Titre original : Macbeth.
Réalisateur : Orson Welles.
Année : 1948.
Pays : USA.
Genre : Drame / « Historique » / « Fantastique ».
Durée : 1h54.
Acteurs principaux : Orson Welles, Jeanette Nolan, Dan O’Herlihy, Roddy McDowall, Edgar Barrier…
Périlleux exercice que celui de l’adaptation shakespearienne. Il est certains travers que l’on peut craindre, celui du théâtre filmé, notamment, ne tirant en rien parti des atouts propres au cinéma. Et l’accueil de la critique et du public peut se faire acerbe, que ce soit en raison d’une trop grande servilité à l’égard de l’œuvre du poète, ou d’une trop grande liberté dans l’adaptation, ulcérant conservateurs et autres esprits chagrins. Quand c’est un génie de la stature d’Orson Welles qui s’y attelle, on est cependant en droit d’attendre un chef-d’œuvre. Aujourd’hui, on accorde volontiers ce titre à ses sublimes adaptations de Macbeth, d’Othello et de Falstaff. Pourtant, à sa sortie en salles en 1948, cette première tentative fut huée par le public anglo-saxon, et démolie par la presse… Et l’on imposa à Welles diverses coupures, et un remaniement complet de la bande-son : on n’avait pas apprécié l’accent écossais des personnages ! On croit rêver, aujourd’hui, à relire ces critiques infondées. Et l’on peut bien accorder à Orson Welles que son Macbeth est une pure merveille, à la fois respectueuse et audacieuse, inventive et juste.
L’histoire est connue – celle de la pièce, j’entends, l’histoire authentique ayant été passablement violée par Shakespeare, et pour le mieux. Posons cependant le cadre, en quelques mots. Nous sommes au XIe siècle, en Ecosse. Macbeth, noble guerrier, revient d’une bataille décisive, accompagné de son ami Banquo. En chemin, les deux hommes croisent trois sorcières, qui leur déclament une intrigante prophétie : à les en croire, Macbeth deviendra d’abord le seigneur d’une nouvelle terre, puis roi ; quant à Banquo, s’il ne deviendra pas roi lui-même, c’est cependant le sort promis à ses descendants. Or on annonce bientôt à Macbeth que le roi Duncan, en guise de récompense, lui accorde le fief promis par les sorcières ; dès lors, le chevalier ne peut s’empêcher de songer à ce destin glorieux que les trois vieilles femmes lui ont prédit… Il en fait part à sa femme, et la cruelle et ambitieuse Lady Macbeth de pousser son mari au meurtre de Duncan pour prendre sa place et accomplir la prophétie. Mais bientôt, remords et craintes torturent les royaux époux : les sorcières lui avaient bien dit que sa couronne serait stérile… Ne lui faut-il pas redouter Banquo et son fils ? Et Macduff, qui a quitté l’Ecosse pour l’Angleterre ? La folie s’empare de Macbeth et de sa femme : « le sang appelle le sang », et il est trop tard pour reculer…
Macbeth est probablement une des plus sombres œuvres de Shakespeare, noyée de sang, de mort et de déraison. Son atmosphère si particulière est délicate à saisir ; mais Welles y est parvenu à merveille, en faisant le pari de l’audace et de l’inventivité. Il lui fallait, notamment, faire avec les moyens du bord : la maison de production, Republic Pictures, était spécialisée dans les séries B à petit budget. Et Macbeth fut bien tourné comme une série B à petit budget… Ce qui ne saurait en rien être insultant : le résultat est magnifique.
Welles a donc décidé de se distancier au possible de toute forme de réalisme : son Macbeth aura une atmosphère plus « fantastique » que ce à quoi on était habitué, plus surréaliste, et plus expressionniste. Le factice, ici, s’affiche et se revendique comme tel. La toile peinte de l’arrière-plan n’a aucune prétention à la crédibilité, on en voit à l’occasion les plis, on la voit bouger, notamment quand, lors d’un éclair artificiel, on y voit se projeter l’ombre improbable d’un arbre noueux, dans un étrange jeu d’ombres chinoises. Des projecteurs accompagnent les personnages dans la nuit, la brume et le vent se lèvent instantanément, la nature est bannie du plateau. Il en va de même pour le son : à son habitude, Welles tourna en muet, et rajouta ensuite les voix des acteurs – sublime morceau de théâtre radiophonique, rien d’étonnant à vrai dire de la part de la troupe du Mercury Theatre ; on comprend d’autant moins les critiques de 1948… Mais il est d’autres jeux sonores, ainsi, par exemple, quand Macbeth se remémore les paroles de Banquo, et qu’un écho répète sans cesse ses derniers mots : on entend très distinctement le son d’un disque rayé… Quant au décor principal, le château de Macbeth, c’est une somptueuse et invraisemblable aberration monolithe, à la roche à peine taillée, à l’architecture insane, aux abîmes vertigineux et aux pointes acérées, aussi irréel et absurde que la couronne en carton que ceint Macbeth, bien trop large pour son front de roi sans sujets…
Non, Welles n’a pas succombé à la facilité ; à l’instar d’un Hitchcock, il s’est refusé à « filmer des gens qui parlent ». En cinéaste de génie, il a su utiliser tous les atouts de son art, pour un résultat unique et fascinant d’audace. L’irréalité, ici, n’est pas une vaine tentative de théâtre avant-gardiste, pédante et stérile ; elle sert l’atmosphère d’un film. Et tout est mis en jeu pour aboutir à une sorte d’art total. Le cadrage, ainsi, est d’une beauté effarante : Welles se place ici clairement dans une lignée expressionniste, empruntant à Murnau comme au Cabinet du docteur Caligari ; ce ne sont qu’angles tortueux, ombres envahissantes, stylisation à outrance, baroque et surréaliste : la folie des Macbeth imprègne la toile. Mais le montage n’est pas en reste : les longs plans-séquences qui s’insinuent à l’occasion ne tombent pas dans le piège du théâtre filmé ; lors des tirades, la caméra ne reste pas en place, elle bouge, opportunément, d’une icône à l’autre, avec une harmonie, une fluidité, une grâce et un à-propos qu’on ne retrouve que chez les plus grands (on peut penser, notamment, à peu près à la même époque, à certains plans magnifiques d’Hitchcock, dans La Corde bien sûr, mais plus encore dans Les amants du Capricorne – le fameux monologue d’Ingrid Bergman ; mais, après tout, nous parlons bien ici d’Orson Welles, lequel réalisera dix ans plus tard La soif du mal…). Mais ces plans, pour réussis qu’ils soient, restent finalement assez exceptionnels : le montage marque surtout par son dynamisme virtuose, empruntant à Eisenstein ; l’enchaînement rapide des plans traduit à merveille la confusion régnant dans l’esprit de Macbeth, la violence des batailles, le sordide des exécutions. Et il est encore bien d’autres jeux typiquement cinématographiques, ainsi dans l’utilisation du flou – lors d’une remarquable tirade de Macbeth –, ou encore des ralentis – la « forêt » –, voire d’étranges expérimentations totales, pour la plupart des scènes impliquant les trois sorcières à la face indistincte, manipulant leurs sinistres ingrédients dans une étrange et perturbante composition filmique.
C’est déjà beaucoup. Et l’interprétation n’est pas en reste. Welles n’est pas qu’un réalisateur génial : il est aussi un remarquable acteur, au charisme époustouflant. Il est parfait dans le rôle titre, incarnant à merveille la psychose de l’usurpateur, le visage tremblant, les yeux cerclés de noir écarquillés devant les horreurs hallucinées qu’il ne cesse de contempler, ainsi le spectre de Banquo, et celui de Duncan. Il touche, parfois ; il fait peur, surtout, ainsi lors d’une scène anthologique, où Macbeth, ciblé par un rai de lumière perdu dans les ténèbres, réclame une nouvelle prophétie des sorcières invisibles : le regard que Welles adresse enfin à la caméra, autant dire au spectateur, est porteur d’une folie lugubre et terrifiante qui ne peut laisser indifférent. Jeanette Nolan, quant à elle, compose une remarquable Lady Macbeth, assez différente de son interprétation habituelle : on en a fait généralement un personnage satanique, cruel et ambitieux, le mal à l’état pur, et c’est bien dans ce registre que l’actrice débute, lors des toutes premières apparitions de la sinistre harpie. Mais elle est bientôt plus subtile : une femme aimante et apeurée, dont la cruauté première dissimule mal une authentique fragilité, qui éclate enfin au grand jour, dans le désespoir de cette reine harcelée par une horde d'esprits vengeurs, déambulant à demi endormie sur le chemin de ronde, les mains tachées de sang. Face à ces âmes en peine, dévorées par l’ambition, et finalement jouets de forces qui les dépassent, Dan O’Herlihy, en Macduff, incarne la droiture et la dignité du chevalier très-chrétien, avec un charisme certain. Au final, lors de l’épique duel entre Macduff et Macbeth, on assiste ainsi à l’affrontement époustouflant de Dieu et du Diable, de la droiture et de la perfidie, de la justesse et de l’ambition, du courage et de la peur.
Non, décidément, ce Macbeth ne méritait pas la haine des spectateurs de 1948. Et on peut très légitimement aujourd’hui lui réserver le titre d’authentique chef-d’œuvre du septième art ; un de plus, pour le divin Orson Welles.
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