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Une cosmologie de monstres, de Shaun Hamill

Publié le par Nébal

 

HAMILL (Shaun), Une cosmologie de monstres, [A Cosmology of Monsters], traduit de l’anglais (États-Unis) par Benoît Domis, Paris, Albin Michel, coll. Imaginaire, 2019, 404 p.

 

Parfois, pour quelque raison indicible, les étoiles s’alignent et un premier roman devient un événement avant même sa (putain de) sortie : tel est bien le cas pour Une cosmologie de monstres, signé Shaun Hamill, bouquin dont le projet d’adaptation en série TV est antérieur à sa date de publication. Et, à propos de celle-ci, il faut relever que la présente traduction française, due à Benoît Domis, est sortie « officiellement » quelque chose comme deux semaines seulement après la version originale.

 

Cerise sur le gâteau, le Maître Stephen King himself adoube le jeune auteur et son roman dans un blurb plus qu’élogieux (et on notera au passage que la quatrième de couverture s’en tient à ce blurb – il n’y a pas le moindre résumé du roman, et ça n’est pas plus mal, au fond). Bon, maintenant, avec toute l’estime que j’ai pour le grand Stéphane Roi, je me méfie un peu de ses blurbs… Non que je doute forcément de leur sincérité, hein ! C’est plutôt qu’il me fait l’effet d’avoir l’enthousiasme un peu expansif, parfois, et du coup plus ou moins lucide (qui suis-je pour le lui reprocher…) – un peu comme son confrère Neil Gaiman, disons, dont le nom figure, durant la bonne saison, sur trois bandeaux rouges sur cinq. En fait, à cet égard, j’ai sans doute abordé la lecture d’Une cosmologie de monstres avec un biais un tantinet fâcheux, hérité de, par exemple, Les Mortes-Eaux d’Andrew Michael Hurley (même si j’avais oublié, et le nom du bouquin, et le nom de l’auteur, bordel, et c’est en soi éloquent) : soit la crainte d’un soufflé qui retombe vite… Un roman certes pas mauvais, globalement, mais pas génial non plus, et qui ne restera pas.

 

Bien sûr, il y a ici une accroche supplémentaire : la référence à Lovecraft. Il est partout, hein ? Pour autant, Une cosmologie de monstres ne relève probablement pas de la lovecrafterie à proprement parler. Aussi la (très belle) couverture d’Aurélien Police (l'excellent Aurélien Police) a-t-elle pour cette raison suscité quelques haussements de sourcils… De fait, les tentacules de la couverture sont grosso merdo absents du roman – comme ils le sont de la majeure partie de l’œuvre de Lovecraft, à vrai dire… Mais qu’on associe pavloviennement Lovecraft et tentacules en dit peut-être plus sur les lecteurs que sur l’auteur, et si l’illustrateur et l’éditeur en jouent, ma foi… Pourquoi pas ? C’est de la référence en biais, dans un livre assurément très référentiel, et ça se tient – on n’est pas obligé d’y voir de la putasserie (et je la vois pourtant volontiers, de manière générale). Je l’aime bien, moi, cette couv… Et, thématiquement, je la trouve en fait appropriée. Mais je reviendrai sur le contenu lovecraftien (ou pas) du roman un peu plus tard.

 

Commençons en présentant un chouia l’histoire – sans aller trop loin non plus, encore que je ne pense pas qu’Une cosmologie de monstres soit un roman « à spoilers ». C’est l’histoire d’une famille, sur cinq décennies environ – au Texas ; et rappelez-vous que seuls les fourmis et les Texans survivront à l’hiver nucléaire ! Mais je m’égare…

 

Nan, notre histoire commence en 1968 environ, et nous parle tout d’abord d’amûûûr. Margaret, une jeune fille issue de la petite bourgeoisie WASP par essence coincée du cul, choque ses géniteurs en même temps que son milieu social en convolant, plutôt qu’avec le quarterback bon chrétien et héritier de la fortune de papa de service, avec l’excentrique Harry, geek jusqu’au bout des pulps et des comics plastifiés, et véhicule idéal à la projection du lecteur de SFFF mâle (dit-il d'expérience). Le couple Turner s’installe dans sa petite banlieue médiocre (on voit très bien les palissades blanches et le gazon impeccable), et pond des gosses, parce que c’est comme ça qu'il faut faire – chronologiquement, deux filles, Sydney la danseuse sarcastique qui a comme un petit souci de complexe d’Électre, Eunice la nerd tourmentée, et plus tard Noah, le mini-Harry qui nous raconte tout ça. Las, Papa a des soucis, puis ses filles, et tout ceci dégénère mollement au fur et à mesure que les années passent. Ce qui pourrait être le tableau parfaitement banal d’une petite famille américaine parfaitement banale.

 

À ceci près que.

 

Tout d’abord, Harry… est un fan de Lovecraft, et plus généralement d’horreur, qu’il cultive et savoure dans les pulps comme dans les salles de cinéma de quartier. Ses goûts vont de La Famille Addams à Yog-Sothoth en passant par Les Contes de la Crypte et Rosemary’s Baby, ce qui couvre un large spectre (si j’ose dire). Il aime probablement aussi les citrouilles d’Halloween, et se découvre en définitive une vocation : il bâtira dans son jardin une maison des horreurs, une sorte de train fantôme sédentaire, où les banlieusards du coin, pour une modique somme, viendront éprouver quelques frissons amusants. En fait, la passion pour l’horreur qui caractérise Harry dévie de sa voie la famille entière, jusqu’à constituer pour elle une norme dont il faudra bien s’accommoder – ce dont le roman se fait nécessairement l’écho.

 

Mais ensuite… Eh bien, rien que de très naturel, au fond : le petit Noah a un copain imaginaire – c’est le cas de nombre d’enfants, paraît-il, et de la totalité des croyants, alors bon.

 

 

Il est forcément imaginaire, hein ?

 

Mais ce qui ne l’est pas, ce qui pèse de tout son poids sur la famille maudite des Turner, c’est la réalité affreusement concrète de la mort et de la souffrance. Oh, oui.

 

Sur ces bases… Eh bien, on ne s’étonnera pas vraiment que Stephen King ait aimé. Les Turner pourraient aussi bien vivre à Castle Rock, Maine, et Shaun Hamill consacre l’essentiel de son roman à nous narrer par le menu la destinée de cette famille. Ce qu’il fait globalement très bien, je suppose – encore que je doive aussitôt préciser qu’à titre tout personnel, le thème de la famille, ben, de manière générale, je m’en bats copieusement les glaouis… Et l’amûûûr… Bon. Mais, oui, ça fonctionne, indéniablement – et la plume fluide y est pour beaucoup.

 

En fait, à certains égards, le sort des Turner pourrait relever avant tout d’une sorte de soap opera deluxe, un peu tordu certes, le fantastique n'en constituant qu’un soubassement (même si comme tel fondamental) ; pendant une bonne partie du roman, le fantastique et a fortiori l’horreur relèvent plus de la citation que de l’expérience authentiquement vécue ; puis le surnaturel s’immisce dans le récit – en même temps qu’une horreur très humaine s’insinue çà et là, qui à vue de nez tiendrait plus du thriller que du fantastique : l’horreur surnaturelle, ce sera pour les dernières pages du roman seulement. Du coup, j’ai lu quelques retours sceptiques à cet égard – éventuellement liés d’ailleurs aux critiques adressées à la couverture tentaculaire : Une cosmologie de monstres ne serait pas très horrifique, etc. Peut-être… En même temps, paradoxe du jour, et de tous les jours qui ont précédé, l’horreur littéraire ne me paraît que rarement très horrifique… Pour frissonner à la lecture d’un bouquin, j’ai besoin du talent des meilleurs : Lovecraft ou King, oui, ou Dan Simmons, ou Clive Barker… Au-delà, le fantastique n’a pas à se montrer nécessairement horrifique, et l’horreur me paraît souvent opérer au mieux quand elle est ponctuelle – en conclusion d’un récit, mettons. Ce en quoi Une cosmologie de monstres me paraît remplir son contrat, et à vrai dire d’une manière assez… banale. Le King lui-même a souvent procédé de la sorte – assez récemment encore dans le plutôt lovecraftien également Revival, par exemple.

 

Mais justement : et Lovecraft, dans tout ça ? Eh bien, à s’en tenir à cette brève présentation du roman, il est très, très, trèèèèèès loin de tout ça. Je veux dire… Bordel : les gens, les sentiments, la famille ?! On ne fera pas plus anti-lovecraftien – le gentleman de Providence aurait trouvé tout cela parfaitement répugnant. Et à bon droit, bien sûr. Alors que les tentacules non-euclidiens, ça va. Et ça va avec tout. Ceci dit, il n’y en a guère ici – et pourtant il y a bien Lovecraft.

 

Mais il y est, durant la majeure partie du roman, essentiellement sous forme de citations. Souvent explicites, d’ailleurs : les titres des différentes parties du roman renvoient tous à des nouvelles de Lovecraft – « L’Image dans la maison déserte », « La Tombe », « Le Monstre sur le seuil », « Celui qui chuchotait dans le noir », « La Cité sans nom », « La Maison maudite », « Celui qui hantait les ténèbres » enfin. Shaun Hamill balaye (devant sa porte) un large spectre (toujours) : il évoque de la sorte aussi bien la première nouvelle « adulte » de Lovecraft, soit « La Tombe », que la dernière, « Celui qui hantait les ténèbres » ; entre les deux, on a du « conte macabre » aussi bien que du « Mythe de Cthulhu ». Ces titres sont globalement pertinents, même s’ils m’ont régulièrement fait l’effet d’être un peu trop forcés. Mais la citation explicite ressort également de passages commentés des œuvres de Lovecraft – plutôt critiques, d’ailleurs, comme il se doit : je ne vous détaille pas le blabla « mal écrit », « personnages ineptes », etc., vous le trouverez dans 95,2 % des romans et nouvelles de la « nouvelle littérature critique lovecraftienne ». Avec pertinence le plus souvent, mais disons que ça se répète. En cela aussi le roman de Shaun Hamill est somme toute banal.

 

Y a-t-il du Lovecraft au-delà, dans Une cosmologie de monstres ? Au-delà notamment de ce titre pour le moins connoté, d'ailleurs, veux-je dire ? Probablement – mais de manière un peu plus subtile cette fois : dans les procédés, et dans les thèmes. Encore qu’en fait de subtilité… Car le premier procédé à évoquer est probablement celui de l’attaque en force. Une cosmologie de monstres, passé l’exergue associant Bradbury à Lovecraft (eh, Weird Tales bro), s’ouvre sur une sentence pour le moins perturbante : « Je me suis mis à collectionner les lettres de suicide de ma sœur Eunice à l’âge de sept ans. » Difficile ici de ne pas penser à la fameuse ouverture du « Monstre sur le seuil », j’ai logé tout un chargeur dans la trogne à mon pote mais je vais vous expliquer qu’en fait je ne l’ai pas tué… C’est assez grotesque, bien sûr – et plus ou moins honnête ; mais de manière pertinente, le cas échéant, car, comme dans la nouvelle de Lovecraft, cette entrée en matière tient du gros panneau rouge clignotant affichant « LE NARRATEUR DE CETTE HISTOIRE N’EST PAS FORCÉMENT TRÈS TRÈS FIABLE ». D’autres techniques de ce genre ponctuent le roman, même s’il est parfois plus difficile de faire le tri entre ce qui relève de la référence lovecraftienne consciente… et de la mécanique passablement aseptisée du thriller pondu en atelier d’écriture (on y reviendra). À moins que cela ne fasse justement partie du jeu ?

 

Cela dit, en définitive, je tends à croire que, au-delà de la citation et des procédés techniques, c’est du côté des thématiques que le roman de Shaun Hamill affiche bel et bien une certaine parenté, si j’ose dire, avec Lovecraft. Car si le gentleman de Providence ne prisait guère les sentiments humains en littérature, il pouvait certes lui arriver, et assez régulièrement, de traiter pourtant de la famille – mais sous l’angle perverti de la généalogie morbide, de l’ascendance maudite et qui marque nécessairement de son empreinte funeste les générations suivantes, en guise d’héritage imposé sans bénéfice d’inventaire (ce qui est plutôt approprié, ici, pour le rapport de Noah à son père Harry). Si Une cosmologie de monstres, pour l’essentiel, ne fait pas vraiment dans le « Mythe de Cthulhu », et s’en tamponne en tout cas le coquillard des divinités extraterrestres indicibles et des cultes impies et non-euclidiens qui les révèrent, en revanche, dans son approche de la famille, il suscite de nombreux échos lovecraftiens – des textes comme, parmi ceux qui ont fourni les titres des parties du roman, « Le Monstre sur le seuil » (bis – en fait, le titre de cette nouvelle est sans doute le plus pertinent à l’égard du roman dans son ensemble ; oui, on gratouille à votre fenêtre en ce moment même, à défaut d’émettre des borborygmes aqueux) ou « La Maison maudite » (qui souligne l’ambiguïté fondamentale des murs dans lesquels demeurent et travaillent les Turner), mais aussi, en vrac, L’Affaire Charles Dexter Ward, « Les Rats dans les murs », « Le Festival », « Le Cauchemar d’Innsmouth », « Faits concernant feu Arthur Jermyn », « La Peur qui rôde »… C’est en fait un thème extrêmement fréquent, chez Lovecraft – et qui, oui, a éventuellement ses connotations génético-racistes, pour le coup absentes (eh) du roman de Shaun Hamill. Et ça, yep, c’est très bien fait, et ça fonctionne très bien – c’est là, pour moi, l’âme de cette histoire, et ce qui rend la référence lovecraftienne pertinente en définitive. Sans le supplément de tentacules – on s’en passe très bien.

 

Car il y a bien aussi, en dernier ressort, cette histoire d’un monde derrière le voile, qui permet enfin à l’horreur véritable et véritablement surnaturelle de s’immiscer dans le récit, mais ça me paraît à ce stade secondaire. Cela suscite certes quelques images plutôt fortes, mais probablement pas autant que la conclusion de Revival (donc) de Stephen King, dans un registre très proche – je relève au passage que cette dimension du roman de Shaun Hamill m’a beaucoup, beaucoup fait penser à la nouvelle « Waller », de Donald Tyson (dans l’anthologie lovecraftienne Black Wings III, éditée par S.T. Joshi), même si celle-ci joue à donf de la carte du grotesque en flirtant ouvertement avec le ridicule, là où Une cosmologie de monstres se veut à ce stade parfaitement sérieux, et joue davantage du pathos.

 

Reste à causer rapidement de la forme – et c’est lié, car l’émotion est au premier plan : dans l’ensemble, ouais, ça marche bien, très bien même, et on ressent véritablement les personnages des Turner, leurs sentiments, etc. Ils sont humains, authentiques, on est régulièrement amené à s’y identifier, bref, ils sont parfaitement pas lovecraftiens du tout, donc. On n’est pas à l’abri, cependant, de l’excès de pathos occasionnel – et, lors de certaines séquences, j’avais au fond du crâne ces putains de violons sirupeux, ou ces pas moins putains de ballades folk fades, que l’industrie cinématographico-télévisuelle américaine se sent obligée de nous balancer à la moindre « séquence émotion », ce que j’ai toujours trouvé excessivement pénible (oui, c’est de toi que je parle, calamiteux dernier épisode de The Haunting of Hill House – entre autres – beaucoup trop d’autres).

 

Mais, dans l’ensemble, oui, tout cela se lit très bien – c’est fluide, on tourne les pages sans y penser, on se rend compte un peu tard qu’on a prolongé le séjour chez les Turner jusqu’à une heure indécente et qu’il serait bien temps d’éteindre la lumière, ce genre de choses. Shaun Hamill écrit plutôt bien, son traducteur Benoît Domis aussi, en tout cas ça coule tout seul.

 

Maintenant, ici, Une cosmologie de monstres a peut-être les défauts de ses qualités… Il y a cette critique qui revient de temps en temps, et qui, de tel ou tel texte, consistera à dire : « C’est un pur produit formaté des ateliers d’écriture à l’américaine. » Et cette critique me laisse plus qu’à mon tour perplexe. Mais là… Ouais. Là, ouais. Grave. De fait, Shaun Hamill a bien travaillé son roman en atelier, et s’étend copieusement à ce sujet dans les remerciements d’usage en fin d’ouvrage. Et, pour le coup, ça se sent. Ça fonctionne, oui, c’est très pro pour un premier roman, mais, justement, ça l’est peut-être un peu trop. Parce que, du coup, ça a quelque chose d’un peu mécanique parfois, d’un peu fade trop souvent, car finalement assez convenu… Lovecraft, si décrié pour son adjectivite et compagnie, avait néanmoins un style qui lui était propre, comme le relevait très justement Le Terrible Michou.

 

Cela dit, en faisant la part des choses, oui, Une cosmologie de monstres est un bon roman, et se lit très bien. Vraiment très bien. C’est bien fait, c’est réfléchi, ça touche, bref, ça fonctionne. Ça n’est pas un chef-d’œuvre. Ça ne mérite probablement pas tout ce battage événementiel. Mais c’est bien – au-dessus du lot à n’en pas douter. Une lecture recommandable, donc, à condition de ne pas trop en attendre non plus : Shaun Hamill n’est pas le messie, avec ou sans tentacules.

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A Thousand Sons, de Graham McNeill

Publié le par Nébal

 

McNEILL (Graham), A Thousand Sons – All is Dust, Nottingham, Games Workshop – Black Library, coll. Warhammer 40,000 – The Horus Heresy, [2010] 2018, 558 p.

 

Retour aux bouquins Warhammer 40,000, et plus précisément à la série « The Horus Heresy ». Ma dernière lecture à cet égard, c’était le désastreux Descent of Angels de Mitchel Scanlon – de quoi dériver un fâcheux « Non, merci, plus jamais ça » tristement définitif. Pourtant certains titres continuaient à me faire de l’œil… et je me suis dit, enfin, écoutant la voix de la sagesse, que je n’étais pas obligé de tout lire dans cette colossale saga. Alors j’en ai sauté quelques volumes, cinq en fait – dont certains sur lesquels je reviendrais bien ultérieurement, comme Légion de Dan Abnett et surtout Mechanicum de Graham McNeill, les deux meilleurs auteurs de la série jusqu’alors (avec une préférence pour le second en ce qui me concerne, responsable des Faux Dieux et de Fulgrim)… et il se trouve que le bouquin dont je vais vous causer aujourd’hui est signé Graham McNeill, et forme un diptyque avec un autre bouquin signé cette fois Dan Abnett – étonnant, non ?

 

C’est que j’ai voulu me pencher sur un épisode majeur de l’Hérésie d’Horus : la chute des Thousand Sons, la légion de Magnus le Rouge, avec comme moment clef l’assaut mené par les Space Wolves sur Prospero. A Thousand Sons (Un millier de fils en french in ze texte), douzième livre de la série, contextualise et rapporte ces événements pour l’essentiel du point de vue des Thousand Sons – mais il fonctionne donc en binôme avec le tome 15 de « The Horus Heresy », soit Prospero Burns (Prospero brûle, donc), de Dan Abnett, qui développe à vue de nez plutôt le point de vue des Space Wolves (et qui a, pour autant que je sache, une excellente réputation pour un roman Warhammer 40,000).

 

Cette histoire est d’une ampleur mythique impressionnante, aussi glorieuse que navrante, épique et terrible – comme il sied à l’Hérésie d’Horus, cet affreux gâchis bigger than life qui décide de dix mille années de guerres à venir. Elle figure des personnages à la stature colossale, semi-divine, et d’autres héros plus complexes. Or les Thousand Sons sont une des pistes que j’ai envie d’explorer pour une éventuelle seconde armée à Warhammer 40,000 – je me suis donc dit qu’il pourrait être intéressant d’en savoir un peu plus sur eux avant de me lancer dans des achats, d’où ces lectures, rendues plus attrayantes par le nom des auteurs, et tout spécialement celui de Graham McNeill.

 

À vrai dire, ce dernier reproduit ici pas mal ce qu’il avait fait dans Fulgrim (mais peut-être aussi du coup Dan Abnett dans Légion ?) : c’est le récit de la chute des héros, avec une longue mise en place qui rend inévitable le moment de fauter et de sombrer – un mythe des origines en forme de tragédie grecque, segmentée en trois actes ici, où le destin a comme de juste sa part. Magnus le Rouge renvoie à Fulgrim, et le goût en définitive fatal de la connaissance chez les Thousand Sons rappelle l’intérêt à terme morbide pour l’art et les lettres chez les Emperor’s Children en quête de perfection – et, dans les deux livres, ces nobles passions incitent le lecteur à la sympathie pour les futurs hérétiques, dans un premier temps du moins, même s’il sait très bien que Tzeentch veille d’un côté, et Slaanesh de l’autre. D’autant que, dans les deux cas, la légion qui est dépeinte en train de chuter se retrouve confrontée à une autre légion spécifique, loyaliste quant à elle et qui le restera, ici les Space Wolves, là les Iron Hands, et si les membres de ces dernières et leurs primarques font figure de brutes épaisses, intellectuellement repoussantes, dans l’univers perverti de Warhammer 40,000 alors en gestation, elles ont tristement… « raison ». Le récit de la déchéance est inévitablement ponctué de batailles assurément épiques, une par acte, et qui ont toutes leur spécificité (ce qui n’est pas le moindre atout de Graham McNeill, pour ce que j’en ai lu – trop de bouquins Warhammer 40,000 font dans la baston permanente, mécanique et parfaitement interchangeable, je vous causais de La Chute de Damnos il y a peu, mais, ici, il y a toujours le truc qui fait qu’on s’y intéresse et qu’on s’en souvient, outre qu'il y a beaucoup d'autres choses en dehors des batailles). À l’arrière-plan, les commémorateurs illustrent le propos sur un plan plus humain – et plus ou moins nécessaire, à vrai dire. Car les tares de Fulgrim se retrouvent également ici, et A Thousand Sons, qui est plus long que votre roman 40K lambda, est probablement un peu trop long.

 

Détaillons un peu plus l’histoire – ce qui implique des SPOILERS seulement pour qui n’en connaîtrait pas déjà les grandes lignes : A Thousand Sons contextualise et développe, mais les moments clefs des deux derniers actes sont bien connus des adeptes du lore de Warhammer 40,000 sans avoir à lire ce roman. Ceci dit, méfiance si vous n’êtes pas de ces adeptes et êtes en plus allergiques aux révélations intempestives mais néanmoins curieux de lire ce genre de bouquins, car… euh, je vais tout raconter, même si à gros traits et en m’en tenant à l’essentiel.

 

Le premier acte est une longue mise en place. Les Thousand Sons se trouvent sur la planète Aghoru – où ils s’attardent un peu trop au goût des autres légions, et tout spécialement des Space Wolves, avec leur barbare primarque Leman Russ, qui auraient bien besoin de leur soutien dans tel ou tel théâtre d’opérations de la monumentale Grande Croisade. C’est que le primarque des Thousand Sons, Magnus le Rouge, est intrigué par des découvertes archéologiques majeures sur cette planète isolée – il y a des choses à en apprendre, et, pour les Thousand Sons, la connaissance est la vertu cardinale. Au risque de jouer avec le feu, et la conclusion de ce premier acte en sera une démonstration éloquente… tout en incitant d’ores et déjà à envisager le passé trouble de la XVe légion, avec l’idée d’un pacte méphistophélique, conclu par Magnus avec des entités du Warp qu’il ne comprend pas, destiné à libérer ses « fils » de leur malédiction génétique, mais aussi en présageant du futur, et concrètement de l’Hérésie d’Horus (qui ne s’est pas encore déclenchée quand le roman débute – et n’a encore rien d’officiel quand il s’achève), mais aussi, éventuellement, de la destruction de Prospero… Le type même d’avertissement qu’on ignore parce qu’on refuse d’y croire, en même temps que la malédiction de Cassandre s’abat sur ceux qui seraient davantage disposés à ouvrir les yeux. Le vrai héros de cette histoire, Ahriman, oscille entre ces deux tendances.

 

Le deuxième acte s’ouvre sur la colossale bataille d’Ullanor, opposant l’Imperium aux Orks – mais Graham McNeill n’en fait pas trop : on n’assiste qu’à quelques épisodes éparts du combat, la grosse bataille de ce roman sera pour plus tard. C’est un triomphe – mais pas sans conséquences, et de taille : l’Empereur annonce qu’il est temps pour lui de retourner sur Terra, et il confie la poursuite de la Grande Croisade à son fils préféré, Horus. Mais une autre affaire concerne plus spécialement les Thousand Sons : Magnus le Rouge est convoqué sur Nikaea, où se tiendra… un concile. Forcément. Le Roi Pourpre s’y rend très confiant, et ne réalise que bien tardivement que c’est en fait de son procès et de celui de sa légion qu’il s’agit… L’objet du concile est de trancher la « crise des archivistes » – ainsi que l’on désigne les psykers au sein des légion de Space Marines –, mais ce sont bien les Thousand Sons qui sont concernés au premier chef, eux qui manipulent les énergies du Warp avec bien trop de nonchalance, à en croire leurs détracteurs, tous portés à la superstition et à l’ignorance bigote (et tous passablement hypocrites !), tout spécialement Leman Russ des Space Wolves et Mortarion de la Death Guard (qui présente pourtant déjà, et assez logiquement au fond, des signes de sa corruption par Nurgle). : les Thousand Sons, à les en croire, ne seraient qu’un « convent de sorciers », et les laisser continuer de la sorte pourrait avoir des conséquences fatales : ne sont-ce pas les psykers qui ont plongé l’humanité dans la Longue Nuit ? C’est un coup dur pour Magnus – et il choisit d’ignorer les résolutions du concile… qui, au passage, a interdit l’usage des psykers dans toutes les légions, et je ne sais pas dans quelles circonstances on y est revenu après coup.

 

Avec le troisième et dernier acte, la tragédie des Thousand Sons passe la mesure (ce n’est certainement pas une critique : on fait dans le gros mythe ultra épique, ici). De retour sur leur monde originel de Prospero, Magnus et ses fils cultivent plus que jamais les arts occultes. Mais le primarque réalise qu’Horus va trahir l’Imperium, et, s’il a désobéi aux ordres de son père résultant du concile de Nikaea, il demeure farouchement loyaliste, tel qu’il voit les choses : il essaye d’interférer dans le processus devant aboutir à la corruption du Maître de Guerre – sans succès. Alors, il entend au moins en prévenir son père, avant qu’il ne soit trop tard : il use pour cela d’un sortilège de grande ampleur, nécessitant moult sacrifices… et les conséquences sont catastrophiques. L’Empereur ignore les avertissements de Magnus : tout ce qu’il voit, c’est que le Roi Pourpre lui a désobéi, et au vu et au su de tous – furieux, il envoie les Space Wolves punir les Thousand Sons (il semblerait qu’Horus y a eu sa part, peut-être Prospero brûle en dira-t-il davantage à ce propos). La légion emmenée par Leman Russ frappe sans prévenir : il s’agit d’anéantir Prospero et les Thousand Sons. Magnus, horrifié, reste calfeutré dans sa tour – réalisant son erreur un peu tard, il considère à ce stade que le seul moyen de demeurer loyal à son père consiste à ne rien faire pour prémunir sa légion de l’anéantissement… Une trahison de plus ? Mais les Thousand Sons, avec ou sans le soutien de leur primarque, ne comptent pas se laisser massacrer par les loups de Leman Russ – Ahriman, tout spécialement, ne mange pas de ce pain-là : la bataille est totalement déséquilibrée, la planète et la légion sont condamnées, mais ils se battront jusqu’au bout, eux qui ne se sont jamais perçus comme des traîtres à l’Empire, bien au contraire même. Et là je peux vous assurer qu’on fait dans le sacrément épique, avec des saynètes d’une puissance d’évocation admirable…

 

En dernier ressort, pourtant, Magnus ému par le sort de ses fils se joint au combat, affrontant en personne Leman Russ. Et quand tout est perdu ou presque, il fait usage d’un ultime sortilège, en évacuant la capitale de Tizca sur un autre monde au cœur du Warp – ce sera la Planète des Sorciers… Mais le Warp réveille les mutations génétiques latentes des Thousand Sons – le déterminé Ahriman y mettra bientôt un terme, avec sa rubrication… et tout ne sera plus que poussière. À ce stade, la partie est perdue : ils ne le désiraient pas spécialement, et jusqu’à la dernière minute, mais les Thousand Sons sont alors voués à servir le Chaos, Tzeentch plus précisément – leur loyalisme parcellaire les a précipités dans l’hérésie, et ils seront bel et bien, tout au long de la Longue Guerre, ce « convent de sorciers » qui avait été si injustement dénoncé à Nikaea. Et ils chercheront à se venger de l’Imperium et des Space Wolves…

 

Il s’en passe, des choses, hein ? Et avec le ton qui va bien. Oui, répétons le mot : A Thousand Sons est une tragédie – et si l’esthétique de la XVe Légion et de Prospero renvoie clairement à l’Égypte antique, c’est quelque chose de grec qui infuse tout du long, dans ce récit qui fait l’effet d’un triste gâchis, fatal mais d’autant plus navrant, comme un condensé du tableau plus général de l’Hérésie d’Horus.

 

Mais si cette histoire fonctionne aussi bien, au-delà du seul art narratif de Graham McNeill, très professionnel mais pas au point de manquer d’âme (on ne tranchera pas la question du style, guère pertinente ici, mais c’est plutôt honorable dans son genre, je suppose), cela tient probablement aux personnages mis en scène, très différents, très singuliers, globalement très bien vus. Deux, surtout, doivent être mis en avant, dont les rapports complexes font une bonne partie du sel du roman : Magnus le Rouge, et Ahriman.

 

Le primarque des Thousand Sons est forcément au-dessus de tous les autres. C’est un géant, à tous points de vue, un colosse – mais pas une brute. Son désir de connaissance, absolu, et qui précipitera sa perte, suscite à vue de nez plutôt la sympathie du lecteur – même si, encore une fois, il y a cette ambiguïté fondamentale de l’univers de Warhammer 40,000 qui fait du savoir une menace et de l’ignorance une bénédiction… C’est en fait au cœur du propos. Mais, si la soif de connaissance a incontestablement sa part dans la déchéance du Roi Pourpre, le vrai souci est peut-être ailleurs – et c’est l’arrogance de Magnus. Voilà un être qui s’est toujours considéré comme largement supérieur à tous les autres. À bon droit souvent : c’est un primarque, après tout, un surhomme conçu comme tel. Mais la conviction qu’a Magnus de sa supériorité s’étend à absolument tout le monde – en y incluant les autres primarques, mais aussi, encore qu’il ne s’en rende pas forcément compte, l’Empereur (c’est bien ce qui fait enrager ce dernier !)… et enfin ces entités du Warp dont il n’a jamais bien perçu le potentiel menaçant avant qu’il ne soit trop tard. En fait, Magnus, au-delà de son attrait pour le savoir, n’est pas sympathique – ce n’est pas un héros. Et, pire encore, on a toujours plus envie de le baffer au fur et à mesure qu’il enchaîne les mauvais choix. Car il ne fait que ça tout au long de A Thousand Sons : cet être censément si intelligent, si parfait, prend systématiquement les pires décisions, parce que son arrogance ne lui permet pas de faire autrement – la scène est révélatrice, du Roi Pourpre gagnant Nikaea en étant persuadé que ce sera son triomphe, quand c’est sa condamnation qui l’attend en vérité… Magnus, en fait, aveuglé par sa propre gloire, et par la dévotion que ses fils lui vouent, se trompe, et s’est toujours trompé : il a fait le mauvais choix pour mettre un terme à la malédiction génétique de son Millier de Fils, ou sur Aghoru, ou sur Ullanor, ou à Nikaea, ou en tentant d’interférer dans la corruption d’Horus, ou bien sûr dans sa très maladroite tentative de prévenir son père du danger, et après cela il enchaîne les erreurs sur Prospero en flammes, son indécision entraînant des milliers de morts dans les rangs de ses fils, avant de parachever le sort funeste de sa légion en exilant Tizca dans le Warp.

 

Il lui fallait une contrepartie, plus sympathique, plus humaine (mais dans une certaine mesure seulement, comme de juste : c’est un Space Marine, après tout), et plus héroïque (d’une certaine manière, là encore) – et c’est Ahriman, un des personnages les plus attrayants et complexes de l’univers de Warhammer 40,000, le sorcier par excellence (un des plus puissants du jeu, à vrai dire). Ahriman étant membre des Thousand Sons, et donc des Space Marines du Chaos, on pourrait avoir tendance à y voir par essence, au 41e millénaire en tout cas, un « méchant », du moins si l’on s’attache à une lecture très premier degré de cet univers – sauf que dans cet univers, il n’y a pas de gentils, l’Imperium n’est certainement pas gentil, et le qualificatif de « méchant » n’a donc pas forcément de sens, relativement. Mais cet Ahriman des origines, dans tous les cas, n’a rien de maléfique : à la différence de l’arrogant et finalement borné Magnus, Ahriman suscite bel et bien la sympathie, et tout du long. Si les autres officiers supérieurs de la XVe Légion cultivent l’arrogance de leur primarque, et font preuve du dédain habituel des Space Marines pour les humains, Ahriman, en même temps qu’il est plus puissant que tous, se montre plus ouvert et généreux envers ceux qui lui sont inférieurs. Il n’est certes pas sans cynisme, loin de là, mais, dans ce roman, il se montre finalement très moral tant que la situation n’est pas totalement désespérée, ce qui le rapproche des commémorateurs humains qui accompagnent les Thousand Sons (même si, pour le coup, ils en feront les frais à terme). Surtout, lui n’est pas arrogant : il doute, il n’a pas une confiance absolue en ses capacités ou en celles des Thousand Sons, il entrevoit les menaces derrière le voile, quelles qu’elles soient et quel que soit le voile. Il a des émotions, aussi – en cela, il est humain. Au fond, sa tare, dans cette histoire, c’est la confiance qu’il voue à un autre : son primarque Magnus le Rouge. Ahriman est un personnage qui va de déception en déception, en fait – et cela aussi le rend humain et sympathique. Il est courageux, enfin – et, à terme, il ne se laisse pas indéfiniment marcher sur les pieds : si cela lui en coûte énormément, il ose en définitive dire quand son primarque ou ses comparses se trompent – et il prend des initiatives, au risque de la désobéissance, dont il s’accommode même dans la douleur, quand la subordination aveugle équivaudrait au plus absurde des suicides ; c'est le type qui prend les choses en mains quand tout s'effondre autour de lui. Ce n’est sans doute pas un hasard si le roman se conclut sur une phrase lapidaire annonçant la rubrication à venir – et par-là même les relations très tordues que le sorcier entretiendra avec son primarque dans les dix mille années qui suivraient. Ahriman est clairement un atout majeur de ce roman.

 

Et, oui, avec ses défauts, A Thousand Sons m’a fait l’effet d’une réussite. En fait, c’est probablement le roman Warhammer 40,000 que j’ai préféré jusqu’à présent. Et comme le précédent était probablement Fulgrim (même s’il présentait plus de défauts encore), eh bien, cela entretient mon sentiment que Graham McNeill est un des auteurs Black Library les plus doués, et que son nom sur la couverture peut inciter à d’autres lectures.

 

Ceci étant, la prochaine, ce sera donc un roman de Dan Abnett : Prospero Burns, le reflet de A Thousand Sons, où le point de vue est celui des Space Wolves. Forcément, les brutes poilues de Leman Russ m’inspirent moins de sympathie que les sorciers de Prospero à première vue, mais le roman a pour ce que j’en sais une très bonne réputation, alors on verra bien…

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CR Adventures in Middle-Earth : Mauvais Présages (4/4)

Publié le par Nébal

 

Suite de notre campagne d’Adventures in Middle-Earth ! Si nous avons doucement entamé la Mirkwood Campaign avec le précédent scénario, nous en sommes encore pour l’essentiel au « prologue » que constitue la « mini campagne » de Wilderland Adventures.

 

 

Si vous souhaitez remonter au début de la campagne, vous pouvez suivre ce lien.

 

La présente séance correspond à la quatrième et dernière partie du scénario de Wilderland Adventures intitulé « Kinstrife & Dark Tidings » (pp. 37-58).

 

 

À noter, je me suis référé, pour la version française, au supplément Contes et légendes des Terres Sauvages pour L’Anneau Unique, où le scénario original avait été traduit sous le titre « Fratricide et mauvaises nouvelles » (pp. 42-63).

 

Il y avait cinq joueurs, qui incarnaient…

 

 

… Agariel, une Dúnedain (Vagabonde/Chasseuse d’ombres 3)…

 

 

… Aldamar le Laconique, un Homme des Bois (Protecteur/Frontalier 3)…

 

 

… Fredegar Sanglebuc, un Hobbit de la Comté (Protecteur/Héraut 3)…

 

 

… Jorinn, un Bardide (Chasseur de trésors/Espion 3)…

 

 

… et enfin Nárvi, un Nain du Mont Solitaire (Frère d’armes/Maître d’armes 3).

 

Pour la bande originale, je ne suis pas allé chercher bien loin : j’ai utilisé les compositions de Howard Shore pour la trilogie du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson. Mais ça va changer dès le prochain scénario.

 

La plupart des illustrations sont empruntées aux gammes de L'Anneau Unique et d'Adventures in Middle-Earth. Mais j’en ai aussi chipé à l'excellent compte rendu de campagne (pour L’Anneau Unique), très détaillé, signé Ego, que vous trouverez ici sur le forum Casus NO.

 

Pour ceux que ça intéresserait, vous trouverez juste en dessous l’enregistrement brut, ou « actual play », de la séance :

Mais en voici autrement le compte rendu écrit...

 

DES RIVES HOSTILES

 

 

Les compagnons ont vaincu la meute de loups, mais non sans peine – plusieurs d’entre eux sont blessés, tout spécialement Jorinn… et Oderic, dont les assauts intrépides ont décidément quelque chose de suicidaire. Fredegar et Nárvi ont également pris quelques coups, et le Nain du Mont Solitaire commence en outre à ressentir les effets de l’épuisement, à marcher à ce rythme.

 

Mais ils ne peuvent pas se reposer : il leur faut continuer à progresser à marche forcée vers le Vieux Gué, pour prévenir les Béornides de la menace constituée par Valter le Sanguinaire, avant que celui-ci n’ait le temps de frapper où que ce soit.

 

Mais le terrain ne leur facilite pas la tâche. La vallée à l’ouest de l’Anduin est plus sauvage qu’à l’est, et l’environnement tend à devenir marécageux. Tenter de contourner ces rives boueuses à l’odeur fétide les ralentirait trop, mais leur marche forcée n’en est que plus pénible, et plus encore quand les insectes suceurs de sang, omniprésents, se mettent de la partie. Nárvi et Fredegar en font les frais avant les autres. Les compagnons ont le sentiment que l’environnement même leur est hostile…

 

 

Mais il y a autre chose : divers signes confirment bientôt aux compagnons que le marais dans lequel ils progressent difficilement a submergé une très ancienne ville, dont les ruines affleurent çà et là, des pans de roche moussue que les compagnons ont d’abord pris pour des vestiges naturels. Mais ça n’est décidément pas le cas, et il plane dans cet environnement délétère comme une sourde menace, avec quelque chose de profondément morbide, qui ne laisse pas les héros indifférents, Nárvi tout spécialement… En même temps, le soleil va bientôt se coucher, et il va falloir s’arrêter un bref instant, quelques heures au plus, avant de pouvoir repartir à marche forcée vers le Vieux Gué – les reliquats d’anciennes routes pavées leur permettront de construire un feu au sec, tandis que les vestiges d’anciens murs leur permettront de demeurer un tantinet discrets malgré tout.

 

Au fond, les héros sont trop fatigués pour véritablement se reposer. Il ne s’agit que de grappiller quelques heures à peine pour se délasser les jambes, car personne ne peut marcher à ce rythme pendant cinq jours sans interruption. Agariel serait disposée à continuer, pourtant, et regarde ses compagnons un peu de haut…

 

Après quelque temps, cependant, alors qu’Agariel était impatiente de repartir, elle réalise qu’ils ne sont pas seuls dans ces marais : il y a du mouvement, à l’est… Tout près… Des Orques ? La Dúnedain avait interrogé Oderic sur le cadavre qu’ils avaient trouvé quelques jours plus tôt – le fugitif exténué lui avait expliqué qu’il était issu d’une autre bande que celle qui avait tué Odon et Mérovée quelques jours plus tôt ; un éclaireur, sans doute, car il n’en a pas vu d’autres. Mais, à l’en croire, il y a donc bien plusieurs bandes qui parcourent la région…

 

 

Cependant, Agariel, peu après avoir alerté ses camarades, en les incitant cependant à la discrétion, vainement, réalise bien vite que ce ne sont pas des Orques qui les menacent dans ces marais – mais des créatures qu’elle est incapable d’identifier, des sortes d’humanoïdes aux longs membres noueux, la peau élastique et verdâtre, les yeux vides et hagards, qui progressent très lentement… Ils ont quelque chose d’orque, ou peut-être plutôt de troll, mais sont pourtant autre chose… Quoi qu’il en soit, leurs intentions hostiles ne font pas l’ombre d’un doute ! Et la compagnie n’est pas au mieux de sa forme…

 

Les compagnons se montrent prudents. Jouant sur la lenteur de ces créatures, ils se disposent de sorte à les bloquer sans se mettre véritablement en danger, les archers faisant l’essentiel du travail tandis que les plus solides Nárvi et Agariel se positionnent de sorte à empêcher les créatures du marais qui s’avancent le plus de s’en prendre aux plus fragiles des héros.

 

Oderic, cependant, ne se montre pas aussi prudent : il attaque séparément des compagnons, et se retrouve vite isolé alors que plusieurs habitants des marais progressent dans sa direction ! Or il suffirait de peu de choses pour que le fugitif suicidaire meure au combat… C’est aux héros de faire en sorte que cela ne se produise pas ! Par chance, ils sortent de ce combat sans trop de blessures supplémentaires – mais Oderic est peu ou prou à l’agonie, et affecté par le souffle fétide des créatures ; il est comme empoisonné, et vomit abondamment.

 

Le soleil ne s’est pas encore levé, mais les compagnons n’ont aucune envie de s’attarder plus longtemps dans ces ruines qui suintent la corruption. Emmenés par la très déterminée Agariel, qui les pousse à se dépasser, et contraints de faire fi de leur épuisement comme de leurs blessures, ils reprennent la direction du nord, destination le Vieux Gué.

 

PRÉVENIR LES BÉORNIDES

 

 

Après deux bonnes journées de marche supplémentaires, qui pèsent lourdement sur Nárvi, surtout, puis Fredegar et Aldamar, les compagnons exténués atteignent enfin le Vieux Gué, qui est gardé par des Béornides – lesquels ne se cachent pas.

 

Ils sont visiblement interloqués par l’allure des compagnons, dont l’épuisement est palpable. Les gardiens du gué n’en réclament pas moins le péage avant toute autre considération. Mais Agariel leur explique la situation, en exhibant aussitôt les broches qui leur avaient été confiées par Beorn pour les identifier comme ayant été mandatés par lui. Les Béornides reconnaissent le symbole, mais s’étonnent de ce que des étrangers se soient vu confier pareille mission. Toutefois, les explications d’Agariel, reprenant toute l’histoire depuis la découverte des cadavres d’Odon et Mérovée, mais insistant très vite sur la menace constituée par Valter le Sanguinaire et sa bande de brigands, les convainquent bientôt de ce qu’ils disent vrai et que le temps presse.

 

Il faut prévenir Beorn de toute urgence – et mieux vaudrait que les compagnons l’en entretiennent directement, car tout ce qu’ils savent peut s’avérer précieux. Les Béornides dépêchent un des leurs pour qu’il ramène des chevaux, puis deux d’entre eux les accompagnent jusqu’à la Maison de Beorn – ce qui correspond à une bonne demi-journée de chevauchée environ : les compagnons progressent ainsi bien plus vite qu’à pied, mais cela ne leur permet pas le moins du monde de se reposer.

 

 

Ils arrivent fourbus à la Maison de Beorn alors que la nuit est déjà assez avancée. Le Changeur de Peau était prévenu de leur arrivée, un des cavaliers béornides étant parti en tête pour les annoncer. Il les attend devant sa maison, l’œil noir, toujours occupé à tailler un bout de bois avec ses ongles. La présence d’Oderic ne lui a pas échappé – le fugitif, à bout, fait de son mieux pour se contenir, mais on devine aisément que Beorn, ou l’imminence de son jugement, lui font peur. Mais Beorn attend que les compagnons lui fassent leur rapport.

 

Agariel est relativement moins épuisée que les autres – elle s’attelle à la tâche. Elle se montre précise, exhaustive même, mais, d’elle-même, elle avance que le crime comme le sort d’Oderic (par ailleurs un combattant hardi – elle plaide déjà sa cause) sont pour l’heure secondaires : la menace constituée par Valter le Sanguinaire est autrement pressante. Beorn ne peut qu’acquiescer. Il pose sa lourde main sur l’épaule de la Dúnedain : « Reposez-vous cette nuit. Demain, nous partons pour la guerre. »

 

 

Mais reste à décider quoi faire d’Oderic d’ici à ce que se tienne son procès sur le Carrock. Beorn est imposant, et un brin menaçant – Oderic baisse les yeux, ce qui ne lui ressemble pas vraiment… « Tu as essayé de leurrer ces brigands, hein ? » Oderic n’ose pas répondre. Mais Nárvi répond pour lui, ajoutant qu’il s’est bien battu. Oderic ose enfin parler : il veut se racheter, il supplie Beorn de le laisser se battre contre Valter et sa bande – après quoi, il se constituera prisonnier : parole d’honneur ! Beorn se tait, et dévisage l’assemblée ; Agariel vient appuyer les propos du Nain du Mont Solitaire : « Oderic est un jeune homme trop fier, mais courageux, et honnête. » Peut-on lui faire confiance ? La compagnie semble le croire. Beorn tranche : « Tu seras sous la surveillance de ces braves gens qui t’ont retrouvé. Ne me déçois pas, jeune homme. »

 

 

Beorn va s’occuper du rassemblement de son ost. Ses animaux merveilleux préparent la chambre pour les compagnons épuisés, tandis que le maître de maison s’en va en grognant, sans dire un mot de plus. Après leur éprouvante marche forcée, les héros peuvent enfin bénéficier d’un vrai repos dans un endroit sûr – ils s’effondrent tous très vite… Nárvi aura besoin de davantage de temps pour évacuer toute sa fatigue, Fredegar aussi dans une moindre mesure, mais cette bonne nuit de sommeil suffit à rasséréner les autres – Jorinn, à vrai dire, est d’eux tous celui qui a le mieux tenu le choc !

LA BATAILLE DU VIEUX GUÉ

 

 

Mais, le lendemain, il leur faut repartir – pour aller livrer bataille à Valter le Sanguinaire. Quand les compagnons se lèvent, ils ne voient aucun signe de Beorn lui-même – mais une troupe conséquente de ses guerriers a été rassemblée dans la cour de sa ferme, sous la direction d’un des accompagnateurs des héros dans la dernière partie de leur voyage retour. Ces Béornides demeurent probablement en infériorité numérique par rapport aux hors-la-loi, mais ce sont tous des guerriers endurcis, et déterminés à protéger leurs terres des déprédations de l’ambitieux brigand.

 

Des cavaliers sont envoyés en éclaireurs, tandis que la troupe se met en branle. Ils reviennent en milieu de trajet, avec des nouvelles inquiétantes : la troupe de Valter arrivera bientôt au Vieux Gué, c’est bien là-bas que la bataille aura lieu – et les hors-la-loi auront probablement eu le temps de le traverser. Les guerriers béornides pressent le pas.

 

Quand ils arrivent au Vieux Gué, la troupe de Valter a effectivement déjà gagné la rive est. Et la bataille s’engage bientôt, furieuse… Les dizaines de combattants sont dispersés, des petits groupes s’affrontent çà et là de manière plus ou moins indépendante. La compagnie, qui est donc accompagnée par Oderic, combat vers le sud du champ de bataille – il est difficile, dans la confusion de l’assaut, de savoir clairement quel camp semble en mesure de l’emporter…

 

 

Mais les plus attentifs des compagnons comprennent bientôt une chose : ils font directement face à Valter, entouré de ses meilleurs soldats et archers ! Le chef brigand, égal à lui-même, motive régulièrement ses troupes, mais en faisant en sorte de ne pas se mettre lui-même en danger… Pour l’atteindre, il faudra d’abord vaincre ses gardes ! Et le terrain n’est pas le plus aisé à traverser – parsemé qu’il est de gros rochers qui gênent la vision et les déplacements…

 

Agariel s’avance au sud et se tient prête à contenir l’assaut des lanciers hors-la-loi – tandis que Nárvi fait de même vers l’ouest, un gros rocher les séparant ; et les lanciers se sont effectivement séparés en deux groupes. Aldamar, Fredegar et Jorinn restent en arrière, assaillant de leurs flèches leurs adversaires – mais les archers d’en face font de même… Fredegar, cependant, a quelque chose en plus : le héraut entonne des chants épiques qui renforcent le courage et la fougue de ses alliés !

 

Oderic, forcément, ne se montre pas aussi prudent que les compagnons : en hurlant de rage, il se précipite en direction des lanciers au sud, avec visiblement dans l’idée d’effectuer une percée jusqu’à Valter lui-même ! La Dúnedain n’a pas vraiment le choix : elle doit accompagner Oderic, qui est sous leur garde ! Et ses attaques intrépides, si elles produisent des coups dévastateurs, le rendent aussi plus susceptible d’être atteint par les attaques ennemies… ce qui ne manque pas d’arriver.

 

De son côté, Nárvi, qui ne s’est pas totalement remis de l’épuisement de la marche forcée, est bientôt en difficulté… Il doit faire appel à son second souffle pour tenir le choc. Fredegar s’en rend bien compte, et use de son arc pour le soulager de ses ennemis. Aldamar, tardivement, fait de même.

 

Valter réalise qu’il n’a plus guère le choix : en pestant, il avance sur Agariel et Oderic, et blesse la vagabonde, tandis que le fugitif, aveuglé par sa rage, assène au tyran en puissance des coups imprécis qui manquent totalement leur cible ! Aussi Agariel se retourne-t-elle sur Valter. Mais le brigand reste concentré sur Oderic, qu’il attaque en l’agonisant d’insultes – il le blesse gravement… mais la riposte est cette fois magistrale ! Valter n’est pas tué sur le coup, mais tout autre que lui aurait probablement perdu la vie… Cependant, la vie d’Oderic également ne tient plus qu’à un fil…

 

Jorinn choisit d’échanger son arc contre son épée pour appuyer plus efficacement Agariel et Oderic. Le Bardide parvient à se faufiler dans le dos de son compatriote Valter le Sanguinaire… et l’achève ! Dale n’a certainement pas besoin d’un tyran…

 

 

La mort de leur chef incite certains de ses guerriers qui ont assisté à la scène à fuir le champ de bataille – mais d’autres, inconscients ou enragés, poursuivent l’affrontement. Agariel crie que Valter est mort pour démoraliser ceux qui ne seraient pas au courant, mais, d’ici-là, ils se montrent toujours menaçants : Nárvi s’effondre sous les coups… bientôt suivi par Fredegar ! Aldamar et Agariel volent à leur secours – l’état du Nain du Mont Solitaire est très préoccupant…

 

 

Quant à Oderic, il abat un autre guerrier, mais ses forces l’abandonnent : l’épée de Mérovée reste fichée dans le poitrail de son adversaire, et il tombe à genoux. Il rampe pourtant pour continuer le combat… Il arrive ainsi au contact d’un archer, qui avait dégainé son couteau pour se défendre – mais le fugitif, puisant une dernière fois dans ses forces, saisit une lame et abat son adversaire !

 

 

Autour des compagnons, le combat fait toujours rage. Les Béornides sont des guerriers farouches, mais ils commencent à ployer sous le nombre… Et c’est alors qu’un étrange phénomène se produit : les guerriers frappent leurs boucliers de leurs épées, et se mettent à entonner, à plein poumons : « Beorn ! Beorn ! Beorn ! »

 

 

Et apparaît alors, sur une hauteur au nord, la silhouette d’un ours noir de taille colossale. Dans un rugissement à faire trembler la terre, le majestueux et terrible animal se jette dans la bataille ! Il inflige des pertes énormes aux hors-la-loi terrifiés : à lui seul, Beorn le Changeur de Peau, sous sa forme animale, renverse le cours de la bataille – les derniers brigands survivants repassent à l’ouest de l’Anduin en hurlant de terreur, certains abandonnant leurs armes au passage…

 

La victoire est acquise ! Les Béornides ont subi de lourdes pertes, la menace était très sérieuse, mais ils l’ont en définitive emporté sur les brigands, et Jorinn est même parvenu à tuer leur chef Valter le Sanguinaire – ses ambitions despotiques ne se réaliseront jamais.

 

JUGEMENT SUR LE CARROCK

 

 

Les guerriers comptent parmi eux des guérisseurs – qui s’occupent des blessés graves, parmi lesquels Nárvi, Fredegar, mais aussi le fougueux Oderic, qui n’a cessé depuis pas loin d’une semaine de dépasser ses limites.

 

Mais si ce dernier s’était vu accorder la chance de se racheter au combat, maintenant que la bataille est achevée, il apparaît clairement qu’il est un détenu de Beorn, et qu’il sera bientôt jugé – Oderic ne résiste pas : il avait juré de se constituer prisonnier après la bataille.

 

L’ost de Beorn regagne sa Maison, après avoir laissé sur place une petite troupe pour continuer à veiller sur le Vieux Gué. Le Changeur de Peau est rentré seul par ses propres moyens : quand les compagnons le retrouvent chez lui, il est redevenu cet homme massif à l’œil noir – qui les remercie pour tout ce qu’ils ont fait : non seulement ils ont accompli la mission qu’il leur avait confiée en retrouvant Oderic et en le lui ramenant, mais encore ils sont su peser la menace constituée par Valter et encourir bien des dangers pour l'en prévenir à temps. Beorn ne l’oubliera pas : il leur doit beaucoup.

 

 

Mais reste à régler la question d’Oderic. Beorn ne compte pas rendre la justice précipitamment. Quelques jours s’écoulent, qui permettent à tous de se requinquer, mais aussi d’aller quérir des témoins à Pierregué afin qu’ils participent au procès d’Oderic – parmi lesquels, témoins directs, Brunhild et Helmgut, mais aussi Ava.

 

Puis, une après-midi, une forte compagnie menée par Beorn en personne, et incluant aussi bien les compagnons que les témoins, part à pied en direction du Carrock – car c’est là que Beorn rend la justice. Ils y arrivent au crépuscule, et gagnent le gros récif au milieu de l’Anduin, avant d’emprunter un escalier dissimulé dans ses parois : le procès s’ouvre au sommet du Carrock.

 

 

Beorn est ici la source de la justice – mais tous ceux qui assistent au procès, dès l’instant qu’ils y mettent les formes, peuvent légitimement intervenir, donner leur opinion, mener des interrogatoires, etc. Beorn a fait en sorte que les compagnons en soient bien conscients, car ils ont beaucoup fréquenté Oderic ces derniers jours, et leur sentiment à son égard pourrait avoir un certain poids.

 

Beorn ouvre la séance en posant clairement le problème : il ne fait aucun doute qu’Oderic s’est montré très brave ces derniers jours, désireux qu’il était de se racheter. Mais le fait demeure : avant cela, et personne, pas même l’accusé, ne semble le contester, Oderic a tué Rathfic – il a tué un des siens, ce qui revient à avoir commis un fratricide, le pire des crimes. C’est pour cela qu’il doit être jugé.

 

 

Ava est la première à intervenir, pour mener l’accusation d’une certaine manière. Elle livre le tableau désolant d’un jeune homme impulsif et colérique, qui n’a jamais su s’intégrer à la communauté de Pierregué, qui s’est toujours montré jaloux de Rathfic, qui avait très probablement des intentions impures à l’égard de Brunhild, une énorme déception pour son père adoptif Helmgut, qui avait tant sacrifié pour lui…

 

 

Ava fait d’ailleurs aussitôt intervenir Helmgut, dessoûlé, pour un bref témoignage : il a vu le cadavre de Rathfic, une dague fichée dans la poitrine, Oderic debout au-dessus de lui – et il a assommé ce dernier du plat de sa hache, après quoi il a été remis à Odon et Mérovée. Rien de plus.

 

Plusieurs autres habitants de Pierregué font office de témoins de moralité, et s’ils ne se montrent pas nécessairement aussi rudes qu’Ava, le portrait d’Oderic, avec quelques nuances, demeure globalement à charge. Quelques autres Béornides interviennent également – y compris cette fois pour évoquer le comportement d’Oderic lors de la bataille du Vieux Gué, ce qui redore un peu son blason.

 

De temps en temps, les regards se tournent vers les compagnons – et, tout spécialement, celui de Beorn…

 

 

Fredegar a été choisi pour représenter les compagnons de manière générale – ils pourront toujours intervenir individuellement ensuite. Le Hobbit plaide en faveur d’Oderic – qui s’est rendu compte de ce que Valter était mauvais, et s’est montré extrêmement courageux dès lors, un vrai héros des légendes. Oui, il a commis des erreurs – mais il a su faire quelque chose de rare : s’en rendre compte, et réagir en conséquence. Après quoi il a fait preuve d’une détermination certaine pour faire le bien.

 

Le héraut a su y mettre les formes, et se montrer plutôt convaincant. Mais Ava intervient aussitôt : ce comportement postérieur au crime ne change rien à la réalité du crime lui-même : quoi qu’il ait fait après, Oderic a d’abord tué Rathfic, et c’est tout ce qui compte. Beorn émet un grognement d’approbation.

 

Fredegar, en jouant à l’étranger guère au fait des lois locales, fait du moins une suggestion : laisser la vie à Oderic. S’il doit être condamné pour son crime, que ce soit par l’exil, ou le service à la communauté – car un jeune homme aussi courageux est trop précieux en ces temps difficiles, et il a amplement fait la preuve de ce qu’il entendait se racheter.

 

 

Nárvi prend ensuite la parole, un peu timidement : Oderic a plus que prouvé qu’il avait l’étoffe d’un héros. Sans lui, il y aurait eu beaucoup de morts, et le territoire béornide aurait été mis à feu et à sang, peut-être même anéanti par les ambitions tyranniques de Valter. On ne saurait mettre ce fait de côté. Non, il ne l’exonère pas de son crime – mais il justifierait bien une certaine clémence, dès lors qu’Oderic continuerait de rendre service aux Béornides.

 

Nárvi n’était pas à l’aise dans ce rôle… Il reprend sa place en rougissant.

 

 

Puis Jorinn intervient. Le Bardide est plus confiant que le Nain du Mont Solitaire – plus impliqué, aussi : ainsi qu’il le pose d’emblée, sans le courage et la droiture d’Oderic, il serait mort aujourd’hui – au camp de Valter, et plus tard encore, l’accusé a risqué sa vie pour sauver celle de Jorinn. Le crime d’Oderic demeure – mais il a déjà commencé à se racheter, au péril de sa vie, et il vaudrait mieux pour tout le monde qu’on lui permette de poursuivre sur cette voie.

 

 

Agariel témoigne ensuite – en peu de mots, mais forts : sans Oderic, les Béornides de l’assistance, leurs parents, leurs proches, seraient sous la coupe de Valter ou contraints de se battre pour demeurer libres, et les morts seraient nombreux dans tous les cas. Et le désir d'Oderic de se racheter est palpable.

 

Mais la Dúnedain, à la différence de ses compagnons, entend revenir sur la question du crime commis à Pierregué : en se tournant vers Ava, elle revient sur la confession de l’accusé, qui a toujours dit que ce drame était la conséquence d’une dispute qui avait mal tourné – il n’y avait pas préméditation.

 

 

Brunhild seule est en mesure de témoigner à cet égard : à la demande d’Agariel, la veuve s’avance, et confirme les propos d’Oderic. Agariel remercie Brunhild pour son témoignage : cette question de l’absence de préméditation est cruciale – Oderic a bien tué Rathfic, mais un accident n’est pas un assassinat. En outre, Oderic a toujours présenté les faits ainsi : il n’a menti à personne, il pesait visiblement le poids de sa responsabilité. Et tout cela doit également être pris en compte.

 

 

Aldamar le Laconique, faisant honneur à son surnom, ne parle pas lors du procès.

 

Fredegar récapitule : les compagnons plaident la clémence. Le crime commis par Oderic doit être puni, c’est certain, mais l’absence de préméditation et le comportement ultérieur du prévenu, digne de louanges, sont également à prendre en compte : il doit avoir la vie sauve. L’exil serait envisageable, mais plus encore le service de la communauté béornide – car Oderic a amplement fait la démonstration de son désir de se racheter, en même temps que de ses prouesses au combat.

 

Les témoignages s’arrêtent là. Les compagnons ont toujours su mettre les formes à leurs interventions, et leurs arguments ont porté. La plaidoirie vibrante de Jorinn, ou encore l’interrogatoire de Brunhild par Agariel, ont tout spécialement fait mouche. Ava se montrait d’abord une accusatrice agressive, mais, au fil des échanges, elle s’est faite plus discrète. L’assistance, globalement portée à la sévérité initialement, et frappée par les récits des habitants de Pierregué dépeignant un Oderic infréquentable, admet toujours un peu plus que la matière est plus complexe, et plus ambiguë, qu’il n’y paraît. On a écouté les compagnons avec respect.

 

 

Le silence plane, un long moment. Puis Beorn émet un dernier grognement. Il se lève enfin, et dit que les paroles des compagnons l’ont touché. « Cet Oderic n’est pas un mauvais garçon. Il ne voulait pas tuer Rathfic. Il a agi de manière répréhensible, ça, c’est une évidence… D’une manière ou d’une autre, il est coupable de meurtre, de fratricide. Mais, dans cette affaire, beaucoup se sont mal comportés – et certaines erreurs peuvent être rachetées. Nous ferons preuve de clémence. Oderic devra payer une compensation, un prix du sang, pour la perte infligée à Brunhild et Helmgut. Mais il ne sera pas condamné à mort – pas même à l’exil. Je serais… ravi que ce jeune homme courageux se reprenne et mette son épée à mon service. » Beorn ne retient pas un petit rire nerveux : « Quand on y pense, voilà un jeune gars qui a probablement écouté trop de chansons et se rêvait comme un des héros qui y sont honorés, n’est-ce pas ? Je dis : donnons-lui cette occasion de briller. Il paiera pour son crime. Mais s’il veut bien se mettre un peu de plomb dans la tête, et comprendre qu’il a tout intérêt à se montrer utile à sa communauté, alors il aura ma clémence. Il servira comme frontalier. Qu’il arpente cette communauté, en compagnie d’hommes plus sages que lui – des hommes tels qu’Odon et Mérovée. Qu’il voie comment les choses se passent ici, et qu’il se montre utile une épée à la main. Dans les temps qui s’annoncent, et en dépit des… fantasmes qui ont été colportés jusque parmi les miens, un jeune homme courageux sachant manier l’épée pourrait se montrer des plus utiles. Je vous remercie tous pour tout ce que vous avez fait – lors de ce procès et avant, notamment lors de cette bataille, que nous avons remportée, par miracle, en bonne partie du fait de l’intervention de ce jeune homme. La séance est levée. »

ÉPILOGUES (PHASE DE COMMUNAUTÉ)

 

 

Agariel reste quelque temps en territoire béornide, et fréquente à vrai dire beaucoup la Maison de Beorn. Le Changeur de Peau n’y voit certes pas d’inconvénient : après cette affaire, il offre de manière générale son toit aux compagnons.

 

(La Maison de Beorn est désormais un sanctuaire pour l’ensemble de la compagnie.)

 

La Dúnedain parcourt la région, convoyant des messages ou récoltant les rumeurs concernant la présence orque. Certains de ces périples sont accomplis en compagnie d’Oderic, qui n’a rien d’un ingrat : il sait que les compagnons lui ont sauvé la vie, et ne saurait les remercier assez. Elle songe aussi à établir des contacts plus directs entre Beorn et Fondcombe – on connaît peu les rôdeurs du Nord dans la vallée de l’Anduin.

 

 

Fredegar également s’attarde dans la région – mais le Hobbit est d’un naturel plus sociable qu’Agariel. Sa bonhomie, sa jovialité, parlent à Beorn – sans doute y trouve-t-il des échos de son vieux compagnon Bilbo. Des liens très forts sont noués.

 

(Beorn est désormais un garant pour l’ensemble de la compagnie.)

 

Fredegar en profite aussi pour aller faire quelques tours à l’Auberge Orientale – il comprend maintenant sans peine que le chien Shadrach avait été envoyé là-bas par Beorn lui-même pour veiller sur la sécurité des Hobbits égarés dans les Terres Sauvages…

 

 

Nárvi reste un certain temps lui aussi – cette aventure l’a marqué, physiquement, mais aussi moralement. Le séjour auprès d’un des grands héros de la Terre du Milieu lui permet de se reprendre un peu.

 

(Il prend l’entreprise de guérison de la corruption, et perd deux points d’ombre.)

 

Mais il parle aussi à Beorn, une fois de plus, de ses projets concernant la Vieille Route de la Forêt, et de l’assemblée qui se tiendra à Rhosgobel l’année suivante. Après tout ce qui s’est passé, Beorn se montre plus réceptif. Il n’assistera pas en personne à cette assemblée, mais, convaincu par le Nain du Mont Solitaire de ce que cette rencontre sera très importante, il l’assure qu’il y enverra un représentant en tant qu’observateur.

 

Nárvi prépare en tout cas l’assemblée de son côté, pour plaider la cause de la restauration de la Vieille Route de la Forêt.

 

 

Aldamar profite de la compétence de Beorn en la matière, pour dresser son molosse de la Forêt Noire, Barran, afin de le rendre plus autonome au combat.

 

(Aldamar prend l’entreprise de dressage pour que son molosse de la Forêt Noire puisse prendre l’action d’attaque de lui-même.)

 

 

Jorinn, enfin, retourne à Dale, en accompagnant une caravane (cela fait quelque temps qu’il offre ses services pour ce genre de périples). Deux choses l’y incitent : la lettre paniquée qu’il avait reçue de sa grand-mère quand avait commencé cette aventure, et les ambitions de Valter le Sanguinaire concernant le trône de Bard – même si le brigand est mort, Jorinn considère que l’Archer doit être mis au courant.

 

Mais le Bardide, qui s’est montré étonnamment robuste lors de la marche forcée entre le camp de Valter et le Vieux Gué, a aussi tiré beaucoup d’enseignements de cette épreuve, qu’il met à profit.

 

(Jorinn acquiert la vertu commune Robuste.)

 

Arrivé à Dale, il découvre ce qui motivait la lettre très évasive de sa grand-mère : le père de Jorinn est mort… et il est l’aîné.

 

C’est tout pour « Mauvais Présages », à ceci près que vous pourrez également vous reporter au journal tenu par Nárvi pour avoir son point de vue sur cette aventure (et ce qui l’a entourée) :

Mais l’aventure se poursuivra très bientôt, avec un nouveau scénario, « L’Assemblée de Rhosgobel », issu de Mirkwood Campaign.

 

Alors, à suivre…

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Le Problème à trois corps, de Liu Cixin

Publié le par Nébal

 

LIU Cixin, Le Problème à trois corps, [San Ti], roman traduit du chinois par Gwennaël Gaffric, Arles, Actes Sud, coll. Babel, [2006, 2016] 2018, 495 p.

 

Ces dernières années, pour diverses raisons, je ne me suis pas vraiment attelé à la lecture des nouveautés qui faisaient le buzz dans les littératures de l’imaginaire, à quelques rares exceptions près. Non que je doutais de la qualité de ces titres suscitant l’enthousiasme, c’est simplement que je n’en avais pas la curiosité et/ou le temps (avec la littérature japonaise qui a pas mal phagocyté ce blog). Alors, tout ce qui a agité le landernau m’est passé sous le nez, j’ai fait l’impasse sur les bouquins primés, etc. Et j’ai envie d’y remédier, maintenant – ou en tout cas de revenir un peu plus à l’actualité, car cela ne va pas forcément être rétroactif.

 

Mais parfois, si – et c’est bien le cas pour Le Problème à trois corps, roman dû à l’auteur chinois Liu Cixin, inaugurant une trilogie (les deux volumes suivants, La Forêt sombre et La Mort immortelle, ont depuis été traduits chez Actes Sud dans la collection « Exofictions »). Initialement paru en Chine en 2006, ce roman avait été traduit en anglais par l’excellent Ken Liu (aucun lien), et récompensé par le prix Hugo 2015 du meilleur roman – une première. Ce qui a incité, je suppose, Actes Sud à traduire le roman (directement du mandarin, pas en passant par l’anglais, et merci pour ça aussi), et il rencontré pas mal d’écho de par chez nous également. J’avais envie de le lire depuis longtemps, mais n’ai vraiment trouvé l’occasion de m’y mettre que tout récemment.

 

Ici, même si j’évoque ce livre bien après la bataille, il me faut au cas où renouveler un avertissement constant dans les chroniques des blogocamarades : ne lisez pas la quatrième de couverture. Elle raconte absolument tout le bouquin, et c’est d’autant plus fâcheux que le caractère longtemps mystérieux des événements décrits est pour beaucoup dans la réussite du roman. Ce qui, notez bien, ne facilite pas exactement la tâche du chroniqueur non plus, le risque d’en dire trop de toute façon n’est pas négligeable… Mais on fera difficilement pire que l’éditeur, pour le coup.

 

Le roman s’ouvre sur des scènes fortes et terribles : nous sommes en 1967, et la Chine subit de plein fouet la folie absurde de la Révolution Culturelle – un épisode historique dont je ne connais certes pas les détails, mais qui m’a toujours inspiré une sorte de terreur morbide, où la fascination horrifiée le dispute à la répugnance la plus viscérale. Les jeunes gardes rouges, quand ils ne s’entretuent pas pour quelque obscure entorse supposée à la doxa maoïste, s’en prennent aux intellectuels, considérés comme étant par essence réactionnaires – si le Big Bang, ou Darwin, ou que sais-je, ne vont pas dans le sens de l’idéologie révolutionnaire telles qu'ils la lisent à la manière de la parole divine, c’est donc qu’ils sont des mensonges impérialistes et réactionnaires, propagés par les capitalistes oppresseurs…

 

Ye Zhetai est un astrophysicien, et donc coupable. Et sa confession publique (guère productive) dégénère forcément en lynchage. Sa fille, Ye Wenjie, n’oubliera jamais cette scène horrible. Elle n’est pas épargnée : forcément teintée de réaction elle aussi, elle est envoyée au plus profond de la Chine rurale pour y être rééduquée. Là, les ardents militants comme les éléments réactionnaires à réformer accomplissent un labeur incessant et parfaitement absurde, destructeur enfin – ceci alors même que la jeune fille est sensibilisée à la cause écologiste par un très mesquin personnage. Mais Wenjie a hérité de son père de solides compétences en astrophysique – le Parti n’étant pas aussi fanatique que les gardes rouges, il décide finalement de l’affecter à vie à un projet scientifique top secret, du nom de Côte Rouge, à l’ombre d’une immense antenne…

 

Puis nous passons au XXIe siècle (mais on reviendra régulièrement à Ye Wenjie et à Côte Rouge au travers de flashbacks parfois imposants). La Chine a bien changé. Wang Miao a mis ses connaissances scientifiques au service de l’industrie, et travaille sur des nanomatériaux révolutionnaires… Non, ce n’est pas le mot – en tout cas, ils devraient susciter de juteux profits. Eh... Tout irait pour le mieux, n’était cette étrange épidémie de suicides qui semble affecter la communauté scientifique, et qu’une enquête policière révèle à Wang.

 

D’une manière ou d’une autre, les victimes, dont certaines étaient connues de notre héros, semblent avoir partagé un bien étrange lien : toutes, elles s’étaient intéressées à un mystérieux jeu vidéo en réalité virtuelle, appelé Le Problème à trois corps. Cette expression renvoie à un fameux problème mathématico-physico-astronomique que je serais bien en peine de vous présenter – mais le jeu l’expose sous un angle très inattendu, en développant un univers dont le cycle solaire est fondamentalement instable, au point d’anéantir ponctuellement les civilisations qui parviennent à s’y développer durant les « bonnes périodes ». Les joueurs y font la rencontre de fameux penseurs et scientifiques mythiques ou historiques, chinois comme occidentaux (Aristote, Galilée, etc.), qui élaborent des théories très diverses visant à expliquer ces curieux phénomènes et, sinon à y mettre un terme, du moins à développer des capacités de prédiction suffisantes pour que les civilisations à leur apogée ne soient pas ravagées par les ères « chaotiques » futures. Mais la tâche est rude – Wang Miao comme les autres joueurs sont invités à faire des propositions de modèles, mais les résultats s’avèrent souvent décevants… La question demeure : n’est-ce qu’un jeu ? Probablement pas… et c’est là qu’il faut que je me taise, sous peine de trop en dire (et j’espère ne pas en avoir déjà trop dit).

 

Le Problème à trois corps associe au fond deux genres bien distincts : la science-fiction dans son versant le plus hard science, et le thriller passablement conspirationniste. Ce n’est probablement pas le premier roman à tenter cette approche – mais c’est peut-être bien le premier, à ma connaissance en tout cas, à trouver l’équilibre pertinent pour que les deux dimensions aient leur intérêt propre tout en s’accommodant très bien entre elles, sans s’entredévorer, mais en se complétant harmonieusement. Même si la balance n’est certes pas toujours aisée : vers le milieu du roman, quand intervient la (première ?) Grande Révélation, l’auteur funambule joue un jeu dangereux, et le récit m’a paru à deux doigts de s’effondrer dans le ridicule le plus complet… Et pourtant non. S’il y a bien un chapitre trop grotesque à mon goût pour emporter pleinement l’adhésion, Liu redresse rapidement la barre, et parvient à ranimer l’intérêt du lecteur pour cette trame extrêmement complexe et aux implications insoupçonnées – jusqu’à atteindre un finale grandiose, où le sense of wonder règne en maître absolu, comme dans les meilleurs exemples de hard science (disons par exemple un Stephen Baxter en forme). Mais, on s’en doute, au regard de tout ce qui précède, la profondeur du roman ne réside pas seulement dans ses développements hard science, et il pose en même temps des questions éthiques voire métaphysiques pas moins rudes et fascinantes.

 

Et puis… Bon, j’ai déjà eu maintes occasions de le dire : je ne raffole généralement pas des thrillers (littéraires…), essentiellement parce que je les trouve bien trop souvent bien trop mécaniques, fond et forme. Mais Liu Cixin s’en tire bien, à cet égard, et son roman, dont la trame complexe a quelque chose d’un peu feuilletonesque, est tout à fait palpitant. Il est sans doute intéressant, d’ailleurs, de relever combien l’auteur use dans les hypothèses philosophico-scientifiques du jeu du Problème à trois corps des mêmes « tricks » que dans les passages de son roman davantage tournés vers l’investigation policière : l’ensemble est très prenant, et les ressorts spéculatifs en même temps que narratifs ne sont au fond pas si éloignés.

 

À cet égard, Liu Cixin fait l’effet d’un bon écrivain : il a des choses intéressantes à raconter, et les raconte de manière intéressante. Pour autant, on ne se fera pas d’illusions quant à ses capacités stylistiques, pour autant du moins que l’on puisse en juger au travers du prisme de la traduction française. Là n’est de toute façon pas le propos. C’est prenant, c’est fluide, on n’en demandera pas forcément davantage.

 

Il est plus ennuyeux, sans doute, que ses personnages manquent autant de caractère : Ye Wenjie est probablement celle qui s’en tire le mieux, mais Wang Miao est pour le moins fade – son compère policier Shi Qiang a sans doute davantage de couleur, mais il n’est pas très crédible… Une chose à leur propos, toutefois, qui participe peut-être de l’intérêt du roman, même si, de la part de votre serviteur, c’est un aveu empreint d’une vague gêne : tous ces personnages ont bien, dans leurs manières, quelque chose de « non occidental ». Il me paraît difficile d’en dire davantage, ou de citer des exemples précis, mais, oui, si l’exotisme n’est pas forcément supposé constituer en tant que tel une qualité intrinsèque au roman, de toute évidence, demeure le fait que nos héros ne se comportent parfois pas exactement comme le feraient leurs contreparties notamment anglo-saxonnes, dans un imaginaire science-fictif où ces dernières dominent de manière écrasante.

 

J’ai lu Le Problème à trois corps bien après la bataille, mais j’y ai pris beaucoup de plaisir, donc. C’est un roman palpitant, inventif, d’une grande richesse et d’un propos fort. Il méritait bien qu’on en parle autant, et sans doute méritait-il aussi son Hugo. Ai-je pour autant envie de lire les suites ? Eh bien, probablement… mais sans en faire une priorité absolue non plus ; à tort ou à raison, j’ai envie de laisser filer un peu de temps avant de m’y remettre. Quoi qu’il en soit, merci à Actes Sud, et au traducteur Gwennaël Gaffric, pour cette traduction : je suis très preneur de cette science-fiction… venue d’ailleurs.

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Le Dessin au sable, de Nosaka Akiyuki

Publié le par Nébal

 

NOSAKA Akiyuki, Le Dessin au sable et l’apparition vengeresse qui mit fin au sortilège, [Sunae shibari gonichi no kaidan 砂絵呪縛後日怪談], traduit du japonais par Jacques Lalloz, avant-propos de Jacques Lalloz, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche, [1971, 2003] 2013, 132 p.

 

Nosaka Akiyuki a eu une vie compliquée, et une carrière littéraire chaotique. Si certaines obsessions demeurent sans doute d’un bout à l’autre ou presque, et ce Dessin au sable en témoignera, le ton, le propos, peuvent différer profondément. Le Dessin au sable n’est pas pour autant une anomalie dans cette œuvre : à vrai dire, il m’a beaucoup fait repenser à La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés, que j’avais adorée. Mais qui ne connaîtrait Nosaka Akiyuki que pour La Tombe des lucioles (sans même parler du hélas médiocre Nosaka aime les chats, dans un tout autre registre) pourrait bien être surpris par ce petit livre ; et si l’obscénité y règne comme dans Les Pornographes, une obscénité tellement extrême qu’elle suscite un rire nerveux, le ton me paraît assez différent – mais ça se discute.

 

Pour ce que j’en ai compris, Le Dessin au sable et l’apparition vengeresse qui mit fin au sortilège, pour donner le titre complet, n’a pas été publié au Japon sous forme de livre indépendant, mais en tant que récit figurant dans un recueil de nouvelles – c’est une longue nouvelle, certes. Je ne saurais dire du coup comment elle s’insère dans le recueil, sinon dans la bibliographie de l’auteur.

 

Mais, à vue de nez, c’est un texte assez singulier de manière générale : déjà parce que c'est un récit historique, situé durant l’époque d’Edo, et dépeignant un monde passablement sordide, où la misère la plus crasse et la prostitution jouxtent la bourgeoisie en plein essor et très portée à faire étalage de sa vulgarité caractéristique – un univers en fait qui m’a pas mal fait penser à celui des récits de Saikaku, et je suppose que cela n’est pas un hasard (les deux auteurs exposent, mais ne jugent pas forcément, par ailleurs).

 

En même temps, Le Dessin au sable est un récit fantastique, et en cela il fait davantage penser à des récits un tout petit peu plus tardifs, même si datant toujours de l’époque d’Edo, ces histoires de fantômes qui étaient en vogue durant notre XVIIIe siècle, et dont les Contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari sont probablement le plus fameux exemple – la matière dans laquelle piocherait ultérieurement Lafcadio Hearn pour son Kwaidan. Ceci dit, l'approche graveleuse de Nosaka évoque les plus populaires de ces récits, dont la tradition remonte peut-être à la partie profane des Histoires qui sont maintenant du passé ? D'où une parenté plus moderne avec certains contes d'Akutagawa Ryûnosuke, si ça se trouve...

 

Ces deux aspects se mêlent pour justifier un style assez alambiqué, aux longues périodes, plutôt baroque à vrai dire, même si mêlé de savoureux dialogues louchant plus qu’un peu sur l’argot le plus gouailleur. Ce dernier point mis à part, on est aux antipodes des Pornographes, mettons – mais peut-être pas tant que cela de La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés.

 

Tout commence par une histoire d’amour triste des plus classiques : la charmante Koto était amoureuse d’un beau jeune homme du nom de Yoshinosuke, qui désirait devenir peintre, mais tout conspirait contre leur union – les amants ont été séparés, non toutefois sans avoir eu l’occasion de concevoir une fille du nom de Tomi, qui n’a du coup jamais connu son père, lequel n’était probablement même pas au courant de son existence. Koto a dû se résoudre à une carrière de courtisane, qui l’a amenée à rencontrer bien des hommes, la plupart plus répugnants les uns que les autres. Mais, l’âge passant, Koto, qui n’a jamais oublié, et qui regrette que Tomi n’ait jamais connu son père, décide de partir sur le Tôkaidô avec elle pour retrouver l’amant perdu.

 

Las, Koto affaiblie meurt en chemin – non sans avoir confié à sa fille un bien étrange talisman, un dessin que nous qualifierons… d’intime. L’ex-courtisane assure Tomi que cette œuvre d’art d’un goût très particulier lui permettra de retrouver son père.

 

Mais voici la jeune Tomi seule dans un monde hostile. L’adolescente naïve ne sait rien de la cruauté des hommes et des femmes, elle est une Justine japonaise, en somme, et en paiera le prix comme sa contrepartie française. Trop confiante, elle atterrit entre les mains cruelles d’un certain Senkichi-des-lavoirs-aux-morts, qui gagne sa vie, notoirement, en profanant des sépultures, et d’une certaine O-Roku, faiseuse d’anges (qui était censée avoir « fait passer » Tomi des années plus tôt, et avait visiblement raté son coup – une coïncidence parmi tant d’autres dans ce récit qui en est forcément riche), prostituée et proxénète aussi, vaguement chamane et/ou apothicaire, escroc dans tous les cas. Deux compères pas exactement étouffés par la morale, et qui comptent bien tirer de l’argent, beaucoup d’argent, du véritable don du ciel qu’est cette sotte beauté.

 

L’affaire dérape, on s’en doute. Je n’ai pas envie de trop en dire ici, pour le principe, mais sachez du moins que le plan d’O-Roku pour faire fortune est probablement bien plus sordide et grotesque que vous ne l’imaginez…

 

Tant de méfaits, toutefois, appellent une cinglante et irrépressible vengeance : tandis que le dessin rapproche Tomi de son père (d’une certaine manière…), l’apparition du sous-titre fait un sort aux coupables, tous les coupables, les châtiant par où ils pèchent – ce qui laisse un certain nombre d’options, si la quéquette et le porte-monnaie sont assurément des cibles prioritaires.

 

Le sexe et la mort. Nosaka n’est certes pas le premier ni le dernier écrivain à être obsédé par les rapports entre les deux, mais c’est visiblement un thème important pour lui : La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés en témoignait particulièrement, mais c’est encore plus vrai du Dessin au sable, d’autant que la coloration fantastique du récit lui permet de mettre au premier plan ce duo, de la manière la plus frontale et premier degré qui soit.

 

Il en résulte un conte baignant en permanence dans l’obscénité la plus sordide, parfaitement outrancière, et tant d’excès suscitent donc comme un rire plus ou moins nerveux chez le lecteur, et à vrai dire un peu gras aussi à l’occasion – et si on se pince parfois le nez en détournant les yeux, c’est avec un certain ravissement plus qu’un peu pervers.

 

Nosaka prise l’obscénité – comme Imamura Shôhei, qui l’a adapté au cinéma avec Le Pornographe (introduction à l’anthropologie). Tous deux, par ailleurs, et dans la lignée de Saikaku peut-être, apprécient ce monde interlope et miséreux, notamment celui qui se situe à la frange de la classe marchande urbaine. Cela contribue, pour partie, à rendre la dimension morale du texte un peu ambiguë : sans doute, le caractère fantastique du récit, qui est donc en définitive celui d’une apparition vengeresse, implique un dénouement « moral » au sens où les coupables sont châtiés. Pour autant, l’auteur se délecte à mettre en scène la vilenie de ses personnages, très humains dans leur abomination, et le lecteur, idéalement, s’en délecte aussi – et si l’apparition peut se permettre de « juger », au fond l’auteur ne le fait pas vraiment, ou pas plus que ça… Il a visiblement une certaine sympathie pour Senkichi – et peut-être même pour la Merteuil du caniveau qu’est O-Roku, encore qu'avec bien plus de réserves. Les bourgeois qui profitent de leurs services, c’est peut-être une autre histoire… Maintenant, cette sympathie pour l’ordure et le crime, qui est bien plus flagrante que la compassion chargée de pathos pour la pauvre Tomi j’imagine, rapproche Nosaka d’un Sade ; mais, d’une certaine manière, et peut-être plus pertinente, la « morale » du Dessin au sable, c’est un peu, et assez logiquement au fond, celle du rape and revenge au cinéma : oui, elle est passablement ambiguë, voire nauséeuse, car la satisfaction des bas instincts les plus coupables prime sans doute sur le châtiment un tantinet hypocrite des méfaits.

 

Le style a sa part dans l’effet produit par le récit : le contexte historique incite donc Nosaka à broder sur la manière du temps, et il en résulte une forme bien plus contournée et baroque que d’usage. C’est assez savoureux, pour le coup – et de même, on l’a dit, pour ces répliques grasses et vulgaires qui caractérisent tous les échanges de Senkichi et O-Roku, et quelques autres, représentants typiques du bas peuple, le plus authentique qui soit, tandis que les bons bourgeois, à peine extraits de la fange, en présentent parfois encore les symptômes dans leur conversation. Je suppose que la traduction de Jacques Lalloz est plutôt bonne, si j’ai l’impression qu’il en fait parfois un peu trop, au risque notamment de susciter la confusion du lecteur en abusant des longues périodes. Mais, oui, c’est assez savoureux.

 

Le Dessin au sable, pour peu que l’on ne soit pas rétif à son approche particulièrement sordide du récit historico-fantastique, est un bon livre. Toutefois, pour ce que j’en ai lu, je ne le placerais certainement pas au sommet de la bibliographie de Nosaka : Le Dessin au sable n’émeut pas comme La Tombe des lucioles, à l’évidence, et ça n’était pas le moins du monde le propos, il n’est pas aussi vigoureusement hilarant que Les Pornographes, il ne produit pas la même fascination baroque que La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés – en revanche, il est incomparablement plus convaincant que le très dispensable Nosaka aime les chats (mais ça n’était pas placer la barre bien haut).

 

Pas une lecture incontournable, donc, mais ceux qui apprécient Nosaka, et ils ont bien raison de le faire, pourront y jeter un œil pour découvrir, au milieu des réminiscences thématiques, une approche formelle éventuellement surprenante chez cet auteur.

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