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"L'Homme nu", de Dan Simmons

Publié le par Nébal

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SIMMONS (Dan), L’Homme nu, traduit de l’américain par Monique Lebailly, Paris, Albin Michel – LGF, coll. Le livre de poche, [1992, 1994, 1996] 2007, 316 p.
 
Dan Simmons est un auteur qui m’inspire un respect énorme, ne serait-ce que pour ses deux grands chefs-d’œuvre, Hypérion et L’échiquier du mal : d’énormes pavés de science-fiction (et éventuellement de fantastique pour le second, je ne vais pas rentrer dans les querelles de frontières) superbement écrits, très érudits, riches, profonds et en même temps fascinants, parfois terrifiants, parfois touchants et en tout cas remarquablement divertissants, voire jubilatoires, dans leur usage, à l’occasion, des pires clichés des séries B et des « romans de gare », manière de dire aux intégristes de la « littérature blanche » : « Ouais, je fais du genre, et j’vous emmerde ! » (‘fin, c’est comme ça que je le vois, en tout cas, mais j’abuse peut-être un peu…). Simmons est à même de mettre Keats et Stephen King dans le même panier, et d’en tirer le meilleur. Chapeau, Monsieur, vous êtes vraiment très très fort, quand vous le voulez bien.
 
Le problème étant qu’il ne l’est pas toujours autant : Les chiens de l’hiver, par exemple, m’avait un peu déçu… L’Homme nu, par contre, m’a comblé au-delà de toute attente : c’est une petite merveille, qui mérite qu’on en parle bien davantage (j’avoue avoir été assez interloqué par le peu d’écho rencontré par ce roman sur les forums SF…). Un roman difficile à classer, ceci dit ; en dépit de la couverture très noire, le voici publié en poche dans une collection « générale », et l’on y retrouve au final l’éventuel problème de définition suscité par L’échiquier du mal : fantastique ou science-fiction ? Un peu des deux en fait (même si, contraint de choisir, je dirais plutôt SF). Mais jugez-en vous-mêmes.
 
Jeremy Bremen est un mathématicien talentueux. Lui et son épouse Gail forment un couple heureux, mais guère banal, ceci dit. Ils sont en effet tous deux télépathes, liés en permanence, et à même de trouver dans cette union particulièrement profonde un rempart inviolable contre la « neuro-rumeur » formée des « pensées » environnantes – non pas seulement des « bruits », comme on le présente trop souvent dans les bouquins de SF dont Gail raffole et que Jeremy dénigre, mais un flot entier et irrépressible de sons, d’images, de sensations et d’autres choses encore, incommunicables, et qui font l’être à proprement parler.
 
Mais Gail meurt d’un cancer. Terrible épreuve pour Bremen, qui sombre dans la dépression et décide de tout plaquer, abandonnant son poste et son chat et mettant le feu à sa maison, avant de partir au hasard pour « se retrouver ». Pourtant ses malheurs ne font que commencer, et Bremen ne pourra trouver aucun refuge dans une solitude pour lui désormais inenvisageable : après toutes ces années, la disparition de Gail semble avoir affaibli les protections mentales de Bremen, et la « neuro-rumeur » devient subitement un insupportable déferlement de sensations contre lequel il ne peut plus rien faire. Agressé sans répit par les pensées les plus intimes de ceux qu’il croise, pensées souvent sordides, abjectes, agressives, désespérées, Bremen commence à perdre pied, à sombrer dans la folie et la misère la plus totale, s’enfonçant toujours plus profond dans les sombres cercles de l’Enfer : « Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate »…
 
Non, Bremen n’est pas seul, jamais. Et il se trouve à vrai dire quelqu’un – ou une étrange entité ? – pour se souvenir de lui, de Gail et de ses recherches en mathématiques, hautement abstraites ; se souvenir, dans un chaos total, nullement limité par la chronologie, de la mort de Gail, de la rencontre des deux époux, de leurs difficultés à concevoir un enfant – et peut-être de leurs secrets, malgré leur lien télépathique ? Se souvenir, surtout, de l’exaltation de Bremen à la lecture d’un article encore non publié du professeur Jacob Goldmann, dont les travaux pourraient permettre d’expliquer l’étrange faculté du couple Bremen, et au-delà chambouler totalement les conceptions traditionnelles de l’homme et du monde. Mais il est un autre souvenir que l’entité évoque à l’occasion : celui de ce pauvre enfant attardé mental, né sourd et aveugle… Et c’est ce commentateur récurent qui emploie la première personne, en n’étant véritablement aucun de ceux qui ont été cités, ou bien…
 
On l’aura compris : L’Homme nu est un roman étrange, déstabilisant et extrêmement noir. Bremen est un personnage remarquablement bien dépeint, sa souffrance est palpable, sa descente aux enfers est vécue de l’intérieur, partagée par le lecteur ; les quelques tableaux évoquant son heureux couple avec Gail sont d’autant plus touchants. Sur le plan de l’empathie, la réussite de Dan Simmons est donc totale, et contribue à renforcer la puissance à la fois angoissante et fascinante de la réflexion du roman sur l’autre, sur l’homme et sur le monde.
 
Je suis tout sauf un scientifique, et j’ai toujours été une quiche en maths ; je ne saurais donc certainement pas dire si les fort complexes délires mathématiques de Bremen et Goldmann sont véritablement convaincants sur le plan scientifique. Mais, à vrai dire, je m’en moque : les perspectives philosophiques qui s’en dégagent sont remarquablement troublantes, un peu à la manière de ce que l’on peut ressentir à la lecture des meilleurs écrits de Philip K. Dick, mais avec cette touche supplémentaire de « réalisme », en apparence tout du moins, qui contribue à donner des bases d’autant plus solides au sense of wonder qui s’exprime ici à plein. Dans les remerciements, Dan Simmons évoque notamment « le mathématicien Ian Stewart, pour avoir provoqué chez l’ignorant ès mathématiques que je suis une réaction passionnée » ; et il communique cet enthousiasme à merveille.
 
Mais ce ne sont pas là les seules références de ce très riche roman. Passons sur les références philosophiques pour ne pas en révéler trop (et je serais à vrai dire bien en peine d'aller au-delà de quelques lieux communs...). Mais il est d’autres références, davantage littéraires, qui ressortent très clairement (ainsi que me l’a fait remarquer, notamment, Jean-Daniel Brèque, quand j’ai brièvement évoqué ce roman sur le forum du Cafard cosmique) : ainsi, outre Robert Silverberg et son fameux L'oreille interne dont on rapproche souvent L'Homme nu, on trouve en exergue Dante (et nous avons déjà un peu vu en quoi, même s’il ne faut probablement pas s’arrêter à L’Enfer – c’est après tout ici Le Paradis qui est cité…) et T.S. Eliot, pour son poème Les Hommes creux (The Hollow Men, en anglais : précisons que le titre original du roman est The Hollow Man, et donc « L’homme creux », titre bien plus approprié que cet énigmatique « Homme nu » ; d’après Jean-Daniel Brèque, à nouveau, ce titre français aurait été imposé par l’éditeur – mais pour quelle raison ? ça me dépasse… – contre la volonté de la traductrice, Monique Lebailly, qui en aurait d’ailleurs légitimement conçu une certaine rancœur…), poème dont les vers, démembrés, introduisent les interventions du « commentateur ». Dans les remerciements, Simmons évoque de même Joseph Conrad, ce qui ne surprendra guère. Dans le corps de texte, on retrouve à nouveau Keats… mais aussi Stephen King (qui figure de même dans les remerciements, ainsi que son épouse, « pour leur marathon de lecture », et qualifie ce roman « d’authentique chef-d’œuvre » en quatrième de couv’, comme d’hab’, quoi… mais il a raison, le bougre !) ou encore Alfred Bester.
 
C’est que ce roman n’est pas seulement noir, triste, touchant, profond et riche (ce qui serait déjà pas mal, en même temps !). Il est aussi palpitant, avec même un certain côté série B assez typique de Dan Simmons – voyez certains passages de L’échiquier du mal, ou encore Les fils des ténèbres –, ménageant à l’occasion quelques scènes d’action ou d’horreur pure terriblement efficaces, quelques tableaux érotiques aussi, certains particulièrement bien vus. On pourrait trouver tout cela un peu gratuit, à lire le roman un peu trop vite, et ce fut, je le confesse, ma première impression. Mais le sens qui se dégage peu à peu du roman modifie bientôt ce jugement hâtif, et confirme que ces scènes ne sont pas là par hasard…
 
C’est brillant, tout simplement. Un excellent roman, à tous les points de vue.

CITRIQ

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P
T'es un peu trop gentil, là. C'est pas un si bon livre que ça.
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N
<br /> <br /> Si.<br /> <br /> <br /> <br />