aldamar) forcément insuffisants.

 

 

Puis ils prennent la route, bien conscients de ce que leur périple jusqu’au Vieux Gué sera épuisant et dangereux, dans des terres bien plus sauvages que celles se trouvant sur la rive opposée de l’Anduin…

 

Et, de fait, le voyage est épuisant. Après deux journées de marche à ce rythme, au physique comme au moral, Nárvi et le très affaibli Oderic accusent le coup – et si Aldamar comme Fredegar tiennent encore, ils ne pensent pas pouvoir continuer indéfiniment comme cela sans en payer le prix.

 

En outre, les compagnons acquièrent toujours un peu plus la conviction irrépressible que l’environnement même leur est hostile. Il y a comme une menace sourde qui pèse sur le périple des voyageurs – quelque chose qui va bien au-delà de la seule perspective, pourtant déjà terrifiante, de la bande de brigands de Valter mettant la région à feu et à sang. Le sol est plus qu’à son tour marécageux, les insectes suceurs de sang sont une plaie constante…

 

UNE PROIE DE CHOIX

 

 

Et, enfin, une bande de loups hurle non loin – assez forte pour oser s’en prendre à la compagnie de héros ; c’est comme si les animaux sentaient qu’ils sont à bout…

 

Bientôt, même s’ils ont tenté de passer discrètement au large, les compagnons sont encerclés par la meute – laquelle est visiblement dirigée par un loup de taille supérieure, et dont les yeux pétillent d’une intelligence malicieuse…

 

Oderic, comme à son habitude semble-t-il, fonce au combat sans tenir compte de ses blessures. À vrai dire, à ce stade, les compagnons perçoivent bien qu’il y a quelque chose de suicidaire dans ces attaques intrépides et risquées… Ils se jettent dans la mêlée en conséquence : il ne s’agit pas seulement de vaincre les loups, mais peut-être prioritairement de faire en sorte qu’Oderic ne périsse pas sottement dans la bataille !

 

L’affaiblissement déjà ressenti par certains compagnons rend l’affrontement plus périlleux, là où, en temps normal, ils auraient probablement eu bien moins à craindre de l’attaque d’une meute de loups sauvages. Les héros en triomphent bel et bien, mais Oderic est au plus mal, et Nárvi, qui avait volé à son secours en interposant son bouclier, ne se sent guère mieux, même après avoir fait appel à son second souffle – tandis que Fredegar et Jorinn ont également subi quelques vilaines griffures et morsures, Agariel n’ayant quant à elle pas totalement récupéré de son combat avec les brigands.

 

Or il leur reste encore deux bonnes journées de marche avant d’atteindre le Vieux Gué… et sans doute d’autres périls d’ici-là.

 

À suivre…

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Ada ou la beauté des nombres, de Catherine Dufour

Publié le par Nébal

 

DUFOUR (Catherine), Ada ou la beauté des nombres – Lovelace, la pionnière de l’informatique, Paris, Fayard, 2019, 244 p.

 

Sacrée activité éditoriale pour l’excellente Catherine Dufour, ces derniers temps : deux romans coup sur coup, après une longue absence, Entends la nuit et Danse avec les lutins, que j’aurais déjà lire et il me faudra y remédier sous peu, mais aussi la présente non-fiction (elle en a écrit un certain nombre ces dernières années, parmi lesquelles L'Histoire de France pour ceux qui n'aiment pas ça), Ada ou la beauté des nombres, publiée chez Fayard, un éditeur qui aime bien les biographies, à la base.

 

De fait, ce (court) livre est une biographie, la première en français portant sur Ada, née Byron, épouse King et comtesse Lovelace (1815-1852 – une carte de visite un peu dense) ; et c’est un sacré personnage. Reste que ce livre n’est pas votre biographie Fayard lambda : l’étude est sérieuse et sourcée, comme il se doit, mais le ton, lui, n’appartient qu’à Catherine Dufour – dont on retrouve avec plaisir la plume savoureuse et riche de sarcasmes et autres formules punkoïdes qui frappent sans prévenir et, tout à la fois, détonnent et font mouche. Pour qui a adoré les romans et nouvelles signés par Catherine Dufour dans la décennie 2000-2010, c’est comme des retrouvailles, oui, et des plus heureuses ; mais j’imagine que ça pourra faire un choc, initialement du moins, à qui ne connaîtrait rien de tout cela et s’attendrait à une biographie à la forme plus ouvertement docte et surtout posée.

 

D’autant qu’il y a une dimension que je suppose pouvoir qualifier de militante dans cette non-fiction. Ada ou la beauté des nombres ne serait certes pas la première biographie à entendre « réparer une injustice », même s’il y a assurément de cela, et à très bon droit. Mais cela va au-delà, la focale est plus large, et le propos résonne fortement avec le contexte de publication, dans la foulée du mouvement féministe contemporain post-#MeToo – une dimension dont l’autrice ne fait pas mystère, et de sa part cela n’a rien d’une nouveauté (écriture inclusive incluse, on entend déjà hurler certains lecteurs). Il ne s’agit pas seulement, ici, de retranscrire au quotidien la vie brève et l’œuvre scientifique fascinante et révolutionnaire mais somme toute guère riche en publications d’Ada Lovelace, et point barre : l’après-Ada compte presque autant, qui dessine une histoire étendue de l’informatique, et des informaticiennes.

 

Car c’est bien d’informatique que Catherine Dufour, elle-même ingénieure en informatique, traite ici – même si Ada est morte un siècle avant que le premier ordinateur ne voie le jour. Qu’importe : elle n’en avait pas moins écrit le premier programme informatique au monde, ou la première boucle plus précisément (n’étant pas le moins du monde informaticien, je ne peux absolument rien dire de plus quant à cette nuance). Et, au-delà, elle avait bel et bien anticipé ce que serait un jour l’informatique – d’une manière parfaitement visionnaire, en allant bien au-delà des préoccupations immédiates de Charles Babbage, lequel entendait d’abord et avant tout concevoir un calculateur qui permettrait enfin aux mathématiciens tels que lui-même (et Ada…) de se passer une bonne fois pour toutes des tables de calcul jusqu’alors indispensables, et forcément constellées de frustrantes erreurs.

 

Pourtant, Ada Lovelace, sans être à proprement parler inconnue, loin de là à vrai dire, a trop longtemps été cantonnée au rôle un peu navrant de note de bas de page dans la biographie des autres – deux autres tout spécialement : son illustre (et invivable – ça tombe bien, elle ne l’a jamais connu) poète de père, Lord Byron, d’une part, et d’autre part son mentor (ou à vrai dire un de ses mentors), le mathématicien Charles Babbage. Ici, on peut supposer que les informaticiens et/ou les amateurs de science-fiction étaient d’ores et déjà dans une position un peu plus favorable que les autres lecteurs, pour avoir au moins une vague idée de qui était Ada Lovelace – parce que le langage informatique Ada, ou parce que des romans comme La Machine à différences de William Gibson et Bruce Sterling (au-delà, le courant steampunk dans son ensemble a régulièrement fait référence à Ada Lovelace). Mais c’était probablement insuffisant – et je dois confesser que, au regard de mes lectures, Ada demeurait bel et bien une note de bas de page à la biographie de Babbage, dans ce cas précisément (pour quelque raison, je me la figurais à vrai dire comme l’assistante de Babbage – ce qu’elle n’était pas le moins du monde ; mais les connotations de ce terme en disent sans doute tristement long, sur moi, mes lectures, notre société, etc.). Même dans ce contexte, les louanges ne manquaient certes pas : quitte à ce que ce ne soit qu’au travers de notes de bas de page, on admirait généralement Ada – mais de ce type pernicieux d’admiration qui fait plus qu’un peu loucher sur la condescendance. Il était donc bien temps de remettre les pendules à l’heure.

 

Mais, pour pouvoir envisager à sa mesure la biographie d’Ada Lovelace, il faut comme de juste apprécier tout d’abord le contexte de sa vie. Le plus globalement, tout d’abord : la société victorienne, oppressive, pudibonde, hypocrite – nous parlons bien sûr tout spécialement ici du monde, celui des salons, de la bonne société… Une aristocratie brimée dans l’enfance par des théories pédagogiques délirantes, à la conjonction des délires sadiens et de la répression puritaine, et qui survit tant bien que mal en se camant jusqu’à l’os au laudanum. Le sort des femmes y est nécessairement pire, qui doivent se marier au plus tôt, un bon parti se mesurant aux seuls critères valides de la fortune et des titres de noblesse ; trop souvent, bien sûr, ces aristocrates n’ont rien de noble, et, en fait de fortune, ils ont surtout des dettes, contractées notamment au jeu (Ada elle-même était une addict à cet égard – en plus du laudanum, hein)… Après, il faut pondre des enfants, au risque d’en crever – et s’accommoder des coucheries de Monsieur. Rassurez-vous, Madame découche au moins autant – et c’est toujours matière à scandales : le monde, c’est d’abord les cancans. On condamne la débauche de la plus hypocrite des manières.

 

Mais il faut dire qu’avec le papa d’Ada, on atteignait des sommets dans le genre ; il était typique pourtant de ces Anglais contraints de fuir la mauvaise renommée sur le continent, et on en croisera quelques autres dans le livre de Catherine Dufour… Cela dit, Lord Byron, c’était quand même la classe au-dessus – tour à tour adulé comme le plus grand poète de son temps, et haï comme le pire des monstres lubriques. On s’en doute, il n’était ni un mari idéal, ni un père idéal. Il n’a jamais vraiment connu Ada, sa seule fille légitime – il s’était très tôt barré (pour ne pas dire immédiatement) du foyer conjugal pour goûter à l’inceste et/ou aux gitons, plus savoureux. Il avait cependant eu le temps de se montrer un époux détestable, violent et ingérable – Annabella, Mme Byron, n’a pourtant pas salué son départ comme une libération, cultivant dans les décennies qui suivraient de lourdes rancœurs à l’encontre de cette fuite et de ses responsables à ses yeux (l’amante/demi-sœur du poète au premier chef, forcément). Surtout, Annabella, produit typique de la répression victorienne, qui lui interdisait de cultiver son goût pour les sciences, à elle que son volage et fugace époux surnommait « la princesse des parallélogrammes », s’est attelée à la tâche de réprimer à son tour sa fille et ses inclinations : si ça fait mal, c’est que ça fait du bien, etc. Maman avait en outre quelque chose de sacrément envahissant, on va dire…

 

Par chance, et grâce à divers mentors successifs (hommes et femmes, parmi elles la très impressionnante Mary Somerville, dont je n’avais jamais entendu parler et qui serait bien digne d’une biographie dans ce genre elle aussi, à vue de nez), Ada a cependant pu entretenir son goût pour les sciences et notamment pour les mathématiques. Certes, il lui a fallu faire son entrée dans le monde, trouver mari, et faire des enfants – mais, pour un temps du moins, elle a pu côtoyer les grands noms de la science de son temps.

 

La bonne société anglaise, au-delà des cancans et du marché matrimonial, appréciait de subventionner , ne serait-ce que pour le lustre, artistes et savants aux ingénieuses trouvailles – parmi ces derniers, Charles Babbage, mathématicien génial, travaillait d’arrache-pied (mais en tenant lui aussi salon le cas échéant) sur son projet pharaonique de « moteur à différences », soit un calculateur unique en son genre, et qui serait à même, donc, de libérer les scientifiques du fardeau du calcul mental ou à base de tables trop souvent erronées. C’était, dans son principe, le premier ordinateur – Babbage l’avait conçu théoriquement, mais il n’est, notoirement, jamais parvenu à le construire : la machine était trop complexe, exigeait la production de trop nombreuses pièces, trop précises,  les mécènes (y compris au niveau du gouvernement) ont fini par se décourager – et, semble-t-il, l’ego broussailleux du savant ne lui facilitait probablement pas les choses.

 

Mais le projet enthousiasme les savants – et Ada parmi eux. Mathématicienne douée, elle perçoit très vite l’intérêt de la machine de Babbage ; mais, plus visionnaire que ce dernier, elle entrevoit derrière l’informatique telle que nous la connaissons aujourd’hui. Pour se faire un nom dans la communauté scientifique de ce temps, un bon moyen était de commencer par livrer des traductions d’œuvres scientifiques (Mary Somerville avait plus ou moins procédé de la sorte). Ada traduit donc un article italien, dû à un certain Ménabréa… consacré à la machine de Babbage (qu'elle connaissait personnellement). Seulement, elle ne s’en tient pas à la traduction : avec l’aval de Babbage, elle introduit dans sa version des notes toutes personnelles, et c’est ici notamment qu’apparaît son génie – d’une part dans la conception prophétique d’une « science poétique », d’autre part et surtout dans la note G qui contient donc le premier programme informatique de l’histoire, en témoignant des capacités du « moteur à différences » via le traitement des nombres de Bernoulli. Si Babbage a conçu l’ordinateur, c’est donc Ada qui a conçu l’informatique et la programmation (même si Turing, notamment, passerait par-là un siècle plus tard) – et le mathématicien soupe-au-lait était conscient et admiratif du talent de la jeune femme (les deux ensemble, c'était une merveilleuse conjonction à la fois d'ego et de génie).

 

Hélas, son rang, son sexe, son époque, sa société, à peu près tout en somme conspirait contre la carrière scientifique d’Ada – même si elle a livré quelques autres travaux et surtout traductions d’importance, notamment, et pas des moindres, de la Mécanique céleste de Laplace. En femme de la bonne société victorienne, elle devait se consacrer à son foyer – lequel était hélas parfaitement toxique. Son mari n’était pas le plus sot des hommes, et ils avaient bien des engouements en commun, mais il était d’un naturel colérique, et l'a parfois battue ainsi que leurs enfants. Lesdits enfants, Ada ne savait tout bonnement pas quoi en faire – et elle s’en rendait bien compte, confessant qu’elle était la pire des mères possible… à part peut-être la sienne, dont elle a du coup reproduit les errances – il faut dire qu’Annabella faisait le pied de grue devant sa porte, et jusqu’à la toute fin. Quoi qu’il en soit, les enfants d’Ada la détestaient. Elle-même ne trouvait guère à se réfugier dans la science, au bout d’un certain temps – un amant, le laudanum, le jeu, où elle a contracté des dettes colossales, étaient des échappatoires plus accessibles, et, pour les deux dernières en tout cas (frontalement...), moins susceptibles d’être taxées d’unladylikeness. Épuisée, affaiblie, déprimée, Ada tombe malade – et le médecin auquel elle choisit de faire confiance s’avère le moins capable : son cancer de l’utérus est identifié tardivement, et Ada King, née Byron, comtesse de Lovelace, meurt dans d’atroces souffrances, à l’âge de 36 ans. Un sort presque banal, pour quelqu’un qui ne l’était pas.

 

L’histoire d’Ada aurait pu s’arrêter là – avec quelques nécrologies « élogieuses, et vigoureusement misogynes : "Outre une intelligence complètement masculine dans sa solidité, sa pertinence et sa fermeté, Lady Lovelace avait toutes les délicatesses du plus raffiné des caractères féminins." » Ce qui n’est pas exactement pour nous surprendre.

 

Son souvenir persiste, pourtant – quoique placé entre parenthèses en même temps et pour la même durée que le « moteur à différences » de Babbage. On reviendra pourtant à celui-ci – et les premiers ordinateurs, dans les années 1940, en seront les héritiers directs. C’est alors que le souvenir d’Ada resurgit. Les pionniers de l’informatique, comme Howard Aiken ou Alan Turing, la redécouvrent, et perçoivent son rôle dans cette affaire, si des incertitudes demeurent un temps quant à la paternité (ou maternité…) du premier programme informatique, parfois attribuée à Babbage comme le concept de sa machine analytique (mais la question est semble-t-il tranchée aujourd’hui, en faveur d’Ada Lovelace). Les premiers ordinateurs conçus à cette époque, en outre, sont souvent confiés à des programmeurs… qui sont presque systématiquement des programmeuses, la plus célèbre étant Grace Hopper ; laquelle a pu dire, d’ailleurs, que si les femmes ont joué un tel rôle dans l’histoire de la science informatique à cette époque, c’était probablement parce que l’activité paraissait « indigne » de ces Messieurs… Elles sont du coup à plus d’un titre les héritières d’Ada, première programmeuse de l’histoire.

 

De manière discrète tout d’abord, via quelques hommages et articles, puis de moins en moins, mais avec les bémols envisagés plus haut, Ada ressuscite – ce qui passe par certains clins d’œil au sein des communautés scientifiques et technologiques (du langage de programmation Ada à l’hologramme d’authentification des produits Microsoft, qui est en fait son portrait), puis de manière plus étendue, et jusque dans la culture populaire, via le steampunk notamment – la première programmeuse de l’histoire a sous cet angle quelque chose aussi de la première geek (enfin, probablement pas « la première », pour le coup, mais je cite la dédicace de l'autrice : merci Catherine !).

 

Geek, Catherine Dufour l’est aussi. Sous cet angle également le projet d’une biographie d’Ada Lovelace lui collait parfaitement – et son récit est émaillé d’allusions à la part geek de la destinée d’Ada, via La Machine à différences et compagnie… voire au-delà : elle ne pouvait passer à côté d’un aparté sur certaine soirée à la Villa Diodati, près de Genève, en 1816 – où un certain Lord Byron, qui avait déjà mis les voiles alors qu’Ada était née l’année précédente seulement, causait littérature fantastique avec son médecin John Polidori et le couple Shelley, Mary et Percy ; Polidori, en conséquence, fonderait le mythe moderne du vampire, quitte à ce que ce soit au travers d’un texte un peu médiocre, mais, surtout, la géniale Mary Shelley créerait le chef-d’œuvre Frankenstein – et la science-fiction avec : pas mal, pour un début ! Et probablement déjà une préfiguration de ce que pourrait être la « science poétique » dont Ada parlerait quelques années plus tard… Catherine Dufour renvoie du coup au roman de Tim Powers Le Poids de son regard – ça n’est pas la première fois, et je suppose que ce ne sera pas la dernière (il faudrait que je le retente ; j’avais essayé à « un mauvais moment » et n’avais pas accroché…).

 

Le livre de Catherine Dufour vibre de passion, d’enthousiasme, de colère aussi parfois, qu'elle communique sans peine à ses lecteurs. Sa plume qui n’appartient qu’à elle est le véhicule parfait pour cette histoire, à tous les niveaux. Ada ou la beauté des nombres passionne et se dévore – c’est un livre assez court, cela dit, et c’est peut-être bien sa seule limite : j’en aurais volontiers repris du rab.

 

Chaudement recommandé, donc – et maintenant faut que je lise Entends la nuit et Danse avec les lutins. Parce que Catherine Dufour

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La Chute de Damnos, de Nick Kyme

Publié le par Nébal

 

Aux abonnés : toutes mes excuses, un GROS souci sur Over-Blog a entraîné la publication de cet article en dizaines d'exemplaires, avec des dizaines de mails... Je suis vraiment désolé d'avoir pollué vos boîtes mail, et me montrerai plus prudent à l'avenir...

KYME (Nick), Sicarius : La Chute de Damnos, [Fall of Damnos], traduit de l’anglais par Laurent Philibert-Caillat, Nottingham, Games Workshop – Black Library, [2011] 2019, 454 p.

 

Eh oui : de temps en temps, un petit (…) roman Warhammer 40,000. D’autant que j’ai enfin succombé, me mettant au jeu de figurines après avoir tourné autour pendant… 25 ans ?

 

Et j’ai commencé avec une faction qui m’a toujours intrigué : les Nécrons. Ces Xenos ont une identité visuelle forte, avec un trip égyptien zombiesque sur-perverti au vert fluo, mais ils sont en même temps symptomatiques des excellentes idées fluff que le jeu de Games Workshop s’autorise plus qu’à son tour, et qui contribuent pour une part essentielle à sa démesure gothique et plus généralement à son attrait. Vus de loin, les Nécrons ne sont guère qu’une adaptation « SF » de l’archétype plus ouvertement fantasy de l’armée de morts-vivants, avec des nécromanciens mégalomanes à leur tête – et les robots tueurs de Terminator ont clairement contribué à leur définition graphique, ça saute aux yeux, mais aussi « philosophique ». Games Workshop pompe, c’est un fait – mais, dans le meilleur des cas, et finalement assez souvent, Games Workshop va au-delà, digère, redéfinit, brode, approfondit, et aboutit à quelque chose de singulier, évocateur, et très enthousiasmant – au-delà de la seule proposition esthétique forte.

 

Tout spécialement, en ce qui me concerne, quand on s’éloigne des figures centrales de cet univers : les Space Marines d’une part, le Chaos de l’autre. Les Xenos ont toujours eu ma préférence. Mais ils n’ont clairement pas la part belle dans les publications de Black Library, dont le point de vue est le plus souvent, voire presque systématiquement, celui de l’Imperium de l’Humanité, à quelques exceptions chaotiques près mais au fond essentiellement liées. Le présent roman ne déroge pas. Mais ils sont en outre très rares, ceux qui accordent un rôle d’importance aux Nécrons… Celui-ci venant tout juste d’être réédité en français, je me suis dit que je pouvais tenter l’expérience – histoire de.

 

La Chute de Damnos est un roman de Nick Kyme – un auteur dont je n’avais jamais entendu parler sauf erreur, qui a pas mal de publications Black Library à son actif. Hélas, ça n’est clairement pas un des meilleurs écrivains de la bande, hein : c’est rapidement une triste évidence…

 

Le roman, par ailleurs, a un positionnement éditorial un peu étrange : initialement, à ce que j’ai cru comprendre, il avait été publié dans une série consacrée aux grandes batailles livrées par l’Adeptus Astartes – et, de fait, la (double…) bataille de Damnos est peut-être bien la plus célèbre à avoir opposé les Space Marines, la IIe Compagnie des Ultramarines plus précisément, aux Nécrons. Mais la présente réédition ne met pas en avant ce contexte éditorial initial, préférant mettre l’accent sur un des personnages du roman (et du jeu, pour le coup), le Capitaine de la IIe, Cato Sicarius – le livre est présenté comme étant « un roman de Sicarius », et il y en a semble-t-il eu quelques autres. Le légendaire Space Marine n’est pourtant qu’un personnage parmi d’autres dans cette affaire, et il est très loin d’y occuper le devant de la scène. Bon…

 

L’histoire… est à peu près aussi étique que vous pouvez le supposer. Damnos est un monde de l’Imperium de l’Humanité parmi des milliards d’autres, et rien ne le distingue vraiment : un climat froid, une économie essentiellement tournée vers la prospection minière, un gouverneur corrompu et veule comme il se doit.

 

Hélas, à creuser trop profondément, on peut réveiller des choses endormies depuis des millions d’années… De fait, Damnos, au grand dam de ses habitants humains qui n’en avaient pas la moindre idée, s’avère être un monde-nécropole : un coup de pioche de trop, et les tombeaux des Nécrons s’activent… Les Canopteks artificiels gèrent l’urgence le temps que le processus de réanimation opère, et font déjà bien des dégâts – mais quand leurs maîtres s’éveillent enfin, la présence impériale sur Damnos est pour ainsi dire condamnée. Bientôt, des légions innombrables de guerriers mécanoïdes partent à l’assaut des centres industriels et urbains, bien décidés à reprendre ce qu’ils considèrent comme étant leur – et des millions d’humains, mineurs comme soldats, périssent en un laps de temps très restreint.

 

Tout. Est. Foutu.

 

Mais non, voyons ! Par chance, la IIe Compagnie des Ultramarines « passait par-là »... Les forces de l’Adeptus Astartes débarquent sur Damnos, et entreprennent de repousser « l’envahisseur » (euh…). À leur tête, le légendaire Capitaine Cato Sicarius – enfin, plus ou moins à leur tête, car, comme d’hab’, la Compagnie sinon le Chapitre est en proie aux magouilles de la politique politicienne la plus mesquine, et si la moitié des effectifs de la IIe révère Sicarius comme un héros, l’autre moitié… ne l’aime pas (tout cela est parfaitement artificiel et d’un ennui mortel). Ceci étant, Sicarius n’est pas la seule star des Ultramarines dans cette affaire : notamment, l’archiviste Tigurius, un des plus puissants psykers impériaux, est également de la partie.

 

Et… bien d’autres. Beaucoup d’autres. Trop. À vrai dire, c’est un des problèmes majeurs de ce roman : Nick Kyme multiplie les points de vue, mais ses personnages sont tous tellement fades et interchangeables qu’il est difficile, non seulement de s’y attacher, mais tout bonnement de comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe au juste.

 

Si ce n’est qu’il y a de la baston. Beaucoup de baston. À peu près que de ça, en fait. Certes, dans ce sombre futur, « il n’y a que la guerre » : c’est la note d’intention, on la connaît, on devra bien faire avec. Certains auteurs de la Black Library s’en tirent honorablement à cet égard, comme Dan Abnett, je suppose, qui est probablement le plus connu – mais justement : même si je n’ai pas plus que ça apprécié les deux romans des « Fantômes de Gaunt » que j’avais chroniqués sur ce blog, on pouvait au moins lui reconnaître qu’il savait concocter quelques scènes d’actions sympa, et donner de la chair et de l’âme à ses personnages de troufions – sur un mode très classique de « band of brothers », mais bon : ça fonctionnait. Ici, pas le moins du monde, hélas…

 

D’autant que l’action est mollassonne, répétitive, et plombée par des flashbacks parfaitement inutiles et que rien ne justifie de baston dans la baston.

 

Par ailleurs, les « stars » du roman ne sont pas beaucoup mieux loties que les Astartes de second ordre qui monopolisent l’essentiel des points de vue : le héros Sicarius n’est pas exactement un fin stratège, on va dire… Et c’est ballot, quand le Chapitre des Ultramarines est supposé se distinguer des autres par sa hauteur de vue tactique. Le plan le plus « malin » du bonhomme, c’est quand même de s’attaquer tout seul à un Monolithe nécron, hein… « Courage et honneur », tout ça…

 

En même temps, par accident peut-être, ou pas, ce traitement assez foireux des personnages des Space Marines a une heureuse contrepartie – qui est qu’ils ne sont vraiment pas sympathiques. Les « Anges de la Mort » n’ont certes plus grand-chose d’humain, à ce stade, mais ils en témoignent au-delà de leurs seules prouesses martiales – en méprisant profondément les humains de Damnos, qui, plus d’un en vient à le penser, ne méritent pas qu’on meure pour eux… Et si les plans des Schtroumpfs-marines doivent avoir pour conséquence d’envoyer cette piétaille se faire massacrer pour leur ouvrir le passage, eh bien, c’est dans l’ordre des choses, non ?

 

Bien sûr, parmi les Astartes interchangeables qui nous servent (mal) de personnages points de vue, plusieurs sont bien obligés d’admettre que leur sentiment à cet égard n’était pas très charitable, disons – et, du point de vue du lecteur, non seulement le lieutenant des Forces de Défense Planétaire Adanar Sonne, mais probablement plus encore les vaillants prolos Jynn Evvers, foreuse amenée à prendre la tête d’un groupe de partisans, ou Falka Kolpeck, ouvrier conscrit qui crève de trouille et n’en est que plus courageux, sont les vrais héros de cette histoire (et du coup les seuls dont j'ai retenu les noms). Ce qui n’a au fond rien d’étonnant, mais, oui, je suis tenté (charitablement, pour le coup…), de mettre cette dichotomie au crédit du roman.

 

Vaguement.

 

Insuffisamment...

 

Ce qui aurait pu, peut-être pas sauver le roman, mais le rendre du moins un peu plus intéressant, c’est le point de vue d’en face – celui des Nécrons. Il est largement minoritaire dans le roman, mais il intervient quelquefois – et ce sont souvent, en ce qui me concerne, les passages les plus (relativement) réussis de l'ensemble. D’autant que Nick Kyme a su, pour le coup, identifier un aspect très amusant du lore de ces Xenos pas comme les autres, au-delà de la seule image des légions innombrables qui avancent implacablement, et refusent de crever – à savoir que l’élite des Nécrons est complètement dingue. Leur stase de plusieurs dizaines de millions d’années a connu des ratés et produit des effets secondaires, sur Damnos comme ailleurs : les lords ne sont pas seulement des anachronismes faits chair (enfin, métal organique...), ils ont pété bien des câbles bien au-delà – et si le Cryptek fourbe est passablement convenu, que tel seigneur succombe à la folie nihiliste du Destroyer et tel autre à la très sordide et grotesque malédiction du Dépeceur, c’est peut-être un peu artificiel, mais ça aurait pu être intéressant.

 

Hélas, Nick Kyme, sur la base de ce seul roman en tout cas, est un trop mauvais écrivain pour en tirer vraiment parti. On pourrait s'accommoder d'un style sans surprise défaillant, mais l'auteur ne remplit même pas vraiment son office, en ce qui me concerne, qui devrait être de mettre en scène une bataille vraiment terrible. Le titre du roman est pourtant éloquent : la bataille de Damnos, pour les Ultramarines, est supposée être une colossale branlée. L’amateur du lore nécron ou ultramarine sait probablement, avant même d’entamer le roman, qu’en l’espèce les Bleus de la Marine vont perdre cette bataille – et que Sicarius va très mal le vivre, rongeant son frein et ruminant sa honte pendant plusieurs décennies, avant de trouver à revenir sur Damnos pour purger bien tardivement la planète de la présence des Nécrons. Ici, Nick Kyme foire complètement son coup : sûr, il met en scène la mort d’un paquet de personnages… mais comme ils sont tous interchangeables, eh bien, on s’en tape un peu, quoi. Et si tel ou tel Space Marine, ici ou là, a bien malgré lui des paroles morbides voire carrément défaitistes (bouh ! bouh ! pas bien !), on n’a jamais vraiment l’impression que les Ultramarines (et leurs grouillots humains) sont bel et bien en train de perdre. La focale sur les gestes héroïques, très mal gérée à force de triomphes censément inespérés, prohibe ce ressenti, et la fin du roman (spoilée par la quatrième de couv’, au passage) est tellement foireuse à cet égard que cela relève de la performance…

 

Bon, le bilan ne fait guère de doute, à ce stade : La Chute de Damnos est un mauvais roman, de manière générale comme en fonction des critères de la licence. Et je le regrette d’autant plus que j’aurais vraiment apprécié de voir les Nécrons briller dans un bouquin de la Black Library…

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Le Monde de Satan, de Poul Anderson

Publié le par Nébal

 

ANDERSON (Poul), Le Monde de Satan (La Hanse galactique, t. 4), [Satan’s World – « Lodestar »], traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Houssemaine et Jean-Daniel Brèque, avant-propos par Jean-Daniel Brèque, « Chronologie de la Civilisation technique » par Sandra Miesel, couverture de Nicolas Fructus, Saint Mammès, Le Bélial’, [1968-1969, 1971, 1973, 1979, 2008] 2019, 347 p.

 

Le Monde de Satan est le quatrième (sur cinq prévus) volume du cycle de « La Hanse galactique ». Une série qui a suscité en moi des sentiments très divers : j’étais mitigé au sortir du Prince-Marchand, très enthousiaste après Aux comptoirs du cosmos, franchement déçu en achevant Les Coureurs d’étoiles. Le Monde de Satan me paraît hélas plutôt figurer dans la continuité du tome précédent, encore que je le suppose un peu plus réussi… Pas très glorieux, cependant.

 

Maintenant, il y a probablement des biais, ici – comme souvent quand je lis et chronique ce genre de SF un peu poussiéreuse sans être véritablement antique : un état d’esprit adapté est requis pour pleinement en profiter – et je fonctionne par vagues ; j’ai lu Aux comptoirs du cosmos au bon moment, celui où ces aventures étaient exactement ce que j’avais envie voire besoin de lire – mais, pour Les Coureurs d’étoiles, et probablement aujourd’hui Le Monde de Satan, si l’envie demeurait (je ne suis pas masochiste, j'ai lu tout ça parce que ça m'intéressait a priori), j’étais dans le creux de la vague, et ça n’était pas vraiment l’idéal… Peut-être, si j’avais lu ces deux volumes dans la foulée du deuxième, les aurais-je davantage appréciés ? Pas dit, pourtant, car les redondances des Coureurs d’étoiles n’en auraient peut-être été que plus sensibles, et l’artificialité, à mes yeux, du présent volume.

 

Le Monde de Satan ne comprend que deux récits de Poul Anderson : le roman éponyme, qui en occupe l’essentiel (et qui avait déjà été édité en son temps en « Présence du Futur », à la différence à vue de nez de bon nombre de textes du cycle), et la nouvelle « L’Étoile-Guide », d'une grosse quarantaine de pages.

 

Ces deux aventures confèrent un rôle important à tous les personnages majeurs du cycle : Nicholas van Rijn, à peine moins insupportable que d’usage, David Falkayn, qui l’est quant à lui de plus en plus, la féline Chee Lan, qui demeure égale à son archétype, et enfin Adzel, le « dragon » bouddhiste, un vent de fraîcheur dans ce quatuor sordide porté aux saillies bien graveleuses et à l’humour affligeant.

 

L’intrigue du Monde de Satan a sa cohérence, et pourtant, dans le déroulé, elle se scinde en trois ou quatre blocs plus ou moins autonomes, et qui constituent autant de récits dans le récit, comme j’ai vu les choses – il a pourtant été publié en tant que roman, pour autant que je sache, mais je lui ai trouvé un caractère si feuilletonesque à cet égard que je n’aurais pas été surpris d’y voir initialement un fix-up.

 

L’affaire commence sur la Lune, où David Falkayn est dépêché par Nicholas van Rijn auprès de Serendipity, une sorte de société de courtage d’informations d’un genre bien particulier, encore assez récente mais qui a très vite su se rendre indispensable en suscitant la confiance absolue de ses clients. Là-bas, deux choses se produisent : d’une part, David Falkayn se voit (malencontreusement ?) communiquer une information cruciale, à savoir l’existence d’une planète errante que sa course amène à naviguer à proximité d’une étoile, ce qui la rendra « habitable » ou en tout cas extrêmement rentable – il y a beaucoup d’argent à faire, là-bas. D’autre part, et c’est lié, la vérité sur Serendipity est révélée à nos héros : la fonction première de la compagnie est en fait d’espionner la Ligue polesotechnique, via des agents humains domestiqués au service d’une civilisation sophonte inconnue, les Shenna !

 

Vous savez ce qui se passe, dans ces cas-là, au cours de ce cycle : oui, comme d’hab’, David Falkayn est enlevé/retenu contre son gré. Mais ses camarades le tirent de là, of course, et bombent vers la planète errante, qu’un Falkayn en verve poétique baptise Satan une fois sur place. Et, bien sûr, les mystérieux sophontes derrière Serendipity demeurent dans la partie, qui comptent bien accaparer pour eux-mêmes les richesses potentielles de Satan. On frôle la guerre – la « vraie », pas seulement l’économique. Car les Shenna sont colériques, et tout ce laid monde entend planter son pavillon sur la planète et y planter des piquets, affirmant : « CECI EST À MOI. »

 

Tout cela tandis que les signes commencent à s’accumuler de ce que la Ligue polesotechnique, dont les « mécanismes d’autorégulation » (mon cul) sont à bout, touche à sa fin : nos merveilleux capitalistes du cosmos, si fiers de leur doctrine du « tout pour ma pomme » harmonieux, produisent à travers elle (nul besoin pour ce faire de ce ridicule flic nazicommuniss’ qu’on croise brièvement dans le roman) les conditions de leur anéantissement bien étonnamment tardif – la Main invisible s’apprête à coller des baffes, en somme. C’est à vrai dire probablement ce qui m’a le plus intéressé dans tout ça – et ce sera semble-t-il au cœur de l’ultime volume de la série, justement intitulé Le Crépuscule de la Hanse. Ce qui pourrait être une raison d’en tenter la lecture malgré tout…

 

Un aspect qui, parmi d’autres, a semble-t-il totalement échappé à « Denis Philippe » (Jean-Pierre Andrevon sous pseudo, paraît-il) dans une vieille critique à charge contre le roman de Poul Anderson, critique très politique pour un livre jugé très politique, mais qui me paraît un peu trop à courte vue et infondée sur un certain nombre de points. Il ne semble guère faire de doute que Poul Anderson penchait à droite, et même bien à droite, ce cycle comme d’autres écrits en témoignent (et, c’est cadeau, ça fait plaisir, en conclusion de « L’Étoile-Guide » on trouvera un éloge de John W. Campbell qui résonne bizarrement après certaine polémique récente) – politiquement, philosophiquement, il y a plein de choses dans tout ça auxquelles je n’adhère vraiment pas, et parfois, oui, au point de me pincer le nez (j’en avais évoqué pour Les Coureurs d’étoiles, d’une certaine manière) ; mais je demeure convaincu que la critique de « Denis Philippe » est beaucoup trop premier degré, souvent, et parfois carrément de mauvaise foi.

 

Ceci étant… eh bien, je ne peux pas vraiment défendre ce roman. Je l’ai trouvé régulièrement fastidieux, et je me suis ennuyé plus qu’à mon tour à sa lecture. Le cocktail aventure pulp et bonnes idées hard-science, qui avait fait des miracles à mes yeux dans Aux comptoirs du cosmos, est toujours là, mais ne prend pas – une question de dosage, supposera-t-on.

 

Quand la science s’immisce dans le récit, c’est au travers de véritables tunnels narratifs qui cassent le rythme (une dimension qui affecte également « L’Étoile-Guide »), et c’est d’autant plus regrettable que les idées traitées sont intrinsèquement bonnes : cette histoire de planète errante dont l’écosystème sera bientôt bouleversé a des aspects très intéressants aussi bien au plan physique qu’au plan économique, et au fond c’était bien ce genre de choses que l’on était en droit d’attendre du cycle de « La Hanse galactique » ; et si l’histoire du développement des Shenna peut se montrer vaguement puante, elle repose sur des idées qui méritent sans doute d’être creusées… Mais, non, ça ne prend pas vraiment – pour des raisons essentiellement formelles, je crois.

 

Quant à l’aventure pulp, eh bien, elle se montre souvent redondante – un défaut criant des Coureurs d’étoiles. Cet énième enlèvement de David Falkayn sonne un peu comme une mauvaise blague, à ce stade. Quant aux scènes davantage imprégnées d’action, elles ne sont guère palpitantes.

 

Ce qui fonctionne probablement le mieux, ici, ce sont les séquences de « premier contact » avec les Shenna (un thème régulier du cycle, et dont la redondance affectait déjà, là encore, Les Coureurs d’étoiles) : ici, tout spécialement, la lecture de « Denis Philippe » sur les « gentils » et les « méchants » me paraît bien artificiellement plaquée sur un récit en fait plus subtil, et en tout cas pas si manichéen.

 

Mais, globalement, en ce qui me concerne, ça ne prend jamais vraiment – et c’est dommage.

 

Hélas, ce n’est pas « L’Étoile-Guide » qui va remonter le niveau. Là aussi, il y a de bonnes idées hard-science, mais, plus encore que dans Le Monde de Satan, elles impliquent de véritables tunnels narratifs des plus ennuyeux.

 

Un nouveau personnage apparaît, Coya Conyon, qui est la propre petite fille de Nicholas van Rijn, lequel a cependant pour elles les yeux de Trump lorgnant sur Ivanka (ça n’est certes pas la première fois que je suis amené à comparer van Rijn au Donald, à la différence cruciale bien sûr que le prince marchand, lui, n’est pas un imbécile) – et, oui, elle est forcément maquée avec David Falkayn. L'auteur essaye de lui donner du caractère, mais sans grand succès.

 

Notre quatuor habituel est là, par ailleurs, mais l’artifice de leurs rencontres est bien trop marqué pour ne serait-ce que vaguement convaincre ; du coup, la structure du récit n’en est que plus bancale.

 

Ultime problème et pas des moindres : la redondance, à nouveau, car l’histoire de « L’Étoile-Guide » (dont le thème central aurait donc été soufflé à l’auteur par John W. Campbell) évoque plus qu’un peu celle du Monde de Satan, et, à vrai dire, sciemment : les références ouvertes au roman ne manquent pas dans la nouvelle.

 

Seule dimension à véritablement sauver, me concernant : la sensation plus appuyée encore que dans Le Monde de Satan de ce que la Ligue polesotechnique, à force de contradictions irréconciliables, touche à sa fin – une dimension qui s’immisce, ici, jusque dans les relations entre les héros, qui jusqu’alors en semblaient relativement épargnés.

 

Mais non, tout cela ne m’a guère emballé. Je crois que j’ai trouvé l’ensemble un cran au-dessus des Coureurs d’étoiles – mais ça n’en fait pas une lecture que je pourrais véritablement recommander pour autant.

 

Lirai-je Le Crépuscule de la Hanse ? La relativement mauvaise expérience des Coureurs d’étoiles et du Monde de Satan devrait m’en dissuader – à ce stade, je n’escompte plus vraiment retrouver le cocktail merveilleusement harmonieux d’Aux comptoirs du cosmos. Mais l’idée même de ce que la Ligue polesotechnique va s’effondrer me titille, alors je n’exclus encore rien…

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La Mythologie viking, de Neil Gaiman

Publié le par Nébal

 

GAIMAN (Neil), La Mythologie viking, [Norse Mythology], traduit de l’anglais par Patrick Marcel, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2017, 306 p.

 

Un pan non négligeable (voire carrément essentiel) de l’œuvre de Neil Gaiman consiste à puiser dans diverses mythologies pour les réincarner, disons, dans un contexte contemporain – c’est vrai tout particulièrement de Sandman, côté BD (et je maintiens : cela demeure sa plus grande réussite à ce jour), mais aussi dans des romans comme American Gods et Anansi Boys, bien sûr, et sans doute d’autres, dont De bons présages avec Terry Pratchett, d’ailleurs. Je ne vous apprends absolument rien.

 

Avec La Mythologie viking, l’auteur rend hommage à une de ses inspirations majeures – et nous offre de retrouver en contexte des personnages et des figures qu’il avait auparavant et avec talent « décalé » dans son propre univers – là encore, nous pouvons citer tout spécialement American Gods pour Odin notamment, tandis que Loki joue un rôle crucial dans Sandman.

 

Ce livre part d’un constat, que je suppose assez juste : même si le lecteur occidental lambda, et a fortiori le fan de Gaiman et/ou de fantasy, a au moins de vagues idées des mythes liés aux divinités nordiques, eh bien… oui, elles demeurent souvent vagues. Cette mythologie nous imprègne profondément, et nous savons tous (plus ou moins) qui sont Odin, Thor et Loki (un trio clairement mis en avant dans le présent ouvrage), mais cela ne va pas forcément bien au-delà – en fait, pour beaucoup, dont Gaiman lui-même ainsi qu’il le dit dans son introduction, les comics Marvel ont pu imposer une figuration de ces personnages, et constituer une porte ouverte assurément pour explorer cet univers, mais tout le monde ne franchit pas cette porte pour autant (à titre personnel, j’avoue que le Thor des comics ne m’a jamais vraiment emballé, du moins jusqu’à sa redéfinition en gentil métalleux altermondialiste dans Ultimates). Dans un autre registre, on peut sans doute se référer à Wagner, et avoir une vague idée de ce qu’est le Ragnarök, mais, là encore, il n’est pas dit qu’on aille de manière générale bien au-delà. Et je ne parle même pas de certains délires identitaires, notamment dans le metal, dont on pourrait allègrement se passer. Sous cet angle, la mythologie nordique n’est en fait guère mieux lotie que bien d’autres de par le monde : dans l’univers européen des représentations, tout en constituant un fonds sous-jacent, bel et bien présent, elle ne produit pas les mêmes images, ou en tout cas pas avec la même assurance, qu’un fonds mythologique gréco-romain bien mieux connu et intégré, héritage païen qui a survécu dans la culture officielle, via les arts et lettres, sous la triste domination des religions du Livre.

 

Le propos de Neil Gaiman est donc de narrer les principales histoires de cette mythologie – sans spécialement s’immiscer lui-même dans ces récits. En tant que telle, l’entreprise est louable, tout spécialement si on la considère comme une introduction à une matière plus ample – une nouvelle porte ouverte.

 

Maintenant, cela confère une place particulière à ce livre : d’une part, il se contente de reprendre les mythes nordiques les plus connus – quelqu’un qui s’est intéressé à la matière, ne serait-ce qu’un tout petit peu, avec des lectures plus érudites sans doute (et je ne peux pas me targuer d’en avoir pratiqué des masses – en fait je m’en suis tenu essentiellement à L’Edda, même si le désir d’en lire davantage est ancien et persiste, sans s’être hélas réalisé depuis), n’apprendra finalement pas grand-chose, voire rien, à la lecture de La Mythologie viking. Ce livre est une introduction, ou une vulgarisation – ce qui n’est certainement pas un problème en soi, c’est même très bienvenu, mais mieux vaut savoir dans quoi on s’engage.

 

D’autre part, eh bien, le nom de Neil Gaiman apparaît sans doute en gros sur la couverture, et à bon droit, mais… ça n’est pas vraiment un livre de Neil Gaiman : il raconte des histoires qui ne lui appartiennent pas, et sans véritablement se les accaparer – il ne triture guère, il ne brode pas. Le seul trait gaimanien du présent livre, à mon sens, ne joue d’ailleurs pas en sa faveur : des répliques au ton décalé, familier (ça, cela pourrait être à propos, comme on le verra), voire anachronique parfois – mais ce qui crée des miracles dans Sandman ou American Gods, tombe ici un peu à plat, voire nuit à l’immersion… Bon, ça se discute, mais tel est en tout cas mon ressenti personnel.

 

Il faut donc savoir dans quoi on s’engage – et c’est important pour éviter toute déception. En fait, d’une certaine manière, il faut presque sortir Neil Gaiman de l’équation (et c’est peut-être un peu dommage).

 

Maintenant, demeure cet imaginaire foisonnant, riche en images épiques et en personnages hauts en couleur : de la création du monde, ou plutôt des neuf mondes, dans le feu et la glace, jusqu’à leur fin, avec cette merveilleuse ambiguïté qui propulse les récits du passé mythique à l’évocation d’une fin qui arrivera ou est peut-être déjà arrivée, mais dont le récit est de toute façon d’ores et déjà décidé et connu, la mythologie nordique ne manque certes pas de matière propre à réjouir tout amateur de fantasy. À vrai dire, il ne fait guère de doute que nombre des grands auteurs du registre y ont trouvé matière à inspiration – c’est vrai des classiques, comme Tolkien ou Le Serpent Ouroboros (une sacrée remise en perspective du Ragnarök), comme d’auteurs plus contemporains, dont bien sûr Gaiman lui-même. Je ne vous apprends (toujours) rien (comme ce livre, quoi).

 

Ce qui est merveilleux dans cet univers mythologique, mais en caractérise à vrai dire bien d’autres, c’est le goût du contraste : la majesté et la trivialité s’y associent sans cesse, la fureur et la grandiloquence épiques s’accompagnent de (très) mauvaises et (très) sordides blagues, et les Ases et Vanes si puissants suscitent aussi bien l’admiration que la consternation.

 

Le trio central de ces mythes, Odin, Thor et Loki, en fournit quantité d’illustrations. Si Odin est une figure d’essence supérieure, mais qui a travaillé à acquérir ce statut au fil de longues quêtes initiatiques, il brille peut-être surtout par son ambiguïté, et pas seulement au plan moral, qui le rend proprement insaisissable. Thor est assurément plus franc du collier – l’incarnation de la force, il est régulièrement… un peu con quand même. Ce qui en fait une proie toute désignée aux facéties de Loki, qui est forcément mon préféré (et probablement celui de Gaiman ?) : le bâtard entre deux mondes, à maints égards mais sans qu’il en ait forcément bien conscience le moteur du changement, la figure ultime du trickster, et qui, comme souvent les tricksters, tels Ulysse ou même Hercule éventuellement, en tout cas ce « coquin de roux » de Renart, nombres d’avatars du diable médiéval dont Méphistophélès sera l’aboutissement, ou, à l’autre bout du monde, le fougueux Susanoo, ou probablement Anansi, est alternativement d’une astuce incroyable… et d’une lamentable bêtise, tant ses pulsions malicieuses l’amènent invariablement à commettre des méfaits d’une stupidité atterrante. Il y a aussi les enfants de Loki, bien sûr – présages du Crépuscule des Dieux, ils introduisent dans le récit le sentiment de la peur, si les Ases arrogants ne se l’avouent peut-être pas, en augures anticipés bien à l’avance d’une conclusion que tout le monde sait inévitable.

 

Si ces images, ces figures, ces histoires suscitent autant l’enthousiasme, c’est aussi parce que nous sommes très, très loin, ici, de la fatigante perfection monothéiste, et de la nécessaire édification qui lui est associée. Si la mythologie nordique est édifiante, c’est en raison de son caractère essentiellement humain : les dieux vikings partagent bien des traits avec les Vikings eux-mêmes – à l’instar des dieux grecs et de bien d’autres. Ils sont faillibles, ils ont des défauts qui leur jouent bien des tours, ils sont capables du pire comme du meilleur – mais avouons que le pire est généralement ce qui produit les récits les plus amusants. Bien loin de ne susciter que l’admiration, ils sont plus qu’à leur tour matière à rire… C’est ce qui donne tant de couleur à l’ensemble – et renforce par contraste la conviction que l’imaginaire des religions abrahamiques est triste, terne, laid.

 

Je ne vous apprends rien – et c’est éventuellement le défaut de ce livre : il ne vous apprendra probablement pas grand-chose. L’entreprise demeure louable : au fond, qui s’intéresse à cet univers mythologique mais redoute de se confronter aux sagas dans des éditions lourdement érudites (ce qui vaut sans doute pour votre serviteur), y trouvera son content. Neil Gaiman sait assurément raconter des histoires – qu’importe alors si ce ne sont pas les siennes. Dès l’instant que l’on sait dans quoi on s’engage, La Mythologie viking est une lecture tout à fait recommandable. Mais il ne faut donc pas en attendre davantage que cette volonté bienvenue de rendre accessible à tous un imaginaire que l’on ne connaît souvent que bien trop vaguement. Avouons-le : c’est déjà beaucoup.

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CR Adventures in Middle-Earth : Mauvais Présages (2/4)

Publié le par Nébal

 

Suite de notre campagne d’Adventures in Middle-Earth ! Si nous avons doucement entamé la Mirkwood Campaign avec le précédent scénario, nous en sommes encore pour l’essentiel au « prologue » que constitue la « mini campagne » de Wilderland Adventures.

 

 

Si vous souhaitez remonter au début de la campagne, vous pouvez suivre ce lien.

 

La présente séance correspond à la deuxième partie du scénario de Wilderland Adventures intitulé « Kinstrife & Dark Tidings » (pp. 37-58).

 

 

À noter, je me suis référé, pour la version française, au supplément Contes et légendes des Terres Sauvages pour L’Anneau Unique, où le scénario original avait été traduit sous le titre « Fratricide et mauvaises nouvelles » (pp. 42-63).

 

Il y avait cinq joueurs, qui incarnaient…

 

 

… Agariel, une Dúnedain (Vagabonde/Chasseuse d’ombres 3)…

 

 

… Aldamar le Laconique, un Homme des Bois (Protecteur/Frontalier 3)…

 

 

… Fredegar Sanglebuc, un Hobbit de la Comté (Protecteur/Héraut 3)…

 

 

… Jorinn, un Bardide (Chasseur de trésors/Espion 3)…

 

 

… et enfin Nárvi, un Nain du Mont Solitaire (Frère d’armes/Maître d’armes 3).

 

Pour la bande originale, je ne suis pas allé chercher bien loin : j’ai utilisé les compositions de Howard Shore pour la trilogie du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson.

 

La plupart des illustrations sont empruntées aux gammes de L'Anneau Unique et d'Adventures in Middle-Earth. Mais j’en ai aussi chipé à l'excellent compte rendu de campagne très détaillé (pour L’Anneau Unique) signé Ego, que vous trouverez ici sur le forum Casus NO.

 

Pour ceux que ça intéresserait, vous trouverez juste en dessous l’enregistrement brut, ou « actual play », de la séance :

Mais en voici autrement le compte rendu écrit...

 

RUMEURS ET RAGOTS

 

 

Les compagnons sont toujours au village de Pierregué. Ava leur a dit qu’ils pourraient passer la nuit dans la maison d’Oderic. Nárvi soumet leur logis à une investigation poussée, en quête d’indices qui pourraient leur en apprendre davantage sur le fugitif, et éventuellement ses allées et venues. Hélas, c’est en vain : rien de bien révélateur ne saurait être déniché ici, sinon l’assurance que personne n’y est passé depuis fort longtemps – Oderic est bien repassé par Pierregué, pour une ultime discussion avec Brunhild, mais il n’a pas couru le risque supplémentaire de retourner chez lui.

 

 

La veuve éplorée, interrogée à ce propos par Agariel, dit ne pas connaître véritablement d’endroits où Oderic aurait pu se cacher dans les environs – et elle n’a presque jamais franchi l’Anduin, même s’il est tout proche.

 

 

Il n’y a pas vraiment de tradition de maison commune à Pierregué, peut-être un héritage d’une civilisation antérieure, mais la maison de Hartwulf remplit occasionnellement un rôle similaire. Quand les compagnons s’y rendent, plusieurs villageois, sous la supervision d’Ava, s’affairent à préparer le repas – sans doute s’attendaient-ils à ce que leurs visiteurs viennent, et si l’hospitalité n’est visiblement pas une valeur cardinale à Pierregué, ces Béornides ne laisseront pas les voyageurs se débrouiller sans un bon repas. Helmgut et Brunhild ne sont en revanche pas présents.

 

Jorinn essaye de tirer les vers du nez à Hartwulf, mais l’ancien du village, si bien des choses indiquent qu’il a été un grand guerrier en son temps, a sombré depuis longtemps dans le gâtisme : on l’honore pour son âge, parce que les anciens sont sages, c’est notoire – ou bien ils sont fous, et c’est une forme de sagesse. C’est en vérité sa fille Ava qui gère les affaires du village, tandis que Hartwulf marmonne des choses étranges dans sa barbe. Le vieil homme n’a pas l’air de porter grand-monde dans son cœur : Brunhild, Oderic, Rathfic, Helmgut, Beorn même… Il a des récriminations contre tous. Ava intervient pour pondérer ses propos devant les voyageurs, et même l’inciter à se taire, avec plus ou moins de succès. Mais il est difficile d’en obtenir un discours cohérent, de toute façon.

 

 

Jorinn aimerait s’entretenir également avec Helmgut, mais Ava le lui déconseille formellement. Le pauvre homme a beaucoup souffert : son gendre est mort, son fils adoptif est l’assassin, sa fille ne veut plus lui parler… Depuis le drame, il passe son temps à boire – et il a l’alcool mauvais, violent même ; déjà qu’il a menacé plusieurs villageois de sa hache, il risquerait clairement de se montrer d’autant plus agressif à l’encontre d’étrangers venant remuer son malheur… Même s’il serait sans doute trop ivre pour se montrer véritablement dangereux. De toute façon, l’interroger n’apporterait rien aux compagnons, et certainement rien de bon non plus au pauvre homme…

 

Tandis qu’Aldamar et Fredegar cherchent à en apprendre davantage sur Rathfic (un homme globalement apprécié, aux multiples talents ; les villageois ne savent pas très bien d’où il venait – de l’ouest, très certainement, probablement de quelque petite communauté sur les contreforts des Monts Brumeux, peut-être vers Castel-Pic…), Agariel demande à Hartwulf et Ava s’ils ne sauraient pas où Oderic aurait pu se cacher dans la région. La ferme des « vrais » parents du fugitif, située sur la rive est de l’Anduin, n’est pas une piste crédible.

 

Mais comment peut-on traverser la Grande Rivière, à Pierregué ? Il y a des embarcations… Ava pâlit : elle n’avait pas fait le lien, mais doit maintenant confesser qu’une de ces barques a visiblement été « empruntée » par un inconnu deux ou trois nuits plus tôt ; quand les villageois s’en sont rendus compte, au matin, ils n’ont pas eu à la chercher bien loin, elle se trouvait sur l’autre rive, et les villageois ont pu la ramener sans y prêter davantage attention. Ils n’ont pas eu la curiosité de chercher des traces de l’indélicat. Pour Agariel, Ava est sincère – mais elle suppose que les villageois, plus ou moins consciemment, avaient probablement établi le lien avec Oderic ; seulement, ils ne voulaient plus entendre parler de la honte du village, aussi ne se sont-ils pas montrés très rigoureux ni loquaces à cet égard…

 

Ceci étant, tous les villageois ont leur opinion sur ce qui s’est passé. Si beaucoup demeurent fermés face aux « enquêteurs » étrangers dépêchés par Beorn, d’autres, surtout après quelques pintes d’hydromel, se montrent plus loquaces – mais la teneur de leurs récits varie fortement : si tous sont d’accord pour dire qu’Oderic a tué Rathfic et que cela justifie sa condamnation, certains dénigrent violemment le meurtrier, qui a toujours été une petite brute colérique, mais d’autres lui cherchent des excuses ; Rathfic est parfois présenté comme une pure victime, et il est généralement regretté, mais d’autres villageois dressent le portrait d'un type assez désagréable au fond, qui avait effectivement spolié Oderic de bien des choses, et se montrait au mieux méfiant, au pire carrément mesquin voire cruel, à l’encontre de son rival ; Brunhild est le plus souvent une épouse aimante et fidèle, mais d'autres l'évoquent comme une traînée incestueuse, voire la grande responsable de tout ça… Quant aux circonstances exactes du drame, elles sont inconnues, ce qui ne favorise que davantage les fantasmes : bien des villageois disent aux compagnons « ce qui s’est passé exactement », à ceci près qu’ils n’en savent absolument rien, et n’ont absolument rien pour appuyer leurs dires…

 

Agariel ne pense pas qu’ils en apprendront davantage. Elle propose de se retirer dans la maison d’Oderic pour la nuit. Méfiants (et désarmés), les compagnons établissent un tour de garde – et, au cœur de la nuit, Jorinn s’éclipse pour une petite escapade nocturne. Le petit village est profondément endormi, il n’y a personne dehors (Jorinn est convaincu que personne ne les surveillait – il n’y a pas de gardes à la porte d’entrée du village, par ailleurs). La seule maison où il y a de la lumière est celle de Helmgut ; Jorinn s’en approche, mais ne parvient pas à distinguer le moindre bruit à l’intérieur – après quelque temps d’hésitation, le Bardide choisit de ne pas courir de risque, et retourne discrètement à la maison d’Oderic. Il n’y a pas le moindre incident durant la nuit.

 

DE L’AUTRE CÔTÉ DE L’ANDUIN

 

 

Au petit matin, Agariel demande à ce qu’on les conduise aux barques, pour qu’ils étudient les lieux et traversent l’Anduin – dans ces circonstances particulières, les villageois n’exigeront pas de paiement pour ce service.

 

Williferd est toujours aussi nerveux, mais il rend leurs armes aux compagnons, avec un regard noir, la main toujours prête à sortir sa hache… Agariel glisse un mot à l’oreille d’Ava : ce jeune homme n’est pas fait pour ce poste, il pourrait se montrer dangereux – la jeune femme adopte instinctivement une mine outrée, n’appréciant pas qu’on s’immisce dans les affaires du village, mais cela n’a qu’un temps : dans un soupir, elle admet que la Dúnedain a raison… ajoutant que c’était le même problème avec Oderic : les deux jeunes gens sont de bons guerriers – mais pas des meneurs d’hommes, pas non plus des gens qui inspirent la confiance, et certainement pas des combattants avisés en même temps que diplomates, prêts à mettre de côté leurs impulsions les plus agressives pour le bien du village… Ava a plus de respect pour Williferd que pour Oderic, qu’elle méprise viscéralement, mais, à demi-mots, elle semble reconnaître qu’un nouvel incident est peut-être à craindre.

 

 

Les compagnons traversent l’Anduin, et on leur indique l’endroit où les villageois ont retrouvé la barque sans doute « empruntée » par Oderic. Agariel, avec l’assistance de Nárvi, étudie les lieux, et en vient même à coller son oreille à la terre pour en écouter la rumeur. La vagabonde trouve plusieurs indices témoignant de ce qu’Oderic s’est rapidement éloigné des berges de l’Anduin pour progresser à l’intérieur des terres ; il avait établi un campement un peu plus vers l’ouest, et les compagnons trouvent sans problème les restes d’un foyer, bien conçu mais pas dans l’optique de se cacher – le fugitif un peu nonchalant s’est même débarrassé dans les cendres de la lame brisée d’un couteau autrement de belle facture (et qui appartenait probablement à Mérovée ou à Odon – on n’y avait pas prêté attention chez Beorn parce que ça n’était pas bien important). D’autres traces désignent alors la direction du sud, sud-ouest.

 

 

Agariel incite les compagnons à presser le pas – ils ont du retard à rattraper ; ils ne peuvent cependant pas progresser à marche forcée, car ils ne savent pas vraiment où ils vont, et doivent régulièrement interrompre leur progression pour relever les marques du passage d’Oderic. La vagabonde ne connaît pas spécialement la région, mais elle est coutumière de ce genre d’environnement, ce qui permet à la compagnie d’avancer relativement vite, et sûrement.

 

Après plusieurs jours de marche (sans rencontrer ni même apercevoir quiconque : les terres à l’ouest de l’Anduin sont encore plus sauvages qu’à l’est, parfois un peu marécageuses, guère propices à l’installation permanente de manière générale), et des indices réguliers de ce qu’ils sont sur la bonne piste, les compagnons arrivent à l’orée d’un bois de bonne taille, un peu au nord des Champs d’Iris. Agariel y remarque quelque chose qui échappe à ses camarades : les signes d’un combat, qui a dû avoir lieu un ou deux jours plus tôt (la Dúnedain est convaincue qu’ils ont pour partie rattrapé leur retard). De l’herbe piétinée, les échardes d’un bouclier, une tête de lance brisée… Ils parviennent à se figurer une image assez claire de ce qui s’est produit : le combat a opposé un homme seul à un petit groupe de trois ou quatre personnes ; le premier s’est sans doute bien battu, mais il a fini par être submergé par le nombre, et fait prisonnier – avant d’être entraîné dans la forêt au sud.

 

 

Jorinn, à l’orée du bois, découvre vite diverses traces d’un groupe bien plus conséquent (plusieurs dizaines de personnes) qui est passé par là. Mais le Bardide comprend autre chose : ces inconnus n’étaient pas dans leur élément, il ne s’agissait clairement pas d’Hommes des Bois, en tout cas – des arbres ont été mutilés n’importe comment pour récupérer du bois de chauffe, il n’y a pas un seul animal à chasser à des lieues à la ronde, etc. Il s’agissait sans doute d’hommes, cependant – pas d’Orques. Des hors-la-loi venus d’ailleurs, peut-être ?

 

La compagnie s’engage plus avant dans la forêt, en prenant ses précautions...

LES DANGERS DU MÉTIER D’ÉCLAIREUR

 

 

Jorinn part en éclaireur, avec quelques heures d’avance sur la compagnie… mais il ne se montre pas aussi discret qu’il le souhaiterait. Il réalise, un peu tard, qu’une patrouille rôde dans les environs – composée de deux lanciers et deux archers, aux aguets ; leur équipement est disparate, et ils n’ont clairement pas l’allure d’Hommes des Bois. Or, comme il se doit, le Bardide fait craquer une brindille au mauvais moment… Les guerriers ne l’ont pas encore repéré, mais ils ont clairement entendu ce bruit et scrutent la forêt alentour. Ils ne tardent guère, ensuite, à localiser l’éclaireur ! Ils avancent sur lui en l’interpellant et en le menaçant de leurs armes…

 

 

Un des archers, sans doute le chef de la patrouille, accuse Jorinn d’espionnage – mais il relève aussi que le Bardide a l’air riche, au vu de sa tenue... Le chasseur de trésors décide de jouer la comédie – le voyageur égaré. Il faisait partie d’une caravane de marchands à destination de Castel-Pic, mais elle a été attaquée par des bêtes sauvages… Une caravane de marchands ? Un des lanciers, visiblement pas le plus finaud, lâche aussitôt : « Ça, ça va intéresser Valter ! » L’archer lui intime de se taire – mais il demande aussi à Jorinn de lui en dire davantage. Le récit du Bardide est confus et guère convaincant – par chance, les patrouilleurs ne sont pas bien malins, et semblent disposés à le croire… Le lancier est le pire de tous, qui ne sait pas s’il faut tuer Jorinn sur place ou l’emmener.

 

L’archer met un terme à la discussion : le Bardide a besoin qu’on le guide pour qu’il puisse quitter cette forêt ? Il n’a qu’à les suivre, ils vont faire ça…. Les patrouilleurs dépouillent Jorinn de ses armes et de sa bourse (il ne fait pas le moindre geste pour se défendre, il sait que ça serait perdu d’avance), et ils partent avec leur prisonnier au plus profond de la forêt.

 

SANS JORINN

 

 

À l’orée du bois, les compagnons sont inquiets : cela fait beaucoup trop longtemps que Jorinn est parti, ça n’est pas normal… Il leur faut avancer.

 

Agariel relève bientôt des traces de ce que des patrouilles rôdent dans les environs, si elle ne saurait dire selon quel rythme et de combien d’individus. La compagnie n’était pas très discrète, mais elle a pu, par chance, se faufiler sans faire de mauvaises rencontres.

 

Les coupes dans les bois laissent supposer que les compagnons sont maintenant assez près d’un campement – et de bonne taille –, en plein cœur de la forêt, ce qui saute aux yeux d’Aldamar (lequel avait également trouvé l’endroit où Jorinn avait été capturé, le Bardide ayant pu leur laisser un signe en « échappant » sa broche en forme d’ours). La nuit tombant, les héros peuvent bientôt repérer des feux de camp – une bonne quinzaine…

 

DANS LA TANIÈRE DU LOUP

 

Jorinn a été emmené par la patrouille dans ce grand campement de hors-la-loi ; il estime qu’il y a au moins une bonne cinquantaine de guerriers et d’archers, et autant d’esclaves sous leur domination. Leur accoutrement ne permet pas au Bardide d’en savoir davantage.

 

 

La patrouille conduit Jorinn au centre du camp. Là, son regard est forcément attiré par un homme colossal, arborant une grande hache, qui en impose et qui est visiblement le chef de la bande – le nommé Valter, donc. Les hors-la-loi de sa suite observent Jorinn avec un rictus cruel.

 

Mais, juste à côté de Valter, un jeune homme a l’air bien plus indécis – il n’a rien du caractère menaçant des hors-la-loi, et donne l’impression de ne pas vraiment savoir ce qu’il fait là. Il n’a pas l’air d’un prisonnier pour autant (en chemin, Jorinn a pu constater que nombre d’esclaves étaient enchaînés).

 

Valter invite Jorinn à s’asseoir devant lui – les patrouilleurs le jettent pour ainsi dire au sol. Le chef s’adresse à lui – il y a une affectation de noblesse un peu compassée dans son expression, qui tranche sur la rudesse des hors-la-loi. « Dites-moi, nous avons un invité… » Valter le dévisage longuement – puis : « Oh, ces vêtements… Ils viennent de l’est, n’est-ce pas ? De Dale ? » Jorinn acquiesce. Valter explique que lui aussi vient de Dale, « d’une certaine manière. Comment se passent les choses, là-bas, depuis que l’usurpateur a pris le pouvoir ? » Ce qualificatif étonne le Bardide, mais il ne le relève pas.

 

Valter se présente (Jorinn lui répond s’appeler Lifstan – ce nom d’emprunt ne trompe visiblement pas son interlocuteur, qui se contente de sourire). Le chef hors-la-loi explique alors que son ancêtre, Valind, était un chevalier de la suite de Girion – avant que le Dragon ne fonde sur Dale. Les choses ont mal tourné, ensuite… Son ancêtre a vadrouillé un peu partout, son fils de même, et, ainsi, après bien des pérégrinations, on en est arrivé à lui. Qui n’est pas très satisfait que le pouvoir là-bas ait échu à « un archer chanceux » ; il se moque de l’ascendance de Bard, qu’il suppose infondée, et considère que nombreux sont ceux qui auraient en vérité bien plus de titres à gouverner la ville – dont lui, de toute évidence. « Le pouvoir coule dans mes veines, pour ainsi dire. »

 

Jorinn/Lifstan fait le benêt complaisant – certes, Valter est d’une majesté qui saute aux yeux et qui en dit long… Le chef hors-la-loi l’en remercie – ajoutant que ses « sujets », comme il désigne les hors-la-loi alentour, ne se montrent pas toujours aussi perspicaces, sans même parler de courtoisie : « Ils sont un peu… sauvages. » Bon prince, il ne leur en veut pas : ce sont de braves gens (les brigands qui assistent à la scène ne se sentent visiblement pas méprisés, ils rient de bon cœur, sardoniquement). Et, après tout, c’est en s’appuyant sur eux qu’il pourra bâtir son propre royaume ici-même… en attendant de l’étendre ailleurs. Car un jour il retournera à Dale – à la tête d’une armée.

 

 

« D’ici-là, nous verrons bien ce que nous pourrons faire ici. N’est-ce pas, Oderic ? », dit-il en posant lourdement sa main sur l’épaule du jeune homme indécis à ses côtés… qui ne sait visiblement pas comment réagir.

 

Jorinn/Lifstan se montre plus servile que jamais : il apparaît clairement que tous ces guerriers suivraient Valter jusqu’au bout du monde et braveraient la mort pour lui, ce qui est admirable… Valter acquiesce : « Tout à fait. Je suppose que je bénéficie d’un certain magnétisme, auquel ils se montrent réceptifs. La réputation, voyez-vous, est essentielle en ces matières. Figurez-vous qu’ils me surnomment ''le Sanguinaire !''. J’imagine que cela incite à obéir à mes ordres… » Les hors-la-loi éclatent de rire. « Cela n’est sans doute pas un nom très approprié pour un roi établi – mais, pour un roi en devenir, c’est plus qu’à propos. »

 

Valter interroge son « invité » sur son passé et sur le récit très confus qu’il a fait à ses patrouilleurs. Jorinn/Lifstan mêle des éléments authentiques dans sa narration pour la rendre plus crédible (tout en sachant que Valter n’est pas un imbécile crédule, et qu’il ne gobe pas ses mensonges). Il en ressort que le prétendu « voyageur égaré » est en fait un homme plein de ressource, qui est parti à l’aventure, ce qui plaît au chef brigand !

 

Du moins est-ce ce qu’il dit. Quand le chasseur de trésors en a fini, Valter se lève et demande à l’assistance : « Que faisons-nous de ce M. Lifstan ? Le laissons-nous en vie, ou nous amusons-nous avec ? »

 

RETROUVER JORINN

 

 

Pendant ce temps, les compagnons approchent discrètement du camp – Nárvi n’étant pas très doué pour cela, il reste un peu en arrière.

 

Quand ils arrivent à l’orée de l'installation, sans encombre, l’agile et discret Fredegar grimpe dans les arbres pour en avoir un aperçu plus conséquent. Il y a bien une centaine d’individus, dont au moins la moitié est en mesure de se battre, les autres étant très visiblement des esclaves, appartenant individuellement à tel ou tel brigand (ils ne sont pas parqués ensemble dans une « prison »). Les patrouilles sont erratiques, mais il y en a plusieurs, certaines proches du camp, d’autres, comme celle qui a capturé Jorinn, plus éloignées – elles témoignent tout de même d’une organisation plus rigoureuse que pour une vulgaire bande de brigands (ne serait-ce que parce qu’elles se composent systématiquement de deux lanciers et deux archers).

 

Il lui faut s’approcher davantage pour en apprendre plus. Le Hobbit aventureux prend ce risque, en naviguant dans les branches. Le camp a été établi dans une clairière brutalement agrandie. La bande est faite de bric et de broc : les hors-la-loi sont d’origines très diverses, ce qui ressort de leur équipement, de leur comportement, de leur accent ; leurs esclaves, en revanche, sont probablement pour l’essentiel des locaux, Hommes des Bois ou peut-être même Béornides. Au centre du camp, devant une sorte de petite place dégagée, il y a une tente bien plus grande que les autres, et davantage ornementée – tout indique que c’est celle du chef.

 

Et, en plissant les yeux, Fredegar reconnaît Jorinn, soumis à l’interrogatoire du chef ! Le Hobbit se replie pour rejoindre ses camarades et leur faire son rapport. Agariel et Aldamar sont furieux à l’idée de ce que ces brigands ont des esclaves… mais ils savent maintenant où est Jorinn.

UN ALLIÉ DANS LA PLACE ?

 

 

« Que faisons-nous de ce M. Lifstan ? Le laissons-nous en vie, ou nous amusons-nous avec ? » Valter, hilare, avance que leur invité aurait peut-être une suggestion à faire à ce propos ? « Lifstan » vante ses qualités, il pourrait se montrer utile, il est effectivement un homme plein de ressource, il se débrouille avec un arc, et la perspective d’un changement politique à Dale pourrait l’intéresser…

 

Valter acquiesce, mais affirme que son sort dépendra du choix de la communauté : « Que fait-on de cet espion ? » « Lifstan » s’offusque : il n’est pas un espion ! S’il avait su ce qui se cachait dans cette forêt, il ne s’y serait pas aventuré… Mais ses explications sont couvertes par les suggestions de « la communauté » : on pourrait le rôtir ! On pourrait le pendre ! On pourrait en faire une cible pour s’entraîner au lancer de couteau ! Cependant, le lancier idiot a entendu les propos de « Lifstan », et les a semble-t-il jugé concluants – et d’autres se mettent à penser comme lui : ça ne peut pas être un espion…

 

Valter, lui, n’est pas crédule, de toute évidence : d’un geste ample, il obtient le silence. « L’affaire est compliquée. Il me faut me retirer auprès de mon conseiller le plus avisé en ces matières. » Valter pénètre dans sa tente, et, tout le temps qu’il reste à l’intérieur, un silence de mort plane sur le camp – les brigands sont dans l’expectative, et n’osent pas prononcer le moindre mot. Jorinn entend le hors-la-loi discuter avec quelqu’un à l’intérieur de la tente, mais ne perçoit pas la voix de son interlocuteur – et les paroles de Valter sont étouffées par la toile, impossibles à distinguer.

 

Puis Valter ressort de la tente : « C’est fâcheux. Mon conseiller n’a pas vraiment d’opinion concernant M. Lifstan – si c’est bien ainsi qu’il s’appelle, et je ne le crois pas un seul instant. Il est un espion. Que devons-nous faire des espions ? »

 

 

Mais, avant que les hors-la-loi de l’assistance ne répondent à leur chef, Oderic, jusqu’alors très hésitant, visiblement mal à l’aise en fait, intervient : « Mais justement, Valter ! Si c’est un espion, il vient probablement de Pierregué. Il doit savoir ce qui s’y est passé récemment – plus récemment que moi… Il pourrait nous apprendre des choses très utiles pour attaquer le village ! »

 

Jorinn comprend sans peine que l’intervention d’Oderic n’a pas d’autre raison que de lui sauver la vie. Des hors-la-loi ont pu prendre ses paroles au premier degré, mais certainement pas Jorinn, ni Valter – et Oderic le sait probablement. Le chef regarde Oderic en souriant : « Un point de vue intéressant, cher ami. Oui, vous devez avoir raison. Je suis ravi que vous ayez intégré notre petite compagnie. » Il donne l’ordre aux patrouilleurs qui avaient capturé Jorinn de le conduire dans une tente pour la nuit, et de monter la garde devant.

 

QUE FAIRE ?

 

 

Aldamar aimerait informer ses compatriotes de Castel-Pic de la présence de cette troupe de hors-la-loi… Mais, même à marche forcée, il faudrait bien trois jours ne serait-ce que pour s’y rendre, autant pour en revenir – et le sort de Jorinn pourrait être décidé bien avant. L’Homme des Bois ne connaît pas de communautés plus proches : la région est très sauvage, tout spécialement cette forêt, sans même parler des Champs d’Iris au sud.

 

Il leur faut agir maintenant. Se faire passer pour des esclavagistes, ou des brigands désireux d’intégrer la bande, ne tromperait sans doute personne, aussitôt après la capture de Jorinn. S’infiltrer dans le camp demeure la meilleure option pour l’heure – mais ce n’est pas quelque chose qu’ils peuvent faire tous ensemble. Les compagnons finissent par décider d’envoyer le discret Fredegar dans le camp, pour libérer Jorinn – après quoi ils aviseront.

 

Il faut d’abord déterminer où se trouve Jorinn – son interrogatoire sur la « place » s’est achevé. Plusieurs des hors-la-loi sont allés se coucher, et les patrouilles semblent un peu moins fréquentes – mais il y en a toujours. Mais Fredegar parvient à repérer la tente où est gardé Jorinn – du moins le suppose-t-il, car cette tente, un peu à l’écart, sans être à proprement parler à la lisière, est gardée par un lancier et un archer, et c’est la seule dans ce cas.

 

Mais le Hobbit, à ce moment précisément, constate que le jeune homme qu’il avait vu au côté du chef hors-la-loi s’approche de cette tente, échange quelques mots avec les gardes, puis pénètre à l’intérieur…

 

UN VISITEUR DANS LA NUIT

 

 

Oderic pénètre donc dans la tente où est enfermé Jorinn, ligoté. Le jeune homme s’assied sans dire un mot. Jorinn finit par lui demander, en chuchotant, ce qu’il fait ici. « Ce serait plutôt à moi de vous poser cette question… Vous venez de Pierregué, c’est ça ? » Jorinn l’admet. « Je m’en doutais… Alors, c’est quoi l’idée ? Vous êtes venus me chercher ? Pour me ramener au Carrock, où je serai jugé et condamné ? » Jorinn concède que Beorn le recherche – mais son histoire a l’air plus compliquée qu’il n’y paraît. Oderic l’invite à en dire davantage, sur ce qu’il sait… ou croit savoir. Mais il glisse aussi : « Vous vous rendez bien compte que je vous ai sauvé la vie. Valter n’est pas surnommé ‘’le Sanguinaire’’ pour rien… » Jorinn en est bien conscient, et choisit de faire confiance à Oderic.

 

Ils reprennent ensemble l’histoire depuis le sort de Mérovée et Odon. Oderic déplore (sincèrement) ce qui leur est arrivé, même s’ils le conduisaient au Carrock, où il serait probablement condamné à mort, ou au mieux à l’exil. Mais il n’y est pour rien – les Orques ont abattu les deux Béornides, et par chance ils ne l’ont pas repéré lui. Il y a vu une seconde chance, à saisir – patientant après le départ des Orques, il a défait ses liens avec l’épée de Mérovée, et, par réflexe, il a pris la route de Pierregué.

 

Mais il s’agit maintenant de parler du meurtre de Rathfic. Oderic comprend sans peine que Jorinn a parlé avec Brunhild – que lui a-t-elle dit ? Le ton de cette question n’a rien de menaçant, il est plutôt angoissé, et a visiblement honte de ce qui s’est passé. Il confirme le récit de Brunhild : il était allé la voir pour lui dire qu’il comptait quitter le village. Il n’avait certainement pas l’intention de tuer Rathfic. Il ne l’aimait pas, il ne prétendra pas le contraire : Rathfic l’avait supplanté partout… Mais il ne voulait pas faire couler le sang. C’est un accident – une bagarre qui a mal tourné. Mais il ne niera pas le fait : il a bel et bien tué Rathfic. Ce qui lui vaudra d’être condamné pour fratricide. Jorinn avance qu’en expliquant à Beorn qu’il s’agissait bel et bien d’un accident, il pourrait écoper d’une peine allégée… Mais Oderic n’y croit pas : tout le village parlerait contre lui – ils ne l’ont jamais aimé, à Pierregué. À part Brunhild… et peut-être Helmgut… « Ils n’étaient que trop heureux de me balancer à Beorn, pour que cet homme qui ne m’avait jamais vu et ne savait rien de mon histoire décide de mon sort… »

 

Jorinn comprend tout cela. Mais il demeure étonné par autre chose : que fait donc Oderic au milieu de ces brigands ? Oui, il a bien conscience qu’il lui a sauvé la vie… mais justement… Oderic explique que Valter et ses hommes l’ont capturé peu ou prou dans les mêmes circonstances que Jorinn. Mais, quand il est arrivé au camp, Valter a pris soin d’écouter son histoire – une chose qu’il n’avait à peu près jamais connu à Pierregué, et qu’il n’espérait plus désormais. Les hors-la-loi étaient menaçants, mais Valter ne leur a pas demandé leur avis : « Il m’a proposé de rejoindre sa bande. Je ne pouvais rien espérer de mieux. »

 

Pourtant Jorinn comprend bien qu’Oderic est différent de ces brigands – et il le fait remarquer assez brusquement : servir un hors-la-loi sanguinaire, aux ambitions mégalomanes ? Vivre dans ce camp rempli d’esclaves ? Cela ne lui ressemble pas, Jorinn en est convaincu – malgré ce qui s’est passé à Pierregué, le Bardide comprend qu’Oderic a un certain sens moral, et qu’il n’apprécie rien de tout ça. Cependant, c’est Oderic qui s’aveugle : il semble persuadé, malgré tout (ou du moins fait-il beaucoup d’efforts pour s’en persuader), que Valter est un homme bien – et un meneur d’hommes, ce dont on a bien besoin, ici. « Il m’offre une chance de briller, de devenir ce à quoi j’ai toujours aspiré, un grand guerrier… Je ne suis pas venu vous parler pour le trahir. Je voulais seulement… savoir quand on me laisserait en paix, pour… ce qui s’est passé… »

 

Jorinn sent qu’il a brusqué Oderic, et semble même comprendre, à certains égards, sa situation. Reste que la vie qui l’attend ici n’est pas la sienne, n’est pas honorable : ce n’est pas le destin d’un guerrier qui se profile devant lui, mais celui d’un brigand, tranchant des gorges pour quelques pièces… Il vaut mieux que ça. Jorinn fait appel aux traditions, aux modèles de héros perpétués par les chansons… Une approche qui ne laisse pas Oderic indifférent : il est visiblement empli de doute – au fond de lui, il sait que Valter est un homme mauvais, et que marcher dans ses pas n’aura jamais rien d’honorable ; mais, en même temps, il se sent redevable – ne serait-ce que parce que Valter l’a écouté. Les paroles de Jorinn le touchent, visiblement, l’évocation de Brunhild aussi – le Bardide comprend qu’il suffirait de pas grand-chose pour que le jeune homme admette la vérité et rejette Valter et le destin que le brigand lui a offert. Pour le moment, toutefois, Oderic demeure indécis. Visiblement tourmenté, il quitte enfin la tente, sans dire un mot de plus.

 

À LA RESCOUSSE DE L’ESPION

 

 

Fredegar a fait son rapport. Il pense pouvoir s’approcher sans trop de risques de la tente où Jorinn est retenu prisonnier. La clairière a été agrandie nonchalamment – il n’y a pas de palissade, et les tentes sont proches de la lisière des arbres. Cette tente en particulier n’est pas à proprement parler à l’extérieur du camp, mais, en passant de tente en tente, il pense pouvoir y accéder, sans être repéré par les deux gardes, visiblement somnolents. Dès lors, il pourrait arriver par derrière, et percer la toile de la tente avec son épée roide – elle est sans doute épaisse, mais c’est jouable.

 

Le Hobbit parvient à s’infiltrer dans le camp sans se faire repérer, et son plan fonctionne, même s’il lui demande de procéder très prudemment et lentement. Progressant de tente en tente, il gagne l’arrière de celle où Jorinn est retenu prisonnier.

 

À l’intérieur, Jorinn ne dormait pas – la discussion avec Oderic remontait à quelque chose comme une vingtaine de minutes à peine. Soudain, il voit une lame traverser la toile non loin de lui – par chance, il n’était pas assis à cet endroit… Il comprend qu’on est venu le sauver. Oderic, peut-être ? Non – Fredegar ! Le Hobbit libère Jorinn de ses liens.

 

Il leur faut maintenant quitter le camp… Ça n’est pas un problème pour les discrets compagnons. Ils rejoignent les autres à quelque distance.

 

Jorinn remercie chaleureusement Fredegar. Puis le Bardide explique ce qui s’est passé depuis qu’ils ont été séparés. Il livre un portrait exhaustif de Valter et de ses ambitions « royales » (évoquant au passage son mystérieux « conseiller » dans sa tente). Jorinn a retrouvé Oderic, par ailleurs – il explique ce qui lui est arrivé, et ce qu’il lui a raconté ; Oderic lui a probablement sauvé la vie, et c’est un jeune homme tourmenté, qui sait sans doute, tout au fond de lui, ce qu’il en est au juste de Valter et de sa bande, mais qui n’ose pas se l’avouer.

 

Il apparaît clairement que Valter compte s’attaquer à Pierregué – peut-être est-ce d’ailleurs pour cela qu’il s’est montré aussi protecteur avec Oderic, qui connaît bien les lieux ; et le jeune homme en a peut-être plus ou moins vaguement conscience, lui qui a précisément usé de cet argument pour sauver la vie de Jorinn.

 

Il faudrait prévenir Pierregué – et Beorn. Mais celui-ci leur a demandé de lui ramener Oderic… En agissant vite, peut-être pourront-ils faire en sorte qu’il les suive d’une manière ou d’une autre, de plein gré ou pas. Jorinn a la conviction qu’il est encore possible de le convaincre de se rendre auprès de Beorn avec eux – et il sait qu’il sera possible, en cas de procès, de témoigner en sa faveur, si la décision finale appartiendra de toute façon à Beorn (qui a la réputation d’être sévère mais juste). Mais si Oderic fait des difficultés, tant pis pour lui : Agariel notamment ne rechignera pas à l’assommer et l’enlever.

 

Mais, dans tous les cas, le temps presse : ils n’auront probablement pas de meilleure occasion que dans les quelques heures qui demeurent avant l’aube – au matin au plus tard, les hors-la-loi se rendront compte que Jorinn a disparu, avec l’aide de quelqu’un d’extérieur…

 

À suivre…

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CR Adventures in Middle-Earth : Mauvais présages (1/4)

Publié le par Nébal

 

Suite de notre campagne d’Adventures in Middle-Earth ! Si nous avons doucement entamé la Mirkwood Campaign avec le précédent scénario, nous en sommes encore pour l’essentiel au « prologue » que constitue la « mini campagne » de Wilderland Adventures.

 

 

Si vous souhaitez remonter au début de la campagne, vous pouvez suivre ce lien.

 

La présente séance correspond à la première partie du scénario de Wilderland Adventures intitulé « Kinstrife & Dark Tidings » (pp. 37-58).

 

 

À noter, je me suis référé, pour la version française, au supplément Contes et légendes des Terres Sauvages pour L’Anneau Unique, où le scénario original avait été traduit sous le titre « Fratricide et mauvaises nouvelles » (pp. 42-63).

 

Il y avait cinq joueurs, qui incarnaient…

 

 

… Agariel, une Dúnedain (Vagabonde/Chasseuse d’ombres 3)…

 

 

… Aldamar le Laconique, un Homme des Bois (Protecteur/Frontalier 3)…

 

 

… Fredegar Sanglebuc, un Hobbit de la Comté (Protecteur/Héraut 3)…

 

 

… Jorinn, un Bardide (Chasseur de trésors/Espion 3)…

 

 

… et enfin Nárvi, un Nain du Mont Solitaire (Frère d’armes/Maître d’armes 3).

 

Pour la bande originale, je ne suis pas allé chercher bien loin : j’ai utilisé les compositions de Howard Shore pour la trilogie du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson.

 

La plupart des illustrations sont empruntées aux gammes de L'Anneau Unique et d'Adventures in Middle-Earth. Mais j’en ai aussi chipé à l'excellent compte rendu de campagne très détaillé (pour L’Anneau Unique) signé Ego, que vous trouverez ici sur le forum Casus NO.

 

Pour ceux que ça intéresserait, vous trouverez juste en dessous l’enregistrement brut, ou « actual play », de la séance :

Mais en voici autrement le compte rendu écrit...

 

3A 2947

 

 

Vers la fin de l’été de l’an 2947 du Troisième Âge, soit deux mois environ après les événements narrés dans « L’Agent du Magicien », les compagnons remontent la vallée de l’Anduin par la rive est – en territoire béornide, au nord-est du Vieux Gué, et au sud de la Maison de Beorn.

 

Seul Nárvi a véritablement quelque chose de précis à faire en cette région : il y a passé pas mal de temps, à étudier scrupuleusement les reliquats de la Vieille Route de la Forêt, mais il a aussi entrepris de nouer des liens avec les communautés de la vallée, qui pourraient bien envoyer des observateurs à la grande assemblée des Hommes des Bois prévue pour l’an prochain – et à laquelle le Nain du Mont Solitaire participera lui-même en tant qu’observateur. Mais la situation n’est pas encore tranchée, et, s’il y a eu des ouvertures auprès des rudes Béornides, nul ne sait encore s’ils enverront une délégation à Rhosgobel, même si cela paraît plausible – car ils y ont tout intérêt.

 

Accessoirement, Nárvi mais aussi Fredegar sont très curieux de goûter aux fameux gâteaux au miel des Béornides – une excellente raison d’arpenter leur territoire ! Las, ils ne sont guère hospitaliers…

 

La compagnie s’est ainsi retrouvée, essentiellement à l’invitation de Nárvi, sur la rive est de l’Anduin, qui a de nombreux affluents. Le climat de fin d’été est idéal, la campagne verdoyante et sûre. Après un copieux bivouac, les héros que rien ne presse s’accordent une sieste bienvenue.

 

 

Jorinn, cependant, ne partage pas vraiment la béatitude de ses compagnons. Peut-être cela a-t-il à voir avec l’inquiétante lettre de son père, à Dale, qu’il a reçue il y a peu ? Il ne se sent pas tranquille, en tout cas – et ne parvient pas à trouver le sommeil. Il remarque soudainement un grand vol de corbeaux, comme sortis de nulle part, un peu plus loin au nord-ouest, à un peu plus d’un kilomètre peut-être. Le Bardide a l’impression qu’ils font des cercles au-dessus de quelque chose…

 

Mais Jorinn est le seul des compagnons à avoir remarqué ce phénomène : les autres, du moins ceux qui n’ont pas sombré dans la sieste (soit tous sauf Fredegar…), ont vu le Bardide se lever brusquement et fixer un point à l’horizon, mais ils sont bien en peine de dire pourquoi il s’agite de la sorte… Nárvi l’interroge : que lui arrive-t-il ? Aldamar et Agariel sont tout aussi perplexes, qui n’ont rien remarqué de spécial dans la direction fixée par Jorinn… Il désigne des corbeaux que personne à part lui ne voit ! Agariel sait cependant que son compagnon bardide a parfois des « présages », et elle les prend au sérieux : ils n’augurent généralement rien de bon… Il faut aller jeter un œil là-bas. Jorinn n’attend à vrai dire pas les autres ! Agariel réveille Fredegar, et ils suivent tous le Bardide qui progresse à grands pas.

 

À mesure que les compagnons approchent, le bourdonnement des mouches remplace celui des abeilles. Ils entendent aussi comme une sorte de martèlement, un peu comme un poing cognant à une porte en bois, assez régulier… L’ambiance devient plus sinistre – et Agariel craignant le pire plisse les lèvres et sort son épée.

 

L’EMBARCATION FUNESTE

 

 

Ils arrivent enfin sur place – Jorinn ne voyait ni n’entendait plus les corbeaux, mais il savait parfaitement où se rendre. Une barque est échouée sur la rive d’un affluent de l’Anduin. À son bord, deux cadavres percés de flèches – et une nuée de mouches qui s’affairent autour. Le martèlement est produit par le poing d’un des hommes, que le courant pousse régulièrement contre la coque de la funeste embarcation. Ce spectacle morbide noue le ventre de Nárvi.

 

Les compagnons s’approchent pour en apprendre davantage. Leur premier réflexe est d’identifier les flèches – et il ne fait aucun doute, à leur empennage notamment, qu’elles sont orques. Les cadavres commencent à sentir un peu, mais cela ne fait probablement pas très longtemps qu’ils sont ici et dans cet état (leur mort doit remonter à un jour, deux au plus). On peut eux aussi les identifier à leur allure : pour Fredegar tout spécialement, il ne fait aucun doute qu’il s’agit de guerriers béornides. Et pas n’importe lesquels : le Hobbit, en s’approchant, a remarqué, fichées au revers de leurs capes, deux broches argentées en forme d’ours – il sait, après ses voyages dans la région, que cela désigne les défunts comme étant des thanes de Beorn, ses plus proches conseillers ; à y regarder de plus près, il reconnaît même l’un des deux hommes, un certain Mérovée le Puissant. « C’est sérieux… »

 

Agariel rôde dans les alentours, elle s’éloigne un peu de la barque, en amont, en quête de traces lui permettant de comprendre ce qui s’est passé au juste. D’autres mouches bourdonnantes l’amènent à trouver deux autres cadavres – d’Orques, cette fois. Mais la découverte est très incongrue : les deux humanoïdes sont embrochés sur une même lance béornide ! Celui qui l’a projetée a réalisé un vrai coup de maître, d’une puissance exceptionnelle… Elle trouve d’autres traces, d’une bande d’Orques en maraude, qu’elle estime à une quinzaine ou vingtaine d’individus ; la scène est relativement fraîche, mais Agariel ne croit pas que les Orques se trouvent encore dans les environs – ce qui ne rassure pas Nárvi, qui reste aux aguets, hache en main. Un examen plus approfondi permet à la Dúnedain de déterminer que la bande a probablement pris la direction du nord-est. Et c’est étonnant : ces créatures se promènent en plein territoire béornide ! On n’en avait plus vu dans la région depuis la Bataille des Cinq Armées…

 

Jorinn et Aldamar regardent la barque de plus près. L’Homme des Bois remarque plusieurs choses : d’une part, il n’y a que très peu de vivres à l’intérieur – sans doute les Béornides étaient-ils proches de leur destination. D’autre part, il y a une corde au milieu de la barque, qui a visiblement été tranchée : Aldamar en conclut sans peine qu’elle servait à contraindre un prisonnier, qui a pu s’en libérer pendant ou après la bataille. Enfin, le frontalier remarque que le fourreau de Mérovée le Puissant est vide : sans doute le prisonnier est-il parti en emportant l’épée du thane.

 

Que faire ? Aldamar suppose qu’il faudrait ramener au moins les broches à Beorn – mais, pour Jorinn et Nárvi, il ne fait aucun doute que le fameux Changeur de Peau ne s’en satisfera pas, et voudra voir les cadavres de ses thanes. Au fond, cette situation leur parle, à eux qui ont ramené le cadavre de leur camarade Aeweniel à Fondcombe, après leur mésaventure dans les Monts Brumeux… Agariel, de retour, approuve : pas question de laisser les cadavres en l’état, à la merci des charognards !

 

Les compagnons peuvent remorquer la barque en amont de cet affluent de l’Anduin, ce qui les rapprochera de la Maison de Beorn – après quoi il ne sera guère compliqué de confectionner des sortes de civières pour achever le trajet à l’intérieur des terres. Il est impossible dans ces conditions d’atteindre leur destination avant la nuit, mais ils y arriveront vers midi le lendemain. Les compagnons progressent avec prudence : après tout, il y a des Orques dans le coin…

CONVIVES DU CHANGEUR DE PEAU

 

 

Ils parviennent cependant à la Maison de Beorn sans encombre. C’est le centre politique de la région – mais ça n’est même pas vraiment un village, s’il y a des petits hameaux dans les environs. Ça n’est qu’à peine une ferme, à vrai dire. Une haie l’entoure et le portail est ouvert.

 

Plusieurs animaux se promènent à l’intérieur – des chiens, notamment, qui ressemblent d’ailleurs beaucoup à Shadrach, l’animal de compagnie de Dodinas Brandebouc à l’Auberge Orientale. Tandis que les compagnons approchent, les chiens s’avancent aussitôt vers eux en aboyant – pas forcément de manière menaçante, mais c’est un sacré vacarme ! Très bref cependant : ils se taisent en voyant les civières. Ils s’approchent, reniflent les cadavres, et se mettent aussitôt à hurler à la mort.

 

 

Un homme très massif est assis devant le porche de la demeure. Il ne fait aucun doute, même sans l’avoir jamais rencontré, qu’il s’agit du légendaire Beorn. Il regarde les compagnons d’un œil assez noir – il reste assis, à tailler un bout de bois… et Aldamar et Jorinn se rendent compte qu’il n’use pas d’un couteau pour ce faire, mais de ses propres ongles !

 

Beorn se lève enfin, sans dire un mot. Les compagnons vont à sa rencontre avec les brancards – ils préfèrent se taire eux aussi. Le colosse regarde les cadavres : « Mérovée… Odon… » Puis il demande d’un ton ferme aux héros qui ils sont : « Des oiseaux de mauvais augure ? Que s’est-il passé ? » Fredegar prend sur lui d’expliquer tout cela – le Hobbit, qui peut sans doute rappeler Bilbo à Beorn (Nárvi pouvant lui rappeler ses bien trop nombreux compagnons…), s’y prend au mieux : sans en faire trop, en s’en tenant aux faits, de manière précise. Beorn apprécie la concision et la franchise.

 

Il commence par remercier les aventuriers de lui avoir ramené les dépouilles de Mérovée et d’Odon. Puis il se penche de nouveau sur les flèches : « Des Orques, si près de chez moi… Il faut qu’ils soient très audacieux, ou très stupides. Mais ils ont tué mes hommes – et ce crime ne restera pas impuni. »

 

Fredegar ayant évoqué l’hypothèse d’un prisonnier qui se serait échappé, Beorn explique qu’il avait envoyé Mérovée au sud pour y régler les disputes en son nom. « Je n’ai jamais voulu être un meneur d’hommes. Mais si les habitants de la région choisissent de me suivre, alors ils doivent respecter ma loi. Et ceux qui ne le font pas seront jugés sur le Carrock. J’imagine que Mérovée me ramenait un criminel pour que je décide de son sort. »

 

Mais il n’y a pas que l’épée de Mérovée qui manque : Beorn avait confié à son thane une bourse pleine de pièces d’argent. Et, en en faisant la remarque, il dévisage d’un air sombre les compagnons – visiblement suspicieux, tout spécialement à l’encontre de Nárvi, Agariel et Jorinn ; il ne les accuse pas expressément d’être des voleurs, surtout après la belle prestation de Fredegar, mais il ne semble pas encore leur faire confiance – en fait, c’est tout spécialement la mystérieuse Dúnedain qui le trouble. Ceci étant, ses précieuses remarques quant au comportement de la bande d’Orques en maraude jouent en sa faveur – de même que l’évocation par Nárvi du jet de lance magistral de Mérovée le Puissant : « Il portait bien son nom… »

 

Beorn confie à ses serviteurs, soit ses merveilleux animaux, tous en mesure de se dresser sur leurs seules pattes arrières, la tâche de s’occuper des dépouilles des thanes, et il invite les compagnons à le suivre dans sa demeure. Le « roi » des Béornides vit dans une masure très humble – de même qu’il n’arbore pas le moindre bijou, tandis que la hache à sa ceinture a visiblement beaucoup servi, un outil fonctionnel sans la moindre dimension ostentatoire ; on est aux antipodes de l’image qu’un Jorinn ou un Nárvi, tout spécialement, peuvent se faire d’un roi, avec Bard ou Dáin Pied d’Acier pour références. Leur hôte fait bouillir le thé lui-même, et leur sert de ses délicieux gâteaux au miel – ce qui enchante les gourmands Fredegar et Nárvi.

 

Puis Beorn s’assied sur un banc – très décontracté. « Vous êtes des voyageurs… Vous avez des nouvelles du vaste monde à me rapporter ? » Ses invités échangent volontiers, comme il se doit : Rhosgobel, Radagast (que Beorn connaît bien), la Forêt Noire (Beorn écoute avec attention le récit fait par Nárvi de leur « première aventure »), l’agitation des Orques « vers le sud » (Agariel tend à Beorn la copie qu’elle avait faite du rapport de Beran – elle sait où il se situe dans le combat contre l’Ombre, et le Changeur de Peau apprécie son geste, la prenant visiblement un peu plus au sérieux) ainsi que dans les Monts Brumeux : « Il y en avait pour croire qu’après la Bataille des Cinq Armées les Peuples Libres du Nord s’étaient définitivement débarrassés de la menace orque dans les Terres Sauvages, mais moi-même je n’y ai jamais cru un seul instant. » Tout cela intéresse fort Beorn : le colosse n’est pas exactement bavard, mais il a le don d’écouter, et grogne de temps en temps son approbation.

 

« Toutes ces discussions, ça donne faim ! » Beorn tape dans ses mains, et des moutons pénètrent dans la pièce avec des plats sur leur dos, qui sont servis aux convives par des chiens dressés sur leurs pattes arrière. La sombre atmosphère des débuts a cédé la place à une scène proprement féerique, et les compagnons sont pour un temps libérés de leur fardeau. Et ils perçoivent tous qu’en dépit de la tragédie qui les a amenés ici, Beorn, s’il n’en fait certainement pas état ouvertement, leur fait confiance, il a apprécié leur geste, leurs explications, leur comportement global – il les prend au sérieux.

 

 

Au fur et à mesure que les plats arrivent, des petits groupes de Béornides pénètrent dans la demeure, s’asseyant eux aussi à la longue table (cette salle à manger s’avère bien plus grande que les compagnons ne le pensaient instinctivement) – Beorn les salue, et n’a pas besoin de les informer du sort de Mérovée et d’Odon : les nouveaux convives sont venus rendre hommage aux thanes défunts.

 

Les Béornides sont des hommes rudes : ils sont affectés par ce qui s’est produit, mais le montrent aussi peu que possible – certains cependant sont venus avec femmes et enfants, et il s’en trouve qui ne parviennent pas à retenir quelques larmes. On lève régulièrement sa corne en l’honneur des défunts, en narrant des anecdotes toutes à leur gloire.

 

Au bout d’un moment, Beorn fait signe à un de ses hommes, lui murmure quelque chose à l’oreille, puis va se coucher sans un mot de plus. Le Béornide s’approche alors des compagnons : s’ils le désirent, ils pourront dormir à l’intérieur de la demeure – on a aménagé une chambre pour eux (ils perçoivent tous très bien qu’il s’agit d’un grand honneur – dormir dans la salle commune, ou même l’étable, aurait déjà été quelque chose qui n’est pas permis à tout le monde, et la plupart des Béornides de l’assistance n’espéreraient pas davantage pour eux-mêmes).

 

Durant la nuit, dans leur chambre un peu rustique mais très confortable, Fredegar et Aldamar, qui ont un peu de mal à trouver le sommeil, entendent des grognements très sonores, des reniflements aussi, qui évoquent un très gros animal, probablement un ours colossal, rôdant dans les environs – à l’intérieur du périmètre de la ferme. Fredegar apeuré suggère de barricader la porte… Mais alors même qu’ils s’interrogeaient à ce propos, les grognements et reniflements (mais parfois aussi de très intimidants rugissements !) cessent – ou, plus exactement, s’éloignent. Fredegar n’est pas beaucoup plus rassuré… mais aucun autre événement ne se produit durant la nuit. Ils parviennent enfin à s’endormir.

 

 

Le lendemain matin, le temps est au beau fixe. Les compagnons ont été portés à faire la grasse matinée. Quand ils quittent leur chambre, gagnant la salle à manger, ils tombent sur un Beorn souriant en train de faire la vaisselle – un de ses chiens lui tendant les assiettes, un autre s’activant avec les serviettes. Mais, sur la grande table, se trouve une douzaine de casques orques entassés… « Vous avez bien dormi ? » demande le Changeur de Peau. Oui – mais Fredegar, le premier debout, désignant les casques : « C’est une sacrée chasse que vous avez fait cette nuit… » Beorn indique du doigt la fenêtre… et Fredegar voit une douzaine de têtes d’Orques fichées sur des piques, juste à l’extérieur ! « Oui, j’ai été occupé la nuit dernière. Une bande d’Orques se promenant sur mes terres comme en pays conquis, et puis quoi encore… La mort d’un millier d’Orques pourrait payer pour celles de Mérovée et d’Odon, mais je préférerais avoir encore mes amis… Au moins justice a été faite. »

 

Beorn, en ayant fini avec sa vaisselle, tend une tasse de thé à Fredegar et s’attable lui-même. « Mais il y avait… d’autres signes. J’ai parlé aux oiseaux, aux bêtes. Il y avait bien un troisième homme dans cette barque. Un prisonnier, comme vous l’aviez deviné. Il est parti vers le sud, vers chez lui j’imagine. Là où j’avais envoyé Mérovée. Je n’en sais pas plus – mais il faut le retrouver. »

 

Nárvi, qui avait rejoint la conversation, propose aussitôt que les compagnons s’en chargent. « Vous savez, maître nain, il n’y a pas beaucoup de gens de votre peuple à qui je dirais ça, mais je vous fais confiance. Et je crois bien que c’est vous qui devriez partir en quête de ce prisonnier. Si vous êtes tombés sur cette barque… Moi, je crois pas au hasard, quand les signes s’accumulent. C’est le destin. Et je suis pas du genre à finasser avec le destin. Alors oui, si vous voulez bien partir après ce prisonnier, je vous en saurai gré. Vous m’avez impressionné, favorablement – tous. Je ne vous donne pas l’ordre de retrouver le fugitif – voyez ça comme une requête. »

 

Tous acceptent – même si Jorinn hésite, car la lettre de son père l’incitait à regagner Dale au plus tôt. Cependant, le Bardide est d’accord avec les propos de Beorn sur le destin : cette vision d’un vol de corbeaux, qui les a conduits à la barque, l’incite finalement à rester avec les compagnons, pour mener cette aventure à son terme.

 

Mais Beorn a une dernière requête : dans la soirée vont débuter les funérailles de Mérovée et Odon, et Beorn souhaiterait que les compagnons y participent – les cérémonies complètes prennent plusieurs jours, et les héros ne sauraient s’attarder davantage, mais le Changeur de Peau est convaincu, là encore parce qu’il ne croit pas au hasard, qu’ils devraient du moins rester pour cette soirée : de manière plus formelle que la veille, il s’agira d’échanger anecdotes et libations en l’honneur des défunts.

 

Dans la journée, Nárvi trouve enfin à aborder avec Beorn les sujets qui le préoccupent plus particulièrement : l’assemblée des Hommes des Bois, et l’entreprise de restauration de la Vieille Route des Nains. Beorn l’écoute avec attention, grommelant de temps en temps en hochant la tête. Le Changeur de Peau est assez d’accord avec le tableau que lui expose Nárvi : les Hommes des Bois devraient s’unir, et les Peuples Libres du Nord au-delà, et la route être restaurée – même si cela impliquerait la présence de davantage encore de ces Nains que Beorn ne prise guère de manière générale... Au-delà, l’entreprise impliquerait sans doute de développer le Vieux Gué, voire d’aller faire un sort aux Gobelins qui pullulent du côté du Haut Col… ou vers le sud, car ces mauvaises nouvelles l’inquiètent visiblement (ils évoquent aussi quelques rumeurs concernant le Sentier des Elfes et le retour du Loup-garou de la Forêt Noire…). Et Beorn est positif : tout cela serait souhaitable. Il ne promet pas d’assister en personne à l’assemblée de Rhosgobel, mais il y réfléchira, et il y aura de toute façon une délégation béornide sur place.

 

Et, le soir, les funérailles débutent – et l’avalanche d’anecdotes toutes à la gloire de Mérovée et Odon : combien d’Orques ils ont tué lors de la Bataille des Cinq Armées, etc. Le laconique Beorn ne fournit pas lui-même de tels récits, mais grogne régulièrement à l’évocation de tel ou tel haut fait.

 

Les Béornides de l’assistance sont un peu indécis quant à la présence des compagnons – certains semblent curieux de ce qu’ils pourraient bien narrer pour honorer les défunts. Le problème étant bien sûr qu’ils ne les connaissaient pas… Autre problème : les compagnons perçoivent bien que, si les Béornides n’ont assurément rien contre la forfanterie, ils n’apprécient par contre vraiment pas le mensonge – il y a donc un équilibre très délicat à trouver… Mais Agariel évoque en termes simples et forts le jet de lance magistral de Mérovée, qui a embroché deux Orques, et c’était typiquement ce qu’il fallait faire : les Béornides de l’assistance approuvent de vigoureux hochements de tête l’exploit du thane décédé.

 

Nárvi et Jorinn, par ailleurs, ont commencé dans l’après-midi à écrire une chanson sur Mérovée et Odon. Ils se proposent d’en donner un aperçu… qui convainc moins l’assistance ! Pas au point cependant où cela deviendrait embarrassant – c'est simplement un peu médiocre. Les convives perçoivent que l’intention était bonne, et s’en tiennent là…

 

Les compagnons se retirent, passant une deuxième nuit dans la Maison de Beorn.

SUR LA PISTE DU FUGITIF

 

 

Le lendemain à l’aube, il est temps de se lancer à la poursuite du prisonnier évadé. Mais les indices précis manquent. Agariel a eu beau s’entretenir à cet effet avec Beorn, évoquant bien des lieux-dits, il n’a pas été possible d’en tirer grand-chose. Beorn, pour avoir parlé aux bêtes et aux oiseaux, sait que le fugitif est parti vers le sud. Il suppose qu’il a eu pour réflexe de retourner auprès des siens. Après tout, c’est vers le sud, au-delà du Vieux Gué et de la Vieille Route des Nains, qu’il avait envoyé Mérovée – mais son office de juge itinérant le conduisait là où il y avait des disputes, il n’y avait pas d’itinéraire plus précisément défini. Et puis, dans cette région très peu densément peuplée, les frontières sont parfois un peu floues, entre le territoire béornide et celui des Hommes des Bois… Beorn n’est donc pas en mesure d’en dire davantage : ils ont cette seule indication – le sud.

 

Agariel propose de retourner là où ils avaient trouvé la barque, puis de suivre l’affluent de l’Anduin en question vers le sud – et le fleuve lui-même le cas échéant. Emprunter un radeau pourrait leur faire gagner du temps, mais au risque de rater des indices ou des témoins sur les rives – et il n’y a pas de navigateur parmi eux, aussi choisissent-ils de marcher. Les compagnons se sont vu confier une tâche importante, mais la progression dans ces terres libres est agréable – ils n’en sont que plus ragaillardis.

 

Agariel ne laisse pas sa vigilance s’amoindrir pour autant : il y a peu, une bande d’Orques écumait cette région si souriante, et il pourrait y en avoir d’autres… Et, lors de leur quatrième jour de marche (ils ont dépassé le Vieux Gué la veille, sans s’y arrêter), la Dúnedain découvre un cadavre d’Orque sur la rive de l’Anduin. Son allure évoque ceux qui ont été tués par la lance de Mérovée. Mais ce cadavre est décapité – la décollation est très nette, très franche, évoquant un coup bien assuré porté avec une lame de qualité. Agariel fouille les environs, mais ne trouve pas d’autres cadavres – la scène a dû se produire deux jours plus tôt, et il est impossible après tout ce temps de dénicher des traces visibles qui les orienteraient dans la bonne direction.

 

 

Les compagnons n’en ont pas moins la conviction d’être sur la bonne voie, et continuent vers le sud. Au cours de leur périple, ils ont croisé de temps à autres des fermes isolées ou des petits hameaux, sans s’y arrêter, mais, après cette découverte, ils jugent bon d’accoster un paysan béornide – dont la ferme se trouve à plusieurs heures de marche du cadavre d’Orque.

 

Le vieux bonhomme s’appelle Geral, et vit seul – son aspect bourru ne doit pas tromper, il accueille volontiers les compagnons, les invitant à se désaltérer avec un pichet d’hydromel et à échanger des nouvelles. Il est tout spécialement fasciné par Fredegar – n’ayant jamais vu de Hobbit auparavant : « On dit qu’y a des p’tits gars comme ça du côté des Champs d’Iris, en tout cas dans des chansons, tout ça… Mais j’en ai jamais vu. Faut dire, c’est loin, les Champs d’Iris. Alors vot’ pays au-delà des montagnes… c’est sauvage, par là-bas. » Fredegar lui vante l’Auberge Orientale, mais Geral se méfie des étrangers et de leur cuisine – « Sauf vot’ respect, bien sûr. Vous c’est pas pareil. Ça se voit. » Il apparaît clairement qu’il n’a peu ou prou jamais quitté sa ferme : pour lui, Bourg-les-Bois, c’est le bout du monde.

 

Le finalement sympathique Geral est un bon exemple de ce dont parlait Beorn : un bon bougre trop facilement persuadé que les Orques ne sont plus une menace après la Bataille des Cinq Armées, et que Beorn à lui seul les dissuaderait de revenir dans le coin.

 

Mérovée et Odon sont passés par-là il y a quelque chose comme une semaine ou dix jours, mais ils ne se sont pas attardés – ils descendaient l’Anduin, « mais quand on descend c’est pour remonter au bout d’un moment, non ? »

 

Agariel lui décrit l’épée de Mérovée : n’aurait-il pas vu quelqu’un qui l’arborait ? Geral ne saurait en jurer – mais il a accueilli un autre voyageur il y a de cela trois ou quatre jours : un jeune gars bien charpenté, très poli ; Geral ne jurerait pas que son épée correspondait à la description faite par Agariel, mais il en avait bel et bien une. Et généreux, le bonhomme : il lui a laissé une pièce d’argent, en paiement de la nuit passée dans la ferme ! C’était beaucoup trop… Oderic, qu’il s’appelait. Un Béornide, oui. Un peu bizarre, mais aimable. Agariel lui demande ce qu’il entend par « bizarre » : « Eh bien, nerveux ? Aux aguets, quoi. Même le cul posé sur ce banc à siroter un bon verre, il avait les yeux et les oreilles tendus vers tout et n’importe quoi… » Il n’a pas dit où il allait – mais il a pris la direction du sud au petit matin. « Après ,chuis pas du genre à poser des questions aux étrangers sur d’où qu’y viennent. Mais… vous, pourquoi vous m’posez toutes ces questions ? » Agariel préfère taire le sort de Mérovée et d’Odon – et la possibilité qu’Oderic soit un fugitif. Elle dit craindre qu’il ait des Orques aux fesses, pourtant – ce qui laisse Geral pour le moins perplexe : des Orques, par ici ? Allons bon… Mais Nárvi se montrer franc : oui, il y a des Orques dans le coin ; et par ailleurs ces sinistres créatures ont tué Mérovée et Odon… Geral n’en revient pas : les thanes, tués par des Orques ? Quelle histoire ! Et cet Oderic serait leur prisonnier, qui se serait enfui en volant l’épée du Puissant ? Et Beorn aurait dépêché les compagnons pour le retrouver ? Mais il avait l’air très bien, ce petit gars ! Et pourtant…

 

Geral offre volontiers le gite pour la nuit aux compagnons – et pas besoin de le payer avec une pièce d’argent ! Agariel, au petit matin, insiste pourtant pour lui en donner deux autres… Geral ravi les fournit en vivres et en hydromel – il fait une excellente affaire !

LA TRAGÉDIE DE PIERREGUÉ

 

 

Les compagnons continuent de suivre l’Anduin vers le sud – jusqu’à arriver à un endroit où l’on devine qu’il y a longtemps de cela se trouvait un autre gué pour franchir la grande rivière ; d’ailleurs, non loin se dresse un village, un peu plus conséquent que les hameaux qu’ils avaient croisés jusque-là, et entouré d’une palissade de bois, à l’intérieur duquel jaillissent les ruines d’une très vieille tour de pierre – le produit d’une époque lointaine où la région était plus sûre et civilisée. Les compagnons décident d’y faire une halte et de poser quelques questions aux autochtones.

 

 

La porte du village est ouverte, mais surveillée. Les habitants qui aperçoivent les compagnons les regardent d’un œil très méfiant – un trait plutôt commun chez les Béornides. Mais là où Geral avait vite brisé la glace, cette fois la suspicion se prolonge ; le vieux fermier avait quelque chose d’une exception.

 

Le temps que les compagnons arrivent au niveau de la porte, une petite délégation de trois personnages vient à leur rencontre :

 

 

Un vieil homme tout fripé, qui grommelle dans sa barbe…

 

 

... une jeune femme, avec peut-être un air de famille, qui a l’air particulièrement décidé – elle est un peu intimidante, à vrai dire…

 

 

... et enfin un jeune homme aux longs cheveux blonds, un guerrier visiblement, très nerveux, menaçant, la main prête à dégainer sa hache au moindre faux mouvement.

 

C’est la jeune femme qui prend la parole. Elle se présente comme étant Ava, fille de Hartwulf ici présent. Quant au jeune homme, il s’agit de Williferd, « le meilleur guerrier de Pierregué », ajoute-t-elle après un silence un peu trop prolongé.

 

Elle interroge les voyageurs sur les raisons de leur présence ici. Nárvi déclare aussitôt qu’ils sont des envoyés de Beorn. Ils n’ont pourtant pas l’air très béornides… Mais le Nain du Mont Solitaire explique hâtivement ce qui leur vaut ce statut – et ils ont des broches qu’il leur a donné pour les identifier comme étant à son service, au moins temporairement. Ava observe les broches très attentivement, et les juge authentiques. Mais elle ne se décrispe pas pour autant : si ses paroles ne sont pas à proprement parler brusques, elle fait néanmoins entendre aux compagnons que Pierregué n’a pas pour habitude d’accueillir des voyageurs – si c’est l’hospitalité qu’ils cherchent, mieux vaudrait se rendre ailleurs ; elle évoque même Fort-Bois… qui est bien à trois ou quatre jours de marche au sud-est !

 

Mais ce n’est pas un abri qu’ils cherchent – mais un prisonnier, un fuyard. Ava est visiblement décontenancée, elle qui fait tant d’efforts pour demeurer stoïque. Et Agariel d’avancer aussitôt le nom d’Oderic. Ava devient subitement très pâle : « Bon sang… » Il venait d’ici ? Oui – ils l’avaient confié à Mérovée, pour qu’il soit jugé au Carrock… Mais il se serait donc échappé ? Hartwulf marmonne dans sa barbe quelque chose à propos de mauvais présages… Ava lui passe une main sur l’épaule pour le calmer – et de même pour Williferd, qui se montrait toujours plus menaçant. Mais la jeune femme est visiblement stupéfaite : on ne s’échappe pas de Mérovée comme ça ! Mais Mérovée est mort – tué par des Orques… Cela fait beaucoup de mauvaises nouvelles d’un coup, visiblement.

 

Mais Jorinn n’y tient plus : que reproche-t-on au juste à cet Oderic, pour l’avoir confié à la justice de Beorn ? Ava, qui ne porte visiblement pas Oderic dans son cœur, lui répond sèchement : « Le pire des crimes… Il a tué un des siens. » Une sale histoire. Ava, qui ne se contient plus, explique qu’il a tué un certain Rathfic, dont il était jaloux, surtout depuis que ce dernier avait épousé sa « sœur » Brunhild… Il devait être jugé au Carrock – et ne plus leur causer d’ennuis ! Mais mieux vaut ne pas parler de tout cela devant la porte du village. De très mauvais gré, Ava constate qu’elle ne peut pas leur refuser l’accès à Pierregué. Ils pourront s’installer chez Oderic, s’il leur faut passer la nuit ici…

 

Cependant, la coutume du village exige que les visiteurs laissent leurs armes à Williferd le temps de leur séjour : envoyés de Beorn ou pas, telle est la coutume, et nul n’en est exempté. Si la plupart des compagnons accèdent sans plus regimber à cette demande, pas particulièrement exceptionnelle, Jorinn se montre quant à lui extrêmement méfiant – quant à Aldamar, il lâche qu’il préfère encore dormir dehors ! Mais ils comprennent tous que le très nerveux Williferd serait du genre à considérer tout refus comme une agression ouverte, et à réagir en conséquence… ce qui ne serait pas le meilleur moyen de les introduire à Pierregué. Tous, même en renâclant, acceptent enfin de se plier à la coutume.

 

Ava les conduit à la maison d’Oderic – les villageois demeurent très méfiants à leur encontre. La nervosité de Williferd s’explique sans peine : avec la mort de Rathfic et l'arrestation d’Oderic, il s’est retrouvé bombardé d’un seul coup au poste de « défenseur du village », et il n’y était pas prêt – c’est un jeune homme bien trop nerveux, que ses responsabilités soudaines accablent… Mieux vaut éviter de lui chercher des noises.

 

Mais Agariel évoque aussi la présence des Orques dans la région. Ava a tôt fait d’en rendre Oderic responsable…

 

Les compagnons supposent qu’il a pu repasser par le village : personne ne l’aurait vu ? Ava en doute : personne ici n’aurait souhaité s’entretenir avec lui, après ce qui s’est passé. Il a brisé le cœur de Brunhild, et celui du vieil Helmgut… et il n’a jamais été doué pour nouer des liens : c’était un jeune homme colérique, incapable de se contenir, autant dire de vivre en société… Et il a toujours été jaloux de Rathfic – lui reprochant de lui avoir pris sa place, en tant que guerrier du village, héritier de Helmgut, et sans doute aussi époux de Brunhild… Cela devait arriver un jour ou l’autre : ils sont tous un peu responsables, car ils auraient dû se rendre compte que quelque chose couvait, et agir en conséquence. Elle ne porte visiblement pas le fugitif dans son cœur… Mais, quant à savoir s’il serait repassé par ici, elle concède qu’elle ne peut pas parler pour tous les villageois, en l’espèce – elle, en tout cas, elle ne l’a pas revu depuis qu’il a été confié à Mérovée.

 

Mais Jorinn veut en savoir davantage sur le criminel et son forfait. Ava explique que les parents d’Oderic ont été tués par des hors-la-loi alors qu’il n’était qu’un tout petit enfant. Helmgut, un grand guerrier en son temps, l’a élevé comme son propre fils – avec sa fille Brunhild. Puis Rathfic est arrivé des montagnes – un guerrier doué, autrement stable que le fougueux Oderic, qui inspirait la confiance ; aussi est-ce finalement lui qui a hérité de la charge de protecteur du village et a épousé Brunhild – ce pourquoi Oderic lui vouait une haine mortelle. Et ce qui devait arriver arriva… Y a-t-il eu un déclencheur précis ? Ava, gênée, évoque à demi-mots des racontars, auxquels elle dit ne pas porter crédit : il s’en trouve au village pour prétendre que Rathfic aurait surpris Oderic et Brunhild au lit… Mais ce ne sont que des ragots mal intentionnés. Quoi qu'il en soit, rien ne saurait excuser le crime perpétré par Oderic.

 

Agariel interroge Ava sur les conditions dans lesquelles Oderic a été remis à Mérovée. Elle explique que, quoi qu’il se soit passé au juste, Brunhild seule a été témoin du meurtre – dont la réalité ne fait de toute façon aucun doute. Mais Helmgut est arrivé sur place peu après, découvrant sa fille en pleurs, Rathfic mort un poignard planté dans le cœur, et Oderic au-dessus de lui, tremblant, haletant… Helmgut a vite compris ce qui s’est passé – et a réagi aussitôt, en assommant son fils adoptif d’un coup du plat de sa hache. Quand les villageois ont appris que Mérovée rendait la justice dans les environs, ils n’ont été que trop heureux de lui confier le criminel pour qu’il soit jugé au Carrock.

 

 

Nárvi avance qu’ils feraient bien de questionner Brunhild. La perspective n’enchante visiblement pas Ava, qui insiste sur la douleur de la jeune veuve, mais, s’ils y tiennent, ils la trouveront sans doute au cimetière, juste à l’extérieur du village : elle s’y rend tous les jours pour fleurir la tombe de son époux, et s’y abandonner à son chagrin…

 

Les compagnons y vont aussitôt. La jeune femme est effectivement là, vêtue d’atours de veuve, agenouillée devant une tombe récente qu’elle vient de fleurir. Elle a l’air profondément abattue – pas dans le meilleur état pour répondre à des questions. Mais les compagnons n’ont guère le choix – si Nárvi prend soin de préciser d’emblée qu’ils sont neutres dans cette affaire, mais chargés d’assister la justice de Beorn. Le chagrin de la jeune femme saute aux yeux – et Jorinn est convaincu de sa sincérité ; mais le Bardide comprend autre chose : à tort ou à raison, elle se sent au moins pour partie responsable de ce qui s’est passé…

 

Il est difficile d’obtenir des réponses d’elle, mais Fredegar s’y prend au mieux, avec douceur, en faisant montre de compassion. L’inimitié entre Rathfic et Oderic était ancienne – et Oderic était bel et bien jaloux de « l’usurpateur ». Oderic et elle ont été élevés comme frère et sœur – mais le jeune homme était amoureux d’elle, elle le savait très bien. Elle l’aimait quant à elle comme une sœur. Il avait bon fond – oui, il était impulsif, bagarreur… mais il pouvait aussi se montrer très doux, très prévenant.

 

Elle a bien assisté au meurtre, oui – mais il ne faut pas croire les ragots… Oderic était venu la voir – il venait lui annoncer qu’il avait pris la décision de quitter Pierregué : il ne se sentait vraiment pas à sa place dans ce village où tout le monde le prenait de haut… à part elle-même. Il préférait partir, mener une vie d’aventure, trouver la fortune et la gloire loin de Pierregué… Il avait évoqué la proclamation du roi Bard, à Dale – il songeait à s’y rendre pour y trouver un emploi à sa mesure. Puis Rathfic est arrivé, les surprenant en pleine conversation… Brunhild ne saurait dire qui au juste a dégainé le poignard. Mais les compagnons connaissent sans doute la suite.

 

Mais Agariel avance qu’Oderic a pu revenir à Pierregué, pour la revoir une dernière fois – et le trouble de Brunhild est perceptible pour tous. Elle n’ose pas nier : oui, Oderic est repassé par Pierregué, il y a quelques jours ; il l’a surprise la nuit dans sa demeure, et lui a hâtivement expliqué ce qui s’était passé avec Mérovée et Odon – mais de manière trop laconique pour apprendre aux compagnons quoi que ce soit. Oderic, en tout cas, y voyait une seconde chance que lui offrait le destin – et il comptait bien la saisir. Il allait quitter le pays béornide, où il était désormais un fugitif, coupable de meurtre… Il disait vouloir traverser l’Anduin, et partir à l’aventure sur la rive ouest – après quoi… Brunhild n’espère plus jamais le revoir.

 

Que comptent-ils faire ? Ils ont donné leur parole à Beorn qu’ils le lui ramèneraient pour qu’il soit jugé. Brunhild le comprend bien – mais ils doivent savoir que, s’ils conduisent Oderic au Carrock, il sera jugé coupable et condamné… Oui, elle l’aime toujours : c’est son frère… Jorinn avance que Beorn a la réputation d’un juge honnête : il entendra la cause, et tranchera avec justice – cela pourrait être une chance, pour Oderic, car il a visiblement eu maille à partir avec des Orques, lesquels ne s’embarrassent pas de justice…

 

À suivre…

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Promenades au pays des Hobbits, de Jean-Rodolphe Turlin

Publié le par Nébal

 

TURLIN (Jean-Rodolphe), Promenades au pays des Hobbits – Itinéraires à travers la Comté de J.R.R. Tolkien, [Dinan], Terre de Brume, coll. Terres Fantastiques, 2012, 197 p.

 

Actualités tolkiéniennes pendant l’interruption de ce blog : l’été ne s’est pas montré très propice au jeu de rôle, cela dit j’ai deux comptes rendus en retard pour notre campagne d’Adventures in Middle-Earth, que nous reprendrons normalement dans la semaine qui vient. Jeu de rôle toujours, le supplément Erebor Adventures est sorti il y a quelque temps de cela, je compte le lire prochainement et vous en rendrai bien sûr compte.

 

Et côté littérature ? Eh bien, il y a eu une lecture de Tolkien himself… mais pas exactement la plus facile à chroniquer : La Légende de Sigurd et Gudrún. Rien à voir avec la Terre du Milieu, si ce n’est dans l’inspiration. Mais, à mon grand regret, je dois avouer être passé largement à côté de cet ouvrage très érudit, que sa forme poétique délibérément archaïque si très soignée (pour un rendu français convaincant, à la différence des illisibles Lais du Beleriand) rend plus hermétique encore. Ma méconnaissance de la mythologie nordique et de ses sources germaniques (si j’avais lu L’Edda de Snorri Sturluson il y a quelques années de cela – mais ici c’est plutôt du côté de L’Edda poétique qu’il s’agirait de creuser ; oh, au passage, j’ai lu, mais depuis seulement, La Mythologie nordique de Neil Gaiman, à voir si cela vaut la peine d’en parler ici), associée à la forme tout de même très particulière de cet ouvrage, ne m’ont pas permis de l’apprécier à sa juste valeur ; au fond, j’en ai surtout retenu les commentaires, comme toujours très pointus, de Christopher Tolkien – qui m’ont tout spécialement intéressé quand ils faisaient le lien avec les événements historiques impliquant les Huns dont Attila, ainsi que les Burgondes, une origine dont je n’avais franchement pas idée, ignare de moi.

 

Mais il y a eu une autre lecture, disons « autour de Tolkien », et c’est le relativement bref ouvrage dont je veux vous parler aujourd’hui : les Promenades au pays des Hobbits de Jean-Rodolphe Turlin (aux initiales de circonstance). Ce livre est assez inclassable, et cela contribue d’ailleurs à son charme – car, oui, j’ai bien conscience que ce qualificatif a quelque chose d’horrible, mais j’ai trouvé ce petit livre tout à fait charmant.

 

C’est le mot.

 

Je n’y peux rien.

 

Mais de quoi s’agit-il ? Eh bien, de sept « promenades » à travers la Comté de J.R.R. Tolkien – qui trouvent leur origine dans divers travaux en ligne de Jean-Rodolphe Turlin : en confrontant les sources, l’auteur s’attache à nous en dire le plus possible, sans extrapoler outre-mesure, sur la géographie de ce petit bout so British de la Terre du Milieu. Toutefois, si la moindre allusion est sourcée (encore une fois, il ne s’agit pas d’extrapoler à vol d’oiseau), le ton de l’ouvrage n’est guère « universitaire », disons – il a quelque chose de bien plus « léger » en apparence, qui s’avère parfaitement approprié.

 

Un guide de voyage à travers la Comté, alors ? Une sorte de Guide du Routard ou de Lonely Planet pour un espace restreint d’un univers fictionnel ? Eh bien, oui, si l’on prend les choses largement – et pourtant le résultat s’avère non dénué de qualités proprement littéraires qui le hissent sans peine bien au-dessus de ce que l’exercice pouvait laisser craindre : la plume de Jean-Rodolphe Turlin, très agréable, contribue à véhiculer l’atmosphère aimablement bucolique de la Comté, dans une veine qui fait écho avec habileté aux écrits de Tolkien lui-même.

 

En se fondant, ici sur Le Hobbit, là sur Le Seigneur des Anneaux, parfois même sur Les Aventures de Tom Bombadil, gai dol et toutes ces sortes de choses, là-bas sur des notes de travail ou la correspondance de J.R.R. Tolkien, un peu plus loin sur les cartes (éventuellement inédites) dessinées par Christopher Tolkien sur les indications de son père, et enfin, le cas échéant, sur d’autres ouvrages de la critique tolkiénienne qui avaient pu traiter occasionnellement de sujets similaires, Jean-Rodolphe Turlin met en scène sept itinéraires, parcourus ensemble par ses lecteurs et lui-même (autant de Hobbits joufflus, de toute évidence), qui témoignent de l’invraisemblable précision dont faisait preuve Tolkien en matière de création d’univers. De fait, les sources diverses consultées par Jean-Rodolphe Turlin permettent, effectivement, de définir de telles promenades de manière relativement rigoureuse, et de savoir qu’à cet endroit, sur la gauche, il y a un petit ruisseau, et un peu plus loin là-bas sur la droite les terres de tel gentleman farmer hobbit, etc.

 

Bien loin cependant de s’en tenir à une énumération qui aurait tôt fait de se montrer fastidieuse, l’auteur met toutes ces informations en scène, trouvant plus qu’à son tour à « montrer plutôt que dire », et, au gré des pages, la magie opère : ce ruisseau est bel et bien ici, cette ferme bel et bien là, et nous les voyons – de même que nous apprécions cette aimable brise qui accompagne nos pas, que nous entendons les abeilles qui bourdonnent, etc. Le ciel est bleu, la campagne d’un beau vert – un temps idéal pour « partir à l’aventure », à la manière hobbitique raisonnable et définitivement non-Touque, c’est-à-dire sans orques et sans dragons ; encore que l’on puisse croiser ici ou là, mais probablement dans telle ou telle taverne (il y en a beaucoup) où il fait bon se désaltérer après quelques heures de marche, des Nains qui font le trajet depuis ou vers les Montagnes Bleues, ou parfois même des Elfes, dont certains peut-être, aimablement las du monde, se rendent aux Havres Gris pour l’ultime traversée. La compagnie est agréable, la bière rafraîchissante, et l’herbe à pipe de la meilleure qualité qui soit. Tout est parfait.

 

Cependant, en la personne de Jean-Rodolphe Turlin, nous avons bel et bien un guide, et pas seulement un compagnon de route – et si, à l’occasion, ses attributions doivent l’amener à jouer au conférencier, il s’acquittera de sa tâche avec passion. Ceci, tout spécialement, vaut pour l’étymologie, l’origine des très nombreux toponymes, patronymes, etc., de la Comté. Là encore, on perçoit combien le moindre choix de Tolkien était réfléchi, et d’une précision presque maniaque – au-delà, on apprécie aussi combien les traducteurs de Tolkien ont dû batailler pour trouver à intégrer autant que possible les notions philologiques des termes « anglais » dans leur rendu français ; cela n’a certes pas toujours été irréprochable (au passage, l’ouvrage était plus ou moins contemporain des nouvelles traductions de Daniel Lauzon, mais, en raison de considérations éditoriales, il s’est appuyé essentiellement sur la base de la traduction de Francis Ledoux), mais il est intéressant de constater l’astuce de certains rendus français, sous la plume de traducteurs professionnels comme d’amateurs exégètes de Tolkien, dont Jean-Rodolphe Turlin lui-même, proposant le cas échéant leurs propres adaptations. Par chance, ces développements ne rompent pas excessivement le caractère bucolique des promenades – du moins en ce qui me concerne, mais j’ai pu lire des avis divergents.

 

Autre trait qui contribue à rendre ces balades agréables : le livre est, de manière fort pertinente, très aéré, et émaillé de cartes ainsi que d’illustrations, très diverses à vrai dire (outre les crayonnés de l’auteur lui-même, nous avons aussi bien des œuvres d’illustrateurs tolkiéniens, comme cette couverture de Ted Nasmith, mais aussi des gravures, etc., empruntées à des guides, des dictionnaires, que sais-je, du XIXe siècle, assez souvent), mais généralement bien trouvées et adaptées au propos – sans que la représentation ne vienne excessivement parasiter l’imaginaire propre du lecteur.

 

Promenades au pays des Hobbits est donc une réussite, dans son registre très singulier. Il satisfera probablement aussi bien les amateurs de Tolkien que, mettons, les rôlistes qui voudraient jouer dans la Comté (pourquoi pas, après tout ?). Et c'est un ouvrage, oui, tout à fait charmant. On n’ira probablement pas bien au-delà de ce qualificatif, mais, très honnêtement, je n’en attendais probablement pas autant en en entamant la lecture. Bonne pioche !

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Le Convoi de l'eau, d'Akira Yoshimura

Publié le par Nébal

 

YOSHIMURA Akira, Le Convoi de l’eau, [Mizu no sôretsu 水の葬列], traduit du japonais par Yutaka Makino, Arles, Actes Sud, coll. Babel, [1967, 1976, 2009] 2011, 173 p.

Bon, je vais essayer de m’y remettre… Parce que ça me manque un peu, honnêtement. Maintenant, si même je suis seulement capable de rebloguer dans la durée, je ne vais probablement pas me montrer aussi exhaustif que par le passé – je pense de manière générale faire l’impasse sur les BD, notamment. Peut-être réorienter purement vers les littératures de l’imaginaire, aussi ? On verra…

 

Mais, pour aujourd’hui, retour sur un court roman japonais ne relevant pas de l’imaginaire, pour le coup – même si Yoshimura Akira, que j’ai souvent eu tendance à associer à Ogawa Yôko, probablement pour la bête raison que c’est le même éditeur, Actes Sud, qui les publie en France, prise à l’instar de la seconde les récits (souvent courts) un peu décalés, pas fantastiques ou SF à proprement parler mais du moins… étranges, si la morbidité est probablement l’aspect qui ressort le plus de prime abord. Cela s’était vérifié dès ma première lecture de l’auteur, La Jeune Fille suppliciée sur une étagère, ou dans celui de ses textes qui m’a le plus bouleversé, Voyage vers les étoiles, ou encore, dans un registre un peu différent, dans Mourir pour la patrie.

 

La morbidité, la froideur clinique aussi, ne sont certes pas absentes du Convoi de l’eau, court roman datant de 1967, et à vue de nez un des plus plébiscités de Yoshimura Akira – en France, du moins. Mais chroniquer ce bref texte n’a rien d’évident : s’il n’a absolument rien d’un thriller, il est tout de même bâti sur une succession de « révélations » qu’il serait regrettable de SPOILER – mais, pour en dire quelque chose, il va me falloir lâcher deux, trois trucs tout de même : vous êtes prévenus. L’autre difficulté, c’est que le sens à donner au roman ne coule peut-être pas autant de source que son symbolisme pourtant initialement très marqué pourrait laisser supposer… Mais mieux vaut ne pas trop en dire à cet égard de toute façon.

 

Nous sommes dans un coin reculé du Japon – en pleine montagne. À vrai dire un endroit si reculé que se tapit au fond de la vallée un petit village longtemps oublié de tous : il a fallu le crash d’un bombardier pour que l’on se souvienne, ou découvre, que des gens vivaient là-bas. Mais ce microcosme isolé, qui a pu me rappeler Narayama (ou éventuellement mais dans une moindre mesure La Femme des sables, d’Abe Kôbô, roman lu durant l’interruption de ce blog), est en sursis – le reste du pays, certes interloqué par cette découverte, n'y accorde bien vite que peu d'importance : le site est idéal pour la construction d’un barrage, les villageois seront expropriés. Déjà une première équipe se rend sur place – la montagne est si dangereuse qu’ils doivent s’encorder pour y parvenir, ensemble, les ouvriers et les ingénieurs, ces derniers guère appréciés des premiers : la symbolique est pour le moins appuyée – mais pas vaine, ceci dit.

 

Le camp de base, comme pour une expédition d’alpinisme, s’installe sur les pentes, surplombant le village et ses habitants étranges, aux coutumes forcément un peu barbares. Dans un premier temps, tout est fait pour que ces deux mondes ne se rencontrent pas – à vrai dire, le luxe de précautions à cet égard a quelque chose d’un brin navrant, car on sait très bien que, rapidement, il faudra dynamiter ici, là, et encore là : on sait, tout le monde sait, que le village est condamné. Mais les ouvriers l’observent – de haut, littéralement. Ils ne sont dans l’ensemble pas les plus fins ni les plus ouverts des hommes, encore qu’ils ne soient pas tout à fait indifférents à une certaine forme de beauté rustique et sauvage qui caractérise le village, une beauté pas nécessairement et naïvement innocente, à vrai dire plutôt cruelle, mais peut-être surtout parce qu’ils savent très bien être les agents de sa destruction. Et ils s’en accommodent.

 

Notre narrateur fait partie des ouvriers. Et c’est ici que je dois recourir, au cas où et un peu absurdement, à la balise SPOILERS. Très vite, nous avons l’impression qu’il y a quelque chose d’un peu étrange, ou d’un peu décalé, dans le regard du narrateur. Véhicule de la plume de Yoshimura Akira, il s’exprime avec une froideur clinique, rigoureuse mais pas sans charme – son regard, pourtant, n’est jamais exactement ce à quoi nous pouvions nous attendre. Quelque chose ne va pas.

 

Nous comprenons bientôt qu’il est tout récemment sorti de prison – et, assez brutalement, d’ailleurs, nous apprenons pourquoi il y est allé : il a assassiné sa femme, adultère, à coups de bûche (?!), sous le regard terrorisé de leurs filles. Après une peine absurdement courte, il a retrouvé la liberté – ses collègues ne savent pas forcément grand-chose de son passé, peut-être même rien, ils s’en moquent. Mais, dès l’instant que nous, lecteurs, le savons, notre regard à son tour est affecté, qui se décale lui aussi.

 

Son crime obsède le narrateur – mais pas au sens où il éprouverait du remords, ça n’est pas le cas. La prison ne l’a à vrai dire en rien rédimé (elle n’y parvient jamais, ce n’est au fond pas son but), et son obsession a quelque chose de pathologiquement morbide qui ne surprendra a priori guère chez Yoshimura – notre narrateur a profané la sépulture de sa femme pour en extirper des ossements, qu’il garde sur lui comme une relique criminelle, une délicieuse accusation, un jouet sempiternellement désacralisé (là encore, j’ai forcément pensé à Ogawa Yôko et ses collections bizarres). Il se pose cependant des questions sans réponse – une, notamment : pourquoi son premier et dernier réflexe a-t-il été de s’en prendre à son épouse seulement, et non à l’amant de cette dernière ? Qu’il a totalement ignoré. La « trahison » suffit-elle à expliquer le choix de la victime ? Probablement pas…

 

Or un drame, dans ce village de montagne coupé du monde, va rendre ces questionnements plus obsédants encore (seconde balise SPOILERS). Le plus navrant dans ce drame est d’ailleurs qu’il n’a rien pour nous surprendre… Forcément, un des ouvriers viole une jeune villageoise. Le village se rend en procession pour dénoncer le crime aux cadres et contremaîtres du camp, ce qui jette comme un froid, mais silencieux – tout est silencieux, ici : ouvriers et villageois ne communiquent guère avec des mots, de manière générale, plutôt avec des gestes, des signes, comme une tribu égarée au fond de la forêt et brutalement accostée par des explorateurs « civilisés ». Le coupable n’a guère à redouter que le silence de ses camarades, d’ailleurs – mais la jeune fille, « déshonorée », se suicide : son frêle corps pendu oscille au vent, comme une accusation muette.

 

Qui, pour le coup, affecte notre narrateur bien plus que les autres ouvriers. La scène macabre lui rappelle son propre crime. Doit-on y voir pour lui l’occasion de la rédemption, enfin ? Peut-être – mais pas sûr. Car, dans son itinéraire intime, le narrateur a des raisons plus ou moins avouées, et plus ou moins convaincantes.

 

Qui tiennent d’ailleurs à l’incommunicabilité générale des rapports humains dans le roman, l'incompréhension qui règne sans partage entre les deux communautés. Le village est nécessairement « autre », et ce n’est pas un hasard si le camp sur les pentes fait que les ouvriers « le voient de haut », littéralement. À leur manière rude et très matérielle, ils incarnent la « civilisation » qui s’étend et gagne partout, et ne s’embarrasse guère de l’avis des « sauvages ». Il y a une forme d’hypocrisie latente, sans doute – peut-être accentuée par la froideur clinique du récit du narrateur : parfois, l’ouvrier chausse ses lunettes et prend des notes sur son carnet d’anthropologue, avec une fascination distante, un tantinet déshumanisante parfois (souvent) ; l’admiration pour le village se teinte de connotations rappelant au mieux le « bon sauvage ». Ce qui contribue encore un peu plus à fausser les rapports.

 

Et, en même temps, il y a la nature environnante – sauvage, belle, cruelle, condamnée. Il y a sans doute une dimension écologiste dans le roman, encore que plus subtile qu’il n’y paraît, en dépit d’une symbolique nécessairement appuyée. Le village fait partie de cet écosystème – les villageois s’acharnent à le perpétuer, jusqu’à la dernière minute. Les explosions de dynamite dans la vallée font s’effondrer les mousses amalgamées aux toitures, mais les villageois les réinstallent sans cesse – sachant pourtant sans doute qu’elles tomberont à nouveau lors de la prochaine explosion. Même si la construction du barrage est encore relativement lointaine, l’environnement est drastiquement chamboulé par la seule présence des ouvriers – et la découverte d’une source chaude, d’abord accueillie avec le sourire, soulève bientôt des questions embarrassantes : ceux qui se baignent n’empiètent-ils pas sur les prérogatives des villageois ? Un questionnement un peu absurde à la veille de l’apocalypse – mais on n’y échappera pas.

 

Les villageois savent pourtant qu’ils devront partir. Les ingénieurs, puis les employés des assurances, le leur ont dit. Les villageois ne se sont d’ailleurs pas montrés gourmands au regard des indemnités d’expropriation – ce qui intrigue tout le monde : ils ne devraient pas réagir comme ça… Le lecteur, peut-être d’autant plus qu’il est perturbé par les obsessions propres au regard biaisé du narrateur, s’attend à quelque drame ultime, qui achèverait le cercle symbolique initié par l’arrivée des ouvriers dans la vallée. C’est que l’expropriation la plus vitale, ici… est celle du cimetière – un cimetière étonnamment grand pour un si petit village. Il constitue sans doute une part essentielle de son identité, pourtant – et les villageois semblent bien plus préoccupés, au fil des pages, par le déménagement des morts que par celui des vivants. Il faudra bien abandonner cette terre au barrage – les villageois demeurent eux-mêmes en se consacrant aux morts (et tant pis pour Barrès).

 

Bien sûr, tout ceci, ce regard panoramique, s’imbrique avec le regard essentiellement subjectif, et assumé comme tel, du narrateur. Les ossements de l’épouse adultère entrent en résonance avec les crânes extirpés des tombes du village pour les ranger dans des petites boîtes. Le cadavre de la jeune suicidée oscille au vent, comme les réminiscences du crime du narrateur. Il a sa place dans cette ronde symbolique : il lui faudra finalement intervenir – avec peut-être l’arrogance du colon, et en même temps l’empathie, enfin, d’un homme qui a commis le pire des crimes et en pèse enfin, au moins vaguement, les motivations.

 

Le Convoi de l’eau est un très beau roman. Sans doute n’est-il pas sans failles, et certains rechigneront peut-être à sa symbolique parfois lourdement appuyée… Elle contribue pourtant indéniablement à l’ambiance remarquable du récit, d’une morbidité sourdement et délicieusement dérangeante. Dans une critique pour Le Monde, René de Ceccatty faisait le lien, étonnant de prime abord, avec le roman gothique, et ça me paraît finalement assez pertinent. D’autant qu’il plane sur tout cela une inquiétude assez terrible et en même temps savoureuse – c’est insidieux, là encore, mais cela fait au fond pleinement partie de cette morbidité caractéristique. La plume est belle, par ailleurs – sobre, pour le coup, elle n’en fait jamais trop, mais elle a une fluidité (forcément) très à-propos, telle que la rend le traducteur Yutaka Makino. Elle rend au mieux le récit un peu pervers et pourtant touchant du narrateur – elle n’excusera pas son crime, parce que ce n’est pas le propos, mais elle lui rendra en définitive un semblant au moins d’humanité. Le village n’en disparaîtra pas moins sous les flots.

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