JOUANNE (Emmanuel), Ici-bas, [Paris], Denoël, coll. Présence du futur, 1984, 250 p.
Je ne connais décidément rien à la science-fiction made in France. Triste constat, mais je suis bien incapable de citer 20 ouvrages de SF français qui m’aient vraiment botté, au point de figurer dans une « bibliothèque idéale ». Ca peut pas durer, j’ai du retard à rattraper. Du coup, l’autre jour, flânant entre les étals des bouquinistes sur la place du Capitole, je me suis dit, tant qu’à faire… Et c’est ainsi que j’ai fait l’acquisition de ce roman d’Emmanuel Jouanne, pas réédité à ma connaissance. Un peu au pif. Mais la quatrième de couv’ me paraissait alléchante, et la couverture, si elle n’est certes pas bien belle, évoque néanmoins des masques. Et moi, les histoires de masques, ça m’a toujours fait de l’effet… Allez hop (au passage, j'ai appris depuis que ce roman avait été récompensé par le prix Rosny Aîné).
Jouanne, j’en avais déjà entendu parler, à travers un dossier qui lui avait été consacré dans un numéro de Bifrost. Il y avait une nouvelle de lui, qui ne m’a pas marqué plus que ça, et une longue interview, à la tonalité un peu agaçante des fois. Bon, j’en avais au moins retenu ceci : Jouanne était un des fondateurs du groupe Limite (avec des gens comme Francis Berthelot ou Jacques Barbéri), désireux de renforcer l’importance accordée au style dans la SF française, de produire une SF « plus littéraire » en abolissant les frontières entre genre et « littérature générale », ce qui n’a pas manqué de susciter une certaine animosité chez quelques confrères. Cette ambition m’a toujours paru louable, même si : a) il y a le risque d’en arriver à une bouillie pédante et sans âme ; b) la SF n’a en soi rien de dégradant (non mais). Mais pourquoi pas, après tout ?
Ecran noir. Puis : Avon Deschamps, une trentaine d’années, antiquaire, résidant et travaillant à MicroParis, dans quelques siècles. Le narrateur. Il est marié, avec Tom. Car Avon est un Mister, mâle dominant, et Tom un Monsieur, dominé, dans un monde où il n’y a pas de femmes : les femmes, comme chacun le sait, sont un mythe, une fiction littéraire, un véhicule symbolique, le fruit de l’imagination collective. Le couple d’Avon et de Tom est ainsi tout ce qu’il y a de plus normal. Et comme tout couple, il connaît ses crises : Avon en a « un peu marre » ; Tom aussi, sans doute, qui, échappant de la vaisselle, court s’écrouler sur le lit conjugal pour y sangloter, attendant un réconfort qui ne viendra pas. Normal, quoi.
On sonne à la porte. Un homme un peu nerveux annonce à Avon qu’il a gagné un concours. Avon, pourtant, ne joue pas… Ah oui, mais c’est un concours « discret », voyez-vous, et le fait est que vous avez gagné. L’homme s’en va, laisse un imprimé à Avon : celui-ci doit retirer son cadeau – non précisé – aujourd’hui dernier délai. Bon… Et Avon de sortir, intrigué : il défait sa chemise, retire ses poignées en plastique de son torse – normal, il faut bien, pour les transports en commun – et se rend dans un magasin où il n’a jamais mis les pieds. L’accueil est misérable, l’ambiance oppressante. Puis Avon est conduit dans une salle poussiéreuse, où l’attend un sinistre individu de 2 m de haut : il dit s’appeler Sam, et c’est un Comédien – un de ces types masqués, à qui on ne peut pas faire confiance. Et le cadeau ? Dans le coffre, à côté.
Une femme. La dernière femme, congelée, qui sort lentement de son hibernation. Elle appartient à Avon – on lui avait plus ou moins fait comprendre que son cadeau pourrait être embarrassant… Elle dit s’appeler Lilas ; mais elle ment, sans doute : Lilas, c’est une fleur, pas un nom ! Il faudra pourtant faire avec. Et commence alors un étrange périple souterrain pour le Mister, le Comédien et la femme anachronique. Ah, et le gnome « prévisionniste » qui se cache dans les robes de Sam, aussi. Pas question de revenir à la surface et de déambuler nonchalamment entre les immeubles figuratifs, en forme de téléphone ou de voiture : les femmes, dans ce monde-là, n’existent pas ; et il semblerait même que, les dernières, on les ait mangées… Mais est-ce vrai ? Après tout, ses parents ne cessaient de menacer le petit Avon de le manger s’il n’obéissait pas, ou s’il ne trouvait pas acquéreur à l’âge de 10 ans ; mais ça, c’était une blague, non ?
Etrange, isn’t it ? Un peu, mon n’veu. Sacrément perturbant même. Et fascinant aussi. Les premières pages de ce roman sont incontestablement brillantes et fortes ; il s’en dégage très vite une atmosphère très noire, absurde, oppressante et claustrophobe, cauchemardesque en un mot. La bizarrerie omniprésente suscite bien vite le malaise, et, rapidement, on ne peut s’empêcher de dresser un parallèle entre cet Avon Deschamps, à la fois maladroit et arrogant, petit bourgeois mal dans sa peau sur lequel tend à se refermer un vaste piège flou, incompréhensible et terrifiant, et un certain Joseph K. aux prises avec la Justice inaccessible du grenier du Palais. Le lien ne saurait faire de doute, et est dans un sens revendiqué (le magasin d’Avon se cache derrière la reproduction – eh eh… – d’une scène tirée d’une adaptation cinématographique du Procès). Jouanne n’est pas Kafka, mais son roman n’en est pas moins remarquablement pertinent et déstabilisant. Belle performance d’écriture : le lecteur est promené, hagard, tout comme le narrateur, dans le dédale en cendres des catacombes de MicroParis, d’une interprétation à l’autre, d’une histoire à l’autre – les protagonistes agrémentant les pauses de leur voyage de nombreux récits – dans un monde étrange et étouffant où l’on ne sait qui ou quoi croire, ni même si cela a une quelconque importance.
Le mensonge est en effet au cœur du roman. Tout, ici, est mensonge, dissimulation, fiction, façade, masque, factice, artifice. Les hommes se mentent, les parents mentent, les visages mentent (qu’ils soient dissimulés derrière un masque de Comédien ou le maquillage indispensable aux relations sociales), les bâtiments mentent, les documents mentent, les institutions mentent, l’histoire ment. Jusqu’au corps des individus, qui est factice : pas d’os à l’intérieur, que du plastique (ce qui est pratique pour les poignées, mais vise surtout à ne pas fondre ; tous les hommes à la colonne vertébrale naturelle ont fondu, c’est bien connu). Jusqu’aux rêves qui seraient fabriqués, par la caste souterraine des Dormeurs. Mensonge, tout le temps et partout : l’antiquaire Avon ment sur ses compétences, et vend un électrophone en le prétendant vieux de 1730 ; le métier de Lilas, à l’en croire, était de poser des bombes au service du Gouvernement, bombes qui n’étaient pourtant pas censées exploser (enfin, c’est ce qu’elle dit… Elle pose bien une bombe, dans la maison abstraite, mais ce n’est qu’une feuille de papier avec inscrit « ceci est une bombe ») ; quant à Sam, si c’est bien son nom, c’est de par sa formation un maître es mensonges… Tous peuvent bien prétendre ce qu’ils veulent : ce sont peut-être des Margis, par exemple, ces terroristes souterrains qui surgissent à l’occasion de maisons mobiles ; mais doit-on accorder le moindre crédit à un homme se présentant de lui-même comme un Margi ?
« Je suis un menteur. » Le paradoxe est connu. Certains le font remonter aux jeux sur le langage des sophistes de l’Antiquité ; Barbara Cassin, notamment, semble faire le lien entre ce type de paradoxes et la seconde sophistique, celle qui, dit-on, aurait inventé le roman… Mise en abyme, ce qui est approprié pour une aventure souterraine. Ici-bas est ainsi un roman palpitant (malgré quelques longueurs vers le milieu), fascinant, troublant, pertinent, et le plus souvent remarquablement bien écrit. Mais libre à vous de me croire. Ou pas.
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